Chroniques de France/07
LE TRAITÉ.
Par une belle matinée du commencement de mai de l’année suivante, une barque élégante, à la proue façonnée en col de cygne, à la poupe abritée d’une tente fleurdelisée, et surmontée d’un pavillon aux armes de France, à l’aide de dix rameurs et d’une petite voile, glissait comme un oiseau aquatique sur la surface de la rivière de l’Oise. Les rideaux de cette tente étaient ouverts au midi pour laisser arriver, jusqu’aux personnes qu’elle abritait de tous les autres côtés, le rayon matinal d’un jeune soleil de mai, et le premier souffle si embaumé de l’air tiède et vivace du printemps. Sous cette tente, deux femmes étaient assises ou plutôt couchées sur un riche tapis de velours bleu brodé d’or, s’adossant à des coussins de même étoffe, et derrière elles une troisième se tenait respectueusement debout.
Certes, il eût été difficile de trouver dans le reste du royaume trois femmes qui pussent disputer à celles-ci le prix de la beauté, dont il semblait qu’il eût plu au hasard de rassembler dans cet étroit espace les trois types les plus accentués et les plus différens. La plus âgée est déjà connue de nos lecteurs par la description que nous en avons faite ; mais en ce moment son visage pâle et hautain était couvert d’un coloris factice, qu’elle devait au reflet ardent de l’étoffe rouge de la tente, derrière laquelle frappaient les rayons du soleil, et qui ajoutait à sa physionomie une expression étrange. Celle-ci était Isabeau de Bavière.
L’enfant qui était couchée à ses pieds, dont la tête reposait sur ses genoux, dont elle tenait les deux petites mains enfermées dans une des siennes, dont les cheveux noirs s’échappaient d’un hennin doré en grosses boucles garnies de perles, dont les yeux, veloutés comme ceux des Italiennes, jetaient, en souriant à demi, des rayons si doux, qu’ils paraissaient incompatibles avec leur couleur foncée ; c’était la jeune Catherine, douce et blanche colombe qui devait sortir de l’arche pour rapporter à deux nations le rameau d’olivier.
Celle qui se tenait debout derrière les deux autres, c’était mademoiselle de Thian, dame de Gyac ; tête blonde et rosée, à demi penchée sur une épaule nue ; taille fragile qui semblait prête à se briser au moindre souffle ; bouche et pieds d’enfant, corps aérien, aspect d’ange.
En face d’elle, appuyé contre le mât, une main à la garde de son épée, l’autre tenant un bonnet de velours fourré de martre, un homme contemplait ce tableau de l’Albane : c’était le duc Jean de Bourgogne.
Le sire de Gyac avait voulu rester à Pontoise : il s’était chargé de la garde du roi, qui, quoique convalescent, n’était point encore en état d’assister aux conférences qui allaient avoir lieu. Rien, au reste, dans les relations du duc, du sire de Gyac et de sa femme, n’était changé, malgré la scène que nous avons essayé de peindre dans le chapitre précédent ; et les deux amans, les yeux fixés l’un sur l’autre, silencieux et absorbés dans une seule pensée, celle de leur amour, ignoraient qu’ils eussent été épiés et découverts dans cette nuit où nous avons vu le sire de Gyac disparaître dans la forêt de Beaumont, emporté par Ralff sur les traces de son compagnon inconnu.
Au moment où nous avons attiré l’attention de nos lecteurs sur la barque qui descendait le fleuve, elle était bien près du lieu où elle devait déposer ses passagers, et déjà de l’endroit où ils étaient, ils pouvaient apercevoir, dans la petite plaine située entre la ville de Meulan et la rivière de l’Oise, plusieurs tentes surmontées, les unes d’un penoncel aux armes de France, les autres d’un étendard aux armes d’Angleterre. Ces tentes avaient été construites à cent pas de distance en face les unes des autres, de manière à simuler deux camps opposés. Au milieu de l’espace qui les séparait, on avait bâti un pavillon ouvert, dont les deux portes opposées se trouvaient dans la direction des deux entrées d’un parc clos de portes solides et environné de pieux et de larges fossés. Ce parc enfermait de tous côtés le camp que nous venons de décrire, et chacune de ses barrières était gardée par mille hommes, les uns de l’armée de France et Bourgogne, les autres de l’armée d’Angleterre.
À dix heures du matin, les portes du parc s’ouvrirent simultanément aux deux extrémités opposées. Les clairons sonnèrent, et du côté des Français, s’avancèrent les personnages que nous avons déjà vus dans la barque, tandis que du côté opposé venait à leur rencontre le roi Henri v d’Angleterre, accompagné de ses frères, les ducs de Glocester et de Clarence.
Ces deux petites troupes royales marchèrent au-devant l’une de l’autre, afin de se joindre sous le pavillon. Le duc de Bourgogne avait à sa droite la reine, à sa gauche madame Catherine ; le roi Henri était au milieu de ses deux frères, et derrière eux à quelques pas marchait le comte de Warwick.
Arrivés sous le pavillon où devait avoir lieu l’entrevue, le roi salua respectueusement madame Isabeau, et l’embrassa sur les deux joues ainsi que la princesse Catherine[2]. Quant au duc de Bourgogne, il fléchit un peu le genou ; le roi le prit par la main, le releva, et ces deux puissans princes, ces deux vaillans chevaliers, se trouvant enfin face à face, se regardèrent quelques instans en silence avec la curiosité de deux hommes qui avaient souvent désiré se rencontrer sur le champ de bataille. Chacun connaissait la force et la puissance de la main qu’il serrait : l’un avait mérité le nom de Sans-Peur, et l’autre obtenu celui de Conquérant.
Cependant le roi revint bientôt à la princesse Catherine, dont la gracieuse figure l’avait déjà vivement touché, lorsque, devant Rouen, le cardinal des Ursins lui avait présenté son portrait. Il la conduisit, ainsi que la reine et le duc, aux siéges qui avaient été préparés pour les recevoir, s’assit en face d’eux, et fit avancer le comte de Warwick, afin qu’il lui servît d’interprète. Celui-ci mit alors un genou en terre.
— Madame la reine, dit-il en français, vous avez désiré une entrevue avec notre gracieux souverain le roi Henri, afin d’aviser aux moyens de conclure la paix entre les deux royaumes. Monseigneur le roi, aussi désireux que vous de cette paix, s’est empressé d’accepter cette entrevue. Vous voici en face l’un de l’autre, tenant, comme Dieu, le sort des peuples dans votre droite. Parlez, madame la reine ; parlez, monsieur le duc, et puisse Dieu mettre dans vos bouches royales et souveraines des paroles de conciliation !
Le duc de Bourgogne se leva sur un signe de la reine, et prit à son tour la parole :
— Nous avons reçu, dit-il, les demandes du roi ; elles consistent en trois réclamations[3] : l’exécution du traité de Bretigny[4], l’abandon de la Normandie, et la souveraineté absolue de ce qui lui serait cédé par le traité. Voici quelles sont les répliques présentées par le conseil de France.
Le comte de Warwick prit le parchemin que lui présentait le duc.
Le roi Henri demanda un jour pour l’examiner et y ajouter ses remarques ; puis il se leva, offrant la main à la reine et à la princesse Catherine, et les reconduisit jusqu’à leur tente avec des marques de respect et de tendre courtoisie, qui prouvaient assez quelle impression avait produite sur lui la fille des rois de France.
Le lendemain, une nouvelle conférence eut lieu ; mais madame Catherine n’y assista point. Le roi d’Angleterre parut mécontent. Il remit au duc de Bourgogne le parchemin qu’il en avait reçu la veille. L’entrevue fut froide et courte.
Le roi d’Angleterre avait ajouté, de sa main, au-dessous de chaque réplique du conseil, des conditions si exorbitantes, que la reine ni le duc n’osèrent prendre sur eux de les accepter[5]. Ils les envoyèrent à Pontoise, afin qu’elles fussent mises sous les yeux du roi, le pressant toutefois de les accepter, la paix, à quelque prix que ce fut, étant, disaient-ils, le seul moyen de sauver la monarchie.
Le roi de France était dans un de ses momens de retour à la raison, qu’on peut comparer à cette heure du crépuscule matinal, où le jour, luttant encore avec la nuit qu’il n’a pas vaincue, ne laisse entrevoir de chaque objet qu’une forme confuse et flottante. Le sommet des plus hautes montagnes seulement commence à s’éclairer des rayons du soleil : mais la plaine est encore dans l’ombre. Ainsi dans la tête bourdonnante du roi, les pensées primitives, pensées d’instinct général et de conservation personnelle, attiraient à elles les premiers rayons de lumière que faisait luire la raison, laissant dans la nuit ce qui n’était qu’intérêt vague et abstraction politique. Ces momens de transition, qui arrivaient à la suite des grandes crises physiques, étaient toujours accompagnés d’une faiblesse d’esprit et d’un abandon de volonté qui faisait que le vieux monarque cédait à toutes les demandes, dussent-elles avoir un résultat tout-à-fait contraire à son intérêt personnel, ou à celui du royaume : dans ces heures de convalescence, il éprouvait donc, avant tout, un besoin de repos et de sentimens doux, dont la continuation seule pouvait rendre à cette machine usée par les querelles intestines, la guerre étrangère, les émeutes civiles, ces jours de calme dont avait si grand besoin sa vieillesse prématurée. Certes, s’il eût simplement été un brave bourgeois de sa bonne ville, si d’autres circonstances l’eussent conduit à l’état où il était, une famille aimante et aimée, la tranquillité de l’ame, les soins du corps, eussent pu, pendant longues années encore, prolonger cette existence débile ; mais il était roi ! Les partis rugissaient au pied de son trône comme les lions autour de Daniel ; de ses trois fils aînés, triple espoir du royaume, il en avait vu mourir deux avant l’âge, et il n’avait point osé rechercher les causes de leur mort ; un seul restait près de lui, à la tête jeune et blonde ; celui-là passait souvent dans ses accès de délire, au milieu des démons de ses rêves, comme un ange d’amour et de consolation. Eh bien ! celui-là, le dernier enfant de son cœur, le dernier rejeton de la vieille tige, celui-là qui, lorsque son père était abandonné de ses valets, oublié de la reine, méprisé de ses grands vassaux, se glissait quelquefois la nuit dans sa chambre sombre et solitaire, consolant le vieillard avec ses paroles, réchauffant ses mains avec son souffle, rassérénant son front avec ses baisers ; celui-là aussi, la guerre civile l’avait pris à bras le corps et l’avait jeté loin de lui ; et depuis ce départ, chaque fois que dans la lutte de l’ame et de la matière, de la raison et de la folie, la raison était parvenue à l’emporter, tout tendait à abréger ces momens lucides, pendant lesquels le roi ressaisissait le pouvoir aux mains fatales qui en abusaient, tandis qu’au contraire, dès que la folie avait, comme une ennemie mal vaincue, repris le dessus sur la raison, elle avait pour auxiliaires fidèles la reine et le duc, seigneurs et valets, tout ce qui régnait enfin à la place du roi, quand le roi ne pouvait plus régner.
Charles vi sentait à la fois le mal et l’impuissance d’y remédier ; il voyait le royaume déchiré par trois partis qu’une main forte aurait pu soumettre ; il sentait qu’il fallait la volonté d’un roi, et lui, pauvre vieillard, pauvre insensé, il en était à peine le fantôme : enfin, comme un homme surpris par un tremblement de terre, il entendait craquer tout à l’entour de lui le grand édifice de la monarchie féodale, et comprenant qu’il n’avait ni la force de soutenir la voûte ni la puissance de fuir, il baissait sa tête blanche et résignée, et attendait le coup.
On lui avait remis le message du duc et les conditions du roi d’Angleterre ; ses valets l’avaient laissé seul dans sa chambre ; quant à ses courtisans, depuis long-temps il n’en avait plus.
Il avait lu le parchemin fatal qui forçait la légitimité de traiter avec la conquête ; il avait pris la plume pour signer, puis au moment d’écrire les sept lettres qui composaient son nom, il avait songé que chacune de ces lettres lui coûterait une province, et jetant avec un cri d’angoisse sa plume loin de lui, il avait laissé tomber sa tête entre ses mains, en disant : Mon Dieu ! Seigneur, ayez pitié de moi !
Il était depuis une heure absorbé dans des pensées incohérentes qui ressemblaient au délire, essayant de saisir, au milieu d’elles, cette volonté d’homme que son cerveau irrité n’avait la force ni de poursuivre ni de fixer, et qui, en lui échappant toujours, réveillait en son front mille nouvelles pensées qui n’avaient avec elle aucune relation. Il pressentait que dans ce chaos le reste de sa raison allait lui échapper ; il pressait sa tête entre ses deux mains comme pour l’y retenir : la terre tournait sous lui ; il avait des bruissemens dans les oreilles ; il passait des lueurs devant ses yeux fermés ; il sentait enfin la folie infernale s’abattre sur sa tête chauve, lui rongeant le crâne avec ses dents de feu.
Dans ce moment suprême, la porte, dont la garde était confiée au sire de Gyac, s’ouvrit doucement ; un jeune homme s’y glissa léger comme une ombre, vint s’appuyer sur le dos du fauteuil du vieillard, et après l’avoir contemplé un instant avec compassion et respect, il se pencha à son oreille et ne dit que ces deux mots : « Mon père ! »
Ces paroles produisirent un effet magique sur celui auquel elles étaient adressées : aux accens de cette voix, ses mains s’écartèrent, sa tête se releva, il demeura le corps plié, la bouche haletante, les yeux fixes, n’osant se retourner encore, tant il craignait d’avoir cru entendre, et de n’avoir pas entendu.
— C’est moi, mon père, dit une seconde fois la voix douce ; et le jeune homme, tournant autour du fauteuil, vint doucement se mettre à genoux sur le coussin où reposaient les deux pieds du vieillard.
Celui-ci le regarda un instant d’un œil hagard ; puis, tout-à-coup poussant un cri, il lui jeta les bras autour du cou, serra cette tête blonde sur sa poitrine, appuyant ses lèvres sur ses cheveux avec un amour qui ressemblait à de la fureur.
— Oh ! oh ! dit-il d’une voix sanglotante, oh ! mon fils, mon enfant, mon Charles ; et les larmes jaillissaient de ses yeux. — Oh ! mon enfant bien-aimé, c’est toi, toi ! dans les bras de ton vieux père ! est-ce vrai, est-ce vrai ? parle-moi donc encore… toujours.
Puis il éloignait de ses deux mains la tête de l’enfant, fixait ses yeux hagards sur les yeux de son fils ; et celui-ci, qui ne pouvait parler non plus, tant sa voix était noyée dans les larmes ! lui faisait, souriant et pleurant à la fois, signe de la tête qu’il ne se trompait pas.
— Comment es-tu venu ? disait le vieillard ; quels chemins as-tu pris ? quels dangers as-tu courus pour moi, pour me revoir ? oh ! sois béni, enfant, pour ton cœur filial ; sois béni du Seigneur comme tu es béni par ton père ! Et le pauvre roi couvrit de nouveau son fils de baisers.
— Mon père, dit le Dauphin, nous étions à Meaux lorsque nous avons appris les conférences qui allaient s’ouvrir pour traiter de la paix entre la France et l’Angleterre, et nous avons su en même temps que, souffrant et malade, vous ne pouviez assister à l’entrevue.
— Et comment as-tu appris cela ?
— Par un de nos amis dévoué à vous et à moi, mon père, par celui à qui est confiée la garde de nuit de cette porte ; et il indiqua celle par laquelle il était entré.
— Par le sire de Gyac ! dit le roi effrayé. — Le Dauphin fit de la tête un signe affirmatif. — Mais cet homme est au duc, continua le roi avec un effroi croissant ; cet homme, il t’a fait venir pour te livrer peut-être !
— Ne craignez rien, mon père, reprit le Dauphin, le sire de Gyac est à nous.
Ce ton de conviction avec lequel parlait le Dauphin rassura le roi.
— Et alors quand tu as su que j’étais seul ? reprit le vieillard.
— J’ai voulu vous revoir, mon père ; et Tanneguy, qui avait lui-même à s’entretenir d’affaires importantes avec le sire de Gyac, a consenti à m’accompagner ; d’ailleurs, pour plus grande sûreté encore, deux autres braves chevaliers se sont joints à nous.
— Dis-moi leurs noms, que je les garde dans mon cœur.
— Le sire de Vignolles dit La Hire, et Pothon de Xaintrailles. Aujourd’hui, à dix heures du matin, nous sommes partis de Meaux ; nous avons tourné Paris par Louvres, où nous avons pris d’autres chevaux, et à la tombée de la nuit nous sommes arrivés aux portes de la ville, où Pothon et La Hire nous attendent. La lettre du sire de Gyac nous a servi de sauf-conduit, et sans qu’on se doutât qui nous sommes, je suis parvenu jusqu’à cette porte, que le sire de Gyac m’a ouverte ; et me voilà, mon père, me voilà à vos pieds, dans vos bras !
— Oui, oui, dit le roi, laissant tomber sa main à plat sur le parchemin qu’il allait signer, lorsqu’il avait été interrompu par le Dauphin, et qui contenait les conditions de paix onéreuses que nous avons rapportées ; oui, te voilà, mon enfant, venant, comme l’ange gardien du royaume, me dire : — Roi, ne livre pas la France ; venant, comme mon fils, me dire : — Père, garde-moi mon héritage ! Oh ! les rois !… les rois !… ils sont moins libres que le dernier de leurs sujets ; ils doivent compte à leurs successeurs, et puis encore à la France, du patrimoine légué par leurs ancêtres. Ah ! quand bientôt je me trouverai face à face de mon royal père, Charles-le-Sage, quel compte fatal aurai-je à lui rendre du royaume qu’il m’a laissé riche, calme et puissant, et que je te laisserai, à toi, pauvre, plein de troubles et morcelé en lambeaux ! Ah ! tu viens me dire : Ne signe pas cette paix, n’est-ce pas ? tu viens me le dire.
— Il est vrai que cette paix est onéreuse et fatale, dit le Dauphin, qui venait de parcourir le parchemin sur lequel en étaient écrites les conditions, et que moi et mes amis, continua-t-il, nous briserons nos épées jusqu’à la poignée sur le casque de ces Anglais, plutôt que de signer avec eux un pareil traité, et que nous tomberons tous jusqu’au dernier sur cette terre de France, plutôt que de la céder de notre plein gré à notre vieil ennemi… Oui, cela est vrai, mon père.
Charles vi prit d’une main tremblante le parchemin, le regarda quelque temps ; puis, par un mouvement spontané, il le déchira en deux parties.
— Le Dauphin se jeta à son cou.
— Soit, dit le roi. Eh bien ! soit la guerre ! mieux vaut une bataille perdue qu’une paix honteuse.
— Le Dieu des armées sera pour nous, mon père.
— Mais si le duc nous abandonne, et passe aux Anglais !
— Je traiterai avec lui, répondit le Dauphin.
— Tu as refusé jusqu’à présent toute entrevue.
— J’en solliciterai une.
— Et Tanneguy ?
— Y consentira, mon père ; bien plus, il sera porteur de ma demande et l’appuiera, et alors le duc et moi, nous nous retournerons vers ces Anglais damnés, nous les pousserons devant nous jusqu’à leurs vaisseaux. Ah ! nous avons de nobles hommes d’armes, de loyaux soldats, une bonne cause, c’est plus qu’il n’en faut, monseigneur et père, un seul regard de Dieu, et nous sommes sauvés.
— Le seigneur t’entende ! — Il prit le parchemin déchiré. — En tout cas, dit-il, voici ma réponse au roi d’Angleterre.
— Sire de Gyac, dit aussitôt le Dauphin à haute voix.
Le sire de Gyac entra, soulevant la tapisserie qui pendait devant la porte.
— Voici, lui dit le Dauphin, la réponse aux propositions du roi Henri. Vous la porterez demain au duc de Bourgogne ; vous y joindrez cette lettre, c’est une entrevue que je lui demande pour régler en bons et loyaux amis les affaires de ce pauvre royaume.
De Gyac s’inclina, prit les deux lettres, et sortit sans répondre.
— Maintenant, mon père, continua le Dauphin, en se rapprochant du vieillard, maintenant qui vous empêche de vous soustraire à la reine et au duc, qui vous empêche de nous suivre ? Partout où vous serez, sera la France. Venez, vous trouverez près de nous, de la part de mes amis, respect et dévouement ; de ma part, à moi, amour et soins pieux. Venez, mon père, nous avons de bonnes villes bien gardées, Meaux, Poitiers, Tours, Orléans ; leurs remparts crouleront, leurs garnisons se feront tuer, nos amis et moi tomberons jusqu’au dernier sur le seuil de votre porte, avant qu’il vous arrive malheur.
Le roi regarda le Dauphin avec tendresse.
— Oui, oui, lui dit-il, tu ferais tout cela comme tu le promets… Mais il est impossible que j’accepte ; va, mon aiglon, tu as l’aile jeune, forte et rapide ; va, et laisse en son nid le vieil aigle dont l’âge a brisé les ailes et engourdi les serres ; va, mon enfant, et qu’il te suffise de m’avoir donné une nuit heureuse avec ta présence, d’avoir écarté la folie de mon front avec tes caresses ; va, mon fils, et que ce bien que tu m’as fait, Dieu te le rende !
Alors le roi se leva, la crainte d’une surprise le forçant d’abréger ces instans de bonheur si rares que la présence du seul être dont il fût aimé faisait descendre sur sa vie. Il conduisit le Dauphin jusqu’à la porte, le serra une fois encore contre son cœur ; et le père et le fils, qui ne devaient plus se revoir, échangèrent leur dernier adieu et leur dernier baiser. Le jeune Charles sortit.
— Soyez tranquille, disait au même moment de Gyac à Tanneguy, je le conduirai sous votre hache comme le taureau sous la masse du boucher.
— Qui ? dit le Dauphin, paraissant tout-à-coup à côté d’eux.
— Personne, monseigneur, répondit froidement Tanneguy ; le sire de Gyac me raconte une aventure passée depuis longues années.
Tanneguy et de Gyac échangèrent un regard d’intelligence.
De Gyac les conduisit hors des portes de la ville ; au bout de dix minutes, ils retrouvèrent Pothon et La Hire, qui les attendaient.
— Eh bien ! dit La Hire, le traité ?…
— Déchiré, répondit Tanneguy.
— Et l’entrevue ? continua Pothon.
— Aura lieu d’ici à peu de temps, si Dieu le permet ; mais quant à présent, messeigneurs, je crois que le plus pressé est de gagner du chemin. Il faut que demain, au point du jour, nous soyons à Meaux, si nous voulons éviter quelque escarmouche avec ces damnés Bourguignons.
La petite troupe parut convaincue de la justesse de cette observation, et les quatre cavaliers partirent aussi rapidement que pouvait les emporter le galop de leurs lourds chevaux de guerre.
Le lendemain, le sire de Gyac se rendit à Meulan, chargé de son double message pour le duc de Bourgogne. Il entra dans le pavillon où ce prince conférait avec Henri d’Angleterre et le comte de Warwick.
Le duc Jean rompit avec empressement le fil de soie rouge qui fermait la lettre que lui présenta son favori, et auquel pendait le sceau royal. Il trouva sous l’enveloppe le traité déchiré ; c’était la seule réponse du roi, ainsi qu’il l’avait promis au Dauphin.
— Notre sire est dans un de ses momens de délire, dit le duc en rougissant de colère ; car, Dieu lui pardonne, il a déchiré ce qu’il devait signer.
Henri regardait fixement le duc, qui s’était formellement engagé au nom du roi.
— Notre sire, répondit tranquillement de Gyac, n’a jamais été plus sain d’esprit et de corps qu’il ne l’est en ce moment.
— Alors c’est moi qui suis fou, dit Henri en se levant, d’avoir cru à des promesses que l’on n’avait ni la puissance, ni peut-être la volonté de tenir.
À ces mots, le duc Jean se leva d’un bond : tous les muscles de son visage tremblaient, ses narines étaient gonflées de colère, son souffle était bruyant comme la respiration d’un lion ; cependant il n’avait rien à dire, il ne trouvait rien à répondre.
— C’est bon, mon cousin, continua Henri, donnant avec intention à Jean de Bourgogne le titre que lui donnait le roi de France ; c’est bon, maintenant je suis aise de vous dire que nous prendrons de force à votre roi ce que nous demandions qu’il nous cédât de bonne volonté, notre part de cette terre de France, notre place dans sa famille royale ; nous aurons ses villes et sa fille, et tout ce que nous avons demandé avec elles, ou nous le débouterons de son royaume, et vous de votre duché.
— Sire, répondit le duc de Bourgogne sur le même ton, vous en parlez à votre aise, et selon votre désir ; mais auparavant d’avoir débouté monseigneur le roi hors de son royaume, et moi hors de mon duché, vous aurez de quoi vous lasser, nous n’en faisons nul doute[6], et peut-être bien qu’au lieu de ce que vous croyez, vous aurez assez à faire de vous garder dans votre île[7].
Ce disant, il tourna le dos au roi d’Angleterre, sans attendre sa réponse ni le saluer, et sortit par la porte qui donnait du côté de ses tentes.
De Gyac le suivit.
— Monseigneur, lui dit-il après avoir fait quelques pas, j’ai encore un autre message.
— Porte-le au diable, s’il ressemble au premier, dit le duc ; quant à moi, j’en ai assez d’un pour un jour.
— Monseigneur, continua de Gyac sur le même ton, c’est une lettre de monseigneur le Dauphin : il vous demande une entrevue.
— Ah ! voilà qui raccommode tout, dit le duc en se retournant vivement ; et où est cette lettre ?
— La voilà, monseigneur. — Le duc la lui arracha des mains, et la lut avidement.
— Qu’on lève les tentes et qu’on renverse les enceintes, dit le duc aux serviteurs et aux pages, et que ce soir il ne reste pas trace de cette entrevue maudite !
— Et vous, messieurs, continua-t-il en s’adressant aux seigneurs, que ces paroles avaient fait sortir de leurs pavillons, à cheval, l’épée au vent, et guerre d’extermination, guerre à mort à tous ces loups affamés qui nous arrivent d’outre-mer, et à ce fils d’assassin qu’ils appellent leur roi[8]!
- ↑ Voyez la livraison du 1er décembre.
- ↑ Enguerrand de Monstrelet.
- ↑ Rapin Thoyras. – Acta publica.
- ↑ Le traité de Bretigny était celui par lequel le roi Jean fut remis en liberté.
- ↑ Voici les répliques du conseil de France et les émargemens conditionnels qu’y avait ajoutés le roi d’Angleterre.
1o Le roi d’Angleterre renoncera à la couronne de France.
Le roi consent, pourvu qu’on ajoute : hormis pour ce qui sera cédé par le traité.
2o Il renoncera à la Touraine, à l’Anjou, au Maine et à la souveraineté sur la Bretagne.
Cet article ne plaît pas au roi.
3o Il jurera que ni lui ni aucun de ses successeurs ne recevront en aucun temps, ni pour quelque cause que ce soit, le transport de la couronne de France d’aucune personne qui y ait ou prétende y avoir droit.
Le roi en est content, à la condition que son adversaire jurera la même chose quant aux domaines et possessions d’Angleterre.
4o Il fera enregistrer ses renonciations, promesses et engagemens, de la meilleure manière que le roi de France et son conseil pourront aviser.
Cet article ne plaît pas au roi.
5o Au lieu de Ponthieu et de Montreuil, il sera permis au roi de France de donner un équivalent quelconque en tel endroit de son royaume qu’il le jugera convenable.
Cet article ne plaît pas au roi.
6o Comme il y a encore en Normandie diverses forteresses que le roi d’Angleterre n’a point encore conquises, et qui cependant doivent lui être cédées, il se désistera en cette considération de toutes les autres conquêtes qu’il a faites ailleurs ; chacun rentrera dans la jouissance de ses biens, en quelques lieux qu’ils soient situés ; de plus il se fera une alliance entre les deux rois.
Le roi approuve, à la condition que les Écossais et les rebelles ne seront pas compris dans cette alliance.
7o Le roi d’Angleterre rendra les 600,000 écus donnés au roi Richard pour la dot de madame Isabelle, et 400,000 écus pour les joyaux de cette princesse, retenus en Angleterre.
Le roi compensera cet article avec ce qui reste dû de la rançon du roi Jean, et il fait remarquer cependant que les joyaux de madame Isabelle ne valent pas le quart de ce qu’on demande.
- ↑ Enguerrand de Monstrelet.
- ↑ Gollut.
- ↑ Le père de Henri v était monté sur le trône d’Angleterre en faisant assassiner Richard.