Cicéron et ses amis/9
OCTAVE
LE TESTAMENT POLITIQUE D’AUGUSTE
Cicéron aimait la jeunesse ; il la fréquentait volontiers et redevenait facilement jeune avec elle. À l’époque où il venait d’être préteur et consul, nous le voyons s’entourer de jeunes gens de grand avenir, comme Cælius, Curion et Brutus, qu’il conduit avec lui au forum et qu’il fait plaider à ses côtés. Plus tard, lorsque la défaite de Pharsale l’eut éloigné du gouvernement de son pays, il se mit à vivre familièrement avec cette jeunesse joyeuse qui avait suivi le parti du vainqueur, et consentit même, par passe-temps, à lui donner des leçons d’éloquence. « Ils sont mes élèves dans l’art de bien dire, écrivait-il gaiement, et mes maîtres dans l’art de bien dîner[1]. » Après la mort de César, les événements le mirent en relation avec une génération plus jeune encore, qui commençait alors à paraître dans les affaires politiques. Plancus, Pollion, Messala, que le sort réservait à devenir les grands dignitaires d’un gouvernement nouveau, recherchaient son amitié, et celui qui fonda l’empire l’appelait son père.
La correspondance d’Octave et de Cicéron avait été publiée, et nous savons qu’elle formait au moins trois livres. Elle serait d’un bien grand intérêt pour nous, si nous l’avions conservée. Nous pourrions suivre, en la lisant, toutes les phases de cette amitié de quelques mois qui devait finir d’une façon si terrible. Il est probable que les premières lettres de Cicéron nous le feraient voir d’abord défiant, incertain, froidement poli. Quoi qu’on ait dit, ce n’est pas lui qui appela Octave au secours de la république. Octave vint de lui-même s’offrir. Il écrivait tous les jours à Cicéron[2], il l’accablait de protestations et de promesses, il l’assurait d’un dévouement qui ne devait pas se démentir. Cicéron hésita longtemps à mettre ce dévouement à l’épreuve. Il trouvait Octave intelligent et décidé, mais bien jeune. Il redoutait son nom et ses amis. « Il est trop mal entouré, disait-il, il ne sera jamais un bon citoyen[3]. » Cependant il finit par se laisser gagner ; il oublia ses défiances, et même quand l’enfant, comme il affectait de l’appeler, eut fait lever le siège de Modène, sa reconnaissance alla jusqu’à des excès que le sage Atticus désapprouvait et qui fâchèrent Brutus. Ce qui lui fait alors oublier toute mesure, c’est la joie qu’il ressent de la défaite d’Antoine ; sa haine l’aveugle et l’emporte. « Quand il voit cet ivrogne tomber, au sortir de ses débauches, dans les filets d’Octave[4], » il ne se possède plus. Mais cette joie ne fut pas longue, car il apprit la trahison du général presque en même temps que sa victoire. C’est surtout à ce moment que ses lettres deviendraient intéressantes. Elles éclaireraient pour nous les derniers mois de sa vie que nous connaissons mal. On lui a fait un crime des efforts qu’il fit alors pour fléchir son ancien ami, et je reconnais qu’à ne consulter que l’intérêt de sa dignité il aurait mieux valu qu’il n’eût rien demandé à celui qui l’avait si lâchement trahi. Mais il ne s’agissait pas de lui seul. Rome n’avait pas de soldats à opposer à ceux d’Octave. La seule ressource qui restât pour le désarmer, c’était de lui rappeler les promesses qu’il avait faites. Il n’y avait guère d’espoir qu’on réussit à réveiller dans cette âme égoïste quelques étincelles de patriotisme ; mais on devait au moins le tenter. La république était compromise en même temps que la vie de Cicéron, et ce qu’il ne lui convenait pas de faire pour prolonger sa vie, il fallait qu’il l’essayât pour sauver la république. Il n’y a rien de bas à supplier quand on défend la liberté de son pays et qu’il n’y a pas d’autre moyen de la défendre. C’est sans doute à ce terrible moment qu’il écrivait à Octave ces paroles si humble qu’on retrouve dans les fragments de ses lettres : « Faite-moi savoir désormais ce que vous voudrez que je fasse, je dépasserai votre attente[5]. » Loin de lui reprocher ses prières, j’avoue que je ne vois pas sans émotion ce glorieux vieillard s’humilier ainsi devant l’enfant qui a trahi sa confiance, qui s’est joué de sa crédulité, mais qui est le maître de sauver ou de perdre la république !
Malheureusement il ne reste de ces lettres que des débris informes qui ne peuvent rien nous apprendre. Si l’on souhaite connaître celui qui tient une si grande place dans les derniers événements de la vie de Cicéron, il faut s’adresser ailleurs. Il serait facile et instructif de reproduire ici l’opinion que nous donnent de lui les historiens de l’empire. Mais j’aime mieux rester fidèle jusqu’à la fin à la méthode que j’ai suivie dans tout cet ouvrage, et juger, s’il se peut, Octave, comme Cicéron, sur ce qu’il nous dit lui-même, sur ses aveux et ses confidences. À défaut de sa correspondance et de ses mémoires qui sont perdus, prenons la grande inscription d’Ancyre, qu’on appelle quelquefois le testament politique d’Auguste parce qu’il y résume toute sa vie. Elle nous est heureusement parvenue. On sait par Suétone qu’il avait ordonné qu’on la gravât sur des plaques d’airain devant son tombeau[6]. Il est probable qu’elle était très répandue au premier siècle de l’ère chrétienne, et que la flatterie ou la reconnaissance en avaient multiplié partout des copies, en même temps que s’étendait dans tout l’univers le culte du fondateur de l’empire. On en a retrouvé des fragments parmi les ruines d’Apollonie, et elle existe encore tout entière à Angora, l’ancienne Ancyre. Lorsque les habitants d’Ancyre élevèrent un temple à Auguste qui avait été leur bienfaiteur, ils ne crurent pas pouvoir mieux honorer sa mémoire qu’en y faisant graver ce récit, ou plutôt cette glorification de sa vie qu’il avait composée lui-même. Depuis cette époque, le monument consacré à Auguste a plus d’une fois changé de destination ; au temple grec a succédé une église, byzantine, et à l’église, une école turque. Le toit s’est effondré, entraînant avec lui les ornements du faîte, les colonnes des portiques ont disparu, et aux ruines antiques se sont joints les débris des constructions byzantines et turques, qui sont déjà des ruines aussi. Mais par un bonheur singulier les plaques de marbre qui racontent les actions d’Auguste sont restées solidement attachées à ces murailles indestructibles.
L’occasion est favorable pour étudier ce monument. M. Perret vient de nous rapporter de la Galatie une copie plus exacte du texte latin, et une partie tout à fait nouvelle de la traduction grecque, qui éclaircit le latin et le complète[7]. Grâce à lui, à l’exception de quelques lacunes de peu d’importance, l’inscription est aujourd’hui complète et se lit d’un bout à l’autre. Nous pouvons donc en saisir l’ensemble et nous permettre de la juger.
I
La qualité qu’on remarque la première, quand on lit l’inscription d’Ancyre, c’est la grandeur. Il est impossible de n’en pas être frappé. On voit bien, à un certain ton dominateur, que l’homme qui parle a gouverné pendant plus de cinquante ans le monde entier. Il connaît l’importance des choses qu’il a faites : il sait qu’il a créé un nouvel état social et présidé à l’une des plus graves transformations de l’humanité. Aussi, quoiqu’il ne fasse guère que résumer des faits et citer des chiffres, tout ce qu’il dit a un grand air, et il sait donner à ces sèches énumérations un tour si majestueux, qu’on se sent saisir en les lisant d’une sorte de respect involontaire. Il faut cependant s’en défendre. La majesté peut être un voile commode, qui sert à dissimuler bien des faiblesses ; l’exemple de Louis XIV, si voisin de nous, doit nous apprendre à ne pas nous y fier sans examen. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que la grandeur était une qualité si véritablement romaine que Rome en conserva longtemps les apparences, après que la réalité eut disparu. Quand on lit les inscriptions des derniers temps de l’empire, on ne s’aperçoit guère qu’il est en train de périr. Ces pauvres princes, qui possèdent quelques provinces à peine, partent du même ton que s’ils commandaient à l’univers entier, et il entre, dans leurs mensonges les plus grossiers, une incroyable dignité. Si l’on veut donc éviter d’être dupe en étudiant les monuments de l’histoire romaine, il est bon de se tenir en garde contre cette première impression qui peut tromper, et de regarder les choses de plus près.
Bien que l’inscription que nous étudions porte pour titre : « Tableau des actions d’Auguste, » ce n’est pas véritablement toute sa vie qu’Auguste a voulu raconter. Il y a de grandes lacunes, et qui sont très volontaires : il ne tenait pas à tout dire. Lorsqu’à soixante-seize ans, au milieu de l’admiration et du respect de tout le monde, le vieux prince jetait les yeux sur son passé pour en tracer le résumé rapide, il y avait bien des souvenirs qui devaient le gêner. Il n’est pas douteux, par exemple, qu’il n’éprouvât une grande répugnance à rappeler les premières années de sa vie politique. Cependant il fallait bien qu’il en dît quelque chose, et il était plus prudent encore de chercher à les dénaturer que de garder sur elles un silence qui risquait de faire beaucoup parler. Voici comment il s’en tire. « À l’âge de dix-neuf ans, dit-il, j’ai levé une armée par ma seule initiative et à mes frais ; avec elle, j’ai rendu la liberté à la république dominée par une faction qui l’opprimait. En récompense, le sénat, par des décrets honorables, m’admit dans ses rangs, parmi les consulaires, me conféra le droit de commander les troupes, et me chargea avec les consuls C. Pansa et A. Hirtius de veiller au salut de l’État, en qualité de propréteur. Les consuls étant tous les deux morts la même année, le peuple me mit à leur place, et me nomma triumvir pour constituer la république. » Dans ces quelques lignes, qui sont le début de l’inscription, il y a déjà de bien singulières réticences. Ne dirait-on pas, en vérité, qu’il a obtenu toutes les dignités qu’il énumère en servant la même cause, et qu’il ne s’est rien passé entre les premiers honneurs qu’il a reçus et le triumvirat ? Ces décrets honorables du sénat, qui sont rappelés ici avec quelque impudence, nous les connaissons grâce aux Philippiques. Le sénat y félicite le jeune César « d’avoir défendu la liberté du peuple romain, » et d’avoir combattu Antoine ; or, c’est après s’être entendu avec Antoine pour asservir le peuple romain, dans cette lugubre entrevue de Bologne, que : César reçut, ou plutôt qu’il prit, le titre de triumvir. Sur toutes ces choses l’inscription garde un prudent silence.
Ce qui suivit cette entrevue était encore bien plus difficile à raconter. C’est ici surtout qu’Auguste voulait qu’on oubliât. « J’ai exilé ceux qui avaient tué mon père, punissant leur crime par des jugements réguliers. Ensuite comme ils faisaient la guerre à la république, je les ai vaincus dans deux batailles. » On remarquera qu’il n’est pas question des proscriptions. Qu’en pouvait-il dire en effet ? Et y avait-il des artifices de langage assez habiles pour en diminuer l’horreur ? À tout prendre, il était plus honnête de n’en pas parler. Mais comme, suivant la belle réflexion de Tacite, il est plus facile de se taire que d’oublier, nous pouvons être assurés qu’Auguste, qui ne dit rien ici des proscriptions, y a plus d’une fois songé pendant sa vie. Quand même il n’aurait pas éprouvé de remords, il a dû se sentir souvent embarrassé par ce démenti terrible que le passé donnait à sa politique nouvelle ; car il avait beau faire, les proscriptions protestaient toujours contre ce rôle officiel qu’il avait pris d’homme clément et vertueux. Ici même, il me semble que cet embarras se trahit. Son silence ne le rassure pas tout à fait. Il sent que, malgré la discrétion de son récit, de fâcheux souvenirs ne manqueront pas de s’éveiller dans l’esprit de ceux qui le liront ; n’est-ce pas pour les prévenir et les désarmer qu’il s’empresse d’ajouter : « J’ai porté mes armes sur terre et sur mer dans le monde entier, soutenant des guerres contre les citoyens et les étrangers. Victorieux, j’ai pardonné aux citoyens qui avaient survécu au combat, et quant aux nations étrangères qu’on pouvait épargner sans danger, j’ai mieux aimé les conserver que de les détruire. »
Une fois ce mauvais endroit passé, il lui devenait plus facile de raconter le reste. Cependant il est encore très court à propos des temps les plus éloignés. Peut-être craignait-il que le souvenir des guerres civiles ne nuisît à cette réconciliation des partis que la lassitude générale avait amenée après Actium ? Il est certain qu’il n’y a pas un mot, dans toute l’inscription, qui puisse réveiller quelque rancune. Il ne dit presque rien de ses anciens rivaux. C’est à peine si l’on peut relever un mot dédaigneux contre Lépide et un souvenir désagréable pour Antoine qu’il accuse en passant de s’être approprié les trésors des temples. Voici tout ce qu’il dit de sa guerre contre Sextus Pompée, qui lui coûta tant de peine, et de ces vaillants hommes de mer qui l’avaient vaincu : « J’ai délivré la mer des pirates, et dans cette guerre, j’ai repris trente mille esclaves fugitifs, qui avaient combattu contre la république, et je les ai rendus à leurs maîtres pour les châtier. » Quant à cette grande victoire d’Actium, qui lui avait donné l’empire du monde, il ne la rappelle que pour constater l’empressement de l’Italie et des provinces occidentales à se déclarer pour lui.
Naturellement il aime mieux insister sur les événements des dernières années de son règne, et l’on sent qu’il est plus à l’aise quand il s’agit de victoires où les vaincus ne sont plus des Romains. Il est justement fier de rappeler comment il a vengé les outrages que l’orgueil national avait soufferts avant lui : « J’ai repris, après des victoires remportées en Espagne et sur les Dalmates, les étendards qu’avaient perdus plusieurs généraux. J’ai forcé les Parthes à rendre les dépouilles et les drapeaux de trois armées romaines, et à venir humblement demander notre amitié. J’ai fait placer ces drapeaux dans le sanctuaire de Mars vengeur. » On comprend aussi qu’il parle avec complaisance des campagnes contre les Germains, en ayant soin toutefois de taire le désastre de Varus, et qu’il tienne à conserver le souvenir de ces lointaines expéditions, qui frappèrent si vivement l’imagination des contemporains, « La flotte romaine, dit-il, a navigué depuis l’embouchure du Rhin, en se dirigeant du côté où le soleil se lève, jusqu’à ces pays éloignés où aucun Romain n’avait encore pénétré ni par terre ni par mer. Les Cimbres, les Charydes, les Semnons et d’autres peuples germains de ces contrées ont fait demander par des ambassadeurs mon amitié et celle du peuple romain. Par mes ordres et sous mes auspices, deux armées ont été envoyées presque en même temps en Arabie et en Éthiopie. Après avoir vaincu plusieurs nations et fait beaucoup de prisonniers, elles sont arrivées, en Éthiopie, jusqu’à la ville de Nabata, et en Arabie, jusqu’aux frontières des Sabéens et à la ville de Mariba. »
Mais quelque intérêt qu’on puisse trouver à ces souvenirs historiques, ce n’est pas par là que le monument d’Ancyre est surtout curieux. Sa véritable importance est dans ce qu’il nous apprend du gouvernement intérieur d’Auguste.
Ici encore il y a des réserves à faire. Les politiques ne sont guère dans l’usage d’afficher sur les murailles des temples les principes qui les dirigent, et de livrer aussi généreusement au public les secrets de leur conduite. Il est évident qu’Auguste, qui écrit ici pour tout le monde, n’a pas tout voulu dire, et que si l’on veut savoir l’exacte vérité et connaître à fond l’esprit de ses institutions, il faut le chercher ailleurs. Celui qui nous donne à ce sujet les renseignements les plus complets, c’est l’historien Dion Cassius. On ne lit guère Dion, et cela n’est pas surprenant ; il n’a aucune des qualités qui attirent les lecteurs. Son récit est sans cesse interrompu par des harangues interminables qui rebutent les plus patients. C’est un esprit étroit, sans portée politique, tout préoccupé de superstitions ridicules, et qui prête les mêmes préoccupations à ses personnages. — Il vaut bien la peine, en vérité, d’avoir été deux fois consul pour venir nous dire sérieusement qu’après une grande défaite Octave reprit courage en voyant un poisson sauter de la mer jusqu’à ses pieds. — Ce qui ajoute à l’ennui qu’il cause, c’est qu’ayant souvent traité les mêmes sujets que Tacite, il réveille à chaque instant des comparaisons qui lui sont fâcheuses. Cependant il faut bien se garder de le dédaigner ; tout ennuyeux qu’il est, il rend de très utiles services. S’il n’a pas les grandes vues de Tacite, il s’applique au détail et y fait merveille. Personne n’a jamais été plus exact et plus minutieux que lui. Je me le figure comme un zélé fonctionnaire qui a passé par la hiérarchie et vieilli dans le métier. Il connaît bien ce monde officiel et administratif, parmi lequel il a vécu ; il en parle pertinemment, et il aime à en parler. Avec ces dispositions, il est naturel qu’il ait été frappé des réformes introduites par Auguste dans le gouvernement intérieur. Il tient à nous les faire connaître par le menu ; et, fidèle à ses habitudes de rhéteur et à son amour effréné pour les belles harangues, il suppose que c’est Mécène qui a proposé à Auguste de les établir et profite de l’occasion pour le faire très longuement parler[8]. Le discours de Mécène contient véritablement ce qu’on peut appeler la formule de l’empire. Ce curieux programme qui fut plus tard réalisé nous aide singulièrement à comprendre ce qu’il nous reste à étudier de l’inscription d’Ancyre. Il faut toujours l’avoir devant les yeux pour bien saisir l’esprit des institutions d’Auguste, la raison de ses libéralités, le sens caché des faits qu’il mentionne, et surtout le caractère de ses rapports avec les diverses classes de citoyens.
Commençons par étudier les rapports d’Auguste avec ses soldats. « Environ mille… Romains[9], dit-il, ont porté les armes sous moi. J’en ai établi dans des colonies ou renvoyé dans leurs municipes, après leur service, un peu plus de 300 000. À tous j’ai donné des terres ou de l’argent pour en acheter. » À deux reprises différentes, après les guerres contre Sextus Pompée et contre Antoine, Auguste s’était trouvé à la tête d’environ cinquante légions ; il n’en avait plus que vingt-cinq quand il est mort. Mais ce nombre, tout réduit qu’il était, écrasait encore les finances de l’empire. L’immense surcroît de dépense que faisait peser sur le trésor la création des grandes armées permanentes empêcha longtemps Auguste, malgré la prospérité de son règne, d’avoir ce qu’on appellerait aujourd’hui un budget en équilibre. Quatre fois il fut obligé de venir au secours du trésor public avec ses ressources particulières, et il évalue à 950 millions de sesterces (30 millions de francs) les sommes dont il fit présent à l’État. Il eut beaucoup de mal à remédier à ces embarras, dont les dépenses de l’année étaient la principale cause. C’est ce qui lui donna la pensée de créer une sorte de caisse de retraites militaires, et de faire appel, pour la remplir, à la générosité des rois et des villes alliées, et à celle des citoyens romains les plus riches ; afin d’exciter les autres par son exemple, il donna d’un seul coup 170 millions de sesterces (34 millions de francs). Mais ces dons volontaires n’ayant pas suffi, il fallut inventer de nouveaux impôts, et remplir le trésor de l’armée avec le produit du vingtième des héritages et du centième des ventes. Encore semble-t-il que, malgré ces ressources, les retraites étaient mal payées, puisque ce fut un des griefs qu’alléguaient les légions de Pannonie dans leur révolte contre Tibère. Il est certain que l’armée d’Auguste a été un des plus grands soucis de son administration. Ses propres légions lui ont créé autant d’embarras que celle des ennemis. Il avait affaire à des soldats qui se sentaient les maîtres et que depuis dix ans on enivrait de flatteries et de promesses. La veille de la bataille, ils étaient pleins d’exigences par le besoin qu’on avait d’eux ; le lendemain de la victoire, ils devenaient intraitables par l’orgueil qu’elle leur inspirait. Pour les contenter, il eût fallu exproprier en masse, à leur profit, tous les habitants de l’Italie, Octave y avait consenti d’abord, après Philippes ; mais plus tard, quand sa politique changea, quand il comprit qu’il ne pouvait pas fonder d’établissement solide s’il s’attirait la haine des Italiens, il prit le parti de payer largement aux propriétaires les terres qu’il donnait à ses vétérans. « J’ai remboursé en argent, dit-il, aux municipes la valeur des champs que j’avais donnés à mes soldats dans mon quatrième consulat et plus tard sous le consulat de M. Crassus et de Cn. Lentulus. J’ai payé pour les champs situés en Italie 600 millions de sesterces (420 millions), et 260 millions de sesterces (52 millions) pour ceux qui étaient situés dans les provinces. De tous ceux qui ont établi des colonies de soldats dans les provinces et dans l’Italie, je suis jusqu’à présent le premier et le seul qui ait agi ainsi. » Il a raison de s’en vanter. Ce n’était guère l’habitude des généraux de ce temps de payer ce qu’ils prenaient, et lui-même avait longtemps donné d’autres exemples. Lorsqu’un peu tard il s’avisa de résister aux exigences de ses vétérans, il eut à soutenir des luttes terribles, dans lesquelles sa vie fut plus d’une fois en danger. De toute façon, la conduite qu’il tint alors avec ses soldats est une des choses qui lui font le plus d’honneur. Il leur devait tout, il n’avait rien de ce qu’il fallait pour les dominer, ni les qualités de César, ni les défauts d’Antoine ; et cependant il osa leur tenir tête et finit par les maîtriser. Il est bien remarquable que, quoiqu’il ait conquis son pouvoir uniquement par la guerre, il ait su, dans le gouvernement qu’il fonda, maintenir la prédominance de l’élément civil. Si l’empire, dans lequel il n’y avait plus d’autre élément de force et de vie que l’armée, n’est pas devenu dés cette époque une monarchie militaire, c’est assurément à sa fermeté qu’on le doit.
Il n’y a rien de plus simple que les rapports d’Auguste avec le peuple. Les renseignements que fournit l’inscription d’Ancyre à ce sujet sont tout à fait d’accord avec le discours de Mécène : il le nourrit et l’amusa. Voici d’abord le compte exact des sommes qu’il a dépensées pour le nourrir : « J’ai compté au peuple romain 300 sesterces par tête (60 fr.), d’après le testament de mon père, et 100 sesterces (80 fr.) en mon nom, sur le butin fait à la guerre, pendant mon cinquième consulat. Une autre fois, dans mon dixième consulat, j’ai encore donné 400 sesterces de gratification à chaque citoyen, de ma fortune privée. Pendant mon onzième consulat, j’ai fait douze distributions de blé à mes frais. Quand je fus revétu pour la douzième fois de la puissance tribunitienne, j’ai encore donné 400 sesterces au peuple par tête. Toutes ces distributions n’ont pas été faites à moins de 250 mille personnes. Étant revêtu pour la dix-huitième fois de la puissance tribunitienne, et consul pour la douzième, j’ai donné à 320 mille habitants de Rome soixante deniers par tête (48 fr.). Pendant mon quatrième consulat, j’ai fait prélever sur le butin et distribuer dans les colonies formées de mes soldats mille sesterces (200 fr.) pour chacun d’eux. Environ cent vingt mille colons reçurent leur part dans cette distribution qui suivit mon triomphe. Consul pour la treizième fois, j’ai donné 60 deniers à chacun de ceux qui recevaient alors des distributions de blé. Il s’en trouva un peu plus de deux cent mille. » Après ces largesses vraiment effrayantes, Auguste mentionne les jeux qu’il a donnés au peuple, et, quoique le texte offre ici quelques lacunes, on peut supposer qu’il ne lui en a pas moins coûté pour l’amuser que pour le nourrir. « J’ai donné des spectacles de gladiateurs… fois[10] en mon nom, et cinq fois au nom de mes enfants ou petits-enfants. Dans ces différentes fêtes, environ dix mille hommes ont combattu. Deux fois en mon nom, et trois fois au nom de mon petit-fils, j’ai fait combattre des athlètes que j’avais fait venir de tous les pays. J’ai célébré des jeux publics quatre fois en mon nom et vingt-trois fois à la place des magistrats qui étaient absents, ou ne pouvaient pas suffire aux frais de ces jeux… J’ai fait voir, vingt-six fois en mon nom ou au nom de mes fils et petits-fils, des chasses de bêtes d’Afrique, dans le cirque, au forum, ou dans les amphithéâtres, et l’on y a tué environ trois mille cinq cents de ces bêtes. J’ai donné au peuple le spectacle d’un combat naval, au delà du Tibre, dans le lieu où se trouve aujourd’hui le bois des Césars. J’y ai fait creuser un canal de dix-huit cents pieds de long sur douze cents de large. Là, trente navires armés d’éperons, des trirèmes, des birèmes, et un grand nombre de vaisseaux moins importants combattirent ensemble. Ces vaisseaux contenaient, outre leurs rameurs, trois mille hommes d’équipage. » Voilà, à ce qu’il me semble, un commentaire curieux et officiel du fameux mot de Juvénal panem et circenses. On voit bien que ce n’était pas une boutade du poète, mais un véritable principe de politique heureusement imaginé par Auguste, et que ses successeurs conservèrent comme une tradition de gouvernement.
Les rapports d’Auguste avec le sénat étaient, on le comprend, plus délicats et, plus compliqués. Même après Pharsale et Philippes, c’était encore un grand nom qu’il fallait ménager. Tout abattue qu’elle était, cette vieille aristocratie causait encore quelque frayeur et semblait mériter quelques égards. On le voit bien à ce soin que prend Auguste dans son testament de ne jamais parler du sénat qu’avec respect. Son nom revient à tout propos avec une sorte d’affectation. On dirait, vraiment, si l’on se fiait aux apparences, qu’alors le sénat était le maître, et que le prince se contentait d’exécuter ses décrets. C’est bien là ce qu’Auguste voulait faire croire. Il a passé toute sa vie à dissimuler son autorité ou à s’en plaindre. De sa demeure royale du Palatin, il écrivait au sénat les lettres les plus touchantes pour lui demander de le relever enfin du soin des affaires, et jamais il ne parut plus dégoûté du pouvoir qu’au moment où il concentrait tous les pouvoirs entre ses mains. Il n’est pas extraordinaire que cette tactique se retrouve dans son testament : elle lui avait trop bien réussi avec ses contemporains pour qu’il ne fût pas tenté de s’en servir avec la postérité. Aussi continue-t-il à jouer pour nous la même comédie de modération et de désintéressement. Il affecte, par exemple, d’insister autant sur les honneurs dont il n’a pas voulu que sur ceux qu’il a acceptés. « Pendant le consulat de M. Marcellus et de L. Arruntius, dit-il, lorsque le sénat et le peuple me demandèrent de prendre le pouvoir absolu[11], je ne l’acceptai pas. Mais je n’ai pas refusé de me charger de la surveillance des vivres dans une grande disette, et par les dépenses que j’ai faites, j’ai délivré le peuple de ses frayeurs et de ses dangers. Comme, en récompense, il m’offrait le consulat annuel ou à vie, je l’ai refusé. » Ce n’est pas le seul hommage qu’il rende à sa modération. Il est question plus d’une fois encore des honneurs ou des présents qu’il n’a pas voulu accepter. Mais voici vraiment qui passe les bornes : « Dans mon sixième et mon septième consulat, après avoir étouffé les guerres civiles, quand l’accord de tous les citoyens me livrait le pouvoir suprême, j’ai remis le gouvernement de la république aux mains du sénat et du peuple. En récompense de cette action, j’ai été appelé Auguste par un sénatus-consulte, ma porte a été entourée de lauriers et surmontée d’une couronne civique, et l’on a placé dans la curie Julia un bouclier d’or avec une inscription qui disait qu’on m’avait accordé cet honneur pour rendre hommage à ma vertu, à ma clémence, à ma justice et à ma piété. À partir de ce moment, quoique je fusse au-dessus des autres en dignité, dans les magistratures dont j’étais revêtu, je ne me suis jamais attribué plus de pouvoir que je n’en laissais à mes collègues. » Ce curieux passage fait voir combien les inscriptions pourraient tromper si l’on se fiait aveuglément à elles. Ne semble-t-il pas que l’on serait en droit d’en conclure que l’an 726 de Rome, par la générosité d’Auguste, la république a recommencé. Or, c’est précisément l’époque où l’autorité absolue des empereurs, délivrée des craintes du dehors, et acceptée paisiblement de tout le monde, achève de se constituer. Dion lui-même, l’officiel Dion, qui est si disposé à croire les empereurs sur parole, ne peut pas accepter ce mensonge d’Auguste ; il ose n’être pas dupe, et n’a pas de peine à montrer que ce gouvernement, sous quelque nom qu’il se déguise, était au fond une monarchie ; il aurait pu ajouter que jamais monarchie ne fut plus absolue. Un seul homme s’est fait l’héritier de tous les magistrats de la république, et il réunit en lui tous leurs pouvoirs. Il a supprimé le peuple qu’il ne consulte plus ; il est le maître du sénat qu’il choisit et forme à son gré ; à la fois consul et pontife, il règle les actions et les croyances ; revêtu de la puissance tribunitienne, il est inviolable et sacré, c’est-à-dire que le moindre mot qui échappe contre lui devient un sacrilège ; censeur, sous le titre de préfet des mœurs, il peut contrôler la conduite des particuliers et s’introduire, quand il veut, dans les affaires les plus intimes de la vie[12]. Tout lui est soumis, la vie privée aussi bien que la vie publique, et depuis le sénat jusqu’aux foyers les plus humbles et les plus cachés, son autorité a le droit de pénétrer partout. Ajoutez que les limites de son empire sont celles du monde civilisé ; la barbarie commence où finit la servitude, et il n’y a pas même contre ce despotisme la triste ressource de l’exil. C’est pourtant l’homme qui possède cette puissance effrayante, à qui rien n’échappe dans son immense empire, et à l’empire duquel il n’est pas possible d’échapper, c’est lui qui vient nous dire, avec une assurance effrontée, qu’il n’a pas voulu accepter le pouvoir absolu !
Il faut reconnaître que ce pouvoir absolu, qui se dissimulait avec tant de précaution, cherchait aussi par tous les moyens à se faire pardonner. Toutes les compensations qu’on peut offrir à un peuple pour lui faire oublier sa liberté, Auguste les a libéralement données aux Romains. Je ne parle pas seulement de cette prospérité matérielle qui fit que, sous son règne, le nombre des citoyens s’accrut de près d’un million[13], ni même du repos et de la sécurité qui, au sortir des guerres civiles, étaient le besoin le plus impérieux de tout le monde, mais aussi de cet éclat incomparable que ses embellissements de toute sorte donnèrent à Rome. On était sur de plaire au peuple par ce moyen. César, qui le savait, avait dépensé, en une fois, cent millions de sesterces (20 millions) rien que pour acheter le terrain où devait être son forum. Auguste fit mieux encore. L’inscription d’Ancyre contient la liste des monuments qu’il a fait construire, et cette liste est si longue qu’il n’est pas possible de la citer tout entière. On y compte quinze temples, plusieurs portiques, un théâtre, un palais pour le sénat, un forum, une basilique, des aqueducs, des chemins publics, etc. Rome entière fut renouvelée par lui. On peut dire qu’aucun monument ne lui échappa et qu’il fit restaurer tous ceux qu’il n’avait pas fait reconstruire. Il acheva le théâtre de Pompée et le forum de César, il rebâtit le Capitole ; en une seule année il fit réparer quatre-vingt-deux temples qui tombaient en ruine. Tant de millions n’étaient pas dépensés pour rien, et toutes ces profusions, chez un prince aussi rangé, cachaient une profonde pensée politique. Il voulait étourdir ce peuple, l’enivrer de luxe et de magnificence pour le distraire des souvenirs importuns du passé. Cette Rome de marbre qu’il lui bâtissait était destinée à lui faire oublier la Rome de briques.
Ce n’était pas du reste la seule compensation qu’Auguste offrit au peuple. Il lui en donnait de plus nobles, par lesquelles il cherchait à légitimer son pouvoir. S’il lui demandait le sacrifice de sa liberté, il prenait soin de combler de toutes sortes de satisfactions son orgueil national. Personne n’a fait mieux que lui respecter Rome au dehors ; personne ne lui a donné tant de sujets d’être fière de cet ascendant qu’elle exerçait autour d’elle. La dernière partie de l’inscription est pleine du récit complaisant de ces hommages que les pays les plus reculés du monde ont rendus à Rome sous son règne. De peur qu’on n’arrêtât les yeux avec quelque regret sur ce qui se passait au dedans, il s’empressait de les diriger vers cette gloire extérieure. À tous les citoyens qu’attristait l’aspect de ce forum désert et de ce sénat obéissant, il montrait les armées romaines pénétrant chez les Pannoniens et chez les Arabes, les flottes romaines naviguant sur le Rhin et le Danube, les rois des Bretons, des Suèves, des Marcomans réfugiés à Rome et réclamant l’appui des légions, les Mèdes et les Parthes, ces terribles ennemis de Rome, lui demandant un roi, les nations les plus lointaines, les moins connues, les mieux protégées par leur éloignement et leur obscurité, troublées par ce grand nom qui, pour la première fois, arrive jusqu’à elles et sollicitant l’alliance romaine. « Il m’est venu de l’Inde, disait-il, des ambassadeurs de rois qui n’en avaient encore envoyé à aucun général romain. Les Bastarnes, les Scythes et les Sarmates qui habitent en deçà du Tanaïs, et au delà de ce fleuve, les rois des Albaniens, des Ibères et des Mèdes m’ont envoyé des députés pour demander notre amitié. » Il était bien difficile que le cœur des plus mécontents résistât à tant de grandeur. Mais ce qui fut surtout un coup de maître, ce fut d’étendre jusque dans le passé ce souci qu’il montrait de la gloire de Rome. Il honorait presque autant que des dieux, dit Suétone[14], tous ceux qui, dans tous les temps, avaient travaillé pour elle ; et pour montrer que personne n’était exclu de ce culte, il fit relever la statue de Pompée, aux pieds de laquelle César était tombé, et la plaça dans un lieu public. Cette conduite généreuse était aussi une tactique habile. En adoptant les gloires du passé, il désarmait par avance les partis qui pouvaient être tentés de s’en servir contre lui, et, en même temps, il donnait une sorte de consécration à son pouvoir en le rattachant de quelque manière à ces vieux souvenirs. Quelque différence qui séparât le gouvernement qu’il fondait de celui de la république, tous deux étaient d’accord en un point ils cherchaient la grandeur de Rome. Sur ce terrain, qui leur était commun, Auguste essaya de faire la réconciliation du passé avec le présent. Lui aussi avait embelli Rome, défendu ses frontières, agrandi son empire, fait respecter son nom. Il avait poursuivi et complété cette œuvre à laquelle on travaillait depuis sept siècles. Il pouvait donc se dire le continuateur et l’héritier de tous ceux qui y avaient mis la main, des Caton, des Paul-Émile, des Scipion, et se mettre dans leur compagnie. Il n’y manqua pas lorsqu’il fit construire le forum qui portait son nom ; nous savons par Suétone que, sous ces portiques élevés par lui et pleins du souvenir de ses actions, il fit ranger tous les grands hommes de la république, en costume de triomphateurs. C’était le comble de l’habileté ; car, en les associant à sa gloire, il prenait une part de la leur, et il tournait ainsi à son profit la grandeur du régime politique qu’il avait renversé.
Ces compensations qu’Auguste offrait aux Romains en échange de leur liberté semblent leur avoir suffi. Tout le monde s’habitua vite au gouvernement nouveau, et l’on peut dire qu’Auguste régna sans opposition. Les complots, qui plus d’une fois menacèrent sa vie, étaient le crime de quelques mécontents isolés, de jeunes étourdis qu’il avait disgraciés, ou d’ambitieux vulgaires qui voulaient sa place ; ce n’était pas l’œuvre des partis. Et même peut-on dire qu’il y eût encore des partis en ce moment ? Ceux de Sextus Pompée et d’Antoine n’avaient pas survécu à la mort de leurs chefs ; et depuis Philippes il n’y avait guère plus de républicains. À partir de ce moment, c’est un axiome adopté de tous les esprits sages que le vaste corps de l’empire ne peut plus se tenir debout ni en équilibre, sans quelqu’un qui le dirige. Seuls, quelques obstinés, qui ne sont pas convertis encore, écrivent, dans les écoles, des déclamations violentes sous le nom de Erutus et de Cicéron, ou se permettent de parler librement dans ces réunions polies, qui étaient les salons de cette époque : in conviviis rodunt, in circulis vellicant. Mais ce sont là des exceptions sans importance et qui disparaissent au milieu de ce concert universel d’admiration et de respect. Pendant plus de cinquante ans, le sénat, les chevaliers et le peuple s’ingénièrent à trouver des honneurs nouveaux pour celui qui avait rendu à Rome la paix intérieure, et qui, au dehors, maintenait si vigoureusement sa grandeur. Auguste a pris soin de rappeler tous ces hommages dans l’inscription que nous étudions, non pas par un accès de vanité puérile, mais pour constater cet accord de tous les ordres de l’État qui semblait légitimer son autorité. Cette pensée se révèle surtout dans ces dernières lignes de l’inscription où il rappelle une des circonstances de sa vie qui lui était le plus précieuse, parce que le consentement de tous les citoyens y avait paru avec le plus d’éclat : « Pendant que j’étais consul pour la treizième fois, dit-il, le sénat, l’ordre des chevaliers et tout le peuple m’ont donné le nom de Père de la patrie, et ont voulu que ce fait fût inscrit dans le vestibule de ma maison, dans la curie et dans mon forum, au-dessous des quadriges qui y avaient été placés en mon honneur par un sénatus-consulte. — Quand j’écrivais ces choses, j’étais dans ma soixante-seizième année. » Ce n’est pas sans motif qu’il a réservé ce détail pour la fin. Ce titre de Père de la patrie dont il fut salué au non de tous les citoyens par l’ancien ami de Brutus, Messala, semblait être la consécration légale d’un pouvoir acquis par l’illégalité, et une sorte d’amnistie que Rome accordait au passé. On comprend qu’Auguste mourant se soit arrêté avec complaisance sur le souvenir qui semblait l’absoudre, et qu’il ait tenu à terminer par là cette revue de sa vie politique.
II
Je voudrais, après avoir analysé ce monument curieux, dire en quelques mots l’impression qu’il me laisse sur celui qui l’a écrit.
La vie politique d’Auguste est enfermée tout entière entre deux documents officiels qui, par un rare bonheur, nous sont tous les deux parvenus : je veux dire le préambule de l’édit de proscription qu’Octave a signé, et, selon toute apparence, rédigé lui-même, et que nous a conservé Appien ; et l’inscription retrouvée sur les murailles du temple d’Ancyre. L’un nous fait voir ce qu’Octave était à vingt ans, au sortir des mains des rhéteurs et des philosophes, dans le premier feu de son ambition, et avec les instincts véritables de sa nature ; l’autre nous montre ce qu’il était devenu après cinquante-six ans d’un pouvoir sans contrôle et sans limites ; il suffit de les rapprocher pour connaître le chemin qu’il avait fait, et les changements qu’avaient amenés en lui la connaissance des hommes et la pratique des affaires.
Le pouvoir l’avait rendu meilleur, ce n’est pas l’ordinaire, et l’histoire romaine ne nous montre plus après lui que des princes que le pouvoir a dépravés : Depuis la bataille de Philippes jusqu’à celle d’Actium, ou plutôt jusqu’au moment où il sembla demander solennellement pardon au monde en abolissant tous les actes de triumvirat, on sent qu’il travaille à devenir meilleur, et l’on suit presque ses progrès. Je ne crois pas qu’il y ait un autre exemple d’un effort aussi violent fait contre soi-même, et d’un succès aussi complet à vaincre sa nature. Il était naturellement lâche, et se cacha sous sa tente la première fois qu’il fut aux prises avec l’ennemi. Je ne sais comment il fit, mais il parvint à se donner du cœur ; il s’aguerrit en combattant Sextus Pompée, et devint téméraire dans l’expédition contre les Dalmates, où il fut blessé deux fois. Il était cynique et débauché, et les orgies de sa jeunesse, racontées par Suétone, ne le cèdent pas à celles d’Antoine ; cependant il se corrigea au moment même où il fut le maître absolu, c’est-à-dire quand ses passions auraient rencontré le moins d’obstacle. Il était né cruel, et froidement cruel, ce qui ne laissait guère d’espoir qu’il dût changer ; et pourtant, après avoir commencé par assassiner ses bienfaiteurs, il finit par épargner même ses assassins ; et celui à qui son meilleur ami, Mécène, avait un jour donné le nom de bourreau, le philosophe Sénèque put l’appeler un prince clément[15]. De toute façon, l’homme qui a signé l’édit de proscription ne semble plus le même que celui qui a écrit le testament, et il faut admirer qu’après avoir commencé comme il avait fait, il ait pu se changer à ce point, et mettre une vertu, ou l’apparence d’une vertu à la place de tous ces vices qui lui étaient naturels.
Cependant, quelque justice qu’on soit forcé de lui rendre, il nous serait difficile de l’aimer. Peut-être avons-nous tort, après tout ; car la raison nous dit que nous devrions savoir plus de gré aux gens des qualités qu’ils se donnent en triomphant ainsi d’eux-mêmes, que de celles qu’ils ont reçues du ciel, sans prendre aucune peine. Mais je ne sais comment il se fait que ces dernières sont les seules qui nous plaisent ; il manque aux autres un certain charme que la nature seule donne, et qui gagne les cœurs. L’effort y paraît trop, et derrière l’effort, l’intérêt personnel ; car on soupçonne toujours que l’on n’a pris tant de peine que parce qu’on y trouvait son profit. Cette sorte de bonté acquise, où la raison a plus de part que la nature, n’est sympathique à personne, parce qu’elle parait être le produit d’une volonté qui calcule. C’est ce qui fait que toutes les vertus d’Auguste nous laissent froids et ne nous semblent tout au plus qu’un chef-d’œuvre d’habileté. Il leur manque, pour nous toucher, un peu de naturel et d’abandon. Ce sont là des qualités que n’a jamais connues ce personnage raide et composé, quoiqu’au dire de Suétone il affectât volontiers la simplicité et la bonhomie dans ses relations familières. Mais n’est pas bonhomme qui veut, et ses lettres intimes, dont il nous reste quelques fragments, montrent que sa plaisanterie manquait d’aisance et qu’il n’était simple qu’avec effort. Ne savons-nous pas d’ailleurs, par Suétone lui-même, qu’il écrivait ce qu’il voulait dire à ses amis, pour ne rien laisser au hasard, et qu’il lui est même arrivé de rédiger par avance ses conversations avec Livie[16] ?
Ce qui achève de nous gâter Auguste, c’est le voisinage de César ; le contraste est complet entre eux. César, sans parler de ce qu’il y avait de plus grand et de plus brillant dans sa nature, nous attire tout d’abord par sa franchise. Son ambition peut nous déplaire, mais il avait le mérite au moins de ne pas la dissimuler. Je ne sais pourquoi M. Mommsen s’évertue, dans son Histoire romaine, à vouloir prouver que César ne tenait pas au diadème et qu’Antoine, quand il le lui offrit, ne l’avait pas consulté. J’aime mieux m’en tenir à l’opinion commune, et je ne crois pas qu’elle : lui fasse du tort. Il voulait être roi, et en porter le titre, comme en avoir l’autorité. Jamais il n’a eu l’air, comme Auguste, de se faire prier pour accepter des honneurs qu’il souhaitait avec passion. Ce n’est pas lui qui aurait voulu nous faire croire qu’il ne gardait l’autorité suprême qu’avec répugnance, et qui aurait osé nous dire, au moment même où il attirait à lui tous les pouvoirs, qu’il avait rendu le gouvernement de la république au peuple et au sénat ; nous savons au contraire qu’il disait franchement après Pharsale que la république était un mot vide de sens, et que Sylla n’était qu’un sot d’avoir abdiqué la dictature. En toutes choses, et jusque dans les questions de littérature et de grammaire, il était hardiment novateur, et n’affichait pas un respect hypocrite pour le passé au moment où il en détruisait les restes. Cette franchise est plus de notre goût que les dehors menteurs de vénération qu’Auguste prodiguait au sénat après l’avoir réduit à l’impuissance, et quelque admiration que témoigne pour lui Suétone, quand il le montre saluant humblement chaque sénateur par son nom, avant les séances, je ne sais si je ne préfère pas encore à cette comédie l’impertinence de César qui avait fini par ne plus se lever quand le sénat venait le voir. Tous les deux ont paru dégoûtés du pouvoir ; mais il n’est venu à l’esprit de personne de croire qu’Auguste disait la vérité, quand il demandait avec tant d’instances qu’on le rendit à la vie privée. Les dégoûts de César étaient plus profonds et plus sincères. Ce pouvoir souverain, qu’il avait poursuivi pendant plus de vingt ans avec une constance infatigable, à travers tant de périls, au moyen d’intrigues ténébreuses dont le souvenir devait le faire rougir, ne répondit pas à son attente, et parut médiocre à ce cœur qui l’avait tant souhaité. Il se savait détesté des gens à l’estime desquels il tenait le plus ; il était contraint de se servir d’hommes qu’il méprisait et dont les excès déshonoraient sa victoire ; plus il s’élevait, plus la nature humaine lui apparaissait sous un aspect fâcheux, plus il voyait s’agiter et se croiser à ses pieds de basses convoitises et de lâches trahisons. Il en vint, par dégoût, à ne plus tenir à la vie ; elle ne lui sembla plus valoir la peine d’être conservée et défendue. C’est à l’homme qui disait déjà, à l’époque du pro Marcello : « J’ai assez vécu pour la nature ou pour la gloire ; » qui plus tard, lorsqu’on le pressait de prendre des précautions contre ses assassins, répondait d’un ton découragé : « J’aime vieux mourir une fois que de trembler toujours ; » c’est bien à lui qu’il conviendrait de dire, avec Corneille :
J’ai souhaité l’empire, et j’y suis parvenu ;
Mais en le souhaitant je ne l’ai pas connu.
Dans sa possession j’ai trouvé pour tous charmes
D’effroyables soucis, d’éternelles alarmes.
Mille ennemis secrets, la mort à tout propos,
Point de plaisir sans peine, et jamais de repos.
Ces beaux vers me plaisent moins, je l’avoue, placés dans la bouche d’Auguste. Ce politique avisé, si froid, si maître de lui ne me semble pas avoir véritablement connu cette noble tristesse qui, dans le héros, nous révèle l’homme, ce découragement d’un cœur mécontent de lui, malgré ses succès, et dégoûté du pouvoir par le pouvoir même. Quelque admiration que j’éprouve pour cette belle scène où Auguste propose d’abdiquer l’empire, je ne puis m’empêcher d’en vouloir un peu à Corneille d’avoir pris au sérieux et de nous dépeindre gravement cette comédie solennelle dont personne à Rome n’était dupe, et, lorsqu’en lisant la tragédie de Cinna je veux rendre mon plaisir complet, je suis toujours tenté de remplacer le personnage d’Auguste par celui de César.
J’ajoute, en finissant, que tous ces ménagements hypocrites d’Auguste n’étaient pas seulement des défauts de caractère ; ce furent aussi des fautes politiques, et qui laissèrent les traces les plus fâcheuses dans le gouvernement qu’il avait créé. Ce qui rendit insupportable la tyrannie des premiers Césars, c’est précisément ce vague que les mensonges intéressés d’Auguste avaient répandu sur la nature et les limites véritables de leur pouvoir. Quand un gouvernement affirme hardiment son principe, on sait comment se conduire avec lui ; mais quelle route suivre, quel langage tenir, lorsque les apparences de la liberté se mêlent au despotisme le plus réel, lorsqu’une autorité illimitée se cache sous des fictions républicaines ? Au milieu de ces obscurités, tout devient péril et naufrage. On se perd par l’indépendance ; on peut se perdre aussi par la servilité ; car, si celui qui refuse quelque chose à l’empereur est un ennemi déclaré, qui regrette la république, celui qui accorde tout avec empressement ne peut-il pas être un ennemi déguisé qui veut faire savoir que la république n’existe plus ? La lecture de Tacite nous montre les hommes d’État de cette terrible époque marchant au hasard parmi ces ténèbres volontairement entassées, se heurtant à chaque pas à des périls imprévus, exposés à déplaire s’ils se taisent ou s’ils parlent, s’ils flattent ou s’ils résistent, se demandant sans cesse avec effroi de quelle manière ils pourront contenter cette autorité ambiguë, mal définie et dont les limites échappent. On peut dire que ce manque de sincérité des institutions d’Auguste a fait le supplice de plusieurs générations. Tout le mal est venu de ce qu’Auguste songeait plus au présent qu’à l’avenir. C’était un habile homme, plein de ressources pour sortir d’embarras dans les situations difficiles ; ce n’était pas vraiment un grand politique, car il semble que sa vue ne s’étendait guère au delà des difficultés du moment. Placé en présence d’un peuple qui supportait malaisément la royauté, et qui ne pouvait pas supporter autre chose, il inventa cette sorte de royauté déguisée, et laissa vivre à côté d’elle toutes les formes de l’ancien régime sans s’occuper de les accommoder ensemble. Mais si ce ne fut pas un aussi grand politique qu’on l’a prétendu, il faut reconnaître que c’était un excellent administrateur ; cette partie de son œuvre mérite tous les éloges qu’on lui a prodigués. En coordonnant ensemble tout ce que la république avait créé de pratiques sages, de règlements utiles, en remettant en vigueur les traditions perdues, en créant lui-même des institutions nouvelles pour l’administration de Rome, le service des légions, le maniement des finances, le gouvernement des provinces, il a organisé l’empire et l’a ainsi rendu capable de résister aux ennemis du dehors et aux causes de dissolution intérieure. Si malgré un régime politique détestable, l’abaissement général des caractères, les vices des gouvernants et des gouvernés, l’empire a eu encore de beaux jours et a duré trois siècles, il le doit à la puissante organisation qu’il avait reçue d’Auguste. Voilà la partie vraiment vitale de son œuvre. Elle est assez importante pour justifier le témoignage qu’il se rend à lui-même dans cette phrase si fière de l’inscription d’Ancyre : « J’ai fait des lois nouvelles. J’ai remis en honneur les exemples de nos aïeux qui disparaissaient de nos mœurs, et j’ai laissé moi-même des exemples dignes d’être imités par nos descendants. »
III
D’est sans doute vers le milieu de ce règne, au moment où celui qui était le maître absolu de la république feignait de rendre le gouvernement au peuple et au sénat, que parurent les lettres de Cicéron. On ignore la date exacte de leur publication ; mais tout porte à croire qu’il faut la placer dans les années qui suivent la victoire d’Actium. Le pouvoir d’Auguste, devenu plus populaire depuis qu’il s’était fait plus modéré, se sentait alors assez fort pour laisser quelque liberté d’écrire. Avant cette époque, il était défiant, parce qu’il n’était pas assez affermi ; il le redevint plus tard, quand il s’aperçut que la faveur publique lui échappait. Ce règne, qui commence par proscrire les hommes, finit par brûler les livres. C’est seulement dans l’intervalle qui sépare ces rigueurs que la correspondance de Cicéron put être publiée.
Personne ne nous a dit quelle impression elle produisit sur ceux qui la lurent pour la première fois ; mais on peut affirmer sans crainte que cette impression fut très vive. On sortait à peine des guerres civiles ; jusque-là on ne s’était occupé que des maux présents ; personne, dans ces malheurs, n’avait l’esprit assez libre pour songer au passé. Au premier repos que connut cette génération tourmentée, elle s’empressa de jeter un regard en arrière. Soit qu’elle cherchât à se rendre compte des événements, soit qu’elle voulût jouir de ce plaisir amer qui se trouve, selon le poète, dans le souvenir des anciennes souffrantes, elle revint sur les tristes années qu’elle venait de traverser et souhaita remonter jusqu’aux origines même de cette lutte dont elle avait vu la fin. Rien ne pouvait mieux satisfaire cette curiosité que les lettres de Cicéron. Aussi n’est-il pas douteux que tout le monde alors ne les ait lues avidement.
Je ne crois pas que cette lecture ait nui au gouvernement d’Auguste. Peut-être la réputation de quelques personnages importants du régime nouveau eut-elle un peu à en souffrir. Il était déplaisant pour des gens qui se glorifiaient d’être les amis particuliers du prince qu’on allât exhumer leurs professions de foi républicaines. Je suppose que les malins devaient s’égayer de ces lettres où Pollion jure d’être l’éternel ennemi des tyrans et où Plancus rejette durement sur la trahison d’Octave les malheurs de la république. Octave lui-même ne devait pas être épargné, et les souvenirs vivants d’une époque où il tendait la main aux assassins de César et où il appelait Cicéron son père ne lui étaient pas favorables. Il y avait là de quoi défrayer pendant quelques semaines les conversations des mécontents. Mais à tout prendre, le mal était petit, et ces railleries ne compromettaient guère la sécurité du grand empire. Ce qui était plus à craindre pour lui, c’était que l’imagination, toujours complaisante pour le passé, ne prêtât libéralement à la république ces qualités dont il est si facile d’embellir les gouvernements qui ne sont plus. Or, les lettres de Cicéron étaient bien plus propres à détruire ces illusions qu’à les encourager. Le tableau qu’elles présentent des intrigues, des désordres, des scandales de ce temps ne permettait pas de le regretter. Des gens que Tacite nous dépeint fatigués de luttes et avides de repos ne trouvaient rien là qui put les séduire, et le mauvais usage que les Curion, les Cælius, les Dolabella avaient fait de la liberté les rendait bien moins sensibles à la douleur de l’avoir perdue.
Ce qui gagna à la publication de ces lettres, ce fut la mémoire de celui qui les avait écrites. Il était assez d’usage alors de maltraiter Cicéron. Malgré la façon dont l’histoire officielle racontait l’entrevue de Bologne et le beau rôle qu’on essayait de donner à Octave dans les proscriptions[17], ce n’en étaient pas moins des souvenirs fâcheux pour lui. Pour diminuer un peu ses torts, on calomniait ses victimes. C’est ce qu’avait voulu faire Asinius Pollion, quand il racontait, dans son plaidoyer pour Lamia, que Cicéron était mort comme un lâche[18] ? Ceux dont le dévouement n’allait pas si loin, et qui ne se sentaient pas le courage de l’insulter, se gardaient bien au moins d’en rien dire. On a remarqué qu’aucun des grands poètes de ce temps ne parle de lui, et nous savons par Plutarque qu’il fallait se cacher au Palatin pour lire ses ouvrages. Le silence se faisait donc autant que possible autour de cette grande gloire mais la publication de ses lettres le rappela au souvenir de tout le monde. Une fois qu’on les a lues, cette figure spirituelle et douce, si aimable, si humaine, si attrayante jusque dans ses faiblesses, ne peut plus s’oublier.
À cet intérêt que la personne de Cicéron donne à sa correspondance. Il s’en joint pour nous un autre plus vif encore : On a vu, par tout ce que je viens d’écrire, combien notre temps ressemble à l’époque dont ces lettres nous entretiennent. Elle n’avait pas plus que la nôtre de croyance solide, et la triste expérience qu’elle avait faite des révolutions l’avait dégoûtée de tout, en l’habituant à tout. Elle connaissait, comme nous, ces mécontentements du présent et ces incertitudes du lendemain qui ne permettent pas de goûter un repos tranquille. Nous nous retrouvons en elle ; les tristesses des hommes de ce temps sont en partie les nôtres, et nous avons souffert des maux dont ils se plaignaient. Nous sommes placés comme eux dans une de ces époques intermédiaires, les plus douloureuses de l’histoire, où, les traditions du passé ayant disparu et l’avenir ne se dessinant pas encore, on ne sait plus à quoi s’attacher, et nous comprenons bien qu’il leur soit arrivé souvent de dire avec le vieil Hésiode : « Que je voudrais être mort plus tôt, ou être né plus tard ! » C’est ce qui donne pour nous un intérêt si triste et si vif à la lecture des lettres de Cicéron ; c’est ce qui m’a d’abord attiré vers elles ; c’est ce qui, peut-être, fera trouver quelque plaisir à vivre un moment dans la compagnie des personnages qu’elles nous dépeignent, et qui, malgré les années, semblent souvent être nos contemporains.
- ↑ Ad fam., IX, 16.
- ↑ Ad Att., XVI, 11.
- ↑ Ad Att., XIV, 12.
- ↑ Ad fam., XII, 25 : Quem ructantem et nauseantem conjeci in Cæsaris Octaviani plagas.
- ↑ Orelli, Fragm. Cicéron, p. 465.
- ↑ Suétone, Auguste, 101.
- ↑ Exploration archéologique de la Galatie, etc., par MM. Perrot, Guillaume et Delbet. Paris, 1863. Didot. — Comme les Galates parlaient grec et comprenaient mal le latin, pour mettre à leur portée le récit d’Auguste, tandis qu’on avait installé dans le temple même, à la place d’honneur, le texte officiel, on en avait placé la traduction au dehors, où tout le monde pouvait la lire. Mais le dehors du temple n’a pas été plus respecté que l’intérieur. Les maisons turques se sont serrées contre les murailles, enfonçant sans façon leurs poutres dans le marbre et se servant de cette solide maçonnerie pour appuyer leurs cloisons de brique et de boue. Il a fallu toute l’habileté de M. Perrot et de M. Guillaume, son compagnon, pour pénétrer dans ces maisons peu hospitalières. Une fois entrés, ils rencontrèrent des difficultés plus grandes encore. Il fallut démolir des murs, enlever des poutres, soutenir des toits pour parvenir à la muraille antique. Ce n’était rien encore. Cette muraille était martelée et fendue, noircie par la terre et la fumée. Comment déchiffrer l’inscription qui la couvrait ? Il fallut demeurer des semaines entières dans des appartements infects et obscurs, ou dans la paille d’un grenier, travaillant à la bougie, faisant jouer en tous sens la lumière sur la surface du marbre, arrachant enfin, et, pour ainsi dire, conquérant ainsi chaque lettre par des efforts inouïs de courage et de persévérance. Ce pénible travail a été payé d’un succès complet. Sur 19 colonnes dont se composait le texte grec, le voyageur anglais Hamilton en avait copié cinq en entier et les fragments d’une autre ; M. Perrot nous en rapporte douze entièrement nouvelles. Une seule, la neuvième, n’a pu être lue ; elle était derrière un gros mur mitoyen qu’il n’a pas été possible de faire abattre. Ces douze colonnes, quoique fort maltraitées par le temps, comblent une grande partie des lacunes du texte latin. Elles nous font connaître des paragraphes entiers dont il ne restait pas de traces dans l’original ; et même pour les passages où le latin était mieux conservé, elles rectifient presque à chaque pas les contresens qu’on avait faits dans l’interprétation du texte. M. Egger, dans son Examen des historiens d’Auguste, p. 412 et sq., a étudié avec beaucoup de soin et de critique l’inscription d’Ancyre. M. Mommsen, aidé de la copie de M. Perrot, prépare sur cette inscription un savant travail, après lequel, sans doute, il ne restera plus rien à faire. — (L’ouvrage de M. Mommsen qu’on annonçait dans la première édition de ce livre a paru depuis sous ce titre Res gestæ divi Augusti ex monumentis Ancurano et Apolloniensi).
- ↑ Dion, LII, 14-40. Voyez ce que dit de Dion M. Egger, dans son Examen des historiens d’Auguste, ch. VIII.
- ↑ Le chiffre n’a pu être lu ni dans le latin ni dans le grec.
- ↑ Le chiffre n’a pu être lu. On remarquera le grand nombre de gladiateurs qui avaient combattu, et qui sans doute avaient péri dans ces fêtes sanglantes. Sénèque, pour montrer à quel point on peut devenir indifférent à la mort, raconte que, sous Tibère, un gladiateur se plaignait de la rareté de ces grands massacres ; et faisant allusion à l’époque d’Auguste, disait : C’était le bon temps ! Quam bella agitas perdit !
- ↑ Il y a quelque apparence, d’après un passage de Suétone (Auguste, 52), que ce que le texte grec de l’inscription appelle le pouvoir absolu (αύτεξουιός άρχή) était la dictature.
- ↑ Je ne fais ici que résumer un très curieux chapitre de Dion Cassius (Hist. rom., LIII, 17). On y voit très bien comment la constitution romaine, où la séparation des pouvoirs était une garantie de liberté, est devenue, par le seul fait de leur concentration, un formidable engin de despotisme.
- ↑ L’inscription d’Ancyre donne, au sujet de cette augmentation, les renseignements les plus précis. En 725, Auguste fit le cens une première fois, après quarante et un ans d’interruption ; on compta, dans ce recensement, 4.063.000 citoyens. Vingt et un ans après, en 746, on en compta 4.233.000. Enfin, en 767, l’année même de la mort d’Auguste, il y en avait 4.937.000. Si l’on ajoute, au chiffre que donne Auguste, celui des femmes et des enfants qui n’étaient pas compris dans le cens romain, on verra que, dans les vingt dernières années de son règne, l’augmentation avait atteint une moyenne de 16 pour 100 à peu près. C’est justement le chiffre auquel s’élève l’accroissement de la population en France, après la Révolution, de 1800 à 1825 ; c’est-à-dire que des circonstances politiques assez semblables avaient amené les mêmes résultats. On pourrait croire, à la vérité, que cette augmentation de la population sous Auguste tient à l’introduction des étrangers dans la cité. Mais on sait, par Suétone, qu’Auguste, contrairement à l’exemple et aux principes de César, se montra très avare du titre de citoyen romain.
- ↑ Suétone, Auguste, 31.
- ↑ De Clem., 9 ; {{lang|la|Divus Augustus mitis fuit princeps. Il est vrai qu’il appelle ailleurs sa clémence une cruauté fatiguée.
- ↑ Suétone, Auguste, 84.
- ↑ Voir surtout Velleius Paterculus, II, 66.
- ↑ Sénèque, Suas, 6