Cinq ans de dictature bolchévique - Le bilan économique

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Comte Kokovtzoff
Cinq ans de dictature bolchévique - Le bilan économique
Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 118-147).
CINQ ANS DE
DICTATURE BOLCHÉVIQUE
LE BILAN ÉCONOMIQUE

Au cours de ces derniers mois, l’état économique de la Russie actuelle a été l’objet des appréciations les plus contradictoires. Nous avons fait appel à un juge dont nul ne saurait contester la compétence technique et l’autorité morale, — le comte Kokovtsoff. On se souvient que le comte Kokovtsoff, qui, dès le début de sa longue carrière administrative, s’était tourné vers les questions de finances et de comptabilité publiques, succéda au comte Witte, comme ministre des Finances en 1894. En 1911, l’Empereur lui confia, en outre, la présidence du Conseil des ministres, qu’il conserva jusqu’au mois de février 1914.


Lorsqu’un étranger jeté dans l’exil par le flot de violences qui a submergé dans sa patrie les bases mêmes de l’organisation et de la vie de l’Etat, est amené, sur cette terre étrangère, à élever la voix et à dire, — devant l’opinion publique du pays dont il reçoit l’hospitalité, — des paroles de vérité sur le sort de son pays, sa situation est toujours très délicate et grande est sa responsabilité.

La situation devient encore plus difficile, lorsque cet étranger, de toute son âme, par toute son activité et par toutes ses conceptions, appartient au passé de son pays, y occupait un certain rang et garde religieusement le souvenir de tout ce qu’il y avait dans ce passé de lumineux, de grand et de beau ; lorsqu’il tient pour indigne de lui de cacher ses sentiments et de renier ses souvenirs et considère comme son droit d’appeler ouvertement ennemis de sa patrie ceux qui ont porté la main sur tout le passé de la Russie et qui, avec une cruauté inouïe, ont, en peu de temps, ruiné le travail de nombreuses générations, conduit leur pays aux pires humiliations, leur peuple au cannibalisme, et semé des tombes de leurs victimes toutes les routes et tous les champs de la Russie.

Les paroles de cet étranger peuvent provoquer involontairement la méfiance. La sincérité et l’impartialité de ses thèses et de ses conclusions peuvent engendrer le doute. On y verra la trace de souvenirs personnels, l’écho de souffrances récentes et d’une douleur profonde provoquée par la perte irréparable de son idéal, et, enfin, la tendance bien compréhensible à pousser le tableau au noir, à faire ressortir les côtés sombres et à méconnaître ce qu’il peut y avoir de bon à côté de la mer de sang versé et de l’océan de pleurs qui ne tarissent pas.

Aussi je tiens à déclarer à tous ceux qui me feront l’honneur de me lire, que l’intention d’assombrir pour des raisons personnelles le tableau de la vie russe actuelle, si difficile à comprendre pour ceux qui n’ont pas vu de leurs yeux toutes les horreurs que le peuple entier souffre depuis plus de cinq ans, — cette intention n’a pas guidé ma plume. Quant à l’avenir, je l’envisage avec un désintéressement absolu, parce qu’un homme ne doit pas faire effort pour se survivre, quand tout ce à quoi il était attaché est anéanti.

Un seul désir me guide : dire la vérité telle qu’elle m’apparaît d’après l’analyse impartiale de données certaines. Mon but unique est de mettre cette vérité sous les yeux de ceux qui veulent se renseigner, pour les préserver de fautes irréparables et de méprises dangereuses. J’espère ainsi rendre à ma patrie, que j’ai peu d’espoir de revoir, un dernier service, en montrant à quel point ont été profondes et imméritées ses souffrances, comment on peut lui venir en aide, ce qu’il faut éviter pour ne pas prolonger son agonie et comment y faire renaître, après tous ses malheurs indescriptibles, une vie normale.


AVANT LE COUP D’ÉTAT BOLCHÉVIQUE

On ne peut juger du présent de la Russie qu’à la lumière du passé. Faute de connaître la puissance économique de la Russie avant le coup d’Etat d’octobre 1917, et l’essor prodigieux des diverses branches de l’activité économique du pays pendant les dix dernières années avant la guerre, il serait impossible de se faire une idée de l’abime où le régime économique, politique et social, instauré par le Gouvernement des Soviets, a précipité le pays et de juger exactement l’énormité d’efforts qu’il faudra dépenser pour faire revenir la vie économique de la Russie au niveau qu’elle avait atteint lorsque la révolution bolchévique vint tout détruire.

Au moment où éclata la Grande Guerre, la Russie se trouvait en plein essor économique.

Le pays avait très vite récupéré ses forces après la guerre du Japon et pendant les dix années qui ont précédé la collision européenne, son agriculture, son industrie, son commerce et ses finances s’étaient développés d’une manière remarquable. Une série de bonnes récoltes, l’accession à la propriété privée, le développement de la coopération, l’emploi plus répandu des engrais et des machines agricoles avaient augmenté la prospérité dans la campagne, et toutes les transactions industrielles, commerciales et bancaires s’en ressentaient.

L’essor économique du pays avait sa répercussion sur les finances de l’Etat. L’établissement des budgets donnait régulièrement des excédents de recettes sur les dépenses. Leur total a atteint pendant les dix dernières années avant la guerre deux milliards et demi de roubles-or et a permis au Trésor d’accumuler de fortes disponibilités.

Le développement des forces productrices a été particulièrement notable dans le domaine industriel. En 1890, l’industrie russe occupait 1 428 800 ouvriers, et sa valeur de production se chiffrait par 1 500 millions de roubles-or. En 1912, le nombre des ouvriers de l’industrie russe monte à 2 931 300, et la valeur de la production à 5 700 millions de roubles.

La production de la fonte est un des indices les plus sûrs du développement industriel. Le tableau ci-dessous montre quel en était le progrès ;


Production de la fonte

en millions de pouds [1].

1892 64
1900 177
1912 256
1913 282

Aussi rapide était le progrès pour la production de la houille.


Production de la houille

En milliers de ponds.

«
Dont dans le bassin polonais

de la Dombrova.

1894 534 900 204 000
1904 119 700 288 000
1910 1 521 984 340 700
1912 1 903 584 394 530
1913 2 196 910 426 310

Quant à la production du pétrole, tout empêchée qu’elle eût été par les troubles révolutionnaires et la destruction des puits en 1905, elle atteignait 561 millions de pouds en 1913, contre 275 millions en 1891.

La production du cuivre, qui est aussi un indice sûr de l’état de l’industrie, a été de 2 048 000 pouds en 1913, contre 630 000 pouds en 1906.

Enfin, pour donner une idée du développement de l’industrie textile, il suffit d’indiquer que le nombre des broches dans l’industrie du coton a passé de 3 457 116 en 1890 à 6 090 869 en 1900, et à 9 112 000 en 1913.

Un autre facteur important de l’essor économique de la Russie est le développement progressif et constant des forces productrices de l’agriculture. Le rendement des terres paysannes (toujours inférieur au rendement des terres des grands propriétaires fonciers) était passé de 29 pouds par déciatine (à peu près un hectare) en 1869-1870, à 39 pouds en 1899-1900, et excédait, avant la guerre, 40 pouds par déciatine. Pendant les dix dernières années qui ont précédé la guerre, la production de machines agricoles en Russie, a plus que quadruplé, coïncidant avec un énorme accroissement de l’importation des machines agricoles de l’étranger. La consommation des engrais chimiques en Russie était passée de 13 millions de pouds en 1908 à 30 millions de pouds en 1912, et l’importation, de 1907 à 1911, de 9 à 26 millions de pouds. Le développement rapide du mouvement coopératif agricole est une autre preuve de cet accroissement des forces économiques rurales : la Russie ne possédait avant 1905 qu’environ 2 000 sociétés coopératives ; elle en comptait, à la veille de la guerre, plus de 20 000 la plupart en pleine prospérité, et cela presque exclusivement parmi les paysans.

Dans l’espace des vingt années qui précédèrent la Grande Guerre, la longueur du réseau ferré avait doublé. Elle était de 34 980 verstes en 1895, de 60 524 en 1910, de 61 684 en 1911, de 62 293 en 1912 et de 63 153 en 1913. Les recettes nettes étaient en 1913 de 467 millions de roubles, dont 310 millions pour le réseau d’État et 157 millions pour le réseau concédé. Parallèlement à l’augmentation des bénéfices des chemins de fer concédés, la participation de l’Etat dans ces bénéfices a passé de 3 868 000 roubles en 1909 à 19 922 000 en 1911, et à 33 976 000 en 1913. Le commerce extérieur reflétait les progrès de l’activité

économique du pays. En l’espace de quinze années, la valeur des exportations et des importations avait doublé : les exportations étaient passées de 733 millions de roubles en 1898 à 1 420 millions de roubles en 1913, et les importations de 617 millions à 1 221 millions de roubles. La balance commerciale donnait constamment des excédents considérables, suffisants pour couvrir le service des emprunts extérieurs.

La Russie était considérée, à juste titre, comme le véritable grenier de l’Europe et son principal fournisseur de matières premières. En 1913, dernière année avant la guerre, la Russie a fourni au marché mondial 10 672 000 tonnes de céréales, dont 3 326 000 tonnes de froment et 3 934 000 tonnes d’avoine. L’exportation du bois est passée de 5,16 millions de tonnes en moyenne pendant les années 1904-1908, à 7,66 millions de tonnes en moyenne pendant les années 1909-1913. En 1913, l’exportation atteignait 7 730 000 tonnes, soit plus d’un tiers de la quantité exportée par les Etats-Unis, le Canada, les pays scandinaves et l’Autriche-Hongrie réunis. L’exportation du lin représentait 75 pour 100 de la consommation totale de l’industrie européenne. En pétrole et produits du pétrole, près d’un million de tonnes. Ajoutez trois milliards et demi d’œufs et environ 80 000 tonnes de beurre. Pour toute une série d’articles d’exportation, tels que platine, manganèse, bois pour allumettes, la Russie avait une sorte de monopole naturel.

Enfin, la Russie, avec sa population qui augmentait sans cesse et atteignait 174 millions d’habitants en 1913, contre 128 millions en 1897, formait pour l’économie mondiale un marché extrêmement vaste et présentant pour l’avenir des possibilités à peu près illimitées.

Cette situation économique si favorable constituait pour les finances de l’État une base solide et parfaitement saine. Les recettes, pendant les années qui ont précédé la guerre, croissaient régulièrement presque sans élévation du chiffre des impôts, et les dépenses productives, telles que construction des voies ferrées, instruction publique, assistance, etc., ne cessaient d’augmenter. L’établissement des budgets donnait régulièrement des excédents considérables, comme l’indique le tableau suivant : (en millions de roubles) :

1908 1909 1910 1911 1912 Moyenne

de cinq
années.

Recettes ordinaires 2 418 2 526 2 781 2 952 3 104 2 756
Dépenses 2 388 2 451 2 473 2 536 2 669 2 503
Excédents des recettes

sur les dépenses

30 76 308 418 435 253

Ces excédents de recettes, qui pour la période des dix dernières années ont fourni une somme totale de 2 400 millions de roubles, ont servi à couvrir les dépenses des budgets extraordinaires (dont une partie notable était destinée à la construction des chemins de fer) et à constituer des disponibilités qui atteignaient, à la fin de 1913, la somme considérable déplus de 500 millions de roubles.

La circulation monétaire de ta Russie, depuis la réforme de 1896, était établie sur des bases extrêmement solides qui n’avaient pu être ébranlées ni par les troubles intérieurs de 1905, ni par la guerre avec le Japon. Pendant toute la durée de cette guerre, le Gouvernement a su éviter le cours forcé et à aucun moment l’échange des billets contre l’or n’a été arrêté. Le droit d’émission libre, non couverte par de l’or, était fixé par la loi à 300 millions de roubles Non seulement le Gouvernement n’en a pas usé, mais la totalité des billets émis était couverte, à la veille de la guerre, par un stock d’or à raison de plus de 100 pour 100, comme le prouve le bilan suivant de la banque de Russie au 16-29 juillet 1914.


Millions de roubles.
Billets en circulation 1 633
Or en Russie 1 604
Or à l’étranger 141

On voit que, comme je l’ai dit, au moment où éclata la Grande Guerre, la Russie était en plein essor économique. La guerre produisit naturellement dans cette situation, en Russie comme dans les autres Etats belligérants, des changements profonds. Au point de vue agricole, la superficie ensemencée subit une certaine diminution (de 10 à 20 pour 100), par suite du départ de la population masculine et de l’occupation par l’ennemi d’une partie des territoires de la Russie. Le commerce extérieur surtout eut à souffrir de la fermeture des frontières. En revanche, l’industrie fut très peu atteinte : la production de la grande industrie qui avait baissé au début de la guerre, par suite de la mobilisation, s’est ensuite relevée et est revenue aux chiffres d’avant-guerre, les dépassant même dans certains cas. La production de la fonte qui avait été, en 1913, de 256 millions de pouds était, en 1915, de 224 millions et, en 1916, de 231 millions de pouds. La production de la houille qui était, en 1913, de 1 744 millions de pouds, atteignait 2 060 millions de pouds en 1916. La production du naphte passait de 561 millions de pouds, en 1913 à 602 millions de pouds en 1916. La guerre a, en outre, stimulé la naissance en Russie de nouvelles branches de production dans le domaine des industries chimique, électrotechnique, etc. De nouvelles voies ferrées importantes ont été construites pendant la guerre, telles que le chemin de fer de Mourmansk qui relia la Russie avec un port de mer qui ne gèle pas et qui ouvrit à l’exploitation de grandes richesses forestières.

La Russie a dû, comme d’ailleurs la plupart des Puissances belligérantes, recourir aux émissions de papier monnaie pour financer la guerre. La circulation monétaire passa de 1 633 millions de roubles au 16-29 juillet 1914, à 9 950 millions de roubles au 1er mars 1917. La révolution de mars n’a pas manqué de produire une forte inflation et, à la veille du coup d’Etat bolchévique, la circulation des billets de crédit se chiffrait par 18 362 millions de roubles, soit le double du chiffre atteint après trois années de guerre. Le change du rouble sur Londres variait entre 27 et 30 roubles pour la livre sterling. Le disagio était d’environ 210 en moyenne.

Bien que, du fait de la guerre, la Russie ait eu à souffrir dans sa situation économique, elle avait toutes chances de se relever promptement et de guérir ses blessures dans un temps relativement court. Elle restait, en effet, le principal fournisseur de produits alimentaires, ainsi que des matières premières nécessaires à l’industrie qui manquaient après la guerre à l’Europe et elle devait de toute nécessité bénéficier de ces conditions particulièrement favorables.

Telle était la situation économique et financière de la Russie, vers le mois d’octobre 1917, au moment où le parti bolchévique s’empara violemment du pouvoir.


LES RÉSULTATS DU RÉGIME COMMUNISTE

Dans la politique économique et financière des bolchévistes il y a lieu de distinguer deux périodes.

1° celle pendant laquelle le Gouvernement des Soviets essaie de réaliser le communisme intégral, période qui s’étend jusqu’au milieu de l’année 1921 ;

2° celle pendant laquelle, après l’échec total de ses expériences, devant la menace de la catastrophe finale et sous la poussée impérieuse de la vie, le Gouvernement des Soviets renonce aux principes purs du communisme et donne à sa politique une nouvelle orientation.

La première période de la politique économique bolchéviste, celle qui, d’après une expression à la mode dans la presse soviétique, fut « la période du romantisme révolutionnaire, » constitue la tentative la plus violente de réalisation du communisme intégral. Aussi tous les éléments du régime bourgeois-capitaliste subissent-ils pendant cette période la liquidation la plus complète et la plus brutale.

D’après la théorie communiste, les produits de l’industrie nationalisée et les recettes en nature prélevées sur les paysans sont versés à un fonds d’État d’où ils sont dirigés, par les voies de communication nationalisées, vers les centres de consommation, pour y être distribués par les soins des pouvoirs publics. Ces derniers échangent les excédents des produits sur les marchés étrangers.

Dans ces conditions, à l’exception de la production paysanne, qui ne livre que ses excédents, la totalité de la production, des transports, des échanges et de la répartition est concentrée entre les mains de l’Etat. Le crédit bancaire à l’industrie et au commerce devient inutile : il est remplacé par l’inscription au budget d’ouvertures de crédits pour les différentes branches de la production nationale. Par suite de la « nationalisation, » l’emploi de l’argent est appelé à disparaître progressivement. Le budget lui-même devra perdre peu à peu son expression monétaire et être rédigé non plus en argent, mais en produits.

Telle est la théorie de l’État communiste dans le domaine de l’organisation économique et financière. C’est cette théorie qui a régi la politique des pouvoirs soviétiques pendant la première période, c’est-à-dire jusqu’au milieu de l’année 1921.

En conformité de cette politique, l’industrie, les transports et le commerce sont nationalisés, l’appareil de crédit est détruit, la Banque d’Etat, les banques privées sont liquidées. Les impôts sont peu à peu supprimés ; l’appareil fiscal, devenu inutile, est anéanti et la levée des impôts en espèces est complètement arrêtée vers la fin de 1919. Le seul impôt qui subsiste est perçu sur les paysans, sous forme de réquisition des excédents agricoles (la « prodrazverstka »), motivée par le fait que la production agricole reste en dehors de la nationalisation. Une autre forme d’impôt est constituée par le travail obligatoire. La source principale des revenus de l’Etat] est constituée par les bénéfices de l’industrie et des transports nationalisés.

Ainsi, pendant cette première période, le Pouvoir soviétique agissait d’après un plan d’ensemble : il mettait en pratique son absurde idéologie avec une volonté de fer, en employant les mesures de coercition les plus brutales et les plus cruelles, en brisant non seulement toute opposition effective, mais l’ombre même et la possibilité d’une opposition, et en détruisant tout l’appareil économique du pays pour tenter d’édifier sur ses ruines l’organisation de l’État communiste. C’est en vain que maintenant, devant l’échec de cette politique, les dirigeants bolchévistes essaient de persuader l’opinion publique à l’étranger (notamment pendant la Conférence de Gênes), qu’ils n’avaient pas l’intention de réaliser le programme communiste intégral et que les mesures qu’ils ont prises ne diffèrent pas sensiblement de la politique « d’étatisme de guerre » que les autres États belligérants ont été forcés d’appliquer pendant les hostilités.

Le bilan de cet essai, qui dura trois ans et demi, peut se définir par deux mots : désorganisation et destruction.

La destruction se manifesta d’une manière particulièrement intense dans le domaine de l’industrie ; mais elle ne s’étendit pas seulement sur les biens matériels ; elle atteignait avec la même force les vies humaines, la population étant implacablement persécutée et terrorisée, afin d’étouffer toute opposition.

Mon intention n’est pas de mettre sous les yeux du lecteur les tableaux d’une terreur sanglante, telle que le monde n’en connaissait pas avant l’arrivée au pouvoir des usurpateurs soviétiques. Mon récit n’ajouterait rien à ce qui est connu du monde entier. Ce ne sont pas mes paroles qui pourraient provoquer une nouvelle vague de commisération envers un peuple malheureux. Moins encore pourraient-elles briser l’indifférence avec laquelle l’humanité assiste, depuis déjà cinq ans, à la tempête d’extermination qui sévit librement sur les plaines infinies de la Russie. Je ne veux pas sortir du cadre précis d’une étude purement économique. Je ne fais pas autre chose que ce que l’explorateur universellement estimé, M. G. Bonvalot, a fait dans sa brochure intitulée : A nos amis d’Amérique. M. Bonvalot établit avec une clarté saisissante le compte des pertes subies par la France dans la lutte pour l’idéal de l’humanité et pour la cause commune, et de celles qu’ont eu à supporter les autres alliés, et il arrive à cette conclusion que « la France doit moins qu’on ne lui doit. » Dans son calcul, remarquable par sa simplicité, il introduit la valeur matérielle, économique de 1 600 000 vies humaines que la France a perdues, non compris les 820 000 blessés et invalides qui sont le legs de la guerre. En adoptant le calcul des économistes qui estiment que tout individu, dans la période active de la vie, représente une valeur évaluée à son gain annuel multiplié par 15, M. Bonvalot, fixant ce gain annuel à 8 000 francs, arrive au chiffre de 120 000 francs pour chaque vie humaine perdue, soit à 192 milliards pour les 1 600 000 victimes françaises de la guerre.

Quel est alors le capital que représente l’ensemble des vies humaines exterminées par le régime bolchevique ?

Ne prenons que deux chiffres :

1° La statistique, publiée par les journaux, des personnes exécutées et exterminées par les bolchévistes, au cours des trois premières années de leur dictature, en exécution des ordres de la maudite Tchéka ;

2° Le nombre des personnes mortes d’inanition pendant la famine de 1921-1922.

Voici le premier de ces deux chiffres que cite entre autres M. H.-A. Van de Linde dans la lettre publiée par le journal le Times en mars 1922 et qu’il n’est pas inutile de rappeler à l’humanité si facilement oublieuse des événements passés ;


28 évêques,
1 215 prêtres
6 775 professeurs et maîtres d’écoles
8 800 médecins
54 650 officiers
260 000 soldats
10 500 officiers de la police
48 500 agents de la police
12 950 propriétaires fonciers
355 250 représentants des classes dites intellectuelles
193 350 ouvriers
7 766 118 Total

Quant au deuxième chiffre, nous hésitons à le reproduire ici, tant il est effrayant. Les statistiques officielles se sont soigneusement abstenues de le donner. Les enquêtes privées parlent de 10 millions, de 20 millions et même d’un plus grand nombre de personnes mortes d’inanition pendant la grande famine. Tenons-nous en au plus modeste de ces chiffres et rappelons qu’il existe des districts où la population tout entière a succombé, et d’autres où il ne reste que de rares habitants, ou plutôt des ombres d’habitants rôdant dans les ruines de villages récemment encore peuplés et florissants.

Et alors, sans vouloir frapper l’imagination par un chiffre « astronomique » de l’évaluation du capital humain perdu par la Russie comme suite de la dictature bolchévique, nous nous permettons de déclarer qu’il serait criminel de notre part de ne pas introduire, au moins « pour mémoire, » cet élément dans le bilan des dévastations causées par le pouvoir des Soviets.


Passons, maintenant, aux dévastations causées par le régime communiste dans le domaine des diverses industries.

La nationalisation de l’industrie eut pour premier effet de remplacer, dans les entreprises industrielles, la direction immédiate et unique du propriétaire par la mainmise d’une bureaucratie formidable. Pour tout, il fallait passer par des organisations centrales. S’agissait-il de l’approvisionnement en matières premières ? On devait s’adresser aux Directions centrales « Glavki et Centri » qui déterminaient les quantités à livrer et les délais de livraison. De même on devait s’adresser pour le combustible à des organisations centrales spéciales. L’embauchage des ouvriers ne pouvait se faire que par l’intermédiaire des organisations ad hoc ; les salaires étaient fixés par des institutions d’Etat et payés sans tenir compte du rendement du travail. Pour obtenir les fonds nécessaires à la marche des entreprises, il fallait s’adresser au Commissariat des Finances. Ainsi se trouvait substituée à la volonté unique d’autrefois une multitude d’institutions bureaucratiques avec des cadres énormes de fonctionnaires et une paperasserie fastidieuse engloutissant des sommes énormes.

Le résultat de cette politique fut l’arrêt presque total de la production.

Voici le bilan industriel de cette période que dresse la revue l’Économiste, éditée à Moscou (n° 2, de 1922) :

« La production de la houille qui atteignait avant la guerre (non compris les territoires détachés de la Russie) 1 800 millions de pouds par an, n’était plus que de 450 millions de pouds en 1920 et 251 millions pendant les six premiers mois de 1921. La consommation de la houille pour les besoins propres des houillères en 1921 a atteint 48 pour 100 contre 7 à 8 pour 100 avant la guerre ; et les quantités insignifiantes qui restaient étaient encore, pendant les transports, diminuées par des vols (atteignant 60 pour 100 d’après les données officielles), effectués le long des voies ferrées par la population souffrant du froid.

« Même situation pour le naphte dont la production, de 525 millions de pouds en 1917, tomba, en 1921, à 240 millions de pouds. En même temps, les travaux de forage sont tombés en 1921 à 22 sagènes [2] par mois au lieu de 5 000 sagènes en 1913.

« Dans le domaine de l’industrie métallurgique, la situation a été en 1921 aussi grave. La production de la fonte n’a été que de 7 millions et demi de pouds en 1921, soit moins de 3 pour 100 de la production d’avant-guerre. De même il n’a été produit en 1921 dans le bassin du Krivoi Rog que 13 millions de pouds de minerai de fer contre 530 millions en 1913. En un mot, la production métallurgique russe, cette base de la vie industrielle, était presque arrêtée.

« L’industrie textile, qui était avant la guerre la branche de l’industrie russe la plus puissante, a subi le même sort. En 1921, dans l’industrie du coton ne travaillaient que 12 p. 100 des broches et la production n’était que de 6 p. 100 de celle d’avant-guerre. Dans l’industrie du lin ne travaillaient que 25 p. 100 de broches et la production a rétrogradé au niveau des années 1850-60.

« Dans son ensemble, la production industrielle russe ne dépassait pas 6 p. 100 de celle d’avant-guerre.

« La désorganisation des transports n’a pas été moins profonde. Elle a été causée par une désorganisation totale administrative et technique, par une baisse extrême de la productivité du travail, par le manque de combustible et le mauvais état du ravitaillement. L’état des voies était lamentable par suite de l’impossibilité de changer les traverses et les rails. »

D’après les tableaux annexés au récent rapport de la Ligue des Nations sur les conditions économiques de la Russie (Genève, 1922), le pourcentage des locomotives inutilisables a passé de 15,16 p. 100 en 1914 et 16,8 p. 100 en 1916 à 57,2 en 1921 et la proportion de wagons inutilisables de 3,7 p. 100 en 1916 à 20,9 p. 100 en 1921. Le nombre moyen journalier des wagons chargés est tombé de 33,643 en 1913 à 9,780 en 1921. La construction des locomotives, qui était de 609 pièces en 1913 et 916 pièces en 1916, n’était plus que de 73 pièces en 1921 et la construction des wagons de 20 429 en 1913 et 31 674 en 1914 n’en comprenait que 950 en 1921. Un récent rapport, présenté au Gouvernement français par un de ses agents, donne un tableau encore beaucoup plus lamentable.

La production agricole a aussi profondément souffert. La politique bolchévique envers les paysans était fondée sur ce principe que toute la production des céréales excédant les besoins minima de l’alimentation appartenait à l’Etat. La réquisition des produits agricoles, implacablement pratiquée par la force armée, était devenue ainsi le mode principal, sinon le seul, de la constitution de stocks de ravitaillement et de matières premières par les pouvoirs soviétiques.

Il s’est trouvé cependant que la campagne avait à sa disposition une arme terrible, dont elle a usé pour répondre aux incursions des villes affamées. Cette arme consistait dans la diminution de l’ensemencement et de toute la production agricole en général, réduite aux limites de la consommation personnelle de la population rurale. Joignez la nécessité réelle de diminuer l’ensemencement par suite de l’usure du matériel, de la diminution du cheptel et de l’absence de graines.

Résultat : la superficie emblavée de céréales, qui était pour les territoires actuellement occupés par la Russie des Soviets de 85 700 000 déciatines en 1909-1913, est tombée à 56 800 000 déciatines en 1920, à 49 100 000 déciatines en 1921 et à 45 000 000 en 1922.

La culture des plantes industrielles a subi de même une très forte réduction. Au lieu de 27 millions de pouds avant la guerre, la récolte du lin n’a donné en 1920-1921 que 3 millions. Pour le coton, au lieu de 12 millions de pouds, on n’a produit en 1921 que 700 000 pouds ; au lieu de 6 millions de pouds de laine, 600 000, etc. La production de betteraves s’est abaissée de 630 millions de pouds en 1914-1915 à 43 millions en 1920-1921.

En même temps, le gros bétail a diminué de 50 p. 100, les porcs de 60 p. 100, les moutons de 70 p. 400. Le nombre de chevaux a diminué de 36 à 6 millions.

Cette politique du Gouvernement des Soviets envers les paysans fut une des causes déterminantes de la grande famine de 1921-1922 [3].

Les finances publiques ne pouvaient manquer de refléter cette situation désastreuse de la vie économique. La suppression de la matière imposable prive le budget de l’Etat de ses principales sources de recettes. Loin d’être rémunératrice, l’industrie nationalisée qui devait constituer, d’après la théorie communiste, la source principale de recettes dans l’économie financière de l’Etat communiste, accuse des déficits énormes. Le montant insignifiant des recettes et la hausse vertigineuse des dépenses ont trouvé leur expression dans les budgets soviétiques, lesquels se chiffrent comme suit :


En millions de roubles. « «
Recettes. Dépenses. Déficit.
1918 1 804 46 726 44 922
1919 48 954 216 697 167 743
1920 150 000 1 150 000 1 000 000

D’après un mot du Commissaire aux Finances, Krestinsky, que nous ne faisons que reproduire, — le budget soviétique de 1920, dont le déficit atteint 98 pour 100, est tout simplement un « budget de dépenses, » ou, mieux encore, un « budget d’émission de papier monnaie. »

Devant la catastrophe qui menaçait l’existence même du pouvoir bolchévique, le Gouvernement des Soviets a cherché, d’une part, une issue à cette situation critique, et, d’autre part, les moyens de se concilier les larges masses des populations rurales qui s’étaient dressées, les armes à la main, contre la réquisition forcée des produits agricoles. Il adopta une nouvelle politique économique. C’est le fameux « nep, » inauguré à la fin du mois de mars par un discours de Lénine, discours dans lequel le dictateur bolchévique a ouvertement reconnu que la politique du communisme intégral a échoué devant les exigences de la vie et l’opposition des paysans.


NOUVELLE ORIENTATION DE LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE DES SOVIETS

La nouvelle politique économique du Gouvernement des Soviets peut être formulée de la manière suivante :

1° Devant l’opposition des paysans, les pouvoirs soviétiques renoncent au système de réquisition des excédents de la production agricole pour créer un impôt en nature (prodnalogue). Tout agriculteur peut librement disposer des excédents qui lui resteraient après le paiement de l’impôt. Il a le droit de les vendre sur le marché.

2° Par conséquent, comme suite de la création de l’impôt en nature, le Gouvernement admet la liberté du commerce.

3° Le Gouvernement des Soviets cherche à augmenter le rendement des entreprises nationalisées en les réunissant en trusts, en les organisant» sur des bases commerciales, » c’est-à-dire en leur accordant une autonomie au point de vue de l’achat des matières premières et du combustible, de la vente des produits, etc.

4° Pour alléger le budget de l’industrie nationalisée, le Gouvernement des Soviets autorise l’affermage des entreprises dont l’État ne peut pas assurer l’exploitation avec bénéfices. Toutefois, les branches les plus importantes de l’industrie et des transports, « les hauteurs qui commandent les positions, » d’après l’expression de Lénine, doivent rester entre les mains du Gouvernement.

5° Cette nouvelle orientation de la politique économique conduit nécessairement à des modifications dans le domaine de la politique financière.

En ce qui concerne les dépenses, la nouvelle politique économique devant donner à une grande partie de la population urbaine la possibilité de gagner sa vie, le Gouvernement des Soviets se décharge du soin de ravitailler les citadins en vivres et en objets de première nécessité. Il ne conserve à sa charge que l’armée rouge et une partie des ouvriers et employés. Cette opération réduit d’environ 35 millions le nombre des personnes qui avaient été antérieurement à la charge de l’Etat communiste.

Le rétablissement d’une certaine liberté d’échanges et l’affermage d’entreprises industrielles créant une nouvelle matière imposable, le Gouvernement des Soviets commence à rétablir en hâte le vieux système d’impôts. C’est ainsi qu’il rétablit les patentes et toute une série d’impôts de consommation (tabac, sel, alcool) et d’impôts locaux.

La nouvelle politique amène le besoin d’organiser le crédit, aussi indispensable aux échanges qu’aux entreprises affermées. D’un autre côté, le budget des entreprises industrielles réorganisées sur des bases commerciales n’est plus, dorénavant, englobé dans le budget d’État. C’est pour ces raisons que l’on crée la Banque d’Etat.

Enfin, abandon de la politique qui tendait à faire disparaître la monnaie. Au contraire, différentes mesures sont prises pour consolider le pouvoir d’achat du rouble ; la création d’un réseau de caisses d’épargne est envisagée, et des mesures sont prises en vue de diminuer l’inflation fiduciaire ; on favorise de toutes manières l’ouverture des comptes de dépôts en banque, on rétablit l’usage des chèques, etc.


Cette nouvelle politique est appliquée par le Gouvernement des Soviets depuis dix-huit mois. Demandons-nous quels en ont été les résultats réels. A-t-elle modifié radicalement la situation économique de la Russie ? A-t-elle arrêté le mouvement de destruction des forces productrices du pays ? A-t-elle, enfin, inauguré une reconstruction de la vie économique et des finances publiques de la Russie ?

Examinons d’abord la situation de la grande industrie, des transports et du commerce extérieur que le Gouvernement des Soviets considère comme les « hauteurs qui commandent les positions » et qui doivent, par conséquent, rester entre les mains de l’État.

Voici la situation de cette industrie après l’application par le Gouvernement des Soviets, pendant plus d’une année, de la « nouvelle politique économique. » Dans la Pravda du 1er décembre 1922, le bolchéviste notoire Larine essaie de dresser le bilan de l’industrie nationalisée pour les neuf premiers mois de 1922. Voici les résultats auxquels il arrive !

Pour cette période de neuf mois, les recettes brutes de l’industrie nationalisée ne dépassent pas 720 millions de roubles, tandis que les dépenses atteignent 890 millions de roubles. Par conséquent, l’industrie nationalisée a éprouvé pendant les neuf premiers mois de 1922 un déficit net de 24 p. 100. Une partie de ce déficit a été couverte par des subventions de l’Etat et le reste par la liquidation d’une partie des réserves. D’après les données publiées par le Conseil suprême économique, l’industrie nationalisée avait, à la fin de 1922, seulement pour 380 millions de roubles de capitaux de roulement (matières premières, etc.) au lieu de 550 millions au début de l’année. Elle fut, par conséquent, forcée, pour couvrir le déficit, de procéder à la liquidation de 30 p. 100 de ses disponibilités.

Ces résultats déplorables s’expliquent par le fait que la « nouvelle politique économique » n’a en réalité rien modifié dans les principes sur lesquels les bolchévistes ont fondé l’organisation de l’industrie. Les « trusts d’État » créés après l’inauguration de cette politique, pour remplacer les Directions centrales, n’ont réalisé qu’un changement de façade et, comme l’avoue l’auteur de l’article sur la nouvelle politique industrielle, publié par la revue Renaissance économique (n° 1 de l’année 1922, p. 53) éditée à Pétrograd, n’ont de commun que le nom avec les trusts industriels européens. « La vie d’une entreprise industrielle, dit l’auteur de cet article, suppose toute une série de conditions : l’entreprise doit avoir à sa disposition des capitaux suffisants, elle doit pouvoir en temps utile compléter ses stocks de matières premières et de combustible, disposer de la main-d’œuvre nécessaire et fixer les conditions du travail, posséder un marché d’écoulement et s’adapter à ses exigences, etc. Les trusts ne réalisent aucune de ces conditions. Le Gouvernement n’a pu que leur remettre les restes des capitaux dont disposaient les entreprises. Un outillage qui exige des réparations capitales, quelques réserves de matières premières, des stocks des produits qui n’ont pas pu trouver d’acheteurs, — voilà quelles sont les ressources avec lesquelles il a été recommandé aux trusts de « reconstituer l’industrie et en former une base solide pour la vie économique du pays. »

« Supposons même que le trust ait réalisé les stocks et ait obtenu des subventions. Peut-il compter qu’il sera à même d’assurer à ses entreprises les matières premières et le combustible nécessaires à un travail normal ? Dans les conditions actuelles, — non ! Le marché des matières premières est désorganisé, l’état des transports est déplorable, une monnaie stable n’existe pas. Dans ces conditions, le succès est impossible.

« Mais il y a mieux : dans le domaine du travail, les trusts d’Etat sont placés dans des conditions qui paralysent toute entreprise industrielle. Ils ne savent pas quel sera le taux des salaires qu’ils auront à payer, n’ayant pas le droit de fixer eux-mêmes ces salaires. Ce sont les syndicats professionnels qui fixent les salaires, en donnant un effet rétroactif à leurs décisions. Cette situation conduit souvent à des résultats absolument ineptes : ainsi un trust qui a produit en février pour 4 500 millions de roubles a dû, par suite d’une décision de ce genre, doubler en mars les salaires des ouvriers et débourser pour une production de 4 500 millions de roubles, 4 millions de salaires [4] ! »

L’auteur conclut en déclarant que les administrateurs qui gèrent au nom de l’Etat, sans encourir aucune responsabilité, ne pourront jamais atteindre des résultats satisfaisants. « Le sort de l’industrie restera incertain, tant que ne sera pas créée pour cette industrie une atmosphère économique et psychologique normale. » Ainsi, dans les cadres du régime bolchévique, même amendé par la nouvelle politique économique, la reconstitution de l’industrie est irréalisable.

D’après le rapport que le bolchéviste de marque, Groman, a fait au début de décembre dernier devant le « Gosplan » (Commission suprême pour l’élaboration du programme de l’activité économique de l’État), aucune amélioration n’est à constater dans l’industrie depuis 1920 ; au contraire, une forte tendance à la diminution se manifeste dans la production industrielle et dans l’extraction des combustibles. Quant aux transports ferroviaires, ils donnent lieu aux constatations suivantes : diminution du trafic, augmentation du nombre de wagons inutilisables et renouvellement insuffisant des rails et des traverses. Le pays, déclare Groman, est en train de consommer son capital.

Pour illustrer la situation, le rapporteur insiste, avec plus de détails, sur l’état de l’industrie du Donetz. Là, malgré une tendance à l’accroissement de la productivité du travail, la production ne cesse de baisser par suite de la diminution du nombre des travailleurs. Cette diminution est la conséquence de l’impossibilité, d’un côté, d’assurer l’entretien d’un nombre suffisant d’ouvriers et, de l’autre, de disposer des moyens techniques nécessaires pour organiser le travail d’un nombre plus grand d’ouvriers.

Quant aux salaires moyens, ils atteignent à peine 30 pour 100 du chiffre d’avant-guerre.

Le rapporteur passe ensuite en revue la crise des matières premières. Les stocks de coton, de laine, de lin, ont subi une forte diminution. Les stocks de fonte ont baissé, du 1er janvier 1921 au 1er avril 1922, de 22 à 8 millions de pouds, les stocks de naphte de 104 à 30 millions de pouds. La capacité d’achat de la population a diminué de 60 pour 100. Le rapporteur estime que cet épuisement des forces économiques du pays ne peut aller qu’en s’accentuant, et que, dans ces conditions, il est vain d’espérer de stabiliser le rouble. Il n’aperçoit de salut que dans un secours venu de l’extérieur, notamment dans un contact plus étroit de l’économie russe avec l’économie mondiale.

Passons à la situation des transports nationalisés. Elle n’est pas meilleure, sous le régime de la nouvelle politique, que celle de l’industrie.

En 1922, les crédits à ouvrir aux chemins de fer nationalisés pour les neuf mois de janvier à septembre, étaient estimés à 323 millions de roubles-or d’avant-guerre et les prévisions des recettes étaient évaluées à 206,3 millions de roubles-or d’avant-guerre. Le déficit ressortait, par conséquent, à 117,2 millions de roubles. Etant donné que l’Etat n’était pas à même de couvrir le déficit, sensiblement supérieur à celui inscrit dans les prévisions budgétaires, l’administration des chemins de fer était forcée d’arrêter les dépenses les plus urgentes, ne faisait pas de réparations, ne changeait pas les traverses et ne payait que partiellement la main-d’œuvre et les fournitures en combustible et en matériaux. Conclusion : les transports ferroviaires ne peuvent être que déficitaires et doivent nécessairement rester à la charge du budget. (Vie économique du 20 octobre 1922.)

La situation est encore pire en ce qui concerne le commerce extérieur. D’après les données du commissariat pour le commerce extérieur, l’exportation de la Russie pendant les neuf premiers mois de 1922 a été (calculée d’après les prix de 1913) de 48 millions de roubles et l’importation de 225 millions de roubles (non compris l’importation faite par les organisations de secours aux affamés). Par conséquent, l’excédent des importations sur les exportations a été de 177 millions de roubles et le déficit delà balance commerciale atteint 80 p. 100 du total de l’importation. Ce déficit a dû être couvert par l’Etat par des exportations d’or.

On le voit : la conservation entre les mains du Gouvernement de ces trois « hauteurs qui commandent les positions, » — la grande industrie, les transports, le commerce extérieur, — exige de l’Etat des sacrifices énormes. Avant le coup d’État bolchévique, ces branches de l’activité économique formaient des sources permanentes de revenu national et de recettes pour l’Etat. Sous le régime communiste, ces mêmes branches d’activité sont devenues des sources permanentes de déficits considérables et la nouvelle politique économique n’a amené dans cette situation aucun changement.

Le Gouvernement des Soviets est ainsi conduit à rechercher les moyens financiers qui lui permettront non seulement de couvrir les dépenses publiques, mais aussi de combler les déficits de l’industrie, des transports et du commerce nationalisés.

Quelles sont les ressources normales dont peut disposer le Pouvoir bolchévique pour satisfaire à cet ensemble de besoins financiers ? Ce sont l’impôt en nature et les impôts en argent.

L’impôt en nature est prélevé sur les paysans. Il dépend essentiellement de l’état de la production agricole. Or, la nouvelle politique économique du Gouvernement n’a apporté aucune amélioration dans la situation agricole du pays ruinée par l’expérience communiste et profondément atteinte par la dernière famine. La décadence de l’agriculture et l’appauvrissement des paysans ont été récemment reconnus par le rapport du commissaire à l’Agriculture présenté à la Conférence réunie des représentants du Conseil du travail et de la Défense nationale, du Comité central du parti communiste et du Bureau du Comité central exécutif. Il résulte de ce rapport que les emblavures d’hiver ont subi, en 1923, par comparaison avec l’année précédente, une diminution de 10 à 15 p. 100 et ne constituent plus que 40 p. 100 des emblavures d’avant-guerre. Pour les ensemencements de printemps, il manque environ 600 millions de pouds de grains et il sera impossible de fournir à temps plus de la moitié de cette quantité. D’ailleurs, si même on arrivait à fournir aux paysans la totalité des graines dont ils ont besoin pour les ensemencements de printemps, il leur serait impossible de les utiliser, étant donnée la destruction du cheptel. Le nombre d’exploitations paysannes dépourvues de chevaux atteint 30 p. 100. Ces données ont été entièrement confirmées par le rapport que Mesyatzoff a présenté, en décembre 1922, au Congrès Panrusse des Soviets.

Dans ces conditions, le montant de l’impôt en nature prélevé en 1922, et qui est de 300 millions de roubles-or, doit être considéré comme un maximum qui n’a pu être atteint que grâce à une récolte relativement bonne.

Avant la guerre, les populations rurales payaient, en impôts et taxes d’Etat, environ 1 400 millions de roubles (11,23 roubles par tête). Par conséquent, elles versaient à l’Etat, sans mesures de coercition et sans l’intervention de la force armée, cinq fois plus d’impôts que n’en peut percevoir le Gouvernement soviétique avec son système actuel.

Abstraction faite de sa consommation personnelle (16 pouds par tête en moyenne), la population rurale de Russie réalisait avant la guerre des excédents de céréales suffisants, non seulement pour faire face aux impôts d’Etat, mais encore pour faire l’acquisition des produits manufacturés dont elle avait besoin. Elle dépensait de ce chef 20 roubles 42 copecks ; elle ne dépense actuellement, d’après le statisticien bolchévique Popoff, que 3 roubles 41 copecks, c’est-à-dire sept fois moins.

En ce qui concerne le rétablissement du système d’impôts, les résultats de la nouvelle politique financière ont été aussi peu productifs. Les raisons en sont multiples. La première, et peut-être la plus importante, est que la nouvelle politique économique n’a pas donné les résultats qu’on en avait attendus. Elle a bien rétabli, dans des cadres restreints, la liberté du commerce et de la petite industrie, mais la nouvelle matière imposable résultant de la nouvelle politique économique ne pouvait servir de base sérieuse à un système d’impôts productif.

Contrairement aux espérances du Gouvernement des Soviets, le retour aux impôts anciens n’a produit que des sommes insignifiantes, malgré l’élévation continue du chiffre des impôts qui, sous le régime de la nouvelle politique soviétique, sont plus lourds que les impôts d’avant-guerre. Ainsi, les impôts supportés par l’industrie atteignent actuellement 30 p. 100, contre 5 p. 100 avant la guerre.

L’augmentation d’impôts a provoqué un accroissement d’arriérés, tel qu’aucun pays du monde n’en a connu jusqu’à présent. C’est ainsi que, pour les huit mois janvier-août 1922, les arriérés se montent à 4 436 milliards de roubles pour les impôts frappant l’industrie, ce qui représente 23 p. 100 des sommes encaissées. Pour les impôts indirects, les arriérés sont de 16 009 milliards de roubles, soit 96,4 p. 100 des sommes encaissées. Pour les droits de douane, la somme des arriérés est encore plus énorme : 43 710 milliards de roubles, soit 662 p. 100 des sommes encaissées. {Messager des Finances, du 5 octobre 1922.)

L’industrie nationalisée travaille à perte et vend ses produits au-dessous du prix de revient : elle ne peut donc pas faire payer par les consommateurs les contributions directes et indirectes qu’elle verse à l’Etat. Elle supporte elle-même le poids de ces contributions qui augmentent d’autant ses déficits. Le seul moyen qu’elle ait, pour couvrir ces déficits, est le recours aux subventions de l’État qui lui sont octroyées à l’aide de nouvelles émissions de papier-monnaie, ou la consommation de son capital et de ses stocks. C’est sur le produit de la liquidation des stocks accumulés pendant les régimes précédents que l’industrie a payé à l’État la plus grosse partie d’impôts.

Par conséquent, sous le régime actuel, c’est le paysan qui est le principal, sinon l’unique contribuable de l’Etat russe. C’est lui qui est obligé de soutenir l’industrie russe qui, sous le règne des bolchévistes, ne donne que des déficits. C’est sur son dos que retombent en définitive toutes les dépenses du Gouvernement des Soviets à l’étranger pour l’entretien de ses missions et pour la distribution des subsides à des milliers de vauriens qui travaillent, aux dépens du peuple russe, « à la préparation de la révolution mondiale. »

Si le budget soviétique est, au chapitre des recettes, supporté presque entièrement par les paysans, en revanche, sur les dépenses que fait le Pouvoir bolchévique, une partie infime est affectée à venir en aide aux exploitations agricoles paysannes. Les dépenses pour l’agriculture ne forment pas plus de 3 p. 100 du budget soviétique. Elles sont donc infiniment moindres que celles qui étaient inscrites dans les budgets russes avant la guerre. Le Gouvernement des Soviets travaille avec beaucoup plus de succès à la ruine du paysan qu’à son profit.

Exemple : d’après le dernier rapport du commissaire à l’Agriculture, il a été acheté pour les besoins des paysans 8 650 chevaux, 245 chameaux et 10 bœufs, tandis qu’en même temps, seulement dans les deux districts de la province de Pskoff, le Gouvernement réquisitionnait chez les paysans 13 600 têtes de gros bétail, sans compter les porcs et les moutons.

Si les ressources tirées de l’impôt en nature sont insuffisantes et incertaines, et si, d’autre part, les impôts en argent donnent des recettes insignifiantes, comment et à quelles sources le Gouvernement des Soviets a-t-il puisé les sommes qui lui ont permis d’exister jusqu’à l’heure présente ? Ces sources sont au nombre de trois :

1° Dilapidation de la réserve d’or qui existait en Russie ;

2° Consommation des stocks constitués par l’activité économique du régime précédent et se trouvant aux mains des pouvoirs soviétiques ;

3° Emission de papier-monnaie.

Le Gouvernement des Soviets a reçu comme héritage du régime précédent environ 900 millions de roubles or.

Ne disposant pas d’autres ressources pour couvrir les déficits de sa balance commerciale et ses frais à l’étranger occasionnés par l’entretien des différentes missions, principalement pour la propagande, le Gouvernement bolchevique a dilapidé rapidement cette réserve. Nous ne possédons malheureusement aucun renseignement permettant d’établir avec précision la valeur du stock d’or qui reste encore entre les mains du pouvoir soviétique, puisque nous n’avons pas de données sur la valeur des objets précieux provenant du système de pillage organisé ; mais, étant donnés les chiffres des déficits de la balance commerciale, on peut affirmer qu’il ne reste plus que peu de chose de l’or légué par le régime précédent et que les commerçants étrangers sont payés actuellement avec de l’or et des pierres précieuses confisqués et volés dans les églises et à des particuliers. Il reste peut-être encore comme dernière ressource les diamants de la Couronne, que les bolchévistes gardent pour leur onzième heure et qu’ils cherchent pour le moment à liquider à l’étranger.

Les stocks de marchandises légués par le régime précédent étaient encore plus considérables que les réserves d’or. D’après les calculs approximatifs que nous trouvons dans les rapports présentés au Congrès des représentants des Finances, du Commerce et de l’Industrie (mai 1921), calculs établis surtout sur la foi de documents bolchéviques, les stocks dont disposait la Russie, au moment du coup d’Etat bolchévique, représentaient un milliard de pouds de blé, 305 millions de pouds de naphte, 104 millions de pouds de houille, 12 millions de sagène cubes de bois de chauffage et de construction, 50 millions de pouds de fonte, etc.

Ces stocks, qui, en temps normal, eussent représenté à peine la consommation d’une année, et qui ne se sont pas renouvelés, touchent à l’épuisement complet : la preuve en est dans les indications répétées qu’on rencontre dans la presse soviétique ; en vain les pouvoirs soviétiques prescrivent-ils la plus grande parcimonie dans la dépense des stocks disponibles et soulignent-ils fréquemment la nécessité de les faire durer, si possible, jusqu’au moment où l’on aura pu intensifier le rendement de l’industrie soviétique.

Le troisième moyen est l’émission de papier-monnaie. Le Gouvernement bolchévique la pratique dans des proportions inconnues de l’histoire monétaire. Au moment où les bolchévistes se sont emparés du pouvoir, la circulation des roubles papier était de dix-huit milliards de roubles et, d’après les cours du marché extérieur, un rouble papier valait 0,25 rouble-or. A l’heure actuelle, la circulation dépasse le chiffre astronomique de deux quadrillons de roubles. Elle a, par conséquent, augmenté, en cinq années de régime bolchévique, de cent mille fois. Le cours du rouble est tombé pour le rouble papier, à 1/22 000 000 de rouble or. Le rouble or coûte donc aujourd’hui 22 millions de roubles papier ! Le rouble s’est déprécié, par conséquent, de plus de cinq millions de fois.

La baisse du rouble est tellement rapide que le Gouvernement des Soviets tire de moins en moins de profits de ces émissions de papier. C’est ainsi qu’en 1922, la quantité des roubles en circulation a augmenté de cent vingt fois, tandis que le pouvoir d’achat du rouble a baissé de cent fois.

Telles sont les trois sources où l’Etat soviétique a puisé pour prolonger jusqu’à maintenant son existence. A l’heure actuelle, elles sont presque entièrement taries : les stocks anciens de marchandises sont épuisés, les réserves d’or dilapidées, le pouvoir d’achat du rouble approche de zéro.

Dans ces conditions, il ne reste au Pouvoir bolchévique que les ressources que peuvent lui fournir les impôts : d’un côté, l’impôt en nature sur les paysans et de l’autre l’impôt en argent. Cela ne représente pas, pour une année de bonne récolte, plus de 400 millions de roubles or, somme manifestement insuffisante pour couvrir les dépenses de l’Etat bolchevique, puisque le seul entretien de l’armée rouge exige environ 300 millions de roubles.

Le Gouvernement des Soviets est ainsi acculé à une banqueroute financière inévitable que les diamants de la Couronne n’arrêteront pas. Cette banqueroute provient du défaut de toute concordance entre les ressources que le Gouvernement peut tirer de la population et les besoins qu’il essaie de prendre à sa charge. Le Gouvernement des Soviets n’est pas en état de satisfaire aux besoins les plus élémentaires de l’industrie et des transports. Les moyens lui manquent même pour entretenir les 3 millions de personnes qui continuent encore à rester à la charge du budget soviétique. Cette banqueroute financière a comme résultat une crise aiguë dans l’industrie et dans les transports, qui provoque la fermeture des fabriques et des usines et l’arrêt de circulation sur des tronçons du réseau ferré, des retards considérables dans le paiement des appointements aux fonctionnaires et des salaires aux ouvriers de l’industrie nationale.


Concluons. Il existe deux systèmes d’organisation économique. Le premier a pour base le droit de propriété, l’initiative privée et la responsabilité individuelle. Il suppose une collaboration aussi étroite que possible entre les initiatives privées, les groupements intéressés et l’État ; mais c’est sur l’effort personnel de chacun et de tous, c’est sur l’initiative libre de chaque individu et des groupements librement constitués que, d’après cette formule, doit être érigé tout l’édifice de la vie économique du pays.

A cette conception qui était à la base de l’organisation russe avant leur coup d’État, les bolchévistes ont opposé une formule toute différente, qui est la formule communiste. Écartant totalement le principe de l’initiative privée et de la responsabilité individuelle, ils ont tenté de réaliser un régime où la production, la circulation et la répartition des richesses seraient organisées et régies uniquement par la puissance collective de l’État. L’essai fut mené avec une brutalité et une rigueur impitoyables. Il est à noter qu’il se présentait dans des conditions particulièrement favorables sur un territoire immense, largement pourvu de richesses naturelles agricoles, minières, forestières et, par conséquent, en état de se suffire lui-même. La faillite de l’industrie, la faillite de l’agriculture, la faillite des finances, la faillite de la circulation monétaire et, comme conséquence immédiate, la fermeture des usines, le chômage de milliers d’ouvriers, la famine emportant des millions de victimes, tels sont les résultats de cet essai. Nous assistons à une débâcle formidable : ce n’est rien moins que la complète destruction de la vie économique russe, telle qu’elle avait été créée et perfectionnée par toute une série de générations.

Nous avons vu que la « nouvelle politique économique » n’a pas pu arrêter cette débâcle. Est-il vrai que du moins, comme il a été dit en ces derniers temps, les concessions faites par la nouvelle politique économique des Soviets, et notamment la liberté du commerce, ont suffi pour rendre les conditions de la vie plus supportables et rendre même une certaine animation aux grands centres, tels que Moscou et Pétrograd ? Hélas ! cette animation est une animation de surface et, dans une certaine mesure « pathologique, » attendu qu’elle a son origine dans une spéculation malsaine. Cela, de l’aveu des bolchévistes eux-mêmes.

C’est le président du bureau permanent des congrès de l’Industrie et du Transport nationalisés, le communiste Holtzmann, qui a déclaré au journal la Vie Économique (n° du 1er septembre 1922) : « L’animation apportée dans l’économie nationale russe par la nouvelle politique n’est jusqu’à présent qu’une animation purement pathologique. Cette animation se manifeste surtout par l’ouverture des restaurants, cafés, cercles, cafés-concerts, etc. Quant à l’industrie, à la grande industrie nationalisée, la politique nouvelle ne l’a pas touchée et elle continue à vivre sous l’ancien régime communiste. »

Cette animation, qui frappa si fort l’imagination de certains visiteurs étrangers des magasins et des restaurants de Moscou et de Pétrograd, coûte d’ailleurs très cher au pays : en effet, elle provient en grande partie de la liquidation, sous le couvert de la nouvelle politique, des tout derniers restes des stocks accumulés sous le régime précédent. Le Président de la Commission du commerce intérieur, Lejava, dans une conférence faite le 3 novembre 1922 au Cercle économique de Pétrograd (Vie économique du 5 novembre 1922), a dit à ce sujet : « La première année de la nouvelle politique économique peut être définie comme une année de liquidation à tout prix des stocks. Les résultats de cette liquidation ont été, d’après le Conseil supérieur de l’Economie nationale, les suivants : le fonds de roulement de l’industrie (stocks de matières premières, combustibles et objets de fabrique) a été, au début de la première année de l’application de la nouvelle politique, de 500 millions de roubles-or. A l’heure actuelle, après une année et demie de la nouvelle politique, il ne reste plus de ce fonds de roulement que la moitié : 260 millions de roubles. »


Il est une dernière question que nous posera nécessairement le lecteur français : quelle est la politique que les Gouvernements étrangers doivent suivre vis à vis du Gouvernement des Soviets, et est-il possible d’obtenir, dans le domaine économique, des résultats pratiques en renouant des relations officielles ou privées avec le Pouvoir bolchévique ? Cette question est particulièrement légitime de la part des étrangers qui, — comme les Français, — ont placé leur épargne en Russie et ont ainsi contribué à l’essor économique du pays dans le passé. La réponse à cette question a déjà été donnée par les faits.

Nous avons l’expérience de deux conférences : celle de Gênes et celle de La Haye. L’ensemble des Etats réunis à ces conférences a fait preuve des meilleures intentions envers la Russie et de la plus grande patience envers les représentants du Gouvernement soviétique, afin d’arriver à une entente qui permettrait de réaliser l’œuvre de la reconstitution de la Russie.

Le Président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, M. Poincaré, dans le mémorandum adressé aux Puissances invitées à la conférence de la Haye, résumait dans les termes suivants les résultats de la conférence de Gênes :

« Les négociations qui se sont poursuivies à Gênes pendant six semaines avec la Délégation soviétique russe n’ont abouti à aucun résultat pratique ; dans sa réponse du 11 mai au mémorandum qui lui avait été présenté, la Délégation russe a écarté délibérément l’offre de secours faite au peuple russe ; elle a, en outre, rejeté toutes les conditions et garanties de sécurité expressément réclamées dans l’invitation adressée à la Russie le 10 janvier et rappelées le 10 avril, à l’ouverture de la conférence de Gênes, comme ayant été acceptées en même temps que cette invitation.

« Enfin, par cette note du 11 mai, la délégation russe s’est refusée à restituer les biens des étrangers, à les indemniser des dommages subis, à reconnaître les dettes, sans paraître comprendre le mouvement de solidarité humaine qui avait porté les démocrates de l’Europe au secours de la démocratie russe. »

Faut-il rappeler que la conférence de la Haye n’a pas donné des résultats meilleurs que celle de Gênes ?

De même, les tractations privées inaugurées après l’échec de ces deux conférences, n’ont donné jusqu’ici aucun résultat positif.

Après l’échec de la tentative d’Urquhart, nombreux sont les exemples de cas où des capitalistes étrangers ont essayé de conclure des arrangements avec le Gouvernement des Soviets. C’est de la part des capitalistes allemands que ces tentatives ont été les plus nombreuses. On pourrait croire que l’Allemagne qui a reconnu de jure le pouvoir des Soviets, se trouve dans des conditions particulièrement favorables pour arriver à des arrangements pratiques avec ce Pouvoir. En fait, l’Allemagne non plus n’a rien obtenu des tentatives qu’elle a faites pour participer au travail de la reconstitution industrielle de la Russie.

Comment peut-on expliquer l’échec de ces tentatives ? Outre les raisons d’ordre général, il est une raison particulière qui, jusqu’ici, a formé un obstacle insurmontable à la réussite de ces expériences, Le Gouvernement des Soviets met comme condition préalable à tout arrangement, l’ouverture de crédits, sous forme d’emprunts ou d’avances, consentis au Pouvoir bolchévique. Le Gouvernement bolchévique a posé cette condition préalable aux conférences de Gênes et de la Haye et tout récemment encore Tchitchérine l’a confirmé dans une interview accordé au correspondant lausannois de l’Information. Enfin, cette condition préalable est posée par les bolchévistes dans tous leurs pourparlers avec les groupes financiers particuliers. C’est ainsi que, tout récemment, le Gouvernement des Soviets, en répondant à la proposition, du reste vaine, d’un groupe de banques allemandes qui sollicitait une concession de sucreries dans le midi de la Russie, a posé comme condition préalable à la conclusion d’un accord, le versement de 80 millions de roubles or, dont 30 millions sous forme d’un emprunt consenti au Gouvernement soviétique et 50 millions sous forme d’ouverture de crédits. Des conditions analogues ont été posées par le Gouvernement à l’occasion des pourparlers avec des groupes français (concessions de forêts, concessions de mines de pierres précieuses).

Ces demandes d’avances s’expliquent par le fait qu’après avoir gaspillé tous les stocks dont ils avaient hérité du régime précédent et n’obtenant qu’un rendement pour ainsi dire nul de l’économie nationale russe ruinée par eux, les bolchévistes envisagent les crédits en question comme le seul et unique moyen de conserver pendant quelque temps encore le pouvoir entre leurs mains.

Il nous reste à répondre à une objection qui nous a été faite en maintes occasions. On nous dit : « Vous êtes fort dans la critique et dans la négation. Mais quel est le programme positif dont vous proposez la réalisation pour rendre possible l’œuvre de la reconstitution économique de la Russie ? »

Pour toute réponse, nous ne pouvons que répéter ce qui, en plusieurs occasions, a été formulé par les grandes associations qui représentent à l’étranger les intérêts des banques, de l’industrie et du commerce russes, et qui sont composées des hommes qui furent à la tête de la vie économique russe pendant la période la plus notable de l’essor économique de la Russie !

« Il faut rétablir la propriété privée ; il faut renoncer au système des monopoles et du capitalisme d’État qui étouffe toutes les manifestations de la vie économique du pays ; le commerce extérieur et intérieur doit devenir le domaine exclusif de l’initiative privée ; l’industrie et les transports nationalisés, — source permanente de déficits budgétaires énormes, — doivent être dénationalisés et rendus au capital et à l’initiative privée ; les établissements de crédit doivent être reconstitués ; les prix et les salaires, au lieu d’être arbitrairement et unilatéralement fixés par l’État et par les syndicats professionnels, doivent résulter du libre jeu de la concurrence ; les impôts doivent être fixés en considération de la situation économique du pays et de la capacité de paiement de l’industrie ; des garanties juridiques suffisantes doivent être données en ce qui concerne la sécurité des personnes et des biens et l’exécution des contrats ; des efforts doivent être faits pour la réforme monétaire et l’assainissement du budget, dont les déficits croissants proviennent avant tout de l’industrie nationalisée et sont actuellement couverts par des émissions de papier monnaie. »

« Par-dessus tout, il faut que la justice la plus élémentaire commence à régner en Russie et que la terreur et les persécutions cessent dans ce malheureux pays. Il faut que chacun puisse vivre et respirer librement sur son sol natal. Assez de sang versé ! assez de ruines ! assez de vies humaines sacrifiées et de richesses détruites ! »

Ce programme qui est celui de l’expérience et de la force elle-même des choses, ne peut pas être réalisé dans les cadres du régime politique, économique et social instauré par les Soviets. Disons-le donc hautement : ce n’est qu’après la liquidation totale de ce régime que la réalisation de ce programme et, par conséquent, la grande œuvre de la reconstitution économique de la Russie deviendront possibles.

Comte W. Kokovtzoff.

  1. 1 poud = 16 kilogrammes.
  2. Sagène (2 mètres 133 millimètres).
  3. Voir : Société des Nations, rapport sur les conditions économiques de la Russie, p. 20, 21.
  4. Sous la pression des syndicats professionnels, les salaires sont fixés sans aucun égard aux ressources des entreprises et au prix de vente des produits. C’est ainsi que Rykoff, dans le N° 1 du 1er octobre 1922 de la Vie économique, indique qu’en 1913 un ouvrier métallurgiste fournissait par an, en moyenne, une production de 4 410 roubles-or. Son salaire annuel était de 356 roubles-or, soit 8 p. 100 de la valeur de la production. En 1922, la production moyenne annuelle d’un ouvrier métallurgiste, établie sur les données du premier semestre, est de 636 roubles-or, soit 14 p. 100 de la production de 1913. Dans ces conditions, le salaire de l’ouvrier métallurgiste qui est en 1922 de 150 roubles, tout en ne constituant que 40 p. 100 de son salaire en 1913 est, par rapport à la valeur de sa production, beaucoup plus élevé qu’en 1913. Il constitue presque 25 p. 100 de la valeur de sa production au lieu de 8 p. 100 en 1913.
    Les salaires que touche actuellement l’ouvrier russe sont extrêmement bas par comparaison avec l’avant-guerre : 22 roubles par mois en 1913 contre 8 roubles 22 copecks pendant les 6 premiers mois de 1922 (Vie économique, 13 décembre 1922).