Cinq mille ans/06

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EN WAGON

En plein ciel, à cinq cents mètres de hauteur, l’aérotram filait vers le couchant ; les touristes océaniens qui, le 18 juillet 6983, étaient venus visiter les ruines de Paris, un peu las de cette journée au grand air, s’installaient de leur mieux dans les quatre wagons, et calaient leurs reins dans les fauteuils. Une température tiède, après la brise de mer, la souplesse du train après le cahot des barques, le confort des sièges après la dureté des bancs et la fatigue de la marche leur plaisaient. En cette volupté physique, qui couronnait si bien une journée si belle, ils échangeaient des propos dénués de valeur, mais aimables : « Charmante excursion. — Tout à fait instructive. — Très intéressants, ces Parisiens. — Comme tout passe ! »

Un loustic, trop joyeux du retour, chantait :

Ah ! fuyons ces lieux,
Où l’on se fait vieux !…

Cependant, les voyageur qui se trouvaient dans le compartiment du professeur rivalisaient d’éloges sur sa leçon d’archéologie. Le maître, qui précisément était assis en face du poète, voulut bien témoigner qu’il était sans rancune, et, en souriant, il adressa la parole à ce déserteur de son cours.

— De grâce. Expliquez-moi une chose, monsieur : puisque le Montmartrois ne vous a point assommé en vous surprenant avec sa femme, quel besoin avait-il de revenir si vite, en apprenant votre… votre incartade ?

— Le besoin, je pense, de profiter, en me vendant ceci, et d’ailleurs assez cher.

Le poète tira de sa poche une poignée de sous, rongés d’oxyde, et mince. L’homme de science daigna prendre ce billon, que, du bout du médius, il éparpillait dans le creux de sa paume ; alors il proféra, non sans dédain :

— Oui, des pièces de France : on en trouve même chez nous, ce qui tend à prouver que notre pays fut autrefois une colonie de ce peuple.

Il rendit les sous du poète, et ajouta :

— Vulgaire monnaie de bronze, la plus courante, la moins rare ; pièces sans intérêt.

— Pour vous, monsieur, mais non pour moi, car elles sont la monnaie du pauvre, la plus émouvante, puisqu’elle fut la plus dure à gagner, et qu’elle s’est usée au frottement de toutes les misères : il y a plus de vie et plus d’âme, il y a plus d’humanité dans un vieux sou de cuivre que dans un louis d’or tout neuf !

— Poète ! fit un banquier.

— Imaginatif ! dit le maître.

— Vraiment oui, monsieur, comme vous.

Les reins du professeur sautèrent sur le fauteuil, comme si une puce les eût piqués.

— Eh ! là ! Prétendez-vous donc, monsieur, que l’érudition archéologique et ses classements ne soient que vaine poésie ?

— La poésie n’est jamais vaine, monsieur, puisqu’elle invente et qu’elle évoque, et que ses évocations nous élargissent le monde, en nous entr’ouvrant l’inconnu dans le passé ou l’avenir, voire dans le présent ! J’honore donc vos poèmes, tout autant que les nôtres, ou presque autant, car la seule différence qui m’apparaisse entre eux, mon cher maître, réside en ce que votre imagination parle comme une science qui décrète des vérités, tandis que la nôtre se contente d’être un art qui formule des rêves.

— L’archéologie ne serait point une science ?

— Non, monsieur, et par définition même, puisqu’elle manque d’absolu : ne voyez-vous pas les affirmations de cette prétendue science changer à tout instant et se renverser l’une l’autre ? La vérité d’il y a cinq ans n’est plus celle d’aujourd’hui, et la vôtre sera peut-être considérée demain, monsieur, comme… comme…

— N’achevez pas : je vous devine.

— Merci. Sans d’ailleurs chercher loin, reprit le jeune homme en secouant dans sa main la poignée de vieux sous, êtes-vous bien assuré qu’avant une année les récentes théories numismatiques du graveur Swyam…

On vit apparaître sur la face du savant, une expression de dédain triste ; mais l’outrecuidant rimeur continuait sans vergogne :

— Mieux que moi, mon cher maître, vous savez que ce grand artiste, après avoir réuni une suite très importante de médailles et de monnaies françaises, a dressé d’après elles un système de chronologie tout différent du vôtre : or, ce classement nouveau ne tendrait à rien moins qu’au bouleversement total des notions actuellement professées par l’archéologie, en ce qui concerne la France et son histoire…

L’impatience du maître était considérable ; il n’essayait même pas de la dissimuler.

— Un classement ! s’écria-t-il : vous appelez ça un classement, et vous demandez mon opinion ? Elle est simple : Swyam est un ignare, et son système une niaiserie ! De quoi parle-t-il là, et de quoi se mêle-t-il, que sait-il, d’où sort-il ? Quelles études préalables sont les siennes, pour que, tout d’un coup, il s’arroge le droit de formuler une théorie et de présenter un système ? Ainsi, la forte instruction ne servirait de rien, et le moindre amateur, sans brevets et sans titres, s’improviserait notre juge, pour déclarer que nous marchons dans le hasard, sinon dans les ténèbres, sur un sol mouvant et changeant ? Les médailles, les dates ! C’est fort joli : mais, l’évaluation que cet ignorant attribue à des chiffres inconnus de lui plus encore que de nous, en est-il sûr ? Sa chronologie, quand commence-t-elle ? À la fondation de Rome, ou de Paris ? On néglige de nous révéler cela ! Pourquoi ? Parce qu’on n’en sait rien ! Eh, jeune homme, qu’un sculpteur grave des médailles, si bon lui semble, et que même il recueille une collection, si le jeu l’en amuse ! Mais qu’il laisse aux érudits le soin de classer ce qu’il aime et d’en tirer les conclusions qu’il n’est point apte à déduire !

L’auditoire partagea les opinions du maître sur ces artistes qui osent opiner en matière d’art ou histoire de l’art, comme s’ils étaient professionnels. Néanmoins, cette verte semonce avait provoqué quelque malaise, et, pour en distraire les esprits, un homme de tact proposa de souper.

Les drageoirs reparurent : on se les tendait avec civilité, chacun offrant à son voisin quelqu’une des pilules qu’il avait apportées, selon son tempérament propre et les besoins de son hygiène.

— Un peu d’azotate vanillé ?

— Avec plaisir.

— Ce phosphate au piment est d’une saveur…

— J’ai là certain chlorure, dont vous me direz des nouvelles !

On suçait les pastilles, et l’on buvait, par gorgées, fréquentes et courtes, l’eau des flacons dosés qu’on débouchait à chaque instant ; quelques personnes, d’estomac plus débile, faisaient dissoudre les sels dans l’eau de leur gobelet, et avalaient ce breuvage.

Un des voyageurs tendit la main vers un bouton de la paroi.

— Vous permettez ?

— Très volontiers : un peu de musique plaît toujours.

Sous le doigt qui l’effleurait, un ressort se déclencha, et les discrètes harmonies d’un orchestre qui serait lointain s’émurent lentement dans le wagon : un système très simple, qui s’actionnait sous la pression d’air causée par la vitesse du train, faisait jouer l’appareil musical, dont les registres changeaient à volonté.

— Oh ! nous n’allons pas vite !

En effet, l’air musical était de mode lent.

— Nous devrions, réglementairement, faire quinze ocles par cyde.

L’ocle océanien équivalait à un peu plus de dix mètres, et le cyde représentait une demi-seconde : le train couvrait donc notre kilomètre moderne en trois secondes environ, c’est-à-dire avec une vitesse presque analogue à celle de la rotation terrestre en cette latitude ; l’espace parcouru était donc de quinze degrés à l’heure, en sorte que le train, lancé en droite ligne, dans la direction de l’Ouest, mais obliquant légèrement vers le Sud, suivait assidument le coucher du soleil, et l’astre rouge restait pour lui à la même hauteur au-dessus de l’horizon. Vingt minutes après le départ de Montmartre, les wagons passaient sur l’estuaire de la Loire.

— Ah ! dit un voyageur qui s’était incliné vers le hublot du parquet, voilà que nous quittons le continent. La machine va pouvoir se lancer.

Il disait vrai : l’air musical accélérait son rythme.

— C’est long, tout de même : il y a bien du progrès à souhaiter en matière de locomotion.

— Songer qu’à notre époque on met encore douze heures pour atteindre les antipodes.

— Dix heures !

— Vous êtes bon ! Vous vous arrêtez à Tahiti, vous ; mais je vais, moi, jusqu’à Viti.

— Bah ! dit un homme spirituel, de quoi vous plaignez-vous ? Vous êtes parti au coucher du soleil et vous rentrerez chez vous avant le crépuscule.

— Amusant, dit une jeune fille, de voir ce pauvre astre rougeaud qui ne réussit pas non plus à se coucher.

— Il fait chaud : cela vous incommoderait-il qu’on rafraîchît un peu ?

— Nullement.

Le compteur fut ouvert d’un cran : à l’avant de chaque wagon, un réservoir d’air liquide, à 180° au-dessous de zéro, débitait, entre deux parois de stallium, la quotité réfrigérante qui se proportionnait automatiquement aux variation de la vitesse et protégeait ainsi le matériel contre les surchauffes produites par le frottement de l’air extérieur. Également, les voyageurs pouvaient à leur gré abaisser la température intérieure des chambres, et l’évacuation de l’air chaud s’effectuait par un simple robinet, qu’il suffisait d’ouvrir comme nous ouvrons une fenêtre.

— Une terre, sur notre gauche !

— L’ancienne Espagne : vous devez même apercevoir, au loin, les derniers contreforts des Pyrénées.

— Dans une heure, nous arriverons sur les Açores.

— C’est lent.

On arriva sur les Açores. Les conversations avaient langui. Plusieurs touristes somnolaient. Quelques-uns, ayant relevé le pied de leur siège, s’étaient allongés pour dormir. Ceux qui jetaient encore un coup d’œil aux hublots y renoncèrent sachant que désormais la mer seule s’éploierait sous eux, pendant des heures. Dans un dernier regard au soleil, qui planait toujours à la même hauteur sur un horizon curviligne, ils s’assoupirent à leur tour.

Ceux qui dormaient mal constatèrent, après cinq heures de route, qu’on rasait les Antilles, sur qui le soleil se couchait.

— Dans un moment, au cap Gallinas, nous serons à mi-chemin.

— Seulement ?

Une heure après la Martinique, ils virent l’isthme de Panama, qu’ils franchirent en quatre minutes ; une heure après, les îles Galapes, où l’on changeait d’hémisphère, et brusquement l’été devint hiver : personne d’ailleurs ne sut rien, et, de nouveau, ce fut la mer, infiniment ronde, infiniment nue.

La plupart des volets furent fermés sur les hublots ; pendant quatre heures, personne ne parla plus.

Enfin, l’aérotram s’arrêta :

— Tahiti !

On mit pied à terre. Les excursionnistes, s’étirant les membres et se frottant les yeux, virent le rouge soleil qui descendait sur des paysages familiers ; en dépit de leur lassitude, ils lui sourirent, dans l’exquise sensation de rentrer chez soi, où l’on est mieux qu’ailleurs : car ces hommes d’alors, bien qu’ils fussent des nègres blanchis, nous ressemblaient de maintes manières, et savaient aussi bien que nous savourer le plaisir d’en avoir fini avec un plaisir insolite.