Cinq mille ans/Texte entier

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CINQ MILLE ANS

Le 18 juillet 2745 de l’ère Pi-pang, date qui précisément aurait correspondu au 12 juillet 6983 de l’ère chrétienne, le misérable pêcheur de sardines qui remplissait, sur la Butte Montmartre, les fonctions de gardien du Phare électrique, eut la surprise de voir paraître à l’horizon l’Aérotram d’Océanie qui bien rarement prenait la direction de ces parages déserts.

Il héla sa femme, et elle sortit en hâte ; mais il n’eut pas besoin de lui rien signaler, car, à peine arrivée au seuil de la cabane, elle aperçut dans le ciel le convoi des minces wagons qui déjà était proche.

— Ici viennent : moi croire !

— Faire quoi, pauvre femme ?

— Promenade. Gens de la ville, idées. D’où, train ?

— Bleu, Tahiti.

— Chez nous, viennent, je dis !

En effet, le train stoppait au pied du phare. La Parisienne rentra vivement dans la hutte, pour ébouriffer ses cheveux sur son front et les relever sur sa nuque, couvrir ses épaules d’un fichu relativement neuf, chausser de souliers bruns ses pieds qui étaient nus ; du pan de sa robe courte, elle frotta ses joues et sa bouche, devant un tesson de miroir, pour être belle, sourit à l’image de son petit nez qui se retroussait, et revint en courant. Elle reparut tout juste pour voir les citadins descendre des wagons.

Il y avait là une centaine de personnes, élégamment vêtues de cette élégance sobre, sèche, terne, uniforme, qui caractérisait l’époque et qui permettait à peine de discerner les sexes. La Parisienne, par déférence, n’osait s’approcher pour voir mieux : avec envie, elle aperçut son homme qui se dirigeait vers les gens, obligé qu’il était par son devoir professionnel. Il leur parla. Les voyageurs formaient un demi-cercle en arrière de lui, et semblaient l’interroger ; du bras étendu, il indiquait apparemment des directions, vers le Sud et vers l’Ouest ; la plupart des visiteurs l’écoutaient avec attention, et même avançaient la tête pour entendre ; quelques-uns au contraire, s’étant détachés du groupe central, se tenaient à l’écart, et, debout sur la plate-forme du phare, ils contemplaient le site, avec des gestes pareils à ceux du pêcheur.

La Parisienne, par imitation, se tourna pour regarder aussi, et ne vit rien que le paysage accoutumé : la mer était tranquille et laiteuse, presque sans vagues, sous un ciel pâle, et l’eau commençait à baisser, dégageant les îles du golfe qui grandissaient à mesure ; toutes les six étaient couronnées de fougères immobiles, d’où sortait le toit brun d’une maisonnette couleur de terre ; deux barques à voile traversaient la baie dans sa longueur, gagnant le large ; en face, les falaises de Meudon dressaient leur mur à pic, blanc comme un linge, et, empanachées de sapins, elle fermaient l’horizon du Sud, tandis que le golfe s’enfonçait à l’Est vers les sables de l’estuaire ; là, des herbiers d’un vert puissant marquaient la place où les deux fleuves de Seine et de Marne débouchaient dans la mer, et par endroits, très loin, entre les collines du continent, on voyait briller la plaque argentée des étangs.

— Quoi regarder, là ?

Pour s’aider à comprendre, la femme, de nouveau, tourna la tête vers les étrangers, et vit alors son homme qui revenait en courant.

— Qui ? Veulent quoi ? D’où ?

— De Tahiti. Partis ce matin : promenade, savants, ils disent.

— Quoi, savants ?

— Regarder : choses du temps passé ; ils disent.

— Quoi, toi ?

— Conduire, guide : îles, ruines, empereur, cimetière.

— Femmes avec ?

— Mêlés, moi croire.

— Femmes jolies ?

— Pareilles, hommes pareils.

— Moi, quoi ?

— Maison !

La Montmartroise fit une moue de dépit, mais son homme fronça les sourcils, menaçant, et elle reprit le chemin de la hutte. Il lui tourna le dos et s’achemina vers les grèves : la côte était plate, basse, garnie de galets et de silex. Le pêcheur mit sa barque à flot, y monta seul, et partit à l’aviron dans la direction des îles. Quand il fut loin, la femme sortit de sa cabane, et pour n’être vue ni de son homme ni des gens, elle se baissa et rampa entre les fougères : elle monta ainsi vers le phare ; quand elle fut à portée d’entendre les voix, elle s’arrêta. Les sons parvenaient distinctement à elle, comme il arrive au bord de la mer lorsque le temps est calme, et elle percevait tous les mots, car les habitants de la terre ne parlaient alors qu’une seule langue ; mais la plupart du temps elle comprenait mal : le sens des locutions trop abstraites était inconnu d’elle, et la syntaxe trop compliquée des phrases gênait son habitude d’un langage fruste et sauvage.

Cependant, l’homme qui semblait être le guide ou le patron des autres, parlait seul au bord du parapet ; il s’exprimait avec fierté, et articulait nettement son discours, comme s’il eût été bien sûr de ne pas se tromper, ou comme si ses paroles eussent été précieuses au point qu’on n’en dût pas perdre une seule ; ses compagnons, d’ailleurs, l’écoutaient attentivement, et la Parisienne vit bien que celui-là devait être le Savant dont son homme lui avait parlé, et qui explique les choses du temps jadis.

Lorsqu’elle s’arrêta pour écouter, ce maître disait : «… de vous conduire ici et de descendre au phare, point culminant, pour contempler d’abord dans son ensemble la place où se déployait cette ville dont l’histoire nous révèle l’existence, et qui fut Paris. Plus autorisés que moi, d’autres vous expliqueront et vous démontreront les phases progressives du travail géologique qui, peu à peu, amena l’engloutissement de cette cité et des régions avoisinantes : je vous renvoie, pour cette étude, aux deux ouvrages de mon éminent collègue le professeur Taku : Affaissement et exhaussements du sol, et surtout l’Europe sous-marine, où plus particulièrement, il étudie les transformations de cette contrée. Les recherches exactes de la géologie, et la méthode presque mathématique qui lui est applicable depuis l’importante découverte des lois de Foho, ont permis à nos savants modernes d’évaluer avec précision la marche et la durée du phénomène qui supprima graduellement cette partie du vieux continent. Les explorateurs sous-marins ont confirmé par leurs expériences l’exactitude des phénomènes que les lois affirmaient, et nous savons ainsi, à n’en plus douter, que l’antique cité parisienne, avant d’être submergée, fut pendant de longs siècles distante de la mer : sa gloire disparue remonte à cette époque. Il y a quatre mille ans, une province triangulaire s’étendait vers l’Ouest de Paris, et sa pointe plongeait dans l’Océan ; les îlots granitiques de la Bretagne, au-dessus desquels nous passions, il y a quelques instants, sont les derniers vestiges de cette presqu’île, dont la portion orientale, qui attenait immédiatement au sol parisien, semble avoir été celle dont quelques documents nous attestent l’existence, la Normandie, reconnaissable encore par l’émersion de ses crêtes jurassiques. Paris était alors baigné par un fleuve large : la Seine, ou Séquane, qui traversait l’empire dans sa largeur ; l’ignorance de ces temps paraît avoir été si profonde, et leur indifférence si grossière que, durant des siècles, on ne remarqua point l’affaissement régulier du sol, et moins encore on s’inquiéta d’en tirer les conséquences logiques, c’est-à-dire de prévoir le prochain engloutissement du pays : le niveau de cette capitale n’était pourtant alors que de vingt mètres au-dessus de la mer, et l’affaissement, dont le chiffre nous est aujourd’hui connu, se produisait à raison de soixante-dix-huit centimètres par siècle. Déjà, comme un avertissement inutile, les poussées de l’Océan avaient noyé deux régions voisines : l’une des deux, qui, jadis, continuait l’Europe du côté de l’Occident, fut cette Atlantide, dont nous avons pu restituer la carte, ignorée de nos précurseurs ; l’autre, d’origine plus récente, s’étalait vers le Nord de Paris, rattachant à la France l’Angleterre naissante ; celle-ci, de jour en jour, se vit séparée du plateau central par un fleuve marin que poétiquement on appelait la Manche, à cause de sa forme alors étroite et longue, et que, plus logiquement, à cause de son action réelle, on appela aussi le canal d’Angleterre.

» Ces terrains de l’époque tertiaire, messieurs, eurent ici une fortune triste et brève : apparus les derniers, ils disparurent les premiers, et la mer, qui les donna tard, les reprit tôt. Mais ces considérations nous entraîneraient loin dans le recul des âges, et ne se trouvent rentrer, en surplus, ni dans notre compétence spéciale, ni dans le dessein des études qui nous rassemblent aujourd’hui et qui doivent faire l’objet de notre promenade. Je ne me suis, d’ailleurs, permis d’aborder cette question géologique que de la façon la plus sommaire, et pour vous faciliter la compréhension des causes naturelles qui ont collaboré, non seulement à la déchéance, mais encore à la disparition des peuples autrefois célèbres dont l’histoire occupera notre journée.

» Messieurs, Paris était là, sous vos pieds : une excursion en barque sur ces eaux peu profondes vous procurera tout à l’heure, si le temps reste clair, l’amusement de contempler, sur leur lit de vase et d’alluvions, les saillies rocheuses maintenant recouvertes d’algues et de goémons et qui sont en réalité les ruines de cette ville antique. Elle était vaste, relativement du moins : les sept îles que nous voyons surgir des flots en furent les sept collines. Elle remplissait cette enceinte, mais sa population était fort peu nombreuse, car on estime à deux millions à peine le nombre des citoyens qui l’habitaient : comparée à nos villes moderne, celle-là n’était donc qu’un village, et l’on s’étonnerait de l’importance qu’elle put prendre dans l’histoire du monde, si l’on ne se rappelait combien les conditions de l’existence ont changé depuis lors, et différaient des nôtres ; étalée sur sa plaine, cette ville était basse ; ses maisons, de vingt à trente mètres au plus, ne comportaient que huit ou dix étages, et ses monuments les plus hauts n’atteignaient que le double, soit environ soixante et soixante-dix mètres : tous, d’ailleurs, étaient bâtis selon la mode paléontique, c’est-à-dire en pierre, et c’est ce qui va nous rendre particulièrement intéressante l’étude de ces vestiges, bien caractéristiques de l’âge qui porte leur nom : « Âge de la pierre sculptée. »

La Parisienne, peu à peu s’était désintéressée de ce discours inintelligible pour elle. L’effort majeur de son attention se concentrait dans l’examen des touristes et de leurs vêtements, mais surtout dans la découverte des femmes qui, sans doute, se trouvaient là. Elle ne réussissait guère mieux dans cette recherche que dans la compréhension des propos scientifiques ; les poitrines assez indistinctement plates au-dessus des abdomens dilatés, les joues glabres ou rasées et généralement blafardes, bouffies, les fronts larges et dégarnis, les yeux cachés derrière des lunettes incolores ou teintées de gris verdâtres, tout unifiait les types, et aucune nuance un peu vive n’indiquait la velléité de quelque coquetterie.

Seule, la pêcheuse des grèves, qui, dans son exil sauvage, avait pu continuer à vivre selon la nature, conservait des instincts et des aspects de femme ; mais, après qu’elle eut longuement examiné les dames du Grand-Pays, elle se regarda, et, se voyant si différente de ce qu’étaient les autres, c’est-à-dire de ce qu’il faut être, elle prit honte de son vêtement, de ses mains nues, de son cou dégagé, des seins qui bombaient son corsage, et elle eut peur, non plus d’être surprise dans son indiscrétion, mais d’être vue dans sa laideur grotesque.

Précisément alors, deux ou trois voyageurs, profitant d’une minute où le guide se taisait, descendirent les marches du phare : elle pensa qu’on venait vers elle, et se leva pour fuir. Alors, seulement, ils l’aperçurent, et, joyeux, ils poussèrent un cri d’appel, et du bras étendu, ils la montraient aux autres. Vite, elle tourna le dos, et ployée vers le sol pour qu’on ne la vît plus, elle se sauva entre les fougères, comme une bête traquée, et le vent de la mer déroulait ses cheveux derrière elle.


L’AGONIE

Le professeur s’avança gravement jusqu’au bord du parapet, et tendit la main dans la direction du golfe ; l’auditoire groupé sur le terre-plein du phare se rapprocha pour mieux entendre.

— Messieurs, Paris se dressait là, mais sur ces terres en dépression la mer se rapprocha, remontant en quelque sorte le cours du fleuve séquanien : et la capitale qui florissait, il y a cinq mille ans, au milieu de provinces fertiles, à deux cents kilomètres de l’Atlantique, vit peu à peu monter ces marées séculaires qui devaient l’engloutir, et fut un port de mer avant de s’affaisser définitivement sous les eaux bleues qui la recouvrent.

Cette dernière phase de la vie parisienne n’est point celle qui nous occupera : la grandeur morale du pays et son importance historique s’étaient déjà singulièrement amoindries quand la cité continentale devint une cité maritime : alors, déjà, la prépondérance mondiale était passée sur l’autre face du globe, et, de l’Europe délaissée, vieillie, diminuée, qui avait fait son temps d’histoire, les progrès de la civilisation avaient transporté la régence des affaires sur le continent septentrional de la jeune Amérique. On pourrait donc, en quelque sorte, considérer que l’ère du Yelloo, qui succédait à l’ère chrétienne et qui précédait la nôtre, correspondit sensiblement à l’époque où Paris, déchu de sa grandeur ancienne, devenait un port à peine achalandé, station balnéaire ou havre de pêcheurs bien plus que de transit, entrepôt qui desservait à peine quelques misérables contrées sans commerce et sans industrie, encore fécondes en fruits, mais stériles en hommes : car, en arrière de Paris, toute l’Europe chrétienne était la race exténuée qui, lasse d’avoir fourni son contingent d’histoire, s’éteignait sans plus donner rien.

Messieurs, cette fin d’un monde n’est intéressante pour nous que comme la conclusion nécessaire et fatale qui se manifeste à son heure, et qu’on doit noter simplement pour clore le chapitre, sans s’y arrêter plus qu’il ne convient et qu’elle ne mérite.

Nous passerons donc. L’époque efficacement vivante est celle de l’effort, et l’effort de ce peuple semble avoir duré deux mille ans. Un chiffre si considérable ne doit pas nous étonner outre mesure : les nations d’alors subsistaient plus longtemps que les nôtres : les races humaines, plus nettement délimitées qu’elles ne sont aujourd’hui, jouissaient encore d’une résistance vitale que les métissages ultérieurs allaient notablement diminuer : car c’est une loi physiologique que les croisements d’espèces, aussi bien dans le règne animal ou végétal que dans l’humanité elle-même, donnent par sélection des produits ingénieux, affinés, raffinés, mais qui sont délicats dans les deux sens du mot, par leur fragilité autant que par leur grâce, et qui doublement sont des produits suprêmes, suprêmes puisque rien ne les dépasse en beauté, et suprêmes puisqu’ils sont la dernière fleur de la race. Fleurs sans fruits ! Leur éphémère splendeur est un total, une fin : les races meurent en beauté, mais cette beauté n’est qu’une décadence, puisque l’anémie reproductrice est leur caractéristique essentielle ; les peuples qui se mâtinent touchent à leur apogée et sont en même temps à la veille de leur trépas. C’est pourquoi nous voyons, messieurs, l’histoire des temps présents accélérer sa marche, d’autant plus hâtive que la promiscuité des hommes est plus grande, et c’est pourquoi maintenant un siècle ou deux suffisent à déplacer les suprématies nationales dont l’évolution exigeait dix ou vingt siècles dans un âge où les peuples, divisés en royaumes et enfermés par des frontières, ignoraient la rapidité, commode mais humanicide, généricide, des communications modernes.

L’Europe souffrit, en son temps, du mal qui nous tue aujourd’hui, et sans doute les sociologues de la décadence chrétienne durent s’inquiéter comme les nôtres d’une dépopulation que rien ne pouvait conjurer, car elle était d’ordre physiologique, alors que peut-être on en cherchait les causes dans l’ordre économique. Pour cette raison, nous allons voir que Paris devait disparaître avant les autres cités de l’Europe, et que cette métropole, pour la même raison, fut et devait être, préalablement à toutes les autres et plus que toutes les autres, florissante, joyeuse, charmante, avant de mourir, et qu’elle mourut gaiement, sans le savoir, sans l’avoir prévu, avec toute la race qui peuplait son royaume. Elle périt d’être un centre. Paris et la France ou Gaule siégeaient au carrefour, à la croix de l’Europe, et sur le chemin du soleil : toutes les migrations passaient par là, celles de l’Orient et du centre dans leur ruée normale vers l’Occident, celles du Midi pour monter vers le Nord, celles du Nord pour rouler sur le Midi. Militairement avec des armées ou des hordes, commercialement avec des produits ou des convoyeurs de produits, tous les peuples la traversaient, et successivement elle connut les invasions belliqueuses ou pacifiques du Romain et du Germain, du Scandinave ou de l’Anglais, de l’Africain ou du Cosaque, le Danube et l’Oural ; chacun y laissait son empreinte, son sang. Que nous sachions peu de chose sur l’histoire de ces constantes incursions, il n’importe : à défaut de documents historiques pour nous éclairer sur les faits et leurs dates, nous avons du moins la logique, qui donne à l’hypothèse la valeur d’une certitude : le seul examen de la carte démontre que nulle famille humaine ne fut et ne put être aussi mêlée que celle-là, et moins homogène. Cette constatation en va provoquer d’autres, d’une logique analogue, car nous devons conclure que des atavismes divers avaient engendré dans ce peuple des aspirations diverses, et que la multiplicité des éléments psychiques y occasionnait le perpétuel contact de besoins incompatibles, de tendances contradictoires, un désaccord incessant dans les principes et dans les vœux : des apports de tribus nomades ou agricoles, aryennes et touranniennes, brachycéphales et dolichocéphales, l’idéalisme des uns et le réalisme des autres, déposés dans les origines et ressuscitant sans cesse, devaient provoquer là, bien plus que nulle part, des luttes et des heurts, une guerre civile à l’état permanent. L’histoire de ce pays a donc été sûrement trépidante, comme celle de la Grèce ; et, pour des causes identiques, pleine de gestes brusques et de décisions imprévues, d’énergies subites, de prompts affaissements, et d’art, et de gaieté. Sans nul doute elle fut attrayante à lire, et sans nul doute aussi ce peuple fut joli à voir, doué, par tant d’héritages, de toutes les qualités et de tous les vices, synthèse du monde, total d’humanité, l’Homme par excellence, ou du moins dans sa plénitude et dans sa multiformité.

Mais, de par la loi, ces métis ne pouvaient durer : tandis que l’Allemagne, mais surtout l’Angleterre, de sang plus pur, et, par conséquent, de vitalité plus solide, résistaient encore à la déchéance et transplantaient en Amérique la dernière bouture du plant indo-européen, l’y rénovaient, l’enrichissaient, et dans un sol vierge puisaient un regain de sève, le dernier, tandis que ces Anglo-Saxons du Nouveau-Monde prenaient, pour un moment, possession du globe, et, se métissant à leur tour, brillaient et mouraient à leur tour, la Gaule et Paris leur montraient le chemin de mort, en devenant ce que voici. Par une coïncidence, purement fortuite d’ailleurs, la terre se noyait alors que s’étiolait l’habitant de la terre, et tous les deux en même temps rentraient dans le néant, ou, pour mieux dire, dans la vie universelle qu’ils avaient incarnée un instant.

Ce que fut alors l’aventure du monde, nous le savons mieux, les âges étant plus proches de nous, et nous n’y insisterons pas. Nul d’entre vous, messieurs, n’ignore que la régression de ceux qu’on appelait jadis la race blanche correspondait sensiblement aux progrès de la race jaune, et que la croissante infécondité de l’une se trouvait condamnée à mort par la fécondité de l’autre. L’invasion de celle-là par celle-ci était donc fatale et nécessaire ; bien plus, elle était due : la terre et le droit d’y vivre appartiennent à ceux qui vivent, non à ceux qui meurent ; quand une race est finie, une autre prend sa place. De même que les grands reptiles de l’âge secondaire avaient cédé devant les mammifères de l’Éocène et du Pliocène, et ceux-ci, plus tard, devant l’homme, de même les Blancs disparurent sous la pesée des Jaunes, simplement, naturellement, de par la Loi ; l’Europe, parvenue à son point extrême de civilisation, n’y atteignit que pour en mourir aussitôt et devenir une province asiatique ; la triple invasion militaire, commerciale, industrielle étouffa ce monde anémique, et l’ère chrétienne, déjà virtuellement morte depuis le règne américain, cessa définitivement par l’ouverture de l’ère yeléenne, c’est-à-dire par la suprématie des Jaunes.

Celle-ci devait durer jusqu’à la nôtre, et les mêmes lois lui devaient faire le même sort, la même fin ; cette urgence et ce droit, qui venaient de substituer l’Asie à l’Europe, devaient leur substituer l’Afrique : l’incomparable fécondité des Noirs, refrénée par huit ou dix mille ans de massacres continuels, les avait, de tout temps, prédestinés à la maîtrise du monde ; ils ne pouvaient manquer de l’acquérir le jour où les Blancs et les Jaunes cesseraient de les égorger comme un bétail, et surtout le jour où cesserait chez eux l’amusement coutumier de s’égorger les uns les autres, dans les combats ou dans les fêtes, par la main du bourreau ou celle du boucher. Il est probable que, même aux époques chrétiennes, des physiologistes clairvoyants ont aperçu et révélé ce que les diplomates ne soupçonnaient guère, l’avenir des peuples noirs, et leur triomphe inéluctable. Nos ancêtres d’alors, à peine engagés dans l’humanité et si proches encore du simple anthropoïde, étaient considérés sans doute comme des hommes inférieurs, et partant négligeables ; mais, en réalité, ils étaient le contraire, puisqu’ils représentaient l’avenir de l’humanité, une promesse à longue échéance : hommes en voie de formation, race née plus tard et qui évoluait à son heure, les Noirs suivaient au cours des siècles leur progression normale, tandis que d’un mouvement simultané les Blancs faisaient leur régression ; ainsi nos aïeux du centre africain s’élevaient au rang d’hommes, dans le temps même où l’orgueilleuse Europe et l’outrecuidante Amérique s’en retournaient vers le néant originel. Ce fut notre fortune que la fin du christianisme ait inauguré sur la terre une mentalité nouvelle, et qu’à la religion des dieux ait succédé la religion de l’Homme : des idées philanthropiques de charité et de pitié, qui très probablement étaient déjà inscrites dans les dogmes mais non acceptées par les mœurs, se firent jour alors et montrèrent en nous des frères qu’il fallait épargner. Ces idées mêmes, dont l’apparition nous est affirmée par les antiques légendes du Soudan et de Haïti, n’étaient-elles pas déjà un indice de mort prochaine parmi les races d’Occident ? Le sentimentalisme des peuples est en raison directe de leur débilité. Un tel état d’esprit, lorsqu’il devient endémique, doit être considéré par la science comme un symptôme morbide, attestant que la race, déjà névrosée, entre dans son déclin et vise à son trépas : fort touchant à voir, je l’avoue, et fort poétique à chanter, cet émoi généreux du cœur peut réjouir les moralistes et les poètes, mais il effraie les biologistes qui remontent à l’origine des manifestations vitales, et sous le bien superficiel vont découvrir le mal profond.

Messieurs, nous devons la vie à cette pitié des idéologues : la vie qu’ils nous laissaient fut pour eux une nouvelle cause de mort, car nous avons précipité leur fin, et de façon sanglante. N’ayons aucun remords de cette ingratitude. Les espèces n’ont qu’un devoir, qui n’est pas celui de la reconnaissance, mais celui de la propagation ; le droit de vivre prime tout, et, quoi qu’en disent les utopies, le fort étouffe le faible, et prend sa place, parce que la nature le veut : cela est aussi vrai, aussi inévitable pour les nations d’un continent que pour les herbes d’un pré, où le sol appartient de droit à celle qui sème le plus.

D’ailleurs, pour nous mieux dispenser de toute reconnaissance, les légendes ancestrales nous rapportent un autre fait qui semble témoigner de quelque perfidie dont on usait à notre endroit, et nous devons penser qu’en dépit de ses formules humanitaires, la race blanche tendait sournoisement à supprimer la nôtre, en ayant l’air de la défendre : un poison violent et doux, d’autant plus terrible qu’il attaquait non seulement l’individu mais encore et surtout la race, les principes mêmes de la vie, était à profusion répandu parmi nos aïeux ; ils faillirent disparaître, brûlés par l’eau-de-feu. Mais leur potentiel vital triompha du toxique, et ce fut là vraiment un bonheur de l’humanité, puisque notre suppression prématurée n’eût ralenti qu’un peu l’abolition de nos précurseurs, dont le cycle était terminé, et puisque en notre absence nulle autre race n’aurait continué sur terre l’auguste majesté des hommes, qui par nous ont duré et vont durer encore quelque mille ans.

Arrêtons-nous : peut-être ai-je déjà prolongé abusivement cette digression sur notre propre genèse : mais il m’a paru convenable, en face de ces ruines, d’exposer tout d’abord comment elles s’étaient produites, afin que vous compreniez mieux comment on y vécut au temps de leur superbe.

C’est là ce que nous allons examiner ensemble, au cours d’une promenade effectuée sur les sept îles de Paris.


Le professeur prit un temps, et l’auditoire s’étonna de le voir sourire en conclusion d’un paragraphe si sévère ; mais le savant, d’un ton plus familier, ajoutait : « Si vous le voulez bien, nous allons déjeuner d’abord. »

Cette simplicité du maître parut charmante à tous, et les excursionnistes, souriant à leur tour, s’assirent avec bonne humeur sur la falaise de Montmartre. Chacun tira de sa poche un drageoir de métal, avala quelques pilules et but l’eau apportée dans des flacons scellés, en regardant au loin les barques de pêcheurs qui s’avançaient vers eux sur la mer de Paris.


DU HAUT DE LA BUTTE

Il était un peu plus de midi, lorsque, par une belle journée de l’an 6983 (12-18 juillet), les barques racolées par le pêcheur de sardines se détachèrent peu à peu des îles parisiennes, et, traversant ce golfe, dirigèrent leur flottille vers le phare de Montmartre, où les touristes d’Océanie attendaient leur venue. L’éminent archéologue qui dirigeait l’excursion scientifique jugea que le moment était venu de reprendre la parole.

— Messieurs, afin de procéder avec méthode à la visite de cette cité engloutie, orientons-nous d’abord. Paris s’étendait devant nous vers le Sud, et nous sommes ici à l’extrémité Nord de cette capitale. L’Océan s’avançait par notre droite, c’est-à-dire de l’Ouest, et la ville continentale, qui était peu à peu devenue un port de mer, disparut enfin sous les flots. Les sept collines qui bombaient la cité furent alors les maigres îlots que nous voyons émerger : à l’Est, le Mont-de-Chaux, et, vers le Nord-Est, le cimetière public, dont le nom nous est révélé par une inscription, aujourd’hui, déchiffrée, le Père-Lachèze ; au Sud-Est, la nécropole des Grands-Hommes, avec le temple de la Patrie-Reconnaissante ; se rapprochant du Sud, l’île des Sénateurs, et, là-bas, au Sud-Ouest, l’île des Guerriers-Valeureux, ou mont Valeurien ; enfin, à l’Ouest, l’île de l’Empereur, où s’amoncèlent les ruines du monument le plus notoire qui nous reste de cette époque. L’examen des vestiges épars sur ces hauteurs va nous permettre d’étudier chronologiquement une civilisation disparue, et de restituer les grandes lignes de son histoire.

Car les documents écrits, vous le savez, sont rares, en raison du procédé qu’on employait alors pour la reproduction graphique : le papier, sorte de boue séchée et gravée à l’état sec, mais qui promptement redevenait de la boue, fut une invention néfaste pour la mémoire de ces hommes, de leurs idées, de leur philosophie, de leur histoire, de leur littérature. Presque rien n’a survécu de ces âges, qui néanmoins — nous en possédons les preuves — produisaient des ouvrages dignes d’un si puissant empire et d’une culture relativement si avancée.

Heureusement, la pierre, sur ces époques lointaines aussi bien que sur d’autres plus anciennes encore, nous en dit plus long que le livre ; le document lapidaire est le seul qui dure et perdure : honorons-le avec reconnaissance ! C’est lui que nous allons interroger, et c’est lui qui va nous répondre, en ressuscitant devant nous l’âme des peuples qui ne sont plus. Écoutons ce qu’il nous raconte, et regardons sortir des grèves, à l’appel de notre science, les minutes successives d’une civilisation qui va défiler sous nos yeux et se traduire à nous par les irrécusables témoins de son art, pétrifiée, si j’ose dire, dans les gestes de son effort !

Cet effort, quand commence-t-il, combien dure-t-il ? Je vous le disais tout à l’heure, le nombre des siècles ne nous est pas exactement connu ; mais les deux mille années environ qu’on attribue à l’existence de la Gaule-Française se subdivisent pour nous en trois époques bien distinctes, dont chacune est caractérisée nettement, et nettement définie, par le type de ses œuvres et par les influences que l’archéologie y découvre : en première date, l’influence romaine, qui correspond à l’époque impériale, militaire, et constitue l’âge héroïque, le plus glorieux dans l’histoire et le plus fécond dans les arts ; en second lieu, l’influence orientale, qui se manifeste dès le commencement de la période républicaine, et qui nous donne l’époque commerciale, plus civilisée, plus savante, plus pratique, mais aveulie déjà ; enfin, la troisième et dernière phase, l’influence rurale, consécutive à un retour vers la nature, à la misère d’un peuple déchu, ultime expression d’une race à bout de souffle, qui tâche encore à dresser quelque chose, et dont l’effort pénible n’aboutit qu’à une réalisation fruste et grossière comme elle. La science moderne a conservé à cet art moribond sa dénomination ancienne : c’est l’art gothique.

Jetons sur ces trois phases un rapide coup d’œil. Le premier empereur, César, qui conquit les Gaules, ne s’avança point jusqu’ici ; l’honneur de découvrir ces régions lointaines et d’y transplanter la civilisation de Rome était réservé à son successeur Julien, qui perçut tout entière l’importance géographique de ce carrefour, et qui, pour commander à la fois les Gaules et les Germanies, l’Angleterre, les péninsules hispaniques et italique, rêva de transplanter ici le siège de l’Empire : l’idée était ingénieuse et prédestinée à d’heureux résultats, mais encore prématurée ; elle ne se réalisa qu’un peu plus tard, sous le règne de Napo-Lion, qui reprit les projets de Julien, et rompit avec la métropole antique, où il ne laissait que le grand-prêtre, ou Pontife : celui-ci fut dès lors l’unique souverain de Rome, et la ville conquérante devint la capitale des prêtres. Mais cette scission entre les deux pouvoirs militaire et religieux ne pouvait manquer de produire des conflits incessants, et nous savons en effet que la lutte du principe théocratique contre le principe monarchique suscita des guerres religieuses qui furent ardentes et sans nombre. Cependant, l’empereur, couvrant de temples et de palais sa capitale neuve, en faisait le centre du monde occidental : toute la richesse, tout le génie confluèrent là. L’élan était donné ; l’œuvre fut colossale : elle se poursuivit longtemps après la mort du célèbre tyran. Sa dynastie, qui continuait sa grandeur et sa tâche, dura du sixième ou douzième siècle, et ne sombra définitivement qu’à la suite de ces guerres fameuses dont les légendes arabiques nous ont gardé le souvenir et qui entrechoquèrent l’Orient et l’Occident, pour l’honneur de leurs dieux réciproques.

Faut-il dire qu’en cette mêlée l’âme de l’Orient triompha ? La formule serait excessive : mais du moins quelque chose mourut en Europe, et quelque chose naquit. De leur croisade aux pays de lumière, les hommes de la brume rapportaient une conception nouvelle de la vie, des besoins et des goûts inconnus jusqu’alors, des doutes sur leurs dogmes, des appétits de jouir : les races, en se connaissant mieux, venaient aussi d’apprendre à se mépriser moins, et les échanges commencèrent ; la fréquentation continuait, non plus belliqueuse, mais commerciale ; la lutte des produits succéda bientôt à la lutte des armes ; les expositions internationales suivirent de près les croisades. L’existence se faisait pratique, et l’âme du monde devenait utilitaire ; les dieux, sans tomber en oubli, perdaient néanmoins leur prestige, comme les princes leur pouvoir ; une égalité conventionnelle nivelait les citoyens, et chacun ne prenait souci que de ses intérêts propres : c’est la période républicaine, qui va du douzième au vingtième siècle.

La troisième période s’ouvre alors, et c’est la décadence ; un demi-siècle suffit pour transplanter d’Europe en Amérique la régence du monde : un râle, et l’histoire de la France est finie ; celle de la chrétienté s’achève. Ce râle n’a pas duré deux siècles.

Messieurs, avant de passer outre, examinons ce qu’avait été cette religion si influente sur la mentalité de trente ou quarante générations occidentales. Rassurez-vous : je ne m’attarderai pas dans la vaine tentative de chercher avec vous une définition de la divinité. La tâche est trop ardue, trop pleine de périls et d’arbitraire, pour les hommes d’une race qui, comme la nôtre, par atavisme ou par conformation crânienne, est privée de la notion du surnaturel. Les êtres qui ont pu concevoir l’idée de Dieu, et des miracles qui s’opposent au fonctionnement normal des lois universelles et d’une âme indépendante du corps, sont des êtres trop différents de nous pour que nous puissions espérer de restituer avec bon sens, avec justice, leur état d’esprit ou les bénéfices qu’ils en retiraient. Les meilleurs esprits se sont égarés dans cette voie sans issue ; même quelques-uns — dont il ne nous est cependant pas permis de suspecter la bonne foi, et que pas davantage nous n’oserions accuser de plaisanterie — sont arrivés à des propositions absurdes ; vous connaissez la dernière, qui fit tant de bruit : « Le dieu des chrétiens, disait-on, est un être à figure humaine, créateur de la terre et du ciel, mais habitant du ciel, et pour qui cependant les mondes innombrables n’existaient que comme une décoration offerte aux yeux de l’homme : concentrant son attention sur notre planète, ce maître s’occupait exclusivement des affaires humaines ; chacun lui exprimait ses désirs personnels et incompatibles au moyen d’une supplique nommée prière, et il récompensait les uns par une félicité qui dure encore, ou punissait les autres d’un châtiment qui durera toujours, car l’âme est immortelle. » Le seul énoncé de ces hypothèses, disons de ces fantaisies ou de ces folies, — injure gratuite à des êtres intelligents, mais qui ne peuvent plus se défendre, — provoqua dans le monde savant une réprobation que vous n’ignorez pas, et l’on fut unanime à déplorer la déchéance d’un vieillard qui déshonore sa carrière par des enfantillages indignes de lui et de son passé glorieux. Ne le suivons pas dans de tels errements. Par bonheur pour l’esprit humain, la mythologie des chrétiens fut tout autre, et nous la connaissons maintenant avec certitude, tout au moins dans ses grandes lignes.

Elle est à la fois et plus simple, et plus sage, plus haute aussi. Les chrétiens furent des idolâtres qui adoraient des figures de pierre ou de bois peint, mais ces figures représentaient des idées ; leur culte comportait un polythéisme innombrable : les dieux et les déesses y sont représentés avec des attributs dont nous ignorons le sens, et qui, le plus ordinairement, étaient l’épée, la clef, le livre, la croix, une tour ou un lézard, un crâne, un linge, une tête coupée. Mais au-dessus de tout, mesdames, ils adoraient le principe féminin, représenté à l’infini, sur tous les murs et dans tous les coins de leurs temples, par l’image d’une femme jeune, qui porte ou allaite un enfant, symbole de la fécondité. En cette déesse, dressée sur tant d’autels et préséante à tout, on ne peut hésiter à reconnaître une transformation de Vénus et d’Isis ; son nom d’ailleurs, prouve sa parenté, ses origines helléniques : elle est le Chreiston, ce qu’il y a de meilleur, et elle donne son nom à l’ensemble des mythes auxquels elle préside, à la religion tout entière ; elle est le Christ, principe de vie : en face d’elle et contre elle s’érige logiquement le principe de mort, représenté, avec une égale fréquence, par un défunt suspendu à une croix, souvent même par une simple croix.

Toutes les tombes de la première et de la deuxième époque sont décorées de cet emblème, et il orne le seuil de toute nécropole. Son caractère funèbre est donc indiscutable, même en l’absence d’un cadavre sculpté, et les deux symboles s’expliquent l’un par l’autre : en face de la Fécondité, la Mort, et voilà, dans une formule sculpturale, l’éternelle antithèse, naître et mourir, les deux formes du perpétuel devenir, les deux générateurs de l’existence universelle, le double principe de la rénovation constante. Mais pourquoi cet étrange trépas et cette croix ? La science s’est longtemps perdue en conjectures. Enfin la signification de ce détail typique nous est révélée par une découverte récente : deux fresques trouvées dans les fouilles de Naples représentent deux personnages qui, à n’en pas douter, s’identifient avec le Crucifié ; l’un est debout, contre une colonne ; sa tête qui saigne est ceinte de ronces, et une inscription le commente : « Ecce Homo, c’est l’Homme ! » Nous voilà renseignés ; l’allégorie va s’éclairer davantage devant la seconde peinture : sur celle-là, l’Homme chemine en portant une croix, sa croix, par laquelle il mourra tantôt. Nous comprenons tout maintenant : la créature traîne durant sa vie le mal dont elle doit périr, son élément de mort ; elle y est prédestinée et ne l’évitera point ; elle-même collabore à son propre trépas, et le prépare plus que tous : vivre, c’est travailler à mourir ! Subtile et poétique trouvaille d’un fatalisme qui raisonne ! Les chrétiens étaient fatalistes, mais scientifiquement, et j’ose dire, et spiritualistes aussi, puisque l’Homme chargé de sa croix porte au front une couronne, comme un roi, mais une couronne d’épines, pour dire en même temps la gloire et la douleur de penser !

Vous le voyez, messieurs, ces conceptions métaphysiques n’ont rien de méprisable, et nous voici très loin de la définition bizarre que je vous rappelais tantôt et que j’ai cru devoir rappeler ici, pour vous faire toucher du doigt les dangereux écarts auxquels l’imagination nous expose, dès que nous renonçons à soumettre nos hypothèses au contrôle d’une méthode strictement scientifique.

Si nobles cependant que ces mythes aient pu être, le peuple s’en désintéressa, comme il arrive d’ordinaire, et nous devons supposer que la plupart des hommes cessaient peu à peu d’entendre ces symboles tandis que beaucoup d’autres se prenaient à les railler ; les dieux d’Occident commencèrent à mourir vers la fin de la deuxième période. Tous les efforts officiels qu’on put alors tenter pour ou contre eux n’eurent sans doute que de médiocres résultats : car il n’existe point de combinaison politique qui puisse avancer, ni surtout retarder, le départ des dieux qui s’en vont lorsque leur moment est venu. L’humanité marche sans cesse, non pas vers le mieux, mais vers autre chose, et tout est possible à l’avenir, excepté ce qui fut. Les dieux avaient été. Mais comme ils constituaient, depuis la première heure, une portion inhérente et fondamentale de la race, de son homogénéité, de sa vitalité, l’expression même de son esprit tendantiel, il nous faut croire que leur chute n’était qu’un prodrome, et que cette agonie de quelque élément organique, bien loin d’être un accident isolé, dénonçait déjà l’atrophie de l’ensemble : en fait et toujours la mort des États a suivi de près le trépas de leurs dieux.

Les barque venaient d’atterrir. Un auditeur, plus curieux de voir les choses que d’entendre les mots, eut l’irrévérence de signaler ce fait à l’attention du professeur, qui se résigna.

— Eh bien ! dit-il, allons.

Les excursionnistes gagnèrent la grève, et montèrent dans les barques, qui étaient au nombre de treize, mais personne ne songea à en tirer mauvais augure, car depuis plus de quatre mille ans on avait oublié que le Christ et ses adeptes furent treize à table, le jour où le Messie s’apprêtait à mourir pour le rachat des hommes.


TRAVERSÉE DE PARIS

Les treize barques de pêcheurs atterrissaient dans les cailloux, au pied du phare de Montmartre, et les Océaniens venus en pèlerinage scientifique vers l’ancienne capitale d’un monde disparu depuis quatre mille ans, s’apprêtaient à rejoindre les embarcations. Mais, encore une fois, le savant archéologue qui conduisait l’excursion les arrêta d’un geste magistral, et dit :

— Ne quittons pas cet îlot, messieurs, sans donner un regard au monument qui le surmontait : il fut célèbre. Avant d’être une île sur la mer, cette butte fut une colline sur la plaine, et la plus haute des sept qui dominaient Paris : cette élévation relative nous indique, à n’en pas douter, la nature du bâtiment dont les assises sont énormes ; très longtemps l’archéologie voulut reconnaître ici l’emplacement du théâtre, et la beauté du décor donnait quelque crédit à cette opinion : mais les progrès de la science ont eu raison d’une telle erreur, qui n’est plus aujourd’hui soutenue par personne ; nous ne sommes point ici en Grèce, et l’assimilation n’est pas permise : les belliqueux Occidentaux réservaient les points culminants de leur territoire à l’édification des citadelles ou bastilles, destinées à défendre les villes ; c’était donc bien ici la forteresse du Nord, la mieux située, la plus importante, puisque cette hauteur est la seule qui domine Paris entier : c’était bien ici la bastille par excellence, et celle qu’entre toutes on nommait simplement la Bastille, celle qui fut abattue par le peuple en révolte, au commencement de la période républicaine, c’est-à-dire vers le treizième siècle, ces ruines sont l’ouvrage, non pas des siècles, mais des Jacques : les fouilles effectuées dans les substructions ont mis à jour les chambres de torture et les cachots de la tyrannie impériale : sans doute il plut aux castes libérées de conserver intacts ces vestiges du régime aboli, afin d’en mieux garder l’horreur et de la léguer tout entière aux générations à venir ; cette explication, d’ailleurs, est corroborée par le nom même que portait la colline, Montmartre, ou mont des martyrs ; pour nous ôter toute hésitation, une plaque d’émail trouvée en terre a révélé qu’une voie montante au flanc du coteau se nommait la rue des Martyrs. Voilà qui est net : le peuple, avec un mot, flagellait le passé odieux, et se vengeait, avec ce mot, des souffrances que la tyrannie avait imposées à ses victimes, lignée de martyrs. Messieurs, la Bastille était ici !

Vous savez que néanmoins, d’autres étymologies ont été proposées : Montmartre, ou mont de Mars, à cause de la citadelle ; Montmercre, ou mont de Mercure, à cause d’un temple élevé au dieu du commerce, vers la fin du dix-neuvième siècle. Toutes ces explications sont fantaisistes, et notre plaque d’émail vient de le démontrer. Elles ont cependant un caractère commun qu’il nous faut signaler, et qui est, pour toutes les trois, une origine de langue romaine : pendant de longs siècles, la Gaule française fut bilingue ; ses inscriptions le prouvent, les unes latines, les autres dans le dialecte indigène, la langue des vainqueurs et celle des vaincus : c’est dire que longtemps la race conquérante constitua en ce pays une caste fermée : cette aristocratie ne consentit donc à se fondre dans la race autochtone qu’à partir de l’époque où elle fut dépossédée du pouvoir, c’est-à-dire après la prise de la Bastille ; dès lors, le langage tend à s’unifier, et le latin, après avoir été la langue officielle de l’empire, disparaît peu à peu ; bien avant la fin de la seconde période, les inscriptions sont toutes en langue franque. Cette remarque est pour nous d’un intérêt capital, car elle nous permettra, avec des chances d’erreur réduites au minimum, de classer les monuments à leur époque respective.

Le professeur se tut : puis il étendit le bras vers la grève, pour autoriser son auditoire à y descendre enfin et à gagner les barques ; lui-même s’achemina avec dignité, et bientôt la compagnie envahissait gaiement les embarcations et s’installait, avec des rires, sur les planches mal équarries.

La flottille se mit en route, et les treize bateaux avançaient de conserve sur le golfe de Paris. La mer continuait à descendre ; les touristes, tendant le cou par-dessus bord, se penchaient pour guetter, au fond de l’eau, la brusque apparition des ruines qui défilaient : les entassements rocheux, noyés dans une lumière liquide et verte, se dessinaient confusément au-dessous des canots ; sur les monuments écroulés, les coups de rame faisaient des tourbillons d’écume et les coques glissaient, où furent les oiseaux.

L’excursion allait droit du Nord au Midi, et, sur l’ordre de l’archéologue, elle se dirigeait vers l’île des Grands-Hommes. Cette traversée d’une mer calme, et par des procédés de navigation tombés en désuétude chez les peuples civilisés, avait pour les touristes l’attrait d’une bizarrerie, et la promenade fut joyeuse. Ceux pourtant qui étaient montés dans la barque du savant obtenaient un supplément de conférence, car le docte personnage n’aimait pas son propre silence.

— Vous le voyez, dit-il, ces eaux sont d’une faible profondeur, mais qui augmente à mesure que nous nous rapprochons du fleuve. Il était fort large et débordait sur les plaines basses, qu’il couvrait de marécages ; bon nombre de maisons durent être construites sur pilotis, et les monuments de réelle importance se réfugiaient sur les hauteurs où ils constituaient des sortes d’acropoles ; il en fut ainsi du moins pendant les premiers siècles, et c’est seulement au début de l’époque républicaine que le fleuve, endigué par des quais dont la trace existe encore, permit d’élever sur ses rives des temples et des palais, dont quelques-uns nous sont connus. Mais l’histoire de tous les peuples nous démontre que les œuvres colossales ne furent jamais inspirées que par la foi religieuse ou l’orgueil des conquêtes ; les âges pratiques se font économes de splendeurs, moins curieux des belles œuvres que des bonnes affaires ; les monuments républicains sont donc d’une rareté relative, et plus rares encore ceux de la décadence. Nos scaphandriers ont cependant découvert, au cœur même de la cité, au plein milieu de la Seine, un temple énorme qui se dressait sur une île desservie par des ponts nombreux ; cette masse ciselée, qu’on peut considérer comme le prototype de la décadence, présentait tous les caractères du mauvais goût propre au xxie siècle ; c’est l’art gothique dans toute sa plénitude : vous en pouvez juger par les fragments décoratifs et les statues retirées du portail, qui sont actuellement au Musée de Sumatra, où vous avez remarqué ces dieux barbus et impassibles, figés dans leurs poses hiératiques, et cette déesse assise qui présente l’enfant : art sans vie, fin de l’art ! Le peuple, ne comprenant déjà plus ses dieux, ne savait plus les animer. On se demande avec quelque commisération comment, de nos jours, des hommes érudits ont pu, même un instant, voir en ces figures et ces ornementations, à la fois compliquées et maladroites, le commencement et non la fin d’un art : il faut, à coup sûr, que…

Les archéologues sont d’ordinaire impitoyables pour les archéologues, et celui-ci allait malmener ses confrères absents, lorsque son attention fut attirée par les pêcheurs qui jusqu’alors l’avaient écouté en ramant, et qui, tout à coup, levant les avirons, s’arrêtaient : il les interrogea des yeux ; alors un des Parisiens montra l’eau du bout de sa rame et déclara : « Ici, cathédrale, Notre-Mère. »

— Ah ! ah ! fit le savant : nous sommes arrivés, paraît-il, au-dessus du temple dont je vous parlais ; il était consacré, ainsi que cet indigène vient de vous le dire, à la déesse de la Fécondité, et le sommet de ses tours eût sensiblement affleuré au niveau actuel de la mer. Convient-il de voir, dans cette prodigieuse érection de pierre, une survivance du culte ithyphallique ? Peut-être.

Les Océaniens, inclinés vers l’eau, y plongeaient des regard avides ; quelques-uns croyaient discerner, au fond, des jeux d’ombres et de lumières, des reliefs brouillés comme en un rêve, et ils criaient : « Je vois ! » Mais le professeur, souriant et sceptique, fit un geste aux rameurs, qui, poussant au Sud, repartirent vers la montagne des Grands-Hommes.

— Là-haut, dit le maître, s’élevait le temple de la Patrie-Reconnaissante : les lignes en sont grandioses ; c’est avec le tombeau de Napoléon, le plus magnifique monument de l’art romain dans la capitale franque.

Les touristes débarquèrent au pied de l’îlot. Les marches du parvis, usées par le frottement des tempêtes et disloquées par les fatigues du sol, étaient cependant reconnaissables par endroits. Des bases de colonnes et des tambours gisaient dans tous les sens ; les angles de ces blocs étaient rongés des pluies, et les surfaces se rouillaient sous les plaques de lichen ; des graminées fragiles tremblaient dans les abris ; un champ de fougère s’échevelait dans l’enceinte bossuée, qu’il remplissait toute ; au Sud-Est, pour recevoir le soleil et s’abriter des bourrasques, deux masures avaient été bâties avec les pierres du Panthéon, et deux jardinets attenants égayaient cette tombe auguste avec des fleurs et des légumes.

L’illustre savant voulut bien arpenter, sous les yeux de ses élèves, la muraille d’enceinte, et il en donna le tracé ; il montra l’entrée des souterrains, expliqua l’affectation des cryptes, la nature des sacrifices offerts sur les autels, à chaque anniversaire, et ce culte touchant de la nation française pour ses grands hommes et leur mémoire.

Ces paroles n’allaient point sans provoquer parmi les auditeurs quelque émotion respectueuse et de courte durée. Ensuite, on rembarqua. Les canots, en ralliant vers l’Ouest, rasèrent l’Île des Sénateurs, que la marée basse avait complètement découverte.

— La tradition, dit le maître, veut que cet emplacement soit celui d’une sorte de forum, clos et couvert, où siégeait le Conseil des Vieillards. Nous n’y faisons pas objection, ajouta-t-il avec une ironique bonhomie, mais rien ne prouve cette allégation, et même rien ne la confirme, ce qui est regrettable, car les hypothèses gratuites ne sont pas pour nous contenter ; l’hypothèse ne saurait être pour nous que l’initiale d’un examen et non pas d’une affirmation ; elle est le point de départ, non le point d’arrivée ; elle plaît aux gens du monde et attriste la science, mais la science, tôt ou tard, en fait bonne justice : nous allons d’ailleurs rencontrer sur l’île de l’Empereur une démonstration nouvelle de cette vérité.

Les rameurs s’arrêtèrent enfin sur les sables d’une grève très longue et de pente douce, au sommet de laquelle s’entassaient des monceaux de roches.

— C’est ici, dit le maître.

On descendit à terre pour la seconde fois. Mais à ce moment, un jeune homme, très affairé jusqu’alors, et qui semblait être l’organisateur ou le commissaire de la tournée, se rapprocha du professeur et lui parla avec mystère : ce dernier se montrait fort surpris et même quelque peu vexé.

— Il convient de vérifier le fait, dit-il.

Tout le monde sut bientôt de quoi il s’agissait : un des excursionnistes avait disparu ! Une enquête rapide démontra qu’il n’avait pris place, à aucun moment, dans aucune des barques ; les bateliers, craignant d’être inquiétés pour cette disparition, affirmaient avec violence qu’ils avaient, à chaque traversée, convoyé le même nombre d’étrangers.

— Il est donc resté à Montmartre, et nous l’y retrouverons pour le départ.

— Il craint la mer, sans doute.

— Je l’ai vu pour la dernière fois, dit une dame, lorsqu’il descendait la falaise de la Bastille, et c’était au moment où cette femme indigène apparut entre les fougères : peut-être il l’a suivie.

L’idée de suivre une femme sur la Butte de Montmartre parut tout à fait saugrenue : qu’un galant homme fût assez dégoûté pour s’offrir une Parisienne, c’était pousser trop loin l’exploration scientifique, voire le dévouement ou la curiosité ; toute la bande s’égaya aux dépens de cet original, et les grèves de l’Élysée résonnèrent de rires qu’elles n’avaient pas entendus depuis longtemps.

— Fi ! Une créature qui mange des poissons morts et des racines cuites !

— Le pauvre garçon n’a pas un odorat subtil !

— Quel est son nom ? Que fait-il ? Qui de vous le connaît ?

— C’est un artiste, un poète…

— Tout s’explique.

— Ne riez pas, dit le maître, et n’attirez pas l’attention du pharier, qui déjà nous observe : ces hommes sont ombrageux, et celui-ci pourrait croire qu’on se moque de lui.

— Quand on lui fait l’honneur de le seconder ?

— Quand on lui épargne une besogne ?

— Sait-on jamais, avec ces sauvages ? Il ne convient pas de les juger d’après nous-mêmes, ni de badiner avec eux : l’ethnographie les prétend jaloux.

— Jaloux ?

Ce vocable de psychologie archaïque était inconnu de plusieurs : le savant dut expliquer que la jalousie était un sentiment autrefois répandu dans les races aryennes, et qui consistait en une sorte d’irritabilité passionnelle, engendrée par un exclusivisme de possession. Là encore, il dut s’expliquer : le mot de « possession » était inintelligible pour des êtres civilisés, dont les rapports sociaux se basaient sur l’égalité des sexes et sur l’indépendance absolue de chacun. Les dames écoutaient, avec la plus grande attention, les commentaires du savant ; elles concevaient mal qu’à une époque quelconque l’homme eut osé se prétendre le propriétaire de la femme, et considérer le corps d’autrui comme une chose qui lui appartînt.

— Bizarre !… L’humanité, vraiment, a eu des imaginations incroyables ! Et cela, cher maître, est prouvé, authentiquement prouvé ?

— Indiscuté. D’ailleurs, regardez vous-mêmes et constatez par vos yeux un geste de survivance héréditaire.

Ce disant, il montra sur le golfe une des treize barques qui s’éloignait vers le Nord.

— C’est l’homme du phare : il nous a entendus, il se hâte, il va retrouver sa compagne et notre compagnon, qu’il assommera probablement.

— Très curieux !

— Ce poète a eu tort, je crois, de préférer les contingences sensationnelles aux enseignements de l’archéologie : chacun son goût. Continuons, je vous prie, car le temps passe.

Sans plus s’occuper de l’absent, qui peut-être allait mourir, les touristes gravirent la côte.


LE DERNIER AMANT

Les touristes océaniens qui, le 18 juillet 6983, visitaient les ruines de Paris submergé, étaient descendus des barques dans lesquelles treize pêcheurs parisiens les avaient amenés sur l’île de l’Empereur. L’éminent archéologue qui dirigeait cette promenade scientifique fit quelques pas à peine et s’arrêta ; tous s’arrêtèrent comme lui.

— Avant de gravir la côte, messieurs, retournons-nous un moment : derrière nous s’érigeait le plus beau des djéri-ans-chaï, celui que Rhamsès ii a commencé, que Rhamsès iii a dressé, et que Napo-Lion rapporta des croisades ; il y a quatre mille ans, les Parisiens voyaient encore ici cet obélisque, vieux de quatre mille ans, et nous pouvons le revoir aujourd’hui sur la grande place de Louqsor, toujours intact et revenu près de son frère, devant la Chambre de commerce. Les pierres cheminent, les hommes passent.

Ayant dit ces mots solennels, il se remit en route. La déclivité du sol était douce, et la marée avait largement découvert : pour atteindre les ruines amoncelées au sommet de l’îlot, la compagnie dut marcher longtemps à travers les grèves détrempées, se mouiller dans les flaques où fuyaient les crevettes, et glisser sur les goémons ; tandis qu’on gravissait cette pente et que des pas malencontreux égayaient la petite troupe, le professeur continuait sa leçon :

— Remarquez en passant, à notre droite, à notre gauche, ces deux bandes parallèles de rochers vêtus de fucus : ne vous semble-t-il pas suivre une véritable avenue ? C’en est une, en effet, et, de là-haut vous en constaterez mieux la rectitude et la longueur : depuis l’obélisque jusqu’au tombeau de l’empereur, elle ne mesurait pas moins de trois mille sept cents coudées ; longtemps on a voulu voir en ceci une simple promenade, à l’extrémité de laquelle béait inutilement une porte triomphale, ou arc de triomphe ; l’illogisme de cette opinion est aujourd’hui bien démontré ; nous savons que c’était simplement ici une large voie bordée de tombeaux, réminiscence de la Voie Appienne, qui s’échelonnait depuis la ville jusqu’au mausolée capital, et celui-ci dominait tous les autres, du faîte de sa colline : nous possédons même les noms et le classement des capitaines inhumés en deux rangs sur la route qui menait au monument du chef ; la liste en était gravée sur les faces latérales du tombeau césarien.

Les voyageurs arrivaient au sommet du coteau ; à leur approche, des calculots s’envolèrent en criant, du milieu des rochers ; un monceau de pierres informes s’entassait là.

— Ne cherchez rien à vos pieds, dit le maître : il ne reste plus ici que l’émotion du souvenir. Tout ce qui survivait est aujourd’hui en sûreté, dans ce même musée de Sumatra où vous avez sans doute admiré les sublimes chefs-d’œuvres que sont le Jeune guerrier nu et la Victoire ailée qui l’entraîne en hurlant. Ces magistrales sculptures décoraient l’immense cénotaphe dont la place est ici. Je dis « cénotaphe », improprement, mais à dessein, car toutes les recherches faites pour retrouver le corps de l’empereur sont restées et resteront vaines ; il ne faut pas s’en étonner : trop de pioches ont fouillé là, depuis quarante siècles, et la proie était trop tentante pour les savants de tous les âges ou pour les chercheurs de trésors. Ce qui, d’ailleurs, nous intéresse davantage, c’est l’esprit des œuvres et la valeur de l’art : sans nul doute vous avez comparé ces imposantes figures aux maladroites idoles de la troisième période, dont nous parlions tout à l’heure, et qui sont réunies dans la salle voisine ; vous avez constaté, ou du moins supposé, le gouffre de temps qui se creuse entre la grande époque de l’art impérial et sa décadence gothique ; cette durée fut plus longue encore que peut-être vous ne pensez, et un détail nous en fournit la preuve : les soldats de l’empire combattaient nus ; parfois un casque et une cuirasse protégeaient la tête et le torse des chefs : ce groupe nous l’enseigne. Au contraire, les personnages de l’époque gothique, hommes ou femmes, et sans exception, sont tous vêtus de lourds lainages. Les soldats de l’empire participent donc encore aux modes grecques et romaines, tandis que les gothiques en sont fort éloignés. Une si profonde modification des mœurs implique une durée considérable, puisqu’elle correspond et qu’elle doit correspondre à un abaissement déjà sensible de la température : et, vous le voyez, messieurs, un raisonnement ethnographique corrobore ici les assertions de l’archéologie.

Le savant se tut, puis éclata d’un rire bref :

— Il faut reconnaître, dit-il, que les gothiques n’avaient pas toujours tort, car il est bon de se couvrir : le temps fraîchit.

Il boutonna son manteau et chacun l’imita, en riant comme lui.

Car la brise s’était levée du large, et la température baissait.

— Messieurs, la mer remonte, et la marée commande ; il nous faut regagner Montmartre et notre train, si nous ne voulons pas rentrer à Tahiti trop avant dans la nuit, car la course est longue. Nous n’aurons pas loisir de visiter aujourd’hui l’île du Nord-Est et sa nécropole du Père-de-la-Chaise ; mais nous nous en consolerons, puisque tous les documents qui présentaient quelque valeur furent ramassés, comme ceux-ci, et figurent dans nos musées équatoriaux.

Les touristes redescendirent l’avenue. Il leur fallut se serrer dans les barques, puisque l’une d’elle manquait ; mais la brise permit d’aller à voiles, et la traversée fut moins lente.

En approchant de Montmartre, la compagnie eut la désagréable surprise d’apercevoir le pêcheur et sa femme, tranquillement assis au seuil de leur cabane, et devisant avec le poète océanien qui s’était attardé dans leur île : on avait pensé, et peut-être espéré, retrouver des cadavres, un drame peu banal ; l’appétit d’émotions exceptionnelles était donc un peu déçu. Faute de mieux et pour recueillir au moins quelques détails, on se dirigea vers le trio ; mais le Parisien, en voyant arriver la bande, s’éloigna et monta vers le phare.

— Eh bien ! Vous nous avez quittés ? Le maître nous a fait une conférence superbe, et vous perdîtes beaucoup en ne l’entendant pas.

— Êtes-vous bien sûrs ?

— Venir si loin pour n’explorer qu’une femme !

— J’évoquais pendant que vous écoutiez : j’ai vécu un roman d’amour vieux de quatre mille ans.

Les jeunes filles se montraient les plus empressées à interroger l’amoureux : la pudeur, qui est une vertu sociale et non point naturelle, se trouvait être, en ce temps-là, totalement ignorée, et les renseignements physiologiques pouvaient, sans nulle contrainte, être demandés ou donnés. L’Océanien raconta comment la Parisienne et lui s’en étaient allés vers la grève, et s’étaient dévêtus, et baignés au soleil, et unis sur le sable. La Montmartroise confirmait le récit, en approuvant de la tête.

— Femme, tu as éprouvé une satisfaction ?

— Deux.

Elle fut complimentée. Son amant d’une heure, invité à la dépeindre, le fit avec éloges et précision, indiquant les particularités de son corps et les proportions de tout, aussi librement que s’il eût décrit la longueur de ses cheveux ou les dimensions de sa bouche ; il vanta sa peau très blanche et ses reins creux ; mais surtout il loua ses seins abondants.

— C’est là, dit le savant, le propre des femmes qui naissent en pays calcaires.

Il venait de rejoindre le cercle, qui s’entr’ouvrit pour lui livrer passage : s’étant alors rapproché, il palpa scientifiquement la poitrine et la croupe de l’indigène, il lui toucha le crâne, le visage, et, tout en instruisant ses paumes, il déclarait d’une voix sentencieuse :

— Type brachycéphale, semble-t-il, leucodermique et flavescent, leptorhinien, leptoprosope, une véritable Celte.

Chacun voulut se renseigner comme le maître ; la Montmartroise laissait faire sans bouger ni parler, et tournait au commandement ; mais, parfois, le chatouillement de ces mains la faisait sursauter, avec de petits cris et des rires d’enfant.

On parvint à la plate-forme du phare ; un des admirateurs les plus zélés crut devoir alors exprimer au savant la reconnaissance de tous ; il le fit avec grâce, mais sa péroraison, peut-être rédigée d’avance, n’était pas dépourvue d’emphase, lorsqu’elle proclama, avec gratitude, avec respect, l’émouvante beauté de la Science Archéologique.

Le maître salua et répondit :

— Il est vrai, monsieur, et vous dites bien, car cette science est, entre toutes, celle qui doit nous émouvoir, puisqu’elle nous renseigne sur la genèse humaine, et nous en ouvre les arcanes. Quand toutes les voix se sont tues, elle parle ! Quand le silence du néant a mûri dans les ténèbres le secret des races, de leurs religions, de leurs empires, elle descelle la nuit des tombes, où la lumière rentre avec elle ! À elle, la nuit se confesse ! La poussière des siècles défunts, à son toucher, redevient tiède, vivante, et dans la trace des pas qu’elle y sait voir, son œil découvre le vestige des âmes qu’elle y sait lire !

En proférant ces mots, il étendit le bras droit au-dessus de la ville, et l’ampleur de son geste oratoire, traçant dans l’air un demi-cercle, prenait possession du passé.

On applaudit, et, tout aussitôt, on se dirigea vers les wagons. Le poète accourait : derrière lui, la femme gravissait lentement le coteau, et, déjà, le soleil couchant faisait crépiter les facettes des lames.

Quand les Océaniens furent installés dans leurs voitures, les portes hermétiques se fermèrent sans bruit, et tout redevint morne.

La Parisienne était debout sur la terrasse, et sa robe claquait dans la brise du soir.

Soudain, l’aérotram s’élança ; une ombre mince fila sur les eaux, prompte comme un éclair noir ; l’air siffla. La femme vit diminuer le point brun du convoi, en fuite vers le bas du ciel ; presque aussitôt il disparut, et l’on eût dit qu’il pénétrait dans le soleil.

Elle restait là, pleine de rêve, et elle contemplait l’horizon. Le soleil y disparut à son tour ; les nuages rouges, en se reflétant sur la mer, noyaient dans un bain d’or la place où fut Paris.

Alors, le silence se fit énorme, et, peu à peu, tout se noya dans l’ombre.


EN WAGON

En plein ciel, à cinq cents mètres de hauteur, l’aérotram filait vers le couchant ; les touristes océaniens qui, le 18 juillet 6983, étaient venus visiter les ruines de Paris, un peu las de cette journée au grand air, s’installaient de leur mieux dans les quatre wagons, et calaient leurs reins dans les fauteuils. Une température tiède, après la brise de mer, la souplesse du train après le cahot des barques, le confort des sièges après la dureté des bancs et la fatigue de la marche leur plaisaient. En cette volupté physique, qui couronnait si bien une journée si belle, ils échangeaient des propos dénués de valeur, mais aimables : « Charmante excursion. — Tout à fait instructive. — Très intéressants, ces Parisiens. — Comme tout passe ! »

Un loustic, trop joyeux du retour, chantait :

Ah ! fuyons ces lieux,
Où l’on se fait vieux !…

Cependant, les voyageur qui se trouvaient dans le compartiment du professeur rivalisaient d’éloges sur sa leçon d’archéologie. Le maître, qui précisément était assis en face du poète, voulut bien témoigner qu’il était sans rancune, et, en souriant, il adressa la parole à ce déserteur de son cours.

— De grâce. Expliquez-moi une chose, monsieur : puisque le Montmartrois ne vous a point assommé en vous surprenant avec sa femme, quel besoin avait-il de revenir si vite, en apprenant votre… votre incartade ?

— Le besoin, je pense, de profiter, en me vendant ceci, et d’ailleurs assez cher.

Le poète tira de sa poche une poignée de sous, rongés d’oxyde, et mince. L’homme de science daigna prendre ce billon, que, du bout du médius, il éparpillait dans le creux de sa paume ; alors il proféra, non sans dédain :

— Oui, des pièces de France : on en trouve même chez nous, ce qui tend à prouver que notre pays fut autrefois une colonie de ce peuple.

Il rendit les sous du poète, et ajouta :

— Vulgaire monnaie de bronze, la plus courante, la moins rare ; pièces sans intérêt.

— Pour vous, monsieur, mais non pour moi, car elles sont la monnaie du pauvre, la plus émouvante, puisqu’elle fut la plus dure à gagner, et qu’elle s’est usée au frottement de toutes les misères : il y a plus de vie et plus d’âme, il y a plus d’humanité dans un vieux sou de cuivre que dans un louis d’or tout neuf !

— Poète ! fit un banquier.

— Imaginatif ! dit le maître.

— Vraiment oui, monsieur, comme vous.

Les reins du professeur sautèrent sur le fauteuil, comme si une puce les eût piqués.

— Eh ! là ! Prétendez-vous donc, monsieur, que l’érudition archéologique et ses classements ne soient que vaine poésie ?

— La poésie n’est jamais vaine, monsieur, puisqu’elle invente et qu’elle évoque, et que ses évocations nous élargissent le monde, en nous entr’ouvrant l’inconnu dans le passé ou l’avenir, voire dans le présent ! J’honore donc vos poèmes, tout autant que les nôtres, ou presque autant, car la seule différence qui m’apparaisse entre eux, mon cher maître, réside en ce que votre imagination parle comme une science qui décrète des vérités, tandis que la nôtre se contente d’être un art qui formule des rêves.

— L’archéologie ne serait point une science ?

— Non, monsieur, et par définition même, puisqu’elle manque d’absolu : ne voyez-vous pas les affirmations de cette prétendue science changer à tout instant et se renverser l’une l’autre ? La vérité d’il y a cinq ans n’est plus celle d’aujourd’hui, et la vôtre sera peut-être considérée demain, monsieur, comme… comme…

— N’achevez pas : je vous devine.

— Merci. Sans d’ailleurs chercher loin, reprit le jeune homme en secouant dans sa main la poignée de vieux sous, êtes-vous bien assuré qu’avant une année les récentes théories numismatiques du graveur Swyam…

On vit apparaître sur la face du savant, une expression de dédain triste ; mais l’outrecuidant rimeur continuait sans vergogne :

— Mieux que moi, mon cher maître, vous savez que ce grand artiste, après avoir réuni une suite très importante de médailles et de monnaies françaises, a dressé d’après elles un système de chronologie tout différent du vôtre : or, ce classement nouveau ne tendrait à rien moins qu’au bouleversement total des notions actuellement professées par l’archéologie, en ce qui concerne la France et son histoire…

L’impatience du maître était considérable ; il n’essayait même pas de la dissimuler.

— Un classement ! s’écria-t-il : vous appelez ça un classement, et vous demandez mon opinion ? Elle est simple : Swyam est un ignare, et son système une niaiserie ! De quoi parle-t-il là, et de quoi se mêle-t-il, que sait-il, d’où sort-il ? Quelles études préalables sont les siennes, pour que, tout d’un coup, il s’arroge le droit de formuler une théorie et de présenter un système ? Ainsi, la forte instruction ne servirait de rien, et le moindre amateur, sans brevets et sans titres, s’improviserait notre juge, pour déclarer que nous marchons dans le hasard, sinon dans les ténèbres, sur un sol mouvant et changeant ? Les médailles, les dates ! C’est fort joli : mais, l’évaluation que cet ignorant attribue à des chiffres inconnus de lui plus encore que de nous, en est-il sûr ? Sa chronologie, quand commence-t-elle ? À la fondation de Rome, ou de Paris ? On néglige de nous révéler cela ! Pourquoi ? Parce qu’on n’en sait rien ! Eh, jeune homme, qu’un sculpteur grave des médailles, si bon lui semble, et que même il recueille une collection, si le jeu l’en amuse ! Mais qu’il laisse aux érudits le soin de classer ce qu’il aime et d’en tirer les conclusions qu’il n’est point apte à déduire !

L’auditoire partagea les opinions du maître sur ces artistes qui osent opiner en matière d’art ou histoire de l’art, comme s’ils étaient professionnels. Néanmoins, cette verte semonce avait provoqué quelque malaise, et, pour en distraire les esprits, un homme de tact proposa de souper.

Les drageoirs reparurent : on se les tendait avec civilité, chacun offrant à son voisin quelqu’une des pilules qu’il avait apportées, selon son tempérament propre et les besoins de son hygiène.

— Un peu d’azotate vanillé ?

— Avec plaisir.

— Ce phosphate au piment est d’une saveur…

— J’ai là certain chlorure, dont vous me direz des nouvelles !

On suçait les pastilles, et l’on buvait, par gorgées, fréquentes et courtes, l’eau des flacons dosés qu’on débouchait à chaque instant ; quelques personnes, d’estomac plus débile, faisaient dissoudre les sels dans l’eau de leur gobelet, et avalaient ce breuvage.

Un des voyageurs tendit la main vers un bouton de la paroi.

— Vous permettez ?

— Très volontiers : un peu de musique plaît toujours.

Sous le doigt qui l’effleurait, un ressort se déclencha, et les discrètes harmonies d’un orchestre qui serait lointain s’émurent lentement dans le wagon : un système très simple, qui s’actionnait sous la pression d’air causée par la vitesse du train, faisait jouer l’appareil musical, dont les registres changeaient à volonté.

— Oh ! nous n’allons pas vite !

En effet, l’air musical était de mode lent.

— Nous devrions, réglementairement, faire quinze ocles par cyde.

L’ocle océanien équivalait à un peu plus de dix mètres, et le cyde représentait une demi-seconde : le train couvrait donc notre kilomètre moderne en trois secondes environ, c’est-à-dire avec une vitesse presque analogue à celle de la rotation terrestre en cette latitude ; l’espace parcouru était donc de quinze degrés à l’heure, en sorte que le train, lancé en droite ligne, dans la direction de l’Ouest, mais obliquant légèrement vers le Sud, suivait assidument le coucher du soleil, et l’astre rouge restait pour lui à la même hauteur au-dessus de l’horizon. Vingt minutes après le départ de Montmartre, les wagons passaient sur l’estuaire de la Loire.

— Ah ! dit un voyageur qui s’était incliné vers le hublot du parquet, voilà que nous quittons le continent. La machine va pouvoir se lancer.

Il disait vrai : l’air musical accélérait son rythme.

— C’est long, tout de même : il y a bien du progrès à souhaiter en matière de locomotion.

— Songer qu’à notre époque on met encore douze heures pour atteindre les antipodes.

— Dix heures !

— Vous êtes bon ! Vous vous arrêtez à Tahiti, vous ; mais je vais, moi, jusqu’à Viti.

— Bah ! dit un homme spirituel, de quoi vous plaignez-vous ? Vous êtes parti au coucher du soleil et vous rentrerez chez vous avant le crépuscule.

— Amusant, dit une jeune fille, de voir ce pauvre astre rougeaud qui ne réussit pas non plus à se coucher.

— Il fait chaud : cela vous incommoderait-il qu’on rafraîchît un peu ?

— Nullement.

Le compteur fut ouvert d’un cran : à l’avant de chaque wagon, un réservoir d’air liquide, à 180° au-dessous de zéro, débitait, entre deux parois de stallium, la quotité réfrigérante qui se proportionnait automatiquement aux variation de la vitesse et protégeait ainsi le matériel contre les surchauffes produites par le frottement de l’air extérieur. Également, les voyageurs pouvaient à leur gré abaisser la température intérieure des chambres, et l’évacuation de l’air chaud s’effectuait par un simple robinet, qu’il suffisait d’ouvrir comme nous ouvrons une fenêtre.

— Une terre, sur notre gauche !

— L’ancienne Espagne : vous devez même apercevoir, au loin, les derniers contreforts des Pyrénées.

— Dans une heure, nous arriverons sur les Açores.

— C’est lent.

On arriva sur les Açores. Les conversations avaient langui. Plusieurs touristes somnolaient. Quelques-uns, ayant relevé le pied de leur siège, s’étaient allongés pour dormir. Ceux qui jetaient encore un coup d’œil aux hublots y renoncèrent sachant que désormais la mer seule s’éploierait sous eux, pendant des heures. Dans un dernier regard au soleil, qui planait toujours à la même hauteur sur un horizon curviligne, ils s’assoupirent à leur tour.

Ceux qui dormaient mal constatèrent, après cinq heures de route, qu’on rasait les Antilles, sur qui le soleil se couchait.

— Dans un moment, au cap Gallinas, nous serons à mi-chemin.

— Seulement ?

Une heure après la Martinique, ils virent l’isthme de Panama, qu’ils franchirent en quatre minutes ; une heure après, les îles Galapes, où l’on changeait d’hémisphère, et brusquement l’été devint hiver : personne d’ailleurs ne sut rien, et, de nouveau, ce fut la mer, infiniment ronde, infiniment nue.

La plupart des volets furent fermés sur les hublots ; pendant quatre heures, personne ne parla plus.

Enfin, l’aérotram s’arrêta :

— Tahiti !

On mit pied à terre. Les excursionnistes, s’étirant les membres et se frottant les yeux, virent le rouge soleil qui descendait sur des paysages familiers ; en dépit de leur lassitude, ils lui sourirent, dans l’exquise sensation de rentrer chez soi, où l’on est mieux qu’ailleurs : car ces hommes d’alors, bien qu’ils fussent des nègres blanchis, nous ressemblaient de maintes manières, et savaient aussi bien que nous savourer le plaisir d’en avoir fini avec un plaisir insolite.