Cinquante-sixième histoire tragique (trad. Belleforest)

La bibliothèque libre.
Bandello
(traduction par Belleforest ; notes par François-Victor Hugo)
Cinquante-sixième histoire tragique (extraits)
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Tome IV : Les jaloux — I
Paris, Pagnerre, 1868
p. 510-525
Le Roman de Troylus (extraits) Pandosto ou le Triomphe du temps (extraits)


CINQUANTE-SIXIÈME HISTOIRE TRAGIQUE

Traduite de Bandello par Belleforest.
[Extraits.]
Timbrée de Cardone devient amoureux, à Messine, de Fénicie Lionati : et des divers et étranges accidents qui advinrent avant qu’il l’épousât.

Les Chroniques, tant de France et d’Espagne, que de Naples et Sicile, sont assez pleines de cette mémorable et cruelle boucherie de Français qui fut faite en Sicile, en l’an de Notre-Seigneur 1283. Auteur d’une telle conjuration, un nommé Jean Prochite qui était instigué à ce faire par le roi Pierre d’Aragon[1] qui ne tendait qu’à la jouissance de cette île. Dès aussitôt que ce roi inhumain eut ouï les succès du conseil qu’il avait donné et sut que le nom français était exterminé dans l’île, ne faillit de dresser soudainement une armée pour se faire seigneur d’icelle ; et après la victoire remportée à Panorme sur Charles, comte d’Anjou, il se retira à Messine, et y mit le siége de son royaume.

Entre une grande troupe de seigneurs de la suite royale, en y avait un estimé fort vaillant de sa personne et qui avait fait preuve de sa gaillardise, en toutes les guerres contre les Français, et ailleurs, et pour ce fort aimé et caressé du prince, et s’appelait ce gentilhomme Timbrée de Cardonne[2] duquel pour la plus part cette histoire est bâtie, et pour raison de l’amour qu’il porta à une fille messinoise, le père de laquelle avait à nom Lionato de Lionati[3] gentilhomme de maison ancienne entre les Siciliens. Cette demoiselle s’appelait Fénicie[4], belle entre les plus belles, gentille, courtoise, et qui, en bonne grâce et doux maintien, emporta celles qui, de son temps, vivaient en la royale cité de Messine. Or, Timbrée étant fort riche, comme celui qui ayant fait le devoir en toute expédition et par terre et par mer, se ressentait de la libéralité royale, ayant, outre sa pension, plus de douze mille ducats de rentes, nonobstant sa richesse, ni la grâce de son roi. Amour ne cessa de lui faire la guerre, et, ayant eu le dessus, le rendit son esclave sous le voile des grandes perfections de la beauté de Fénicie, laquelle était encore de fort bas âge, comme celle qui ne passait guère plus de quatorze à quinze ans. Timbrée ne faisait que passer et repasser devant le logis de Lionato pour y voir celle que déjà il adorait dans son âme. Or ne faut s’ébahir si Timbrée, quoique grand seigneur, étant comte de colisan et favori du roi, se contentait d’amouracher sa maîtresse des yeux seulement ; vu qu’en ce pays-là les femmes ne sont si familièrement visitées, je ne dirai pas qu’en France, mais encore qu’en plusieurs endroits d’Italie : d’autant une personne ne parle à elles que par procureur, si ce n’est ceux qui sont fort proches de sang. Fénicie, voyant ce seigneur aller ainsi tournoyant à l’entour de sa maison, et sachant quel il était, et de quelle valeur, le voyant vêtu fort richement et toujours bien accompagné, outre ce qu’il était beau, jeune, gaillard et gracieux, elle lui montrait bon visage, et lui la saluant, elle lui faisait courtoisement la révérence. Timbrée délibéra d’essayer par tout moyen de gagner l’amour déjà ébranlé de la fille, et d’en avoir la jouissance, car au mariage ne pensait-il point alors, comme n’étant elle de fille pareille avec lui. Il fit si bien que gagnant une vieille du logis de Lionato, il lui donna une lettre pour porter à sa dame. La vieille qui portait ce message, sachant la grande vertu de cette fillette, n’osait presque lui découvrir son fait, et ne s’y fût jamais enhardie, si elle n’eût vu Fénicie faire la révérence, étant en fenêtre, lorsque le seigneur de Cardone passait. Aussitôt que la fille fut sortie de la fenêtre, la messagère d’amour lui dit : — « Eh bien, ma fille, ce gentilhomme qui passe par là, est-il bien avant en vos bonnes grâces, puisque vous en faites si grand compte que de le saluer ? Que diriez-vous s’il était amoureux de vous et que pour cette occasion il vous caressât et honorât de telle sorte ! — Il me ferait grand honneur pourvu que son cœur s’égalât à la pureté du mien, qui ne désire d’aimer jamais un homme que celui à qui mes parents me donneront en mariage, ce qui ne peut être de ce seigneur qui est trop grand pour s’allier à notre maison. — Je ne sais ce que c’est (dit la vieille), ni à quoi il tend, mais voilà une lettre qu’il s’est enhardi de vous écrire, voyant le bon accueil que vous lui faites, lorsqu’il vous salue à la fenêtre. » Fénicie ouvrit la lettre et lut tout au long ce qui était contenu en icelle, de quoi elle rougit bien fort, puis s’adressant à la vieille, lui dit : « Je ne sais si le comte de Colisan pense que je sois quelque volage, mais d’une chose m’offensé-je bien fort en cette lettre, c’est qu’il me veut parler en secret et découvrir qu’il ne peut ouvrir à autre. De l’aimer autrement qu’avec le respect dû à mon rang et chasteté, jamais ne puissé-je vivre, si jamais cela tombe en mon esprit, ayant cela résolu en moi, que jamais l’amour n’entrera dans mon cœur que de celui que Dieu me réserve pour seigneur et mari. Plutôt Fénicie choisira la mort que l’amour, si, en aimant chastement, elle ne peut se garder entière en son honneur. »

La vieille avertit de cette réponse le seigneur de Cardone, et lui déclara mot à mot les paroles sages et vertueuses de la fille, lui disant qu’il serait impossible de lui rompre ce vouloir… La chasteté de Fénicie fut cause que ce bon seigneur, qui n’avait rien de corrompu en soi, laissa la poursuite folle d’amour pour, selon Dieu, se faire une amie et alliée à jamais. À cette cause s’adressant à un gentilhomme messinois qui lui était ami, il lui découvre son affection, ce que l’autre trouve fort bon et l’incite de persister. Timbrée le prie d’en parler à Messer Lionato, sur sa promesse et foi : le Messinois lui promet, et soudain l’exécute avec une telle félicité que le père de Fénicie, s’estimant plus qu’heureux d’une telle alliance, accorda le mariage. Et se sentait si saisi de contentement qu’étant en son privé à son logis, il dit à sa femme ce qu’il avait accordé avec le messager du comte de Colisan qui lui demandait sa fille pour épouse : de quoi la femme était la plus joyeuse du monde, sachant à qui elle faisait alliance. Puis s’adressant à Fénicie, il lui dit le mariage qu’il avait bâti entre elle et le seigneur de Cardone. Cette nouvelle porta un plaisir extrême en l’esprit de Fénicie, et remercia Dieu de très-bon cœur de la grâce qu’il lui plaisait lui faire de donner une si heureuse fin à son amour si chaste et si entier. Mais la misère humaine et le sort qui nous conduit, ne cessant jamais d’empêcher le bien d’autrui, ne faillit aussi à donner un terrible obstacle à ces noces, de chacun tant désirées.

Il y avait à Messine un gentilhomme fort riche, et grand ami et compagnon d’armes de Timbrée, lequel avait à nom Gironde Olérie Valerian, homme preux et vaillant, et estimé des plus magnifiques et libéraux d’entre les courtisans. Celui-ci était devenu si amoureux de Fénicie qu’il lui semblait que son heur était une félicité insupportable, s’il ne gagnait cette fille pour son épouse, et oyant parler que le mariage d’elle et du comte de Colisan se faisait, fut si saisi de crève-cœur, que, sans avoir égard ni à la raison ni à son honneur, il trama en son esprit une menée indigne d’un cœur noble, et délibéra de semer un champ ample de discorde entre Timbrée et ses nouveaux alliés. Comme il a fait son complot en son âme, il trouve homme tout propre à mal faire, et aussi homme de bien que ceux qui vivent à Paris à gages, n’ayant affaire que de tuer, ou servir de faux témoins, pourvu qu’on leur fasse pleuvoir l’or en leur bourse. Ce galant attitré par Gironde, était un courtisan des plus parfaits, homme de bon esprit, mais qui l’appliquait toujours à mal, dissimulé, déloyal, flatteur, et ne se souciant d’autre chose que du gain présent. Celui-ci bien informé qu’il est, s’en alla vers le comte de Colisan, et le pria qu’il lui pût parler un peu en secret : ce que lui étant octroyé, il commença à ourdir ainsi sa trame en disant : « Monsieur, comme hier je fus averti de l’alliance que Votre Seigneurie fait avec messer Lionato de Lionati, je me trouvai le plus étonné du monde, tant pour voir un si grand seigneur que vous s’abaisser à prendre femme si inégale à votre rang, que pour autre respect de plus grande conséquence, et qui vous touche de si près que, vous le sachant, je m’assure que voudriez avoir donné la moitié de votre bien, et que la chose ne vous fût point advenue. Mais, Monsieur, afin que je ne vous tienne point longuement en suspens, il faut que vous entendiez, ce qui est aussi vrai que l’Évangile que toutes les semaines il y a un gentilhomme, mien ami, qui va coucher deux ou trois fois avec votre Fénicie, et m’assure qu’il ira ce soir, lequel j’y dois accompagner comme j’ai de coutume. Si vous me voulez jurer de n’offenser ni le gentilhomme, mien ami, ni homme de sa troupe, je ferai que vous-même verrez et le lieu où il entre, et comme il s’arrête dedans à son aise. « Pensez si le seigneur de Cardone fut étonné oyant une parole si dur ; ayant discouru longtemps en son esprit, vaincu de juste douleur (comme il lui semblait), il répondit au galant en cette sorte : « Mon ami, quoique ces nouvelles me soient fort déplaisantes, si est-ce que je ne dois ni ne peux faire autrement que de bon cœur, je ne vous en remercie, puisque par effet vous me montrez en quel égard je vous suis, et combien vous prisez mon honneur et réputation. Puisque de votre bon gré vous vous êtes offert à me faire voir ce que jamais je n’eusses osé imaginer, je vous prie, par cette amitié qui vous a induit à m’aviser de cette trahison, que franchement vous accompagniez ce votre ami jouissant, car je vous jure la foi de chevalier que je ne vous donnerai nuisance ni destourbier aucun, mais tiendrai la chose aussi secrète que les plus cachés conseils de mon âme. » Le courtisan dit alors au comte : « S’il vous plaît donc, Monsieur, vous ne faillirez de vous trouver sur les onze heures du soir près le logis de messer Lionato, tout joignant ces ruines qui sont vis-à-vis de son jardin, et vous y tiendrez au guet : vous assurant que de ce lieu en avant vous ferez découverte de ce quoi je vous ai donné avis. »

Or, de ce côté répondait une face du corps de logis du beau-père de Timbrée, où il y avait une salle antique en laquelle ni en tout ce corps de logis personne n’habitait point : et en la salle avait des fenêtres répondantes, et sur la rue, et sur le jardin, où souvent de jour Fénicie venait prendre l’air, car d’autre licence de se promener n’avait-elle point : et ces fenêtres demeuraient toujours ouvertes, à cause que ce côté de maison était inutile. Le courtisan s’en alla vers Gironde, lui faisant récit de ce qu’il avait mis à fin, de quoi il se montra très-joyeux et loua grandement son invention. Étant venue l’heure assignée, le déloyal Gironde fit vêtir richement un sien serviteur, lequel était instruit au badinage, et le parfuma et musqua, comme une courtisane des plus magnifiques de Rome ; et ainsi paré, s’en allèrent vers celui qui dressait la partie ; et le parfumé et un autre portant une échelle à bras, au lieu du palais de Lionato qui avait été assigné au seigneur de Cardone. Lequel, pour s’éclaircir de ce qu’il ne voulait savoir, était allé de bonne heure au lieu de son assignation… Comme les trois passaient devant le lieu de son embûche, il entendit que M. le Parfumé dit à celui qui portait l’échelle : « Prends bien garde d’asseoir mieux l’échelle que la dernière fois que nous vînmes ici, car ma Fénicie me dit que tu l’avais appuyé avec trop de bruit ! » Je vous dirai bien que Timbrée semblait que reçut autant de coups de lance à travers le cœur, comme il entendait les paroles de celui qu’il estimait être son corival. Si est-ce que peu s’en fallut qu’il ne leur courût sus, pour tuer celui qui lui faisait une injure si grande. Mais lui souvenant de sa promesse et foi jurée au courtisan détestable, aima mieux endurer cette escorne qu’assaillir son ennemi.

Plus sentit-il grand le crève-cœur, voyant l’échelle appuyée tout bellement, et l’ami supposé entrer dans le palais tout ainsi comme s’il eût eu l’entrée libre par la porte. Ce fut alors que le comte de Colisan se tint pour assuré de la déloyauté de sa fiancée. Laissant toute jalousie apart, et ne se souciant de plus avant s’enquérir du fait, il changea cette amitié qui l’avait induit à vouloir épouser Fénicie en une si grande haine que, sans attendre la fin de cette farce, il se retira tout confus, et plein de maltalent, marmonnant la patenôtre du singe, et disait ainsi en s’en allant : « Et que sert-il de me fâcher pour chose que j’ai vue ? Ne vaut-il pas mieux que je le sache, avant d’être lié avec cette écervelée, que puis après mon infamie, elle me fît cerf et servît de monture à mes dépens à celui qui en a eu la première possession ? Aillent à tous les diables telles mâtines avec leurs dissimulations, et vive joyeux Timbrée, sans plus se passionner pour la méchanceté de cette louve ! »

Timbrée, qui ne reposa guère toute cette nuit, comme celui qui avait la puce à l’oreille, se leva fort bon matin, et envoya quérir le Messinois, à qui premièrement il donna charge de demander pour épouse en son nom Fénicie à Lionato, auquel il enchargea la défaite de ce mariage, lui disant l’occasion qui lui semblait suffisante et juste. Le Sicilien obéit au comte et s’en alla sur le dîner trouver le père de Fénicie, qui était en salle avec sa femme et sa fille, et les voyant assemblés, il dit à Lionato : — « Mon grand ami, je suis marri que moi qui ai été annoncester ces jours passés de bonnes nouvelles, faille que je sois à présent celui qui vous en apporte de déplaisantes. Le seigneur de Cardone m’envoie vers vous tout exprès pour vous dire que vous cherchiez un autre mari pour votre fille, d’autant qu’il ne vous veut point pour père, et non de défaut qui soit en vous qu’il estime pour gentilhomme fort vertueux, mais pour avoir vu en Fénicie chose telle que jamais il n’eût osé soupçonner. Quant à vous, Fénicie, il m’a prié de vous dire que ce n’était lui qui devait recevoir un si fâcheux guerdon de l’amitié qu’il vous a portée jusqu’ici, que de le tromper si traîtreusement que vous ayez fait autre amant que lui, et lequel ayant joui de votre virginité, vous prendrez pour mari tout à votre aise, car il ne prétend labourer au terroir qui a été défriché par un autre. »

Ces nouvelles donnèrent tel étonnement à cette petite troupe que le plus affecté des trois demeura immobile comme une statue. Toutefois le père, prenant cœur, répondit en telle sorte : « Je me suis toujours douté, dès que vous me parlâtes de ce marier, que le seigneur de Cardone ne persisterait pas en sa demande, à cause que je suis pauvre gentilhomme. Mais s’il se repent pour ma fortune, il faut qu’il sache que, quoique les grandes richesses me manquent, si est-ce que mes ancêtres n’ont été que des plus grands et illustres de ce pays, et ne sais si le comte de Colisan en montrerait de si belles enseignes des siens que je peux faire de ceux desquels j’ai pris origine. Vous lui direz que je ne suis marri d’autre chose que du tort qu’il fait à mon enfant, duquel je répondrais au prix de ma vie, ayant de si près épié les actions de sa vie qu’il est impossible que la vérité ait place en ce qu’il vous a chargé de nous dire. »

Comme celui-ci s’en est allé, Fénicie, voyant combien on lui faisait de tort en l’accusant d’un crime où jamais elle n’avait pensé, tomba en telle syncope et saisissement que, sans jeter une seule larme, elle tomba du haut de soi toute évanouie et si décolorée et amortie, qu’un membre mort n’est pas plus pâle ni froid qu’elle demeura au seul récit de si piteuse nouvelle. Elle est portée sur un lit… À ce fier et merveilleux accident, on eût vu le misérable père battre son estomac, se disant malheureux d’avoir jamais accepté l’alliance d’un grand ; d’autre côté, la mère s’arrachait les cheveux, et ne pardonnait à partie de son corps, tant elle était démesurément outrée de douleur… La bonne dame retint avec elle une sienne belle-sœur, femme du frère de Lionato, et s’enfermèrent elles deux en la chambre de la fille, mirent de l’eau chauffer ; puis, dépouillant Fénicie, se mirent à la laver avec cette eau ainsi chaude : sitôt que le sang refroidi sentit la chaleur, les esprits se remettant en devoir, et reprenant leur force, donnèrent un signe évident de la vie de celle qu’on tenait pour morte, laquelle commença à ouvrir les yeux. La mère et la tante, voyant un si bon commencement, échauffent des draps, la frottent si bien, que la fille revient du tout en soi, laquelle, soupirant fort hautement, dit : « Hé Dieu, et où est-ce que je suis ? » La mère soudain appela son mari, lequel sentit si grande liesse de cette occurence qu’il ne le put dissimuler, mais baisant sa fille, lui dit qu’elle se confortât sur lui. Et fut mis en délibération et accordé qu’on continuerait la nouvelle et bruit de sa mort, et cependant Fénicie s’en irait aux champs, pour être nourrie avec ses oncles et tantes : ce qui fut fait dès le soir même, après qu’ils l’eurent restaurée avec confitures et autres choses délicates ; et ce afin qu’elle devenue plus grande, on la pût pourvoir honnêtement sous un autre nom, étant reçu partout que Fénicie était trépassée.

Le cercueil est dressé où la mère mit ce que bon lui sembla, en lieu du corps de la fille, fermant le coffre, et l’étoupant de poix de toutes parts, si bien que chacun estimait que là fût enclos le corps de la misérable. L’appareil des funérailles étant fait, le corps est porté en terre, avec les pleurs et plaintes de tous les Messinois. Et n’y en avait aucun qui ne détestât le seigneur de Cardoue, ayant cette opinion qu’il avait mis cette calomnie sur la fille trépassée, à tort, et pour n’être contraint de la prendre pour femme. Timbrée avait un deuil insupportable en son esprit, et sentait ne sais quel élancement de cœur qui lui proposait à toute heure le tort qui avait été fait à Fénicie.

Mais comme le comte de Colisan se tourmentait, voici Gironde qui (se voyant être le vrai bourreau et de l’honneur et de la vie de Fénicie) se repent de son forfait et délibère, à peine de mourir, de découvrir à Timbrée la trahison qu’il lui avait dressée pour le priver de son épouse… Et pour ce s’en allant au palais du roi, il trouve celui qu’il cherchait, auquel il fit requête de se venir promener en une église voisine, ayant à lui dire des choses qui lui étaient d’importance. Le comte qui l’aimait lui accorde, et s’en vont au temple même, où les ossements supposés de Fénicie gisaient ; et y entrants seuls, ils vinrent devant le tombeau qui était le monument de la famille Léonatine. Sitôt qu’il est là, il dégaine sa dague, et la baille en main au seigneur de Cardone, lequel fut étonné de cet acte. À Timbrée donc parla Gironde agenouillé, en ces termes : « Illustre seigneur, c’est raison que ce fer que vous tenez en votre main soit celui qui vous venge, et que votre main fasse l’office de telle vengeance, sacrifiant le sang de ce gentilhomme misérable aux os et mémoire de l’innocente Fénicie, laquelle gît ici morte : de la ruine de laquelle moi seul ai été l’occasion. Voici ma gorge, vengez-vous sur elle, et pour vous, et pour votre Fénicie, malheureusement trahie ! » Le comte de Colisan ne savait que penser tant il était étonné de cette occurence ; il fit lever Gironde, jetant le poignard loin de lui, et le pria de lui conter cette histoire, ce que l’autre fit pleurant avec telle véhémence que les sanglots interrompaient souvent sa parole. Le comte oyant ceci fut plus étonné que de chose qu’il eût ouïe de sa vie, et était si triste que la couleur et les larmes qui coulaient le long du visage donnaient assez d’évidence de son altération. Il plaignait celle qu’il estimait morte, et s’offensant du forfait de son ami ennemi, ne voyait guère grande occasion de s’aigrir contre lui, voyant que c’était l’amour qui l’avait induit à ce faire, mais jugeant en soi-même que la défaite de celui-ci ne servirait de rien pour la recouvrance de sa Fénicie. Et pour ce il lui parla ainsi : « Gironde, puisque Dieu a voulu que ce désastre éprouvât ma patience, je suis marri de votre fait, n’en voulant votre vengeance que votre confession. Ce que je vous requiers est tant pour votre acquit que pour le mien : c’est que, puisque Fénicie a été diffamée par notre moyen, ce soyons aussi nous deux qui lui restituons sa bonne renommée, tant envers ses parents que tout le peuple de Messine ; autrement jamais je n’aurais plaisir au cœur, me semblant que toujours j’aurais son ombre devant mes yeux, laquelle me reprocherait ma déloyauté ! — C’est à vous, Monsieur, dit Gironde, à me commander, et à moi à vous obéir ; c’est à vous à qui honneur est dû pour votre courtoisie, et à moi vitupère à cause de ma perversité qui ai trahi le meilleur chevalier qui vive : et disait ceci avec tel crève-cœur que Timbrée ému à compassion le prit par la main disant : Laissons ces propos, mon frère, et allons visiter les parents de la défunte, sur le tombeau de laquelle ils se jetèrent tous deux, lui requérant merci. Puis prirent le chemin du logis de Lionato, lequel dînait avec plusieurs de ses parents, et, sitôt qu’il entendit que ces deux seigneurs lui voulaient parler, leur vint au-devant et les recueillit fort gracieusement. Aussi dès qu’ils fussent assis, le comte raconta la douloureuse histoire qui avait causé la mort avant saison de l’innocente Fénicie ; et le récit fini, lui et son compagnon, se jetèrent aux pieds des parents, leur requérant pardon d’une méchanceté si grande, et forfait tant abominable. Le bon gentilhomme Lionato les embrassa amoureusement, leur pardonna de bon cœur, louant Dieu de ce que sa fille reconnue pour innocente. Timbrée, après plusieurs propos, dit à son beau-père failli et qui le fut bientôt après : « Mon père, puisque la fortune n’a point voulu que je fusse votre gendre, je vous prie néanmoins de me tenir pour fils et user du mien comme de ce qui est vôtre, et verrez à l’effet que le cœur n’est en rien éloigné des paroles. » Le bon vieillard, oyant si courtoises offres, lui dit : « Monsieur, puisque si libéralement vous vous offrez à me faire plaisir, je prendrai la hardiesse de vous supplier d’une chose, sur tout l’amour que jamais vous portâtes à ma misérable fille : c’est que vous voulant prendre femme me fassiez cet honneur que de m’en avertir, et si je vous donne femme qui vous vienne à gré, que vous la preniez de moi comme de celui qui vous aime autant que si vous étiez sorti de mes entrailles. » Le comte, embrassant le bonhomme, lui dit : « Monsieur mon père, non-seulement je ne prendrai de ma vie femme sans votre conseil, mais celle seule sera mon épouse, laquelle par vous me sera donnée, et de ceci je vous engage ma foi, en prenant Dieu à témoin. » Lionato lui promit de le loger si bien qu’il n’aurait occasion de se plaindre de l’avoir choisi pour lui chercher une compagne.

Cependant que Timbrée fréquente familièrement avec Lionato, Fénicie devint grande et refaite, et fort gentille, ayant l’an 18 de son âge, n’était plus simple, ainsi que sont ordinairement les enfants, mais si sage que, le tout bien contemplé, encore ne l’eût-on pas reconnue de prime face pour cette Fénicie jadis accordée au comte de Colisan. Elle avait une sœur qui la suivait et approchait fort en beauté et en âge, comme celle qui avait atteint l’an 15 et s’appelait Blanchefleur. Lionato voyant ces deux fruits si mûrs délibéra de mettre fin à son entreprise, et dit un jour au comte : « Il est temps, Monsieur, que je vous délie de l’obligation à laquelle de votre grâce vous vous êtes astreint à moi, car je pense vous avoir trouvé une demoiselle pour épouse, autant belle, sage et gentille qu’il en soit en cette contrée, et de laquelle (à mon avis) vous serez content l’ayant vue. S’il vous plaît venir dimanche et mener avec vous le seigneur Gironde, en un village à deux milles de Messine, nous vous ferons compagnie, moi et mes parents, et là verrez la fille que je vous ai dit, et dînerons ensemble. » À quoi Timbrée s’étant accordé, il sollicita son compagnon, et le dimanche de bon matin, Lionato le venant trouver avec ses parents, ils allèrent ensemble au village du frère de Lionato. Ils ne furent pas si entrés au logis que voici sortir (comme du cheval troyen) d’une chambre un escadron de damoiselles, entre lesquelles reluisaient en beauté et en bonne grâce Fénicie et Blanchefleur, comme le soleil et la lune, entre toutes les clartés qui sont au ciel. Alors Lionato prenant par la main le comte de Colisan, et s’accostant de Fénicie, qu’on appelait Lucilie, lui dit : « Monsieur, voici la damoiselle que je vous ai choisie pour épouse. » Timbrée, voyant une beauté tant rare et exquise, se plut grandement en elle, et pour ce il répondit : « Mon père, je prends dès à présent cette damoiselle pour mon épouse légitime, pourvu qu’aussi elle y consente de son côté. » — « Quant à moi, dit la fille, je suis prête d’obéir à tout ce qu’il plaira au seigneur Lionato me commander. » — « Je veux donc, dit le bonhomme, que vous preniez à mari et époux le seigneur comte de Colisan, et vous exhorte de l’aimer comme il le mérite, et lui obéir comme la femme doit à son mari, qui comme chef, a sur elle puissance. » Cet accord fait, fut appelé le prêtre qui les fiança. Timbrée ainsi épousa sa Fénicie pensant prendre une Lucilie, et sentait ne sais quoi en son cœur qui le tirait à aimer uniquement cette fille, pour le rapport de sa face (comme il lui semblait) à celle de sa défunte maîtresse, tellement qu’il ne pouvait se soûler de la regarder. Qui fut cause qu’eux étant à table et sur la fin du dîner, une tante de Fénicie, voyant le comte si attentif à contempler son épouse, lui va dire joyeusement : « Monsieur, je vous prie me dire si jamais fûtes marié. » Lui, oyant cette parole, ne put tant se commander que les larmes ne lui coulassent le long de la face : « Ah ! Madame, dit-il, que vous renouvelez une grande plaie en mon cœur ; laquelle tourmente si fièrement mon esprit qu’à peine il ne me laisse pour s’attendre au contentement qu’il aurait en l’autre monde, jouissant seulement de la vue de ma chère Fénicie !… Cette damoiselle me plaît bien, je le confesse ; mais si auparavant que de l’épouser, j’eusse pu recouvrer ma Fénicie, je n’ai rien si cher ni si précieux, qui n’y eût été employé, à cause que je l’aimais uniquement, et en était l’amitié si bien fondée, que si je vivais mille ans, je l’aimerais aussi bien absente que présente. » Le bonhomme Lionato, ne pouvant plus dissimuler son allégresse, tourna sa face vers le comte, et, avec un ris attrempé de larmes, il lui dit : « Vous montrez bien mal, Monsieur mon fils et gendre (car c’est ainsi que je puis appeler) avec l’effet la vérité de votre parole, vu qu’ayant épousé votre tant aimée Fénicie et lui ayant été voisin toute cette matinée, n’avez encore su la reconnaître ! Fénicie vit, elle est l’épouse de son mari promis ; je vous l’ai tirée du cercueil et de la porte de la mort, afin de vous la garder saine et pure, et de laquelle je vous ai fait et fais dès à présent maître et possesseur ! » Timbrée fut si étonné de cette nouvelle qu’il pensait être charmé. Enfin l’amour lui ouvrant les yeux, et revenu de sa pâmoison contemplative, il se rue, les bras étendus sur le col de sa gentille épouse, il la baise, caresse et accole, et semblaient tous deux liés et collés ensemble, une vigne et un ormeau enlacés en un… Le seigneur Gironde, voyant que la tragédie était devenue comique, ayant demandé pardon de sa faute à Fénicie, et elle lui pardonnant, s’adressa à Lionato auquel il requit fort humblement sa fille Blanchefleur en mariage, ce que le bonhomme lui octroya de bon cœur. Ainsi Gironde fut gendre, comme il l’avait autrefois desseigné, de Lionato et frère de son grand ami Timbrée… Le roi d’Aragon fît honneur à ces seigneurs, à leurs noces, y assistant, et lui, et Jacques, infant d’Aragon, son fils ainé. Le mal que Gironde avait dressé fut occasion d’un grand bien, car de Timbrée et Fénicie est sortie cette maison des Cardonne, tant renommés en Espagne et en Italie, si que de notre temps il y a eu don Pietro, comte de Colisan, grand connétable et amiral de Sicile, lequel mourut à la journée de la Bicoque, régnant en France Louis douzième, et Maximilien tenant l’Empire.


  1. Don Pedro, dans Beaucoup de bruit pour rien.
  2. Claudio.
  3. Léonato.
  4. Héro.
Le Roman de Troylus (extraits) Pandosto ou le Triomphe du temps (extraits)
Cinquante-sixième histoire tragique (extraits)