Le roman de Troylus (trad. Beauveau)

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Boccace
(traduction par Pierre de Beauveau ; notes par François-Victor Hugo)
Le Roman de Troylus (extraits)
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Tome IV : Les jaloux — I
Paris, Pagnerre, 1868
p. 489-509
Le Conte d’hiver Cinquante-sixième histoire tragique (extraits)


LE ROMAN DE TROYLUS

TRADUIT DE BOCCACE PAR LE SÉNÉCHAL PIERRE DE BEAUVEAU.
[Extraits.]

Venu le temps nouveau que les prés se reverdissent des herbes et de fleurs et que toutes gens deviennent gaies, ainsi qu’ils le démontrent en leurs amours, les clercs troyens et seigneurs de l’Église firent appareiller et orner leur grand temple de Pallas où ils ont accoutumé de sacrifier. Et à cette fête allèrent dames, demoiselles, chevaliers et tous gens de bien. Entre lesquelles y était la fille de Calcas, Brisaïda[1], belle en habit de noir. Et se tenait assez près du temple et était sa manière fière, plaisante et gracieuse. Troylus allait comme ont accoutumé à aller ces jeunes seigneurs, puis ça et puis là regardant parmi le grand temple. Il se tenait avec ses écuyers desquels il s’allait d’aucuns moquant de leurs amourettes ; car il avait son cœur délié de tous liens, en sa pure franche volonté et liberté !… Advint donc, comme Troylus s’allait moquant puis de l’un, puis de l’autre, puis celle-ci, puis celle-là regardant, que d’aventure par entre les gens son œil transperça et joignit jusque-là où était la plaisante Brisaïda. Elle était grande femme ; selon sa grandesse tous membres bien lui répondaient. Elle avait son visage orné de droite manière ; sa manière était douce, entre-mêlée de fierté. Elle haussa les bras et se découvrit un peu le beau visage en ouvrant son manteau de deuil qu’elle avait au-devant, et fit une façon de faire comme dire : « Las ! je suis trop empressée. » Cette manière qu’elle fit, en se tournant comme si elle fût ennuyée, plut fort à Troylus, car il semblait qu’elle voulait dire : « Je ne peux plus durer. » Et depuis il se met à la regarder de plus en plus, et bien lui semblait qu’elle était digne d’être louée sur toutes les autres. Et tant la regarda comme durèrent les sacrifices et honneurs faits à la déesse Pallas et que la fête fut achevée. Puis s’en issit hors du temple avec ses compagnons. Il ne s’en saillit pas franc et joyeux ainsi qu’il y était entré, mais morne et pensif… Tous autres pensements de lui s’étaient fuis, ni ne lui challait de la guerre ni de sa salvation. Et avait l’entendement empêché qu’il ne lui challait plus de rien, si non à entendre à sa serve amoureuse. Hélas ! il y mettait tout son plaisir, sa pensée et son entendement !…

Ainsi étant Troylus un jour seulet en sa chambre tout pensif, il y survint un gentil Troyen de haut lignage et moult courageux, nommé Pandaro[2], lequel, le voyant gésir sur son lit étendu et plein de larmes, lui dit : — Qu’est ceci, Monseigneur et mon ami ? Vous a déjà mis bas ce temps-ci pour ce qu’il est plein de guerre et de tribulation ? — Ô Pandaro, ce dit Troylus, quelle fortune vous a ici amené pour me voir languir ? Je vous prie que vous partez d’ici, car je sais bien qu’il vous déplairait plus qu’à nul autre à me voir mourir, et ne puis plus vivre, tant est la vertu de mon corps affaiblie et diminuée. Mais quelque chose que soit ma male aventure, mon ami, ne vous chaille de le savoir, car je m’en tais pour le meilleur ! » Alors peu s’en faut que Pandaro ne crève de pitié et de désir qu’il a de savoir son mal et lui dit : « Je vous prie, si notre amitié vous plaît comme elle a fait dans le passé, que vous me découvriez d’où vous vient cette cruauté qui tant vous fait désirer la mort : car ce n’est mie fait de loyal ami de céler rien l’un à l’autre. » Troylus jeta un grand soupir et dit : « Pandaro, puisqu’il te plaît savoir mon douloureux martyre, je te dirai brièvement ce qui me meurtrit. Amour, contre qui nul ne se peut défendre, m’allume le cœur d’un joyeux plaisir par lequel j’ai toutes les autres choses éloignées de moi. Et ceci me tue, comme tu peux voir, et ai plus de mille fois retenu ma main qu’elle ne m’ait ôté la vie. » À ce dit Pandaro : « Comment avez-vous tant pu céler cette flamme ? Car je vous eusse donné aide et conseil, et travaillé en quelque sorte à votre repos. » Aucunement se demeure Troylus en suspens, et, depuis qu’il eut jeté un grand soupir amer, tout le visage de honte lui devient rouge comme feu ; puis lui répondit : « Ami cher, je n’ai osé jusqu’ici, pour occasion assez honnête, vous dire ni déclarer ma grande ardeur, pour ce que celle qui m’a en cet état conduit est votre parente… Aucuns, comme vous savez, ont aimé leurs sœurs, leurs frères ; les filles aucunes fois le père, et les marâtres les fîllâtres. Amour ne m’a conduit à telle, mais c’est la grande beauté de votre cousine laquelle m’a pris, je vous dis de Brisaïda, dont moult me déplaît. » Comme Pandaro ouit nommer celle-là, tout en riant lui dit : « Ami cher, pour Dieu, ne vous déconfortez point. Amour a mis votre cœur en tel lieu qu’il ne le pouvait mieux loger, pour ce vraiment qu’elle vaut trop en courage, en beauté, en douceur, en gracieuseté, en honneur et en noblesse. Vous êtes digne d’avoir une telle dame, et elle d’avoir un tel ami. Et de ma part y emploierai tout mon engin et entendement. Ma cousine est veuve et désireuse comme autres, et, quand elle me dirait le contraire, je ne l’en croirais pas. Et pour ce que je vous connais et vous et elle, et êtes discrets et sages, à chacun de vous puis complaire et donner un pareil confort ; et vous le devez tenir couvert, et elle, ainsi que d’une chose qui jamais ne fut. » Troylus saillit hors légèrement du lit, et commença à accoler et baiser Pandaro sur le cou en jurant aprement que toute la guerre des Grieux avec leurs triomphes ne lui saurait méfaire après cet amour qui si fort le serre, et lui dit : « Pandaro, mon ami, je m’en recommande à vous ; vous êtes celui qui savez qu’il faut pour mettre fin à mes douleurs. »

Pandaro, volontereux de servir le jeune seigneur, lequel il aimait moult, s’en alla en la maison où Brisaïda était, laquelle, quand elle le vit venir, se leva droite et lui alla à l’encontre en le saluant de loin, et Pandaro elle, ; puis la prit par la main et la mena en une galerie qui là était. Et si se prit à lui regarder son beau visage sans mouvoir ses yeux. Brisaïda, qui se vit ainsi regarder, lui dit en souriant : — « Cousin, ne m’avez-vous vue autrefois que ainsi me regardez ? » À qui Pandaro répondit : « Je sais bien qu’autrefois vous ai vue, et ai intention de vous voir encore ; mais vous me semblez trop plus belle que jamais vous visse, et plus tenue, à mon avis, de louer Dieu que nulle autre du monde, tant soit belle. » Brisaïda dit : « Qu’est-ce à dire ceci ? Pourquoi le dites-vous plus maintenant que le temps passé ? » À qui Pandaro répondit prestement : « Pour ce que vous avez le plus amoureux visage que dame qui soit en ce monde. Et connais qu’il plaît tant et outre mesure à tel homme que chacun jour s’en va fondant et despérant. » — « Qui est-ce donc, dit Brisaïda, qui prend si grand plaisir à me voir ? » À qui Pandaro dit : « Il est haut homme de lignage et de courage, très-honnête et convoiteux de honneur, et de sens naturel, si est plus que nul autre sage et hardi, clair brun est son visage !… Ô bien êtes heureuse si vous le savez connaître ! Une bonne aventure a tant seulement chacune bonne personne en ce monde, si elle la sait prendre. Votre belle et gente figure la vous a fournie ; or la sachez prendre. » — « M’essayez-vous, ou me le dites-vous à bon escient ? dit Brisaïda. Êtes-vous hors du sens, de penser qu’il y eût homme vivant qui dût avoir plaisir de moi s’il ne devenait mon mari ? Mais dites-moi qui est celui qui pour moi se trouble ainsi. Est-il étranger, ou s’il est de cette ville ? » Lors dit Pandaro : « De cette ville est-il, non pas des moindres, lequel j’aime sur tous les autres. Et si lui ai tiré de la bouche par force de prière ce que je vous ai dit ; le pauvre homme vit en pleurs et en misère tout pour la beauté de votre visage. Et afin que vous sachiez qui est celui qui tant vous aime, c’est Troylus. » Lors Brisaïda se tira un peu arrière en regardant Pandaro, et à grand’peine retint ses larmes et jeta un soupir et dit : « Ô Dieu ! veuillez-moi aider ! Et que feront les autres, puisque vous me conseillez les amoureuses flammes ! Je sais bien que Troylus est grand et noble, et que chaque grande dame en devrait être contente ; mais puisqu’il a plu à Dieu de m’ôter mon mari, ma volonté s’est de tout d’amours éloigée. Or, il me convient honnêtement me maintenir. Pandaro, je vous prie, que cette réponse ne vous déplaise, et faites qu’il soit conforté d’autres plaisirs et nouveaux pensements. » Pandaro fut tout honteux quand il ouit ainsi parler sa cousine, et pour s’en partir fut prêt ; mais il se retint, et se tournant vers elle, il lui dit : « Brisaïda, si Dieu me veuille donner ce que plus je désire, je vous ai dit et conseillé ce que je dirais et conseillerais à ma propre sœur charnelle, ou à ma fille, ou à ma femme si je l’avais, pour ce que je connais que Troylus mérite plus grande chose beaucoup que n’est votre amour. Je ne crois point que en tout le monde en soit un plus secret, loyal et qui mieux tienne sa promesse, ni ne désire rien tant que vous. Ne perdez plus temps et pensez que mort ou vieillesse emporteront votre beauté. » — « Hélas, dit Brisaïda, vous dites vrai. Ainsi s’en passent les ans petit à petit, et la plupart meurent avant que le terme de la nature soit accompli !… Sur ma foi, de ce que m’avez dit de Troylus, j’en ai pitié eu ; et si vous dis bien que je ne suis pas si piteuse comme il vous semble. » Puis un peu après jeta un grand soupir en muant couleur au visage, et dit à Pandaro : « Or, je connais où tire votre désir piteux, et je ferai le pour vous complaire, et ainsi qu’il veut, et lui suffise si je le regarde. Mais pour fuir honte ou pis, par aventure, priez lui qu’il soit sage et fasse en façon que je ne puisse ouir blâme ni lui aussi. » Quand Pandaro fut parti, s’en alla la belle Brisaïda toute seulette en sa chambre ; et, joyeuse, elle devise à elle-même en cette manière : « Je suis gente et belle, veuve, riche, noble et bien aimée, je n’ai nuls enfants, et vis en repos : pourquoi donc ne dois-je être amoureuse ? Et si, par aventure, honnêteté me le défend, je serai sage et tiendrai ma volonté, si qu’on ne pourra apercevoir que jamais amour au cœur me soit entré. Ma jeunesse s’en va d’heure en heure : la dois-je perdre si méchamment ? À faire comme les autres n’a point de péché ni de mal, ni de nul autre ne peut être blâmé… »

Pandaro partit d’avec la belle en bon accord et très-joyeux en courage, et cherchant Troylus, il le trouva en une église pensant, et tantôt qu’il vint à lui, le tira à part et lui commença à dire : « Ami cher, j’ai tel pensement de vous, quand je vous vois à toute heure pour amour languir, que mon cœur en souffre grande part de votre martyre ; et pour vous donner un confort n’ai jamais reposé, et j’ai tant fait qu’à la fin je vous l’ai trouvé : pour vous suis-je devenu moyen (entremetteur) ; pour vous ai-je jeté mon honneur ; pour vous ai rompu honnêteté de l’estomac de ma cousine, et lui ai mis au cœur votre amour, et dedans peu de temps vous le verrez avec plus grande douceur que je ne saurais dire, quand la belle Brisaïda trouverez entre vos bras. Mais Dieu qui voit tout, sait bien qu’à se faire ne m’a point induit espérance de mieux en valoir, mais tant seulement la grande amour que je vous porte. Mais je vous prie, sur tous les biens et plaisirs que jamais vous désirez avoir, que vous y gouverniez si sagement que cette chose vienne à être sue. Vous savez comme elle a toujours eu bonne renommée ; or est venu à présent que vous avez son honneur entre vos mains, et lui pouvez faire perdre son renom quand vous gouvernerez autrement que ne devez, et remarquez qu’elle ne le pourrait perdre sans mon déshonneur, car elle est ma prochaine parente et ait été conduiseur de toute la besogne. » Tout ainsi Troylus jeta un petit soupir, et, en regardant Pandaro au visage, dit : « Je vous jure par celui Dieu qui est au ciel que ne sera jamais sue cette besogne ; mais tant que aurai la vie au corps, mettrai pouvoir et savoir à garder l’honneur de celle-ci, de qui je suis et serai loyal serviteur… Vous avez fait comme ami doit faire pour autre quand il le voit en tribulation. Et afin que vous connaissez l’amour que je vous porte, j’ai ma sœur Policène, de laquelle on prise la beauté sur toutes autres, et encores y est la belle Hélaine, femme de mon frère ; ouvrez un peu votre cœur à savoir si nulle lui plaît, puis laissez faire à moi à celle qui plus lui plaira… »

Pandaro demeure très-content de Troylus, et chacun entend à ses besognes. Tant passèrent de jours l’un après l’autre que le temps désiré des amants vint. Lors Brisaïda fit appeler Pandaro et lui montra tout ce qui lui fallait à montrer… Et puis quand l’heure vint, tout célément avec Pandaro, Troylus prit son chemin pour aller où Brisaïda était. L’air était obscur et plein de nues ainsi que Troylus voulait car secrètement entra dedans l’hôtel, sans être vu ni senti de personne du monde. Et en certain lieu obscur, déconnu des gens, il attendait sa dame ; ainsi lui avait été ordonné… Après ce que un chacun se fut aller coucher et l’hôtel fut demeuré vide, il tardait à Brisaïda d’aller où s’était mis secrètement Troylus, lequel, comme il la sentit venir, si se dressa en pieds et lui alla à l’encontre tout gaiement. La belle tenait un flambeau ardent à sa main et toute seule descendit l’échelle et vit Troylus qui l’attendait, lequel elle salua ; puis lui dit comme bien faire le sut : « Si j’ai offensé Votre noble Seigneurie de la faire attendre en si obscur lieu, je vous prie, mon seul désir, qu’il vous plaise le me pardonner. » À qui Troylus dit : « Ma seule dame, toujours ai eu devant mes yeux l’étoile de votre beau visage qui m’a éclairé, et ai plus de plaisir en ce petit lieu que je n’eus oncques en la meilleure chambre que j’aie au palais ; ne m’est point d’en demander pardon. » Puis l’embrassa et baisa doucement, ni de ce lieu ne se partirent que mille fois ne s’entre-accolassent. Comme il eût recueilli sa joie, ils montèrent l’échelle et s’en entrèrent en la chambre. Longue chose serait à raconter la fête est impossible à dire le plaisir qu’ils prirent ensemble dès qu’ils furent en la chambre. Un peu après, tous deux d’un accord s’en allèrent mettre au lit. Mais la belle ne dépouilla sa chemise et à Troylus dit en jouant : « Mon ami, vous savez bien, les nouvelles mariées sont honteuses la première nuit. » À qui Troylus dit : « Je vous prie, la joie de mon cœur, que vous aie toute nue entre mes bras, car c’est chose au monde que plus je désire. » Et alors elle lui dit : « Et voici, mon ami, pour l’amour de vous. » Si se dépouilla sa chemise et s’alla jeter entre ses bras, lequel doucement la recueillit, et l’un l’autre baisant et accollant avec grande ferveur sentirent le dernier et parfait bien d’amour. Et toute cette nuit ne issirent des bras l’un de l’autre, mais incessamment s’entre-accolaient et baisaient, et encore doutaient-ils qu’ils fussent l’un à l’autre, ou qu’il ne fût pas vrai qu’ils se tinssent embrassés comme ils faisaient et que ce fût songe. Et souventes fois s’entredemandaient : « Est-il vrai que vous tiens ici entre mes bras, et si c’est songe ?… » — Mais puisque le jour s’approcha et que l’aube commença à venir, les coqs commencèrent à chanter. Et incontinent que Brisaïda eut entendu les chants des coqs, dolente et malcontente dit : Hélas ! ma douce amour, est venue l’heure qu’il nous faut lever, si bien nous voulons celer ; mais encore vous veux-je un peu accoler avant que vous vous leviez, afin que je sente moins de douleur à la départie. Or, embrassez-moi, m’amour, mon bien et mon espérance. Troylus l’embrassa, et peut s’en fallut qu’il ne pleurât. Et elle le laissa en soupirant moult tendrement. Troylus se leva contre son plaisir ; mais toutefois s’habilla le plus diligemment qu’il put, et après plusieurs paroles disait : « Je fais votre volonté et m’en vais ; et adieu ma joie ; ayez pour recommandé mon pauvre cœur, lequel je vous laisse. » Elle cuida répondre, mais elle ne put, pourceque la voix lui faillait, de la grande détresse qu’elle sentait pour leur département ; puis Troylus tout doucement s’en alla au palais…

La très-légère et courante renommée, laquelle tout rapporte et mensonge et vérité, était prestement volée par toute Troie et disait comment l’ambassade des Grecs était venue pour requérir Brisaïda et bailler Anthénor au lieu d’elle, et comment Pryam, le roi et les seigneurs troyens l’avaient consenti : laquelle nouvelle comme Brisaïda ouit, qui déjà avait oublié tout le deuil de son père Calcas, dit en elle-même : « Hélas ! triste cœur, que feras-tu ? » Et se commença fort à mérancollier comme celle qui avait son cœur à Troylus. Tant comme elle faisait ses lamentations, Pandaro arriva, à qui l’huis jamais ne se trouva fermé, et s’en entra en la chambre là où elle faisait ses piteuses plaintes, et il la trouva sur son lit toute enveloppée, et de force de pleurs et de soupirs, elle avait le visage, toute la poitrine baignée de larmes, et ses yeux gros et rouges, avec les cheveux répandus qui montraient vrai enseigne de son âpre martyre. Et comme elle le vit, elle mussa son visage dessous un de ses bras, de honte qu’elle eut. Lors Pandaro commença à dire : « Cousine, m’amie, je crois que vous avez ouï dire comment vous êtes requise de votre père, et la conclusion que le roi a prise de vous rendre, si que vous en devez aller cette semaine. Et pensez que cette chose-ci est si dure à Troylus qu’il ne serait pas en puissance d’homme de le savoir dire. Car de tout en tout il se veut laisser mourir de deuil, et avons aujourd’hui tant pleuré lui et moi, que je me merveille bien d’où sont pu issir tant de larmes. Ô cousine, que ferez-vous ? Ne prendrez-vous aucun confort, pendant que l’heure approche que vous tiendrez votre doux ami entre vos bras ? Levez-vous et vous radoubez, qu’il ne vous trouve pas ainsi échevelée. S’il savait que vous fussiez en cet état, il se tuerait et nul ne l’en saurait garder. Levez-vous et vous mettez en état que vous puissiez alléger son mal et non pas l’empirer. — « Mais Brisaïda, allez quérir mon ami, car je m’efforcerai, et vous parti, incontinent me lèverai de ce lit, et tiendrai célé dedans mon cœur au mieux que je pourrai mon grand mal à mon plaisir perdu. Faites tant seulement qu’il vienne en la manière comme il a fait l’autre fois. Il trouvera l’huis appuyé comme il a accoutumé. » Comme il fut temps et heure, Brisaïda s’en vint aux lieux où était Troylus avec un flambeau en sa main ardent. Il la reçut entre ses bras et elle lui, si pris de douleurs que plus ne pouvaient. Ni l’un ni l’autre ne savaient cacher la grande douleur que leurs cœurs sentaient ; mais en eux accollant sans mot dire, commencèrent pleurs innumérables. Ils cuidaient parler, mais ils ne pouvaient. Si commença Brisaïda à s’affaiblir, et ses forces se départirent, et s’en cuida l’âme fuir du corps. Lors Troylus la commence à regarder et l’appeler ; et, voyant qu’elle ne lui répondait point et avait les yeux clos, cuida bien qu’elle était morte. Et le pauvre douloureux lui mettait souvent la main puis à la bouche, puis au nez, et outre lui tâtait le pouls. Elle était froide et sans aucun sentiment que Troylus pût connaître. Puis lui baisa Troylus les lèvres, puis mit le corps d’elle en étendue tout ainsi qu’on a accoutumé à mettre ceux dont l’âme est issue ; et ceci fait, tira du fourreau sa propre épée, tout disposé de prendre la mort, afin que son esprit fût avec celui de sa dame. Adoncques Brisaïda se ressentit et jeta un soupir en appelant Troylus, lequel dit : « Mon seul désir, vivez-vous encore ? » Et en pleurant la prit dans ses bras et avec douces paroles la réconfortait ; puis un peu après Brisaïda retourna ses yeux, et vit l’épée toute nue qui là était. Si commença à dire : « Et cette épée, pourquoi fut-elle tirée hors du fourreau ? » À qui Troylus en pleurant raconta l’occasion pourquoi, dont elle dit : « Las ! qu’est-ce que j’entends ? Donc, si j’eusse un peu longuement été en voie, vous fussiez tué en cette place ? Las ! que m’avez vous dit ! Je ne fusse guère demeurée en vie après vous, et de cette mort fussé-je morte, car je me fusse de ce glaive moi-même occise. Allons-nous-en en notre secret, et là, parlerons de nos angoisses ; car, selon ce que je vois, notre flambeau est déjà tout ars et une grande partie de la nuit allée… » Adonc s’en départit une grande partie de leur douleur et leur retourna espérance et recommencèrent l’amoureux usage en se fêtant. Et tout ainsi comme l’oisel prend son ébat au temps nouveau à aller sautant de feuille en feuille, ainsi faisaient-ils de leur côté, car il n’y avait endroit du lit là où ils n’allassent gigant et jouant en disant maintes gracieuses paroles. Mais quand ainsi une pièce ils s’étaient ébattus, à Troylus retournait arrière au cœur le département de sa dame et lui commençait en cette manière à dire : « Brisaïda, belle plus que nulle autre déesse, si vous me laissez, pensez que je suis mort ; donc trouvez façon que vous n’y allez point, si faire se peut. Allons-nous-en en autre région, et ne vous chaillé des promesses du roi mon père. Fuyons d’ici secrètement et nous en allons vous et moi ensemble, et ce que nous avons encore droitement à vivre en ce monde ici, m’amour, vivons en joie et ensemble, » Brisaïda en soupirant répondit : « Mon cher, bien que nous conseillez de nous en aller, si ne conseillez-vous pas le meilleur ni le plus honnête conseil. Pensez, en ce temps de guerre plein, ce qui se dirait de vous. La foi serait rompue du roi votre père, et ceci redonderait sur tous vos frères, lesquels vous aurez laissés pour une femme et abandonnés d’aide et de conseil, et encore pouvez savoir que cette chose épouvanterait tous vos autres parents et amis. Aprèz, pensez à mon honnêteté, laquelle j’ai toujours maintenue, comme elle serait chassée et pleine de diffame et du tout défaite et perdue. Et outre ceci, regardez bien tout les choses qui pourraient ensuir. Tant notre amour nous plaît, si est pour ce qu’il convient que de loin en jouissons ; mais si vous m’aviez à votre abandon, tantôt s’éteindrait la flamme de votre ardent désir, et aussi pareillement de moi serait éteinte. Donc, prenons la fortune en lui montrant les dents. Suivons son cours. Feignez d’aller à l’ébat en aucun lieu, et soyez sûr que dedans dix jours je serai ici. » — « J’en suis content, dit Troylus, mais entre deux, mes douleurs de qui auront-ils confort ? Je ne puis passer une seule heure sans grand tourment, si je ne vous vois ; comment donc pourrai-je passer dix jours jusqu’à ce que vous retourniez ? » — « Hélas ! dit Brisaïda, vous me tuez, et votre mélancolie me fait tous les maux du monde ; et vois bien que vous ne vous fiez point en moi, quand ne voulez croire à la promesse que je vous fais. Je ne vous suis point ôtée, mais seulement suis rendue à mon père. Ne cuidez pas que je sois sotte, que je ne sache trouver façon de retourner à vous que j’aime plus que moi-même. Si vous saviez le grand mal que me font les pleurs et les âpres soupirs que je vous vois jeter, vous vous abstineriez de tant en faire. J’ai espérance de tôt retourner pour amour de vous. N’ayez donc plus de douleur que celle que met en la pensée votre amour et notre amour ensemble. » Puis qu’ils eurent longuement en cette façon pleuré, pour ce que jà s’approchait le jour, ont laissé leur parlement et se sont recommencé à baiser et à accoller Dieu sait comment. Mais dès que les coqs eurent chanté, après plus de mille baisers se levèrent et prirent congé l’un de l’autre, tout pleins de grandes douleurs et gémissements.

Ce jour même vint Dyomèdes, lequel mena Anthenor avec lui pour rendre aux Troyens, et le roi Pryam rendit Brisaïda, si pleine de pleurs et soupirs et de douleurs, qu’il n’est nul qui la voit en cet état à qui il n’en prenne pitié. D’autre part était Troylus en telle tristesse que jamais homme ne la vit telle… Brisaïda vit que partir lui convenait toute dolente qu’elle était, monta sur la haquenée pour partir avec la compagnie qu’elle devait aller, puis se retourna piteusement vers Dyomèdes et lui dit : Allons-nous-en. Et ceci dit, piqua sa haquenée des éperons, et sans autre mot dire, si non à ses parents adieu. Et ainsi s’en issit de Troie, laquelle, comme je crois, jamais n’y retournera ni avec Troylus ne sera. Troylus, en façon d’une courtoisie, avec plusieurs autres monta à cheval un faucon sur le poing, et lui firent compagnie jusque tout hors la ville, et volontiers par tout le chemin lui eussent faite et jusques au château où elle allait. Mais il se fût trop découvert et lui eût été réputé à peu de sens. Bientôt il fut temps de s’en retourner et prendre congé. Lui et Brisaïda s’arrêtèrent un peu et les yeux s’entrejetèrent l’un à l’autre, puis s’entretouchèrent les mains, et tant s’approchèrent l’un de l’autre que Troylus lui dit tout bassement et tant qu’elle le put bien ouir : « Retournez, m’amour, afin que je ne meure. » Et sans plus dire, retourna son couvre-chef, tout dépiteux en son visage, ni à Dyomèdes oncques ne parla, dont il aperçut bien et connut l’amour des deux, et pourpensa en son cœur, avec divers arguments, essayer s’il en pourrait sentir quelque chose quand temps et lieu serait. Le père la reçut à grande joie. Et elle retenait sa grande douleur en elle-même, en ayant toujours son cœur ferme à son ami Troylus, mais il ne lui dura guère, car elle mua en bref son opinion et abandonna celui qui tant loyalement l’aime pour un nouvel amant.

Troylus comptait tous les jours qu’il y avait qu’elle était partie, ne pensait pouvoir joindre jusqu’au dixième jour qu’elle devait des Grecs retourner. Les jours et les nuits lui semblaient trop plus grands qu’ils n’avaient accoutumé ; ainsi se tenait depuis le point du jour jusqu’à ce que les étoiles étaient au ciel, et disait que le soleil errait et qu’il se tenait plus longuement au ciel qu’il ne soulait faire ; semblablement disait de la nuit, de la lune et des étoiles. La lune était déjà en décours quand Brisaïda partit : il disait souvent à lui-même : « Quand cette lune deviendra nouvelle, le jour s’approchera que ma joie devrait être recouverte.

Devers les Grecs, au rivage de la mer, était Brisaïda avec peu de femmes et entre tant de gens d’armes. Dyomèdes employait tous ses cinq sens naturels à faire chaque chose par quoi il pût entrer au cœur de Brisaïda, et ne tarda guère qu’il n’en chassât Troylus et Troie et tous les autres pensements qu’elle avait, fussent-ils loyaux. Elle n’avait pas demeuré quatre jours après l’angoisseux département que Dyomèdes trouva occasion de venir vers elle, lequel la trouva à part des autres toute seule soupirant, et premièrement s’assit auprès d’elle et lui commença à parler de l’âpre guerre qui entre eux était et les Troyens : « Gente dame, si j’ai bien regardé votre doux visage, lequel est plus plaisant que nul autre que je visse oncques, il me semble tout transmué d’ennui le jour que nous partîmes de Troie. Ni ne sais l’occasion, ni que ce peut être, si ce n’est d’amours, lesquelles, si vous êtes sage, vous chasserez d’avec vous pour les raisons que je vous dirai. Il se peut dire que les Troyens sont par nous tenus en prison, comme vous voyez, et sommes délibérés de ne jamais partir d’ici qu’ils ne soient morts ou défaits, mis à feu et à flambe. Ne croyez pas que nul qui soit dans la ville trouve jamais pitié ni miséricorde à nous. Et s’il y avait bien douze Hectors, ainsi qu’il n’y en a qu’un, et six fois autant de frères, si ne les redoutons-nous point, ni ne sont rien accomparagés à nous ! Ô belle douce dame, laissez aller cette amour fausse des Troyens ; chassez dehors cette espérance qui en vain vous fait soupirer, et rappelez votre claire beauté, laquelle me plaît plus que mille autre choses. Et aujourd’hui est Troie en tel parti qu’il n’y a plus homme là qui n’ait perdu toute espérance ; et si bien elle était pour toujours durer, si sont les rois, fils de roi et tous ceux qui y habitent d’étranges coutumes, et sont de peu de valeur au regard des Grecs qui peuvent aller devant toutes les nations, tant sont pleins de hautes coutumes. Et là vous étiez entre gens ignorans et bestiaux ; et ne croyez pas que l’amitié des Grecs ne soit plus haute et plus parfaite que celle des Troyens. Votre grande beauté et votre visage angélique trouveront assez ici digne serviteur et amant, si vous y prenez plaisir. Aussi gentilhomme suis comme homme qui soit en Troie ; si mon père Thidée eût vécu ainsi qu’il mourut en combattant à Thèbes, il eût été roi de Caldonia et d’Argos, et ainsi comme j’ai espérance d’être ; et se peut dire que je suis descendu de la liguée des dieux. Je vous prie donc, si ma prière doit valoir, que vous chassiez hors cette mélancolie et qu’il vous plaise me prendre à votre serviteur. Car je suis celui que votre grande beauté, douceur et genteté ont contraint à vous requérir, et je ferai tant, au plaisir de Dieu, que encore aurez cher Dyomèdes.

Brisaïda l’écoutait et lui répondit peu de paroles de loin en loin ; mais puis qu’elle eût ouï cette dernière requête et la grande hardiesse de Dyomèdes, elle lui dit en cette manière avec une voix moyenne : « Dyomèdes, j’aime cette ville en laquelle je suis crue et nourrie, et moult me déplaît sa guerre ; et cette douleur tant me serre le cœur que c’est l’occasion de mon ennui et mélancolie. Je ne connus que fut d’amour oncques, depuis que mourut celui à qui loyalement la gardai comme à mon seigneur et mari ; ni de Grecs, ni de Troyens ne me souciai oncques, ni en telle façon ne m’entrèrent au cœur, ni n’entreront jamais. Et que vous soyez descendu de sang royal, je le vois assez, et ceci me donne une grande admiration que vous puissiez mettre en votre courage une pauvre femme comme je suis. À vous appartiendrait la belle Hélaine, à moi ne revient que tribulation. Non pourtant ne dis que serais dolentée d’être aimée d’un homme comme vous. Le temps est mauvais et périlleux, et à présent êtes en armes ; laissez victoire à qui l’attend, et alors saurai-je mieux que j’aurai à faire, et par aventure me plairont plus les joyeusetés et plaisirs, et mieux qu’ils ne font maintenant, et peut-être que je prendrai vos paroles mieux en gré ; car si aucun veut entreprendre, il doit aviser temps et saison. »

Cette dernière parole que dit Brisaïda plut fort à Dyomèdes, et lui sembla bien que sans nulle faute encore trouverait merci en elle, si comme il fit tout à son beau plaisir et loisir ; et lui répondit : « Madame, je vous jure sur ma foi que d’ici en avant je suis tout vôtre, ni à autre tant que je vivrai ne serai, et toujours me trouverez prêt à faire ce qu’il vous plaira me commander, comme votre humble et loyal serviteur. » Et plus ne dit et s’en partit. Il était grand et belle personne, jeune, frais et très-plaisant et hardi à merveille, et aussi beau parleur comme nul pourrait être, lesquelles choses Brisaïda allait pensant, malgré toutes ses douleurs, et de ceci vint l’occasion par quoi elle ne tint la promesse qu’elle avait faite.

Le tiers, le quart et le cinquième jour passèrent depuis que les dix jours furent passés ; et avait encore Troylus en espérance qu’elle dût retourner et en soupirant l’attendait ; mais c’était pour néant, car elle ne retournait point. Il était l’un jour plus mélencolieux que l’autre et qu’il n’avait accoutumé pour la foi faillie de sa dame, et ainsi plein d’ennui se mit à dormir Troylus, lequel en songeant vit la honteuse et très-déshonnête faute de celle qui le faisait languir. Car il lui semblait ouir par un fort bois un grand bruit déplaisant, pourquoi en levant la tête lui semblait voir un grand sanglier qui s’évertuait, et puis après lui semblait avoir entre ses pieds Brisaïda. Et Brisaïda ne tenait compte de chose qu’il lui fit, mais lui semblait qu’elle prenait grand plaisir à tout ce que le sanglier lui faisait. Laquelle chose vint à Troylus en si grand dépit qu’il s’en éveilla et rompit son sommeil. Et incontinent fit appeler Pandaro, et en pleurant lui commença à dire : « Pandaro, mon ami, il ne plaît pas à Dieu que je vive. Hélas ! votre cousine Brisaïda me trompe. » Et puis lui commença à conter tout son songe, et ainsi lui dit : « Ce sanglier que je voyais était Dyomèdes, pour ce que son aïeul tua le sanglier de Caldonia (Calydon) et ceci savons certainement par les anciens ; et oncques ne fût que tous les siens ne portassent les sangliers en leurs armes. Hélas ! malheureux que je suis ! il aura tiré le cœur de Brisaïda à lui par son doux parler ! Et ainsi à Dyomèdes son amour… Et c’est chose bien vraisemblable. Que ferai-je, mon ami ? Si vous voyez aucunement en quelle façon je puisse connaître la vérité de mon songe, je vous prie pour Dieu que vous me le dites, car j’ai le cerveau si troublé que ne le saurais voir. » Auquel Pandaro dit : « Selon mon opinion, il me semble que cette chose se devrait essayer par lettres que vous lui écrirez. Écrivez-lui donc si vous m’en croyez, afin que nous voyions clairement ce que vous allez cherchant. » Troylus crut le conseil de Pandaro, et demanda une écritoire et du papier ; et, quand il eut un peu pensé, commença à faire sa lettre. Puis il la scella et bailla à Pandaro pour l’envoyer à Brisaïda, Mais pour néant attendirent par plusieurs jours la réponse, dont la douleur recommençait de plus belle… Ainsi était Troylus en grand tourment de ses amours. Si advint un jour qu’il y eut une fière et dure rencontre entre les Troyens et les Greux, à laquelle fut Dyomèdes richement habillé, et avait sur son harnais une riche cotte, laquelle Deiphobus gagna ce jour par force d’arme. Ainsi comme Deiphobus entrait en la ville et qu’on lui portait cette cotte qu’il avait ôtée à Dyomèdes, Troylus survint, lequel approcha de celui qui la portait pour la voir mieux. Et ainsi comme il regardait d’un côté et d’autre, il vit un fermail d’or qui y était attaché, lequel on pouvait voir et ôter de la dite cotte. Il le connut tout incontinent comme celui qu’il avait donné à Brisaïda à l’heure qu’avec grande douleur il prit congé d’elle, le matin dont ils avaient été la dernière nuit ensemble. Et alors dit Troylus à part soi : « Or, vois-je maintenant mon songe clairement, mon soupçon et mes pensements vrais. » Puis se partit Troylus moult dolent et courroucé pour aller dans sa chambre. Et quand il y fut, il envoya quérir Pandaro. Et quand Pandaro y fut venu, Troylus se commença à plaindre fort de la longue et loyale amour qu’il avait eue à Brisaïda, et lui montra clairement sa trahison et lui dit : « Or, ne vois-je plus remède que la mort en mon cas, car faux et traître ne lui serai jamais tant que je vive. » Et de plus belle se recommence à plaindre et soupirer en disant : « Ô Brisaïda belle, où est la foi, où est la loyauté, où est l’amour, où la grande promesse et les serments que vous me fîtes au partement ? Qui croira jamais à serment qu’on fasse ? Qui est-ce qui ajoutera plus foi à amour ni à promesse de femme, quand on regardera bien votre faux parjurement ? Las ! n’aviez-vous point d’autre joyau pour donner à votre nouvel ami, sinon celui que je vous donnai avec tant de larmes, afin que vous eussiez aucune souvenance de moi ! À grand tort m’avez chassé de votre pensée, et faussement avez mis Dyomèdes en mon lieu. Mais je vous jure par votre déesse Vénus que je vous en ferai dolente avec mon épée en la première mélée où je pourrai trouver Dyomèdes, si par vertu et par force puis avoir pouvoir sur lui ; où il me tuera ainsi que bien le voudriez. Ô Pandaro, mon ami, voudrais-je dès maintenant être mort, puisque jamais plus ne m’attends à avoir joie ni plaisir. Mais par votre conseil je veux attendre à mourir jusqu’à ce je sois en armes main à main avec mes ennemis. Et Dieu me fasse la grâce que, quand j’irai dehors pour aller en la bataille que le premier que je rencontrerai soit Dyomèdes ! » Pandaro, tant douloureux que plus ne pouvait, ne savait que répondre, car d’une part le grand amour qu’il avait à son ami le contraignit à demeurer ; d’autre part la honte qu’il avait de la faute que Brisaïda avait faite l’admonestait à s’en partir. À la fin, il dit ainsi en pleurant : « Troylus, je connais sa grande faute, et si l’en blâme tant que je puis ; et ce que j’en ai fait, c’est pour amour de vous, en mettant arrière toute honte qui m’en put advenir. Si je vous ai fait plaisir, j’en suis très-joyeux ; et de ce qu’elle a fait à présent, et en suis courroucé comme vous, et je prie Dieu qu’il la punisse selon la grande faute qu’elle a faite. »

Grandes furent les plaintes et lamentations. Mais toujours faisait fortune son cours : Brisaïda mettait tout son cœur en Dyomèdes, et Troylus gémissait et pleurait. Dyomèdes louait Dieu de sa bonne fortune et Troylus faisait le contraire ; en se dolant le maudissait. Dedans les batailles et estours entrait toujours Troylus le premier, cherchant Dyomèdes plus que tout autre, et plusieurs fois s’entretrouvèrent l’un l’autre en se faisant de vilains reproches, et s’entredonnèrent de très-grands et merveilleux coups telles fois de taille, et s’entrevendaient à merveilles chèrement leur folle amour. Mais Fortune n’avait pas disposé que l’un fournît le propos de l’autre. Le courroux de Troylus, tant que dura la guerre, fit sans nulle faute beaucoup d’ennui et de dommage aux Greux. Il ne semblait point homme en la bataille, mais un diable, tant donnait d’horribles et grands coups. Mais depuis long espace de temps après qu’il en eut fait mourir plus de IIII m. misérablement de sa main, le tua le vaillant capitaine des Greux nommé Achille. Cette fin eut Troylus en l’amour de Brisaïda. Cette fin eurent toutes ses misérables douleurs, lesquelles jamais à autres ne furent pareilles. Cette fin eut le fils du roi qui était bel entre les beaux avec son palais royal. Cette fin eut l’espérance vaine qu’avait Troylus en la belle Brisaïda, fausse, traîtresse et déloyale.


  1. Cressida.
  2. Pandarus.
Le Conte d’hiver Cinquante-sixième histoire tragique (extraits)
Le Roman de Troylus (extraits)