Cinquante années d’histoire contemporaine - M. Thiers/02

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Cinquante années d’histoire contemporaine - M. Thiers
Revue des Deux Mondes3e période, tome 39 (p. 762-795).
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CINQUANTE ANNÉES
D’HISTOIRE CONTEMPORAINE

MONSIEUR THIERS


II.[1]
COMMENT SE FONDE UN GOUVERNEMENT. — M. THIERS ET LA MONARCHIE DE 1830.

Un jour, peu avant juillet 1830, Royer-Collard s’entretenait avec M. Mignet, dont il aimait la jeunesse sérieuse et le talent; il lui parlait de l’avenir incertain de la France, des Bourbons, auxquels il restait lié, tout en les jugeant avec une liberté hautaine, du duc d’Orléans, à qui il croyait peu, des chances d’une révolution de dynastie, et il ajoutait de son inimitable accent : « Pour prendre une couronne, il faut être un grand homme... Il y a plus loin du Palais-Royal aux Tuileries que d’Ajaccio aux Tuileries[2]. » Royer-Collard parlait en homme qui cherchait avec inquiétude l’avenir dans le passé, qui ne voyait que les difficultés, les crises redoutables à travers lesquelles un soldat de génie s’était fait un empire en France et un stathouder de Hollande s’était fait une royauté en Angleterre. Recommencer ces événemens lui semblait impossible. Il ne soupçonnait pas qu’il n’y avait désormais pour conquérir une couronne ni à revenir d’Italie et d’Egypte comme Napoléon, ni à descendre à la tête d’une armée dans une petite anse inconnue d’Angleterre comme Guillaume III, — qu’un combat de quelques heures pouvait supprimer tout à coup la distance entre le Palais-Royal et les Tuileries. C’est ce qui venait d’arriver par cette révolution de trois jours qui envoyait en exil une vieille dynastie, faisait sortir du sol embrasé une royauté populaire, ouvrait pour la France une ère nouvelle, — et qui, après avoir paru réussir, à dix-huit années de distance, devait disparaître à son tour, laissant dans l’histoire un mécompte de plus, un problème bien souvent agité. Cette révolution, que Royer-Collard croyait la veille impossible et qui était relativement si facile, cette révolution presque instantanée, tant le dénoûment suivait de près l’explosion, a-t-elle été en définitive un bienfait, et d’abord était-elle nécessaire? Portait-elle en elle-même, comme toutes les révolutions qui l’ont précédée et qui l’ont suivie, comme tous les régimes qui se sont succédé en France depuis près d’un siècle, sa mystérieuse et irrésistible fatalité ?

Rien n’est plus facile sans doute que de faire après coup ce qu’on pourrait appeler le roman de l’histoire, de tracer aux événemens le cours qu’ils auraient dû. suivre, de leur fixer la limite qu’ils auraient dû ou qu’ils auraient pu ne pas franchir. Une seule chose est certaine : la révolution de 1830 avait, entre toutes les révolutions, cette fortune rare d’être légitime dans son origine, dans son principe. La provocation était éclatante; le signal du conflit avait été donné par l’autorité royale. Il y avait, selon le mot de M. Thiers, coup d’état flagrant, violation de la charte, attentat du pouvoir contre le droit. La résistance avait pour elle la loi, l’opinion, tous les sentimens libéraux. La révolution de juillet était un acte de défense, c’est son originalité historique. Après cela, n’eût-il pas mieux valu que cette révolution provoquée par un coup d’état restât exclusivement une victoire sur le coup d’état, en d’autres termes qu’elle s’arrêtât à la limite de la défense nécessaire? N’eût-il pas mieux valu pour le pays, pour les institutions libres, que l’hérédité de la monarchie fût respectée, que la crise se dénouât par le règne d’un héritier du trône encore enfant avec la régence d’un prince populaire? C’est possible. A voir tout ce qui est arrivé depuis, les déceptions qui se sont accumulées, l’impuissance des plus habiles efforts, on peut dire sans doute, on a souvent dit qu’il suffisait pour la France de « ressaisir ses libertés sans renverser son gouvernement, » et qu’aller au-delà c’était se rejeter fatalement dans les aventures, préparer des ruines nouvelles. Au moment du combat, on n’avait pas le temps de tout calculer et d’interroger l’avenir; on était entraîné par le torrent des événemens. Ce qui eût été possible le premier jour ne l’était plus après le sang versé, lorsque le drapeau tricolore avait reparu et flottait déjà sur les Tuileries. Le roi Charles X avait joué sa couronne, il avait perdu la terrible partie pour lui et pour sa famille : le règne des Bourbons aînés était fini ! — Une minorité ne pouvait être qu’un expédient inefficace. Il n’y avait plus désormais, on le croyait, — on avait, si l’on veut, cette illusion, — il n’y avait plus d’autre dénoûment qu’une monarchie libérale et nationale sortant de l’ardente fournaise pour couvrir la France tout à la fois contre les retours du passé et contre l’anarchie qui menaçait de prendre le nom de république. Le duc d’Orléans était visiblement le chef désigné, non comme régent, mais comme roi, de cet ordre nouveau destiné à dissiper les derniers fantômes d’ancien régime, à rassurer la France moderne dans ses instincts, à réaliser par un vrai gouvernement constitutionnel ce qu’il y avait de plus légitime dans la révolution continuée par l’empire.

Tout était fait presque aussitôt que conçu, entre le 30 juillet et le 9 août, en bien moins de temps que Guillaume III n’en avait mis pour aller de Torbay à Londres. Seulement il ne suffisait pas d’improviser dans le feu du combat une révolution dynastique, de substituer par un vote de parlement un souverain élu à toute une race royale acheminée sur Cherbourg. Avant que le 1688 français se dégageât avec tout son caractère, avant même que la question de l’existence définitive ou de la direction du régime nouveau fût nettement décidée, plus de six mois devaient s’écouler : six mois d’émotions publiques, d’incohérences, de contradictions, d’oscillations, d’enfantement laborieux et périlleux!


I.

C’était une grande expérience qui commençait, l’expérience d’une monarchie rationnelle et libre à fonder sous le coup d’une révolution, entre les ressentimens des vaincus et les emportemens de quelques-uns des vainqueurs, en présence d’une Europe profondément et diversement remuée par les événemens de France. Cette monarchie d’élection, elle avait à tenir tête dès sa naissance à des difficultés de toute sorte, intérieures et extérieures, à des adversaires d’autant plus audacieux qu’elle en était elle-même à s’essayer.

Les partisans de la royauté déchue, ceux qu’on allait appeler des « carlistes, » bien que peu à craindre dans leur irréparable défaite, gardaient l’influence d’une longue possession du pouvoir. Ils étaient partout, et après un moment de stupeur, ils recommençaient bientôt à s’enhardir, à remuer certaines provinces, la Vendée, le Midi, même à reparaître à Paris. Ils avaient d’ailleurs dans le parlement quelques représentans parmi lesquels Berryer était homme à soutenir avec éclat la retraite d’une cause vaincue. Les républicains, il y en avait dans la jeunesse de juillet, ne formaient pas encore un parti, ce qui allait être avant peu le parti fanatique de l’insurrection. Plus ardens que nombreux, ils gardaient les armes avec les passions du combat; ils se multipliaient dans les associations agitatrices, dans les clubs, dans une presse violente; ils s’efforçaient par tous les moyens d’entretenir les excitations populaires, de précipiter ou de dénaturer le mouvement. La situation était d’autant plus compliquée qu’entre ces deux camps extrêmes, dans le gouvernement lui-même, parmi les défenseurs ou les conseillers de la royauté du 9 août, on était loin d’être d’accord sur le caractère intérieur et sur le caractère extérieur de la révolution. A côté de libéraux conservateurs comme M. Guizot, M. Mole, M. de Broglie le général Sébastiani, il y avait des hommes qui, sans être républicains, représentaient des opinions avancées et avaient des complaisances pour l’agitation ; le général Lafayette, toujours plein d’illusions, M. Laffitte, M. Dupont (de l’Eure), M. Odilon Barrot, en qui semblaient revivre les idées de 1791. Il s’agissait pour la monarchie nouvelle de savoir si elle retrouverait l’autorité et la force d’un régime régulier ou si elle glisserait dans u un état révolutionnaire permanent, » si elle resterait en paix avec l’Europe ou si elle se jetterait dans les propagandes extérieures au risque de provoquer la coalition des cabinets et d’aller droit à la guerre. La question n’avait pas été décidée sous le premier ministère du 9 août; elle restait plus que jamais incertaine avec le second ministère, celui du 2 novembre 1830, auquel M. Laffitte donnait son nom. Elle ne cessait de se débattre sous toutes les formes, autour du nouveau roi, dans les conseils, dans le parlement, dans la rue, tantôt à propos du procès des ministres de Charles X, tantôt à propos des dévastations de Saint-Germain l’Auxerrois et de l’Archevêché, un jour au sujet de la démission du général Lafayette, un autre jour à l’occasion de la révolution de Belgique. Au fond, c’était une confusion universelle qui menaçait de tout compromettre et qui aurait peut-être tout perdu, si de l’incohérence même n’avait surgi tout à coup un homme fait pour trancher le débat, — Casimir Perier ! Rien certes de plus dramatique que ces orageux débuts d’un grand gouvernement où M. Thiers, pour sa part, n’avait pas tardé à prendre un rôle, non plus en simple journaliste signataire d’une protestation, mais en politique se formant et se préparant à l’action. Dès l’avènement du premier cabinet du nouveau régime, il avait été appelé auprès du plus habile des chefs, le baron Louis, et associé comme conseiller d’état à l’administration des finances singulièrement éprouvées par la révolution. Avec M. Laffitte, au 2 novembre, il avait reçu le titre de sous-secrétaire d’état, et à bien dire il était le vrai ministre sous la direction flottante et inactive du chef de ce second cabinet. Sans être député encore, — il n’était élu à Aix qu’au commencement de 1831, après le vote de la loi qui abaissait à trente ans l’âge de l’éligibilité, — il représentait le gouvernement dans toutes les discussions financières devant les chambres. Il s’essayait à la tribune comme dans les affaires. Il prenait hardiment sa place parmi ces a jeunes acteurs de la révolution de 1830, » dont il parlait dans un de ses premiers discours. Sous-secrétaire d’état ou député, du reste, M. Thiers avait fait son choix entre les deux politiques qu’il voyait se débattre autour de lui, et pour être tout entier à la royauté du 9 août il n’avait rien à désavouer. Il n’avait jamais caché, dans les plus vives ardeurs de ses polémiques contre les Bourbons, ses préférences pour la monarchie ni même ses dédains pour la république. Cette royauté nouvelle du 9 août, il l’avait désirée et préparée, il l’avait aidée à naître; il l’avait défendue en pleine crise contre quelques-uns des combattans de juillet, contre ses jeunes amis du National, Cavaignac, Jules Bastide, Thomas, qu’il conduisait un soir au Palais-Royal et qui, devant le prince encore lieutenant-général, déployaient toutes leurs pas-ions républicaines. M. Thiers, lui, restait après la victoire comme en plein combat un monarchiste constitutionnel, parlementaire. De même un peu plus tard, lorsque M. Laffitte, chef du ministère du 2 novembre, se sentait débordé par le désordre, flottant toujours entre ses entraînemens révolutionnaires et ses velléités semi-conservatrices, M. Thiers n’avait point hésité; il avait essayé jusqu’au bout de fixer les irrésolutions du président du conseil, de le décider à une action plus ferme. Il n’avait pu réussir, et si comme sous-secrétaire d’état, il croyait devoir par honneur suivre M. Laffitte dans sa retraite, il avait d’avance dégagé ses opinions et sa liberté : de sorte qu’il n’avait qu’à rester lui-même pour être un des auxiliaires et bientôt un des chefs de l’entreprise qu’inaugurait Casimir Perier, qui a été la vraie fondation de la monarchie de 1830.

Qu’on se rende compte de la situation telle qu’elle était au 13 mars 1831. Toutes les questions extérieures soulevées par les événemens de juillet s’agitaient plus que jamais : en Belgique, où la révolution du 29 septembre 1830 restait en suspens entre les délibérations de la diplomatie et les menaces du roi des Pays-Bas; en Pologne, où l’insurrection du 29 novembre se débattait héroïquement contre les forces russes ; en Italie, où des mouvemens partiels appelaient les interventions de l’Autriche. Toutes ces questions émouvantes et redoutables enflammaient l’opposition française, qui faisait à la révolution de 1830 un devoir national d’aller au secours de tous les peuples en insurrection et d’effacer les traités de 1815. Le ministère présidé par M. Laffitte, politique plus léger et plus vain que mal intentionné, hésitait devant ces excitations, comme il hésitait à l’intérieur devant l’anarchie, devant l’émeute qui troublait Paris et se répandait dans les provinces, comme il allait hésiter au dernier moment devant la dévastation de Saint-Germain l’Auxerrois et le sac de l’Archevêché. Le gouvernement pratiquait ce que d’un mot cruel et significatif Carrel lui-même appelait la politique u par abandon, » laissant les légitimistes organiser des prises d’armes dans l’Ouest et les républicains préparer la guerre civile dans les rues. On achetait la vie de chaque jour par des expédiens, par des concessions incessantes aux passions révolutionnaires et aux passions belliqueuses, si bien qu’après six mois on allait sans le vouloir à la subversion et à la guerre.

Le pays sans direction, les intérêts sans sécurité, la paix publique sans garantie, l’incertitude et la défiance partout, c’était le dernier mot de la situation. Le nouveau roi le sentait, le parlement ne prêtait qu’un appui douteux à une ombre de pouvoir. Plus que tout autre, du haut du siège de président de la chambre où il avait été élevé depuis trois mois, Casimir Perler voyait avec amertume le désordre croissant. Une sorte d’instinct public le désignait comme le seul successeur possible de M. Laffitte lorsque les scènes de Saint-Germain l’Auxerrois et quelques autres incidens précipitèrent la crise qui faisait de lui un chef de ministère. Il ne se hâtait pas cependant, et ce qui attestait du premier coup la valeur de l’homme, c’est qu’il se montrait difficile sur les conditions de son avènement, difficile avec le roi, avec ses collègues, avec la majorité parlementaire dont il attendait l’appui en échange de la direction qu’il lui promettait. Il avait le sentiment le plus sérieux des choses, et en acceptant le rôle de premier ministre dans un moment qu’il jugeait aussi décisif que difficile, il entendait en exercer tous les droits connue il en affrontait d’un cœur viril et sans illusion toutes les responsabilités.

Le génie de Casimir Perier a été dans une idée simple, une idée fixe, et dans une volonté indomptable. Son mérite était de comprendre que la révolution de juillet périssait si elle se laissait entraîner par la confusion à la guerre, qu’il n’y avait d’autre moyen de rester en paix avec l’Europe que de retrouver la paix intérieure, qu’on ne pouvait rétablir l’ordre intérieur qu’en dissipant toutes les équivoques, en mettant fin à toutes les incohérences, en redressant d’une main énergique une situation faussée. Il disait un jour devant la chambre : « Tout le monde avoue la monarchie, mais on en décline les conditions... On condamne l’alliance des mois de trône et d’institutions républicaines et on laisse faire la chose... Chacun reconnaît qu’il nous faut un pouvoir fort, tellement que certains esprits s’élancent jusqu’à la pensée des lois d’exception, et au lieu d’en conclure qu’il est bien plus simple de fortifier le pouvoir légal, le pouvoir constitutionnel, on le circonscrit, on l’énerve, on détache pièce par pièce toute son armure, celle qui le défend, celle qui nous protège. Ce qui reste à faire après une révolution, c’est un gouvernement. » Toute la politique intérieure de Casimir Perier est ]à. Il veut refaire un gouvernement et une situation régulière. L’anarchie des idées comme l’anarchie des faits, c’était pour lui l’ennemi, et cet ennemi il le poursuivait sous toutes les formes avec un instinct de l’ordre poussé jusqu’à la passion; mais ce qui est surtout à remarquer, c’est qu’en saisissant le désordre corps à corps il n’entendait le vaincre que par la loi, par la toute-puissance de la loi et du droit commun, u Il n’y a que les gouvernemens faibles, s’écriait-il, qui ont recours aux moyens exceptionnels... Toutes les fois que vous nous confierez l’arbitraire, nous ne voudrons pas en profiter... » Il faut se rappeler avec quel dédain, à propos des troubles naissans de la Vendée, il se défendait d’employer des armes révolutionnaires, « des lois qui n’existent plus, » disait-il, — avec quelle fierté, lui, chef du pouvoir, il répondait à de prétendus libéraux, conseillers honteux de mesures d’exception : « Osez prendre sur votre responsabilité la proposition de ces mesures. » Et s’élevant à un sentiment plus haut de cette autorité légale qu’il revendiquait, dont il entendait exercer tous les droits, il ajoutait un jour: « Le gouvernement se fait un devoir d’être impartial envers tout le monde et de n’épouser les passions d’aucun parti... La nation n’est pas un parti, et nous sommes ici les représentans de la nation... » C’est la grande manière de fonder un gouvernement.

L’idée que Casimir Perier appliquait dans les affaires intérieures, il la réalisait sous une autre forme dans les affaires extérieures. De même qu’il prétendait raffermir l’ordre par l’autorité de la loi, il voulait maintenir la paix avec l’Europe par le respect des traités concilié avec la dignité nationale. Cette paix qu’il avouait résolument avec le nouveau roi pour la vraie politique de la monarchie de juillet, ce n’était ni l’effacement, ni l’abdication, et en donnant l’exemple du respect des souverainetés, des droits européens, il entendait aussi que les intérêts français fussent respectés ; il ne s’interdisait pas les mesures énergiques de défense et une certaine hardiesse d’action. Il ne confondait pas toutes les questions qui s’agitaient, toutes les causes qui pouvaient tenter la France.

Ainsi, pour l’insurrection polonaise, il avait visiblement pris son parti. Il sentait que la malheureuse Pologne était trop loin, qu’aller à son secours, c’était provoquer une guerre universelle. Il ne pouvait offrir qu’une médiation inutile au milieu du bruit des armes ; il avait du moins le courage de ne pas exciter des espérances auxquelles il ne pouvait répondre. Dans les affaires de Belgique, la question était tout autre. La France avait prouvé son désintéressement en refusant pour un de ses princes la couronne belge, et sa diplomatie restait d’accord avec la diplomatie européenne réunie à Londres pour l’organisation du nouveau royaume; mais le jour où le roi de Hollande menaçait de marcher sur Bruxelles, une armée française de son côté entrait instantanément en Belgique. Dans les affaires italiennes, sans contester absolument le droit de l’Autriche, le chef du cabinet du 13 mars ne l’admettait que jusqu’à un certain degré, et lorsqu’après avoir quitté une première fois les légations, les Autrichiens y rentraient, le drapeau tricolore allait aussitôt flotter sur Ancône. En proclamant le principe de non-intervention comme une sauvegarde pour les peuples, il en mesurait l’application aux intérêts français ; par ce principe, il ne voulait pas offrir un appât ou une promesse à toutes les insurrections : il réservait l’action de la France. A la modération faite pour désarmer les défiances de l’Europe il alliait la fermeté, s’attachant à tenir en respect les puissances absolutistes, recherchant l’alliance libérale de l’Angleterre, faisant de son caractère même une garantie de la paix. Et cette politique qui confondait la paix extérieure et l’ordre intérieur, il la poursuivait à travers toutes les difficultés; il la conduisait avec une sorte d’héroïsme, sachant faire la part des nécessités et livrer l’hérédité de la pairie qu’il ne pouvait plus sauver, mais inflexible avec les agitations et les agitateur?, tenant tête tout à la fois aux troubles vendéens, à une insurrection lyonnaise, aux émeutes de Paris, aux attaques parlementaires des Mauguin, des Lamarque, des Lafayette, gouvernant par l’action et aussi par la parole au grand jour. En moins d’une année, il avait réussi à faire de cette politique une tradition, à dégager la monarchie de juillet de ses périls et de ses incohérences, à rallier l’opinion autour de ce qu’il avait le droit d’appeler un « système national. »

Cette fondation d’un gouvernement n’était pas d’ailleurs l’œuvre d’un seul homme, et elle n’avait même un si sérieux caractère, elle n’avait des chances de durée que parce qu’elle n’était pas une œuvre uniquement personnelle. Casimir Perler avait le mérite d’être un chef fait pour exercer le commandement et pour porter sans faiblir toutes les responsabilités; il avait aussi l’avantage d’arriver au pouvoir à l’heure voulue, d’être en quelque sorte l’homme de la situation. Il sentait qu’il répondait à un instinct public devenu promptement son complice, à un immense besoin d’ordre et de paix. En allant le premier au combat, il n’était pas seul; il avait des appuis ou des alliés dans le prince dont il servait la cause, dans la bourgeoisie dont il représentait les intérêts, dans une élite d’hommes anciens ou nouveaux intéressés au succès du régime de 1830.

Le roi, il est vrai, avait accepté Casimir Perier des circonstances plus qu’il ne l’avait recherché. Assez jaloux déjà d’imprimer à la politique son caractère personnel et d’être son propre premier ministre, il ne subissait pas sans humeur et sans impatience l’ascendant d’un homme qui de son côté tenait à toutes les réalités et même à toutes les apparences du pouvoir; mais il sentait le prix du dévoûment d’un si grand serviteur et, sans l’aimer, il le soutenait, il lui prêtait dans les luttes de tous les jours le prestige et la force de la royauté. Au dehors, M. de Talleyrand, habilement choisi pour représenter la diplomatie du nouveau régime à Londres, accréditait la politique de la paix par l’éclat de son nom européen, par son expérience, par son tact de négociateur dans les affaires de Belgique ou d’Italie, par sa dextérité à préparer une alliance avec l’Angleterre. Il fortifiait le régime, il tortillait aussi le ministre dont il se plaisait à relever l’importance par ses mots flatteurs, et au sujet duquel Palmerston écrivait à lord Granville : « Profitez d’une occasion pour dire au roi jusqu’à quel point l’entente avec les deux pays dépend du respect et de la confiance que nous inspire le caractère de Casimir Perier, et combien sa nomination comme président du conseil a contribué à la paix de l’Europe... » A l’intérieur, Casimir Perier avait la fortune de trouver partout, autour de lui, des hommes jeunes, orateurs puissans ou habiles, qui, sans appartenir au ministère, librement, spontanément, s’associaient à sa politique, la défendaient, la commentaient et pour elle ne craignaient pas de se jeter dans toutes les mêlées. C’était, autour du chef, une légion d’hommes s’engageant pour la cause commune, pour la révolution de 1830, et c’est ici que M. Thiers commençait à prendre position, à se dessiner comme un des jeunes capitaines de la campagne de résistance à tous les déchaînemens.

Séparé de M. Laffitte au moment décisif, à la veille de l’avènement de Casimir Perier, M. Thiers était un simple député, résolu à entrer librement dans l’action, à servir la politique nouvelle qu’il voyait poindre, dont ses instincts de gouvernement lui révélaient la nécessité. Tout ne lui avait pas été facile. Pour ses débuts de tribune, il avait eu à vaincre les désavantages de sa petite taille, d’un organe débile et aigu, de son accent méridional, de l’inexpérience des assemblées; mais il n’avait pas tardé à tout surmonter par l’éclat d’un talent qui grandissait à vue d’œil au feu des discussions, et bientôt avec M. Dupin, avec M. Guizot, il était un des premiers orateurs parlementaires, un orateur qui avait déjà sa manière à lui, sensée et familière, abondante et hardie. Fils de la révolution de 1830, plus que tout autre il avait le droit de le dire, décidé à fixer cette révolution dans la monarchie constitutionnelle, il concourait avec une verve infatigable à cette œuvre de défense et de fondation entreprise par un ministre d’une raison intrépide. Il défendait le gouvernement dans ses idées, dans ses actes, dans son administration financière, dans sa politique intérieure et dans sa politique extérieure, dans ses luttes pour l’ordre et pour la paix. Il ne défendait pas seulement la politique de Casimir Perier, il la vulgarisait, il l’éclairait d’une vive et lumineuse éloquence.

Lorsque l’opposition, dans ses ardeurs imprévoyantes, accusait sans cesse le ministère d’enchaîner le mouvement, de ménager les « carlistes» dans un intérêt de réaction, de n’avoir de rigueurs et de répressions que contre son propre parti, le parti de la révolution de juillet, M. Thiers relevait impétueusement ces griefs; il répondait par une de ces vérités de la politique et de l’histoire qui ont toujours leur application. « Comment, disait-il un jour, comment ont péri les gouvernemens auxquels le gouvernement de juillet a été substitué? Comment la révolution de 1789 a-t-elle fini ? est-ce par les agressions réunies contre elle? Non, elle a succombé sous ses propres excès. Le gouvernement impérial, comment a-t-il vu s’éteindre son immense gloire? il a abusé de lui-même, il s’est suicidé! Enfin, la restauration, est-ce une de nos conspirations qui l’a détruite? Non, elle s’est tuée en violant volontairement les lois du pays. De ce que le gouvernement s’est montré plus soigneux de contenir son parti que tout autre, il en résulte qu’il connaissait à la fois sa position, l’histoire et la politique... » Lorsque les tribuns du parlement, le général Lafayette, le général Lamarque, Mauguin, même M. Odilon Barrot ou M. Bignon, s’efforçaient d’entraîner la France dans la guerre pour la Pologne, pour l’Italie, pour la Belgique, M. Thiers, comme M. Guizot, était auprès de Casimir Perier, combattant pour la paix. Il passait, dans ses discours, la revue de l’Europe, il invoquait toutes les raisons historiques, diplomatiques, militaires et morales ; il montrait que la guerre était presque fatalement la terreur ou la dictature à Paris, la liberté menacée, la prospérité du pays perdue, la révolution de juillet compromise, qu’avec la paix au contraire, l’influence française pouvait bien plus sûrement s’étendre et rayonner entre les Pyrénées et le Rhin. Notez cependant ici un trait caractéristique. M. Thiers, en combattant les passions belliqueuses, ne laissait pas de garder la blessure de 1815 et je ne sais quelle espérance de grandeur nationale dont il ajournait la réalisation; il réservait l’avenir en parlant de la paix. Lorsque s’élevait enfin une question qui touchait à l’organisation définitive du régime de juillet, la question de la constitution de la pairie, M. Thiers était de ceux qui, s’élevant au-dessus des préjugés de parti, allant même plus loin que n’osait aller le gouvernement, ne craignaient pas de se prononcer pour l’hérédité. Chose curieuse! c’étaient trois bourgeois de tradition, de race, d’esprit, Royer-Collard, M. Guizot, M. Thiers, qui se faisaient les puissans défenseurs de la nécessité d’une pairie héréditaire dans l’intérêt même des libertés constitutionnelles, et M. Thiers n’était ni le moins hardi ni le moins éloquent; avec ses discours sur l’hérédité de la pairie, sur les affaires extérieures, sur les affaires intérieures, sur le budget, M. Thiers s’était fait son rôle de leader de parlement.

Toutes ces discussions qui remplissaient cette orageuse année de 1831-1832, qui se déroulaient au milieu des émotions publiques et des troubles des rues, au bruit de l’entrée d’une armée française en Belgique ou de la défaite douloureusement retentissante de la Pologne, ces discussions avaient un mérite : elles aguerrissaient pour ainsi dire les institutions nouvelles, elles ralliaient autour d’un drapeau conservateur fièrement porté une majorité d’abord vacillante, elles formaient des hommes pour la lutte, pour le conseil, pour la défense et même pour l’attaque contre les factions. Ce qui n’apparaissait au 13 mars 1831 que comme la tentative presque aventureuse d’un homme animé d’une noble passion, se jetant sans illusion dans le combat, était devenu rapidement une œuvre collective ralliant « non-seulement des intérêts, mais des dévoûmens, » et des intelligences. Casimir Perler, en moins de quinze mois de pouvoir, avait créé une situation, une tradition, et c’est ainsi que le jour où il disparaissait brusquement, enlevé par le choléra, — 16 mai 1832, — la politique qu’il avait inaugurée avait pris assez d’ascendant pour lui survivre. Elle avait certes plus d’une bataille à livrer encore; elle était assez forte pour vaincre la formidable insurrection républicaine qui ensanglantait Paris les 5 et 6 juin, qui ressemblait à un effort désespéré pour profiter de l’éclipsé soudaine du grand adversaire des séditions. Le ministre avait disparu, la politique survivait tout entière par l’impulsion qu’elle avait donnée, par la force de gouvernement qu’elle avait créée ; elle survivait surtout par cette légion d’hommes, divers d’origine, de talent et de caractère, mais liés par un même sentiment et rassemblés quelques mois plus tard, le 11 octobre 1832, dans un ministère qui n’était encore que le ministère Perier continué, qui a été, à vrai dire, le second fondateur de la monarchie de juillet.


II.

Au moment où se formait le cabinet du 11 octobre 1832, six mois étaient déjà passés depuis la mort de Casimir Perier : six mois qui n’avaient pas été un repos, pas même une trêve, puisqu’on avait eu à tenir tête à l’insurrection républicaine du 5 juin et à un commencement d’insurrection vendéenne, — mais qui ressemblaient un peu à un interrègne ministériel. La politique du 13 mars était restée, sous la garde du roi, l’inspiratrice du gouvernement, surtout du jeune et courageux ministre de l’intérieur, M. de Montalivet, qui avait accepté par dévoûment un poste de péril; — Casimir Perier lui-même n’avait pas de successeur. On le sentait à certaines oscillations d’autorité, on sentait aussi qu’en se prolongeant cette sorte de provisoire pourrait n’être pas sans péril. De là était né le ministère du 11 octobre 1832, qui, à défaut du chef disparu, formait le plus puissant faisceau de forces et d’intelligences, qui réunissait les hommes les mieux faits pour soutenir les mêmes luttes contre les mêmes ennemis, sous le même drapeau de résistance : Le maréchal Soult à la présidence du conseil et à la guerre, M. Thiers à l’intérieur, le duc de Broglie aux affaires étrangères, M. Guizot à l’instruction publique, M. Humann, M. d’Argout, M. de Rigny. C’est le cabinet qui, à quelques modifications près, a plus de trois années durant gouverné la France, qui a représenté le régime de 1830 dans son mouvement ascendant et qui reste dans l’histoire la réalisation la plus complète du système parlementaire.

Il faut se rappeler dans quelles conditions s’ouvrait cette phase nouvelle de la politique que Casimir Perier avait inaugurée, que le ministère du 11 octobre, représenté par ce triumvirat de l’intelligence et de la parole, le duc de Broglie, M. Thiers, M. Guizot, allait porter à son point culminant. La révolution constitutionnelle et monarchique de 1830, vigoureusement ramenée à son programme d’ordre intérieur et de paix avec l’Europe, paraissait à demi fixée, maîtresse d’elle-même: elle restait néanmoins toujours en présence de questions extérieures qui n’étaient nullement résolues et d’adversaires irréconciliables, «carlistes, » républicains, qui ne désarmaient pas, qui se préparaient au contraire à de nouveaux assauts. Ni les difficultés diplomatiques ni l’anarchie n’avaient dit leur dernier mot. Au dehors, il est vrai, la Pologne avait succombé, elle n’était plus qu’un souvenir douloureux revenant de temps à autre dans des discours. Les affaires de Belgique paraissaient réglées par une conférence européenne à Londres et par le congrès belge, par le traité du 15 novembre 1831 et par l’élection du roi Léopold; mais le roi de Hollande, qui n’avait été arrêté une première fois dans ses revendications armées que par une intervention française, refusait de souscrire à ce qu’avait fait la diplomatie et campait menaçant à Anvers. Les troubles d’Italie avaient attiré à Ancône le drapeau français, qui restait en présence du drapeau de l’Autriche. La mort du roi Ferdinand VII d’Espagne allait bientôt soulever une autre question à la frontière des Pyrénées, « dans un pays trop voisin du nôtre, selon le mot du gouvernement, pour que nous ne devions pas y avoir une influence particulière. » Dans ses rapports généraux, la monarchie de juillet était reconnue par l’Europe; mais les puissances absolutistes gardaient encore à l’égard de la France de 1830 une réserve défiante et à demi hostile : elles semblaient vouloir ressusciter une petite sainte-alliance dans une entrevue des souverains à München-Grætz.

Le cabinet du 11 octobre avait à faire face à toutes ces questions indécises, à toutes ces difficultés d’une situation délicate. Nul n’était mieux fait que le duc de Broglie pour être le ministre d’une politique qui, en restant fidèle à la paix, n’hésitait pas à aller trancher définitivement le démêlé belge sous les murs d’Anvers, à couvrir la monarchie constitutionnelle naissante à Madrid du traité de la quadruple alliance, à maintenir la dignité de la révolution de juillet vis-à-vis de l’absolutisme européen. Le duc de Broglie, dans l’œuvre commune du 11 octobre, était l’homme de la paix sans faiblesse, de la fierté sans provocation; mais, sous le 11 octobre comme au 13 mars, la grande question s’agitait visiblement d’abord à Paris. Tout dépendait du degré de force du gouvernement, et M. Thiers ici, comme ministre de l’intérieur, avait nécessairement un des premiers rôles à côté du duc de Broglie et de M. Guizot.

M. Thiers avait singulièrement mûri dans les luttes parlementaires depuis un an. Il était désigné pour le pouvoir; il entrait au ministère comme homme de tribune et d’action contre les partis, contre les agitations «carlistes, » contre les agitations républicaines, et du premier coup, à peine nommé ministre, il se trouvait en face d’une question aussi redoutable que délicate: c’était l’état troublé de l’Ouest toujours menacé de la guerre civile par la présence de la duchesse de Berry qui depuis cinq mois était en Vendée, échappant à toutes les recherches. M. Thiers arrivait au pouvoir avec la mission et la résolution d’en finir avec ces troubles, avec cette romanesque aventure de la princesse errante. Dès les premiers jours, il écrivait avec vivacité au représentant principal du gouvernement à Nantes: « Nous voulons prendre le duc d’Enghien, mais nous ne voulons pas le fusiller; nous n’avons pas assez de gloire pour cela, et si nous l’avions nous ne la souillerions jamais. » Il ne se doutait pas, en parlant ainsi, que l’occasion, la tentation si l’on veut, allait s’offrir à lui, sous la figure d’un juif renégat, deux fois traître, proposant de livrer à prix d’argent la liberté et l’asile de la femme dont il avait gagné les bontés en Italie par une conversion religieuse.

Que le moyen fût équivoque et hasardeux, c’est bien certain. Ministre chargé de la sûreté de l’état, M. Thiers ne se croyait pas le droit de négliger un avis mystérieux qu’il avait reçu, il était allé hardiment de sa personne à un rendez-vous nocturne donné dans une allée déserte des Champs-Elysées par un inconnu qui offrait la compliqué de la trahison, — et le dernier mot de ce drame de police était l’arrestation de la duchesse de Berry à Nantes ! A dire toute la vérité aujourd’hui, c’était peut-être une autre manière de « fusiller le duc d’Enghien. » Le ministre de l’intérieur, en se servant d’un instrument qu’il méprisait, avait plus d’une excuse. D’abord il ne pouvait pas prévoir les suites d’une aventure dont le dénoûment devait être un embarras autant qu’une satisfaction pour la dynastie nouvelle. M. Thiers avait une raison plus sérieuse, plus politique, et cette raison il la confiait à Berryer dans un entretien familier et secret qu’il avait provoqué. « Mon cher collègue, lui disait-il, vous êtes un homme de trop de valeur pour que je ne tienne pas à vous donner une explication. Dans votre parti on crie beaucoup contre moi pour ce que j’ai fait. Eh bien ! voici un portefeuille, — et il montrait le portefeuille, — où. il y a de quoi faire condamner à mort tous les chefs légitimistes insurgés en Vendée. Puisque c’est la guerre, j’avais le moyen de la faire décisive et victorieuse pour nous. Frapper les chefs, je le pouvais; leur condamnation est là, signée de leur main, il s’est trouvé un autre moyen, moins tragique, moins cruel : prendre une femme plutôt que d’envoyer à la mort trente ou quarante personnes peut-être. Je n’ai pas hésité: pour sauver les hommes, j’ai pris la femme. L’histoire m’en tiendra compte et j’espère que vous-même, oui, vous, vous ne me blâmerez pas. » M. Thiers, dans tous les cas, avait réussi plus qu’il ne le pensait lui-même, sûrement au-delà de ce qu’il aurait voulu; il avait sans le savoir et pour longtemps mis hors de cause le parti légitimiste surpris dans une tentative de guerre civile qui Unissait comme un roman d’aventure. Le plus dangereux ennemi cependant n’était pas en Vendée ou dans les châteaux, dans cette fronde de la légitimité plus chevaleresque et plus bruyante que redoutable. L’ennemi le plus sérieux et le plus menaçant était au camp républicain, dans les rues de Paris et de Lyon, dans les sociétés secrètes, dans la presse révolutionnaire, dans tout ce monde jeune, exalté, fanatisé de conspirations, toujours prêt à la sédition morale et matérielle. Terrassés en apparence aux 5 et 6 juin 1832, les républicains ne se tenaient pas pour battus, ils se remettaient à conspirer. L’année 1833 passait presque paisiblement, au moins sans crise grave ; en 1834, au mois d’avril, une double et formidable insurrection remplissait de sang et de deuil Lyon et Paris. Domptée dans la rue, l’agitation reparaissait sous une autre forme à l’occasion du procès des accusés d’avril devant la cour des pairs. C’était une lutte de tous les instans que la monarchie nouvelle avait à soutenir pendant plusieurs années, qu’elle soutenait avec toutes les ressources de la légalité et de la force contre les complots, contre l’émeute, contre les attentats menaçant déjà la vie du prince. Ministre de l’intérieur, M. Thiers n’était pas moins décidé contre les républicains que contre les légitimistes. Au besoin il payait de sa personne, et aux journées d’avril il était assez près du feu pour qu’un jeune auditeur au conseil d’état pût tomber à côté de lui percé de balles. Il ne reculait ni devant le danger personnel, ni devant la nécessité de l’action, résolu pendant le combat, toujours prêt le lendemain à couvrir de sa responsabilité devant les chambres les chefs militaires ou ses subordonnés, à tenir tête à ceux qui se plaisaient à accuser le gouvernement et ses prétendues provocations et ses « ordres impitoyables. » Il ne soutirait pas qu’on essayât d’inquiéter l’armée sur son devoir et de dénaturer les rôles dans ces cruels conflits. « Il est des vérités qu’il faut courageusement établir, disait-il. La patrie n’est pas seulement dans ce qu’on appelle le territoire ; la patrie est dans l’ordre public, dans les lois, dans les institutions. On défend sa patrie en défendant les lois tout aussi bien et avec autant d’honneur qu’en défendant le sol sur le Rhin ou aux Pyrénées… Je sais qu’on prend à tâche aujourd’hui de déshonorer la guerre civile, de blâmer l’effusion du sang français, et l’on a raison, assurément ; mais, remarquez-le bien, on la blâme amèrement dans ceux qui défendent l’ordre public, très doucement dans ceux l’attaquent. Si prôner le courage des anarchistes peut passer pour un sentiment français, ce n’est pas un bon moyen d’empêcher qu’ils ne recommencent. »

Vaincre l’anarchie par la force dans les rues et en même temps la poursuivre, l’atteindre sous toutes les formes par une série de lois sur les crieurs publics, sur les associations, sur les dépôts d’armes de guerre, c’était le premier objet de cette politique du 11 octobre à laquelle M. Thiers s’associait par l’action et par la parole à côté du duc de Broglie et de M. Guizot. Les uns et les autres, faisant campagne ensemble, s’inspiraient de la même pensée : préserver l’ordre nouveau de tous les entraînemens et de tous les excès, fonder la vraie monarchie constitutionnelle, libérale et parlementaire que la révolution de 1789 avait dépassée en roulant dans les convulsions, que l’empire avait remplacée par le despotisme éphémère de la gloire et du génie, que la restauration n’avait réalisée qu’imparfaitement. M. Thiers, entre tous, livrait ses batailles pour cette monarchie, et il ne se bornait pas à la défendre de vive force quand il le fallait, il la défendait aussi par la raison, par l’éloquence, par l’esprit; il la défendait en marchant hardiment sur le mirage républicain, en s’armant de l’histoire, de l’expérience, de ce qu’il appelait les « exemples démonstratifs » du passé.


La république, dirait-il, a été essayée d’une manière concluante suivant nous. Ou nous objecte tous les jours: Ce n’est pas la république sanglante comme celle d’autrefois que nous voulons, nous la voulons paisible et modérée. Eh bien! on commet une erreur grave quand on dit que l’expérience n’a pas porté sur deux points. Il y a eu une république sanglante pendant un an; mais pendant huit ou neuf ans c’était une république qui avait l’intention d’être modérée qui a été essayée par des hommes honnêtes, capables. Sous le directoire, c’étaient des hommes comme La Réveillère-Lepeaux, Barthélémy, Rewbell, Sieyès, Carnot, hommes modérés, honnêtes, qui voulaient, non pas la république de sang, mais la république paisible. La victoire n’a pas manqué à ces hommes : ils ont eu les plus belles victoires, Rivoli, Castiglione et mille autres. La paix ne leur a pas manqué non plus... Cependant en quelques années le désordre était partout. Ces hommes d’état étaient honnêtes, et cependant le trésor était livré au pillage. Personne n’obéissait, les généraux les plus modestes, les plus probes, Championnat, Joubert, refusaient d’obéir aux ordres du gouvernement. C’était un mépris, un chaos universel. Il a fallu que des généraux vinssent renverser ce gouvernement, passez-moi l’expression, à coups de pied... Ainsi, dans ces dix ans, il s’est fait en France une expérience concluante sous les deux rapports. On a eu, non-seulement la république sanglante, mais la république clémente, qui voulait être modérée et qui n’est arrivée qu’au mépris. Aussi la France, quand on lui parle de république, recule épouvantée; elle sait que ce gouvernement tourne au sang ou à l’imbécillité. Il y a près d’un demi-siècle que M. Thiers parlait ainsi, et lorsqu’on dit aujourd’hui que ses dernières années ont démenti ces paroles, qu’il a eu depuis d’autres opinions, que, lui, autrefois si sévère, il a aidé une république à vivre, qu’on prenne bien garde. Ce sont les circonstances qui ont changé, M. Thiers n’a pas changé d’opinion et ne s’est pas contredit autant qu’on le croit. Un moment est venu en effet où, ramené au pouvoir dans un désastre, entouré de débris de gouvernemens accumulés par les révolutions, il n’a vu que la république possible, — et même alors comment s’est-il exprimé? Il a reconnu une nécessité, il ne méconnaissait pas les difficultés, il n’oubliait pas l’expérience et il ajoutait comme ressaisi par le souvenir du langage de sa jeunesse : «On dit que la république n’a jamais réussi ! C’est vrai, — j’en demande pardon à ceux qui m’écoutent, — dans les mains des républicains!.. « Il énumérait les conditions, les garanties qui pouvaient rendre une expérience nouvelle moins impossible; il n’a jamais dit que, si la république retombait exclusivement « dans les mains des républicains, » elle ne serait pas exposée de nouveau aux mêmes dangers.

En 1834, à la république impossible et anarchique il avait à opposer une monarchie libérale, vivace, populaire, qu’il mettait son orgueil à défendre contre tous les adversaires à la fois. Aux républicains de l’insurrection il disait : Vous ne passerez pis ! à l’honnête et naïf Odilon Barrot, qui reprochait au ministère du 11 octobre ses ardeurs de résistance, qui prétendait qu’on pouvait aussi « amener la république par la violence, » M. Thiers répliquait vivement : « Vous employez le mot de violence, vous, monsieur Barrot! Est-ce que vous avez oublié que le gouvernement de juillet a été le plus doux de tous les gouvernemens?.. Le gouvernement a été attaqué de toutes les manières par la diffamation, par la guerre civile, par l’assassinat, et il n’a pas versé une goutte de sang sur les échafauds. Comment se peut-il que vous, monsieur Barrot, fils de la révolution de juillet, vous ne soyez pas plus fier de ce beau résultat? » Il tenait ce langage aux républicains, aux complaisans des républicains, tandis que, d’un autre côté, il répondait à celui qu’il devait appeler un jour le a noble, courageux et éloquent Berryer » : « Dites-moi, y a-t-il justice, y a-t-il même amour sincère du principe monarchique à venir tous les jours étaler avec complaisance devant nous les difficultés de notre tâche?.. En disant en effet qu’il est impossible d’établir l’ordre dans ce pays, ne voyez-vous pas que vous accumulez de jour en jour, d’heure en heure, de parole en parole, des reproches écrasans pour vous ? Car si la France est difficile à gouverner, et elle l’est sans doute, c’est parce qu’elle est toute remplie encore des courroux que vous lui avez inspirés ; c’est que les idées les plus saines, les plus justes, vous les lui avez rendues suspectes. Si l’ordre lui parait despotisme, si la modération envers l’étranger lui est suspecte de servilisme, c’est votre faute et non la nôtre... » De toutes parts il faisait face à l’ennemi, rendant guerre pour guerre, décorant la défense de l’éclat du courage et de la parole, intimidant un adversaire qui dans une interruption lui criait qu’une de ses lois de répression serait impuissante : « Eh bien ! répliquait-il, avec une bonne humeur résolue, essayez ! Cette loi que vous dites impuissante et inexécutable, moi je me charge de la faire exécuter... » Et on ne doutait pas qu’il ne le fît!

Le combat, le combat de tous les jours pour l’existence n’était du reste qu’une partie et même la moindre partie de cette politique du 11 octobre. Rallier et féconder les intérêts, populariser le régime nouveau par les œuvres utiles, réaliser les conséquences les plus légitimes de la révolution, c’était une autre manière de fonder la monarchie de 1830. Le ministère de la résistance se piquait d’être en même temps le ministère de l’action profitable et efficace. Il disait avec M. Guizot que, lorsqu’on était sorti de l’ordre, le premier progrès était d’y rentrer et qu’avec cela tous les autres progrès devenaient possibles. Il y avait de la sève, de l’émulation dans ce pouvoir ne en pleine lutte, et tandis que le duc de Broglie suivait avec dignité les affaires de Belgique, d’Italie ou d’Espagne, tandis que le maréchal Soult faisait adopter toutes ces lois sur le recrutement, sur l’état des officiers, sur l’avancement qui réorganisaient l’armée, tandis que M. Guizot accomplissait sa grande et libérale réforme de l’enseignement primaire (1833), M. Thiers, lui aussi, avait son ambition. Il n’entendait pas se bornera prendre la duchesse de Berry ou à vaincre les républicains de Paris et de Lyon. Il proposait et il faisait voter un crédit de 100 millions destiné à tout un ensemble d’entreprises, les unes d’utilité publique, les autres de décoration nationale. Il traçait un programme de travaux embrassant les routes de la Vendée, les canaux, les ports et en même temps l’achèvement de la Madeleine, de l’Arc-de-Triomphe de l’Étoile, du Muséum. Il laissait entrevoir l’achèvement du Louvre, le déplacement de la Bibliothèque nationale, qui est encore en question. Le premier il mettait la main à ce qui s’est appelé depuis la transformation de Paris. Dans ces travaux d’intérêt national conçus avec une certaine hardiesse pour la circonstance, mais présentés avec art comme l’exécution d’une pensée traditionnelle, il voyait une sorte de complément de l’œuvre de fondation à laquelle il concourait. « Le gouvernement venant après quarante ans d’essais politiques en tout genre, disait-il, a eu pour but de résumer, de compléter, d’affermir tout ce qui avait été tenté avant lui en fait d’institutions. Il sera conséquent avec lui-même si, en fait de grands travaux, il aime mieux achever les entreprises commencées qu’en commencer des nouvelles... » À cette époque, M. Thiers passait alternativement du ministère de l’intérieur au ministère des travaux publics et du commerce pour revenir bientôt à l’intérieur : il aurait passé tout aussi bien aux affaires étrangères ou aux finances, il n’aurait pas été pris au dépourvu !

Ministre toujours prêt, il se mêlait à toutes les grandes questions. II défendait la centralisation, l’unité nationale à propos de l’organisation des conseils municipaux et des conseils généraux, à propos des attributions des maires et des municipalités. Il combattait l’impôt sur le revenu qui faisait son apparition et qu’il devait plus d’une fois retrouver devant lui sans jamais se lasser de le combattre. Il suppléait M. Humann à l’occasion de l’amortissement et du budget. Il se faisait le lieutenant du duc de Broglie dans les questions extérieures. Il n’était étranger à rien, et partout, dans les discussions d’affaires comme dans les conflits politiques, il portait le plus vif instinct de gouvernement, une inépuisable fertilité d’esprit, le sentiment net et clair des vraies conditions d’un régime appelé, dans sa pensée, à couronner la révolution française en domptant les passions révolutionnaires, en ouvrant pour la France l’ère active et féconde des libertés modérées. Partout il portait cette raison décidée qui bientôt, au lendemain des luttes les plus violentes, lui faisait dire comme s’il avait voulu résumer le caractère de la cause qu’il servait : « La mesure, voilà le caractère du gouvernement que nous avons l’honneur de représenter et qui est le seul qui convienne aujourd’hui au pays. Il faut nous voir tels que nous sommes. Nous ne sommes pas de ces gouvernemens à entraînement tels qu’il en a existé. Nous ne sommes pas ce gouvernement terrible qui ensanglanta la France il y a quarante ans; nous ne sommes pas ce gouvernement glorieux, je le reconnais, du consulat et de l’empire; nous ne sommes pas non plus le gouvernement de réaction de la restauration. Nous sommes un gouvernement de raison, de sens, de tenue, à qui les leçons passées doivent toujours être présentes et qui ne doit jamais s’infatuer de ses succès. On parle de vainqueurs et de vaincus. Ce mot ne convient ni au gouvernement ni à l’état de choses actuel. Il y a eu des temps où il y avait des vainqueurs et des vaincus. En 93, il y a eu des vainqueurs sanglans, des vaincus à jamais regrettables. Sous l’empire il y avait des vainqueurs, c’était la nation française; les vaincus, c’était l’Europe: elle nous fit expier chèrement sa défaite. Sous la restauration le gouvernement était vainqueur, le pays était vaincu. Il n’y n’a rien de pareil aujourd’hui. Il y a des hommes de sens parlant à des hommes de sens, qui, le lendemain d’une révolution légitime parce qu’elle était nécessaire, leur ont dit : Il faut s’arrêter au but, ne pas le dépasser. Il y a un gouvernement de raison, de calcul, qui ne s’enivre pas, dont le mérite est la modération en toutes choses... » Voilà comme on parlait en 1835, entre deux combats!


III.

Quelques années avaient suffi pour faire de M. Thiers un des conseillers nécessaires de la monarchie nouvelle, un des premiers orateurs de parlement, un politique rapidement mûri aux affaires. Il avait été ministre à trente-cinq ans; il était alors dans l’éclat de l’âge et du talent, tel qu’il revit dans un portrait d’autrefois avec son air dégagé et hardi, son regard lumineux et résolu, sa physionomie expressive où la finesse se mêle à je ne sais quelle force cachée. Par son origine, par sa fortune, il était le fils le plus légitime et le plus brillant de la révolution de 1830; mieux que tout autre peut-être, il représentait ces classes nouvelles que Casimir Perier avait ralliées en les passionnant, que lui, M. Thiers, il captivait et il maniait en les flattant. Par la vivacité et la souplesse de son intelligence, par l’universalité de ses instincts et de ses aptitudes, il semblait fait pour tout comprendre et pour tout oser. Il était aux affaires comme dans son domaine naturel. Le plus Français des Allemands, le plus pénétrant et le plus railleur des poètes, Henri Heine, disait un jour : « Tandis que les autres ne sont qu’orateurs ou administrateurs, ou savans, ou diplomates, Thiers possède au besoin toutes ces qualités ensemble; seulement elles ne se présentent pas en lui comme des spécialités étroites : elles sont dominées et absorbées par son génie politique. Thiers est homme d’état, il est un de ces esprits dans lesquels l’art de gouverner est une capacité innée... » Parce qu’il avait l’allure vive et l’intuition prompte, il paraissait mobile et léger; en réalité, avec des habitudes matinales et sobres qu’il a gardées toute sa vie, il avait une puissance de travail extraordinaire, qu’il appliquait sans fatigue et sans effort aux choses les plus diverses, à l’administration et aux finances, à la diplomatie et à la guerre, à l’histoire et aux affaires de tous les jours. Son originalité était de ne se laisser absorber par rien, de prendre plaisir à un budget comme à une découverte des arts, de s’intéresser à tout et de trouver du temps pour tout, fût-ce pour des fantaisies. La facilité faisait partie de son génie sans exclure le travail ni la méditation, ni même les idées fixes.

Ce qu’il a été depuis, avec plus de grandeur, si l’on veut, il l’était dès son entrée dans la carrière politique. Les idées qu’il a si souvent défendues jusqu’à la fin de sa vie, il les soutenait déjà en 1835. Comme politique, il ne s’en cachait pas, il aimait le pouvoir non pour ses jouissances vulgaires et ses ostentations vaines, mais comme moyen d’action ; il avait le goût d’un pouvoir fort et respecté, d’une centralisation puissante, image et garantie de l’unité française. Les opinions qu’il a toujours et obstinément reproduites sur les finances, sur le commerce, sur l’industrie comme sur l’administration, il les avait dès ses premiers ministères, et il ne craignait pas de dire à l’occasion : « Je vais soutenir des opinions qu’on accuse d’être vieilles. J’ai beaucoup de ce qu’on appelle des opinions nouvelles; je dois avouer que j’en ai aussi de vieilles que je ne craindrai jamais de soutenir parce que je les crois vraies... Elles sont vieilles parce qu’elles sont le résultat de l’expérience... » Il mettait une sorte de bravoure de jeune homme ne de la révolution à soutenir des « opinions vieilles, » à être le politique du bon sens et de l’expérience. Comme orateur, il ne ressemblait ni à Guizot, ni à Royer-Collard, ni à Berryer, ni à Odilon Barrot, il ne ressemblait à personne. Il avait son éloquence à lui, simple, claire, facile, souvent négligée et abondante jusqu’à la fluidité, toujours ingénieuse et animée. Il avait l’art de tout traduire sous une forme familière, de parcourir en se jouant tous les détours de la question la plus compliquée, d’aller au point vif d’une situation et de laisser une assemblée persuadée ou séduite ou éblouie. C’était un debater de premier ordre. Nature singulière de politique et d’orateur, de tacticien parlementaire, alliant l’imagination à la raison pratique, la grâce de l’esprit à l’instruction, la finesse à l’impétuosité, la bienveillance à l’audace des résolutions, les instincts libéraux au sens supérieur du gouvernement, et avec tous ces dons, avec ces qualités brillantes, entrant comme un jeune conquérant bourgeois dans les affaires.

Tout souriait à M. Thiers. Il avait le pouvoir, le succès, la faveur du parlement et du prince. Il était, si l’on peut se servir de ce mot, un des héros de ce monde du lendemain de 1830 auquel, depuis trois ans, il contribuait, comme ministre, à donner l’ordre et la paix en livrant des batailles. On sentait en lui l’homme des temps nouveaux prenant victorieusement sa place, et à l’occasion de sa réception à l’Académie, aux derniers jours de 1834, X. Doudan, le spirituel et raffiné Doudan, écrivait à une de ses correspondantes : « J’ai regret que vous n’ayez pas vu cette séance, — la réception de M. Thiers, — que vous n’ayez pas vu M. de Talleyrand arrivant sur les bancs de l’Académie en costume d’académicien. Il a produit un effet singulier de curiosité, comme une vieille page toute mutilée d’une grande histoire, une vieille page que le vent va emporter bientôt. A côté de cette destinée presque accomplie, M. Thiers arrivait avec toutes les espérances, tout l’orgueil du présent et de l’avenir. Il racontait d’un air hardi les agitations qui ont passé sur l’Europe depuis trente ans. Son discours était vivant ; on entendait presque rouler les canons de vendémiaire ; on voyait la poussière de Marengo et les aides de camp courir à travers la fumée du champ de bataille : tout cela raconté devant des hommes qui avaient vu César, et le consulat et l’empire, et par un jeune homme qui avait concouru à une grande révolution après avoir écrit l’histoire d’une autre révolution, tout cela avec le sentiment que lui aussi serait un jour dans l’histoire. En sortant de l’Institut, je n’ai plus vu sur la place Vendôme qu’une grande statue de cuivre immobile et les nuages qui couraient au-dessus comme les agitations du jour au-dessus des souvenirs du passé. Cette séance d’académie a défrayé la conversation pour huit jours. Puis sont venus les discours de M. Guizot et encore de M. Thiers à la tribune, puis celui de M. Berryer, — toujours des discours ! »

Franchissez quelques années à peine ; le piquant et ingénieux Doudan écrit encore d’un tour humoristique qui peint cette vive nature en mouvement : « M. Thiers dînait ici lundi. Il a parlé sur l’Afrique avec une vivacité qui a charmé Albert entre autres, disant que c’était le seul instinct un peu désintéressé, un peu héroïque qui restât au pays ; montrant Cet Atlas comme une sorte de séminaire guerrier où se formaient aux périls, à la vigilance, au sang-froid les officiers de notre armée ; démontrant par tous ses souvevenirs militaires qu’il n’y avait pas de meilleures troupes que celles qui avaient combattu longtemps contre la cavalerie légère. On voyait, dans ses discours, les Arabes descendre, bride abattue, toutes les collines de l’Afrique, et l’infanterie française immobile, dissiper cet orage avec ses feux réguliers ; puis les souvenirs d’Egypte, et les sabres recourbés des mameluks, et les noms d’Héliopolis et des Pyramides, et la légion romaine contre les cavaliers numides. M. d’Haubersaert n’avait pas l’air ému le moins du monde, et il persistait, malgré les Numides, malgré les journées d’Heliopolis et du Thabor, à compter sur ses doigts combien nous avions de soldats en Afrique, combien nous en avions perdu par la fièvre, combien sur les routes de Constantine et de Mascara. Et M. Thiers ramenait contre lui avec une sorte de furie française toutes les armées invincibles formées en Afrique, avec leurs beaux étendards déchirés dans les batailles, et tout le chœur des âmes héroïques formées par la guerre… M. de Canouville écoutait tout ce tumulte en silence, et après le départ de M. Thiers, il me dit : « C’est singulier, je ne suis pas de son avis, mais ce petit homme me rappelle pourtant la manière et le geste et la vivacité de paroles de l’empereur les jours où il n’était pas très raisonnable. » Cette belle humeur guerrière s’échappant en saillies, mais sachant aussi redevenir « raisonnable, » était un trait de l’homme.

C’est toujours M. Thiers avec sa vivacité expansive, tel qu’il était dans le plein essor de ses facultés et de sa fortune croissante, tel qu’il était surtout en 1834, 1835, à ces momens où l’on travaillait d’un commun effort à fonder un gouvernement et où l’on croyait presque avoir réussi par cette politique de Casimir Perier, du 11 octobre, qui ne craignait pas de s’appeler elle-même la politique de résistance. Le point culminant de cette campagne engagée sous toutes les formes, sur tous les champs de bataille de la rue et du parlement pour la défense de la monarchie nouvelle, le point culminant et décisif est cette heure tragique de juillet 1835, où le plus effroyable crime, en semant la mort sur le passage du roi, révélait tout à coup que, si on avait beaucoup fait, on n’avait pas peut-être fait encore assez.

On avait vaincu l’anarchie dans tous ses retranchemens, par les armes et par les lois sur les crieurs publics, sur les attroupemens, sur les associations ; on lui avait arraché ses masques et ses moyens d’action. « Elle est maintenant à son dernier asile, disait le duc de Broglie sous le coup de l’attentat de Fieschi ; elle se réfugie dans une presse factieuse, elle se réfugie derrière le droit sacré de discussion que la charte garantit à tous les Français. » De là ces lois dites de septembre qui n’avaient d’autre objet que de mettre le roi et la charte à l’abri en imprimant aux attaques dirigées contre l’un et l’autre le caractère d’attentats désormais justiciables de la cour des pairs. Il s’agissait de conquérir une garantie de plus, et dans ce nouveau combat M. Thiers s’engageait résolument, au risque d’avoir à se mesurer avec un adversaire comme Royer-Collard, qui se levait pour défendre la presse. Les lois de septembre n’étaient-elles, comme on le disait, que la colère ou l’impatience d’honnêtes gens irrités ? Ne dépassaient-elles pas la mesure et ne risquaient-elles pas d’être inefficaces ? Elles n’ont pas sans doute sauvé la monarchie de 1830, elles ne l’ont pas perdue non plus. Elles ne touchaient pas aux droits essentiels d’une discussion légitime ; elles n’étaient après tout qu’un acte de défense contre des assauts sans cesse renouvelés, et M. Thiers, en avouant tout haut la pensée de ces lois, pouvait ajouter : « Comparez-nous au passé. Nous avons été attaqués violemment, comme aucun gouvernement ne l’a été. Cherchez dans les annales révolutionnaires s’il y a des journées aussi terribles que celles de juin, s’il y a une bataille aussi sanglante que celle de Lyon. Cherchez dans les longues et douloureuses annales des crimes politiques les crimes les plus épouvantables, même le crime de nivôse... Le crime de nivôse peut-il être comparé à celui du 28 juillet, éclatant en plein jour dans une place publique, faisant pleuvoir la mitraille sur des milliers de citoyens ? Oui, nous avons essuyé les attaques les plus violentes qu’aucun gouvernement ait essuyées. Eh bien! je vous le demande, avons-nous laissé troubler nos esprits? Avons-nous cherché des ressources hors de la constitution? » Il triomphait en demandant d’être comparé au passé ; il eût bien mieux triomphé s’il avait pu être comparé à l’avenir !

Jours mémorables où des lois de septembre pouvaient passer pour le dernier mot de la réaction, où l’état de siège, un moment décrété en pleine guerre civile, n’avait pu être supporté et était tombé devant un arrêt de la cour de cassation, où l’on pouvait dire sans être démenti : « Quel gouvernement a jamais été plus attaqué et plus clément! » Jours de sève et de luttes généreuses où tout était à l’unisson, où il y avait au parlement, dans la presse, des hommes comme Lafayette, Lamarque, Odilon Barrot, Berryer, Carrel, Cavaignac, mais où il y avait aussi des ministres, des orateurs qui s’appelaient Casimir Perler, Soult, Broglie, Guizot, Thiers, — où la victoire de la monarchie nouvelle enfin était le prix du courage, de l’éloquence et de la modération!


IV.

Comment cette situation conquise par trois années d’efforts finissait-elle par être menacée? Ce n’était pas sans doute l’œuvre d’un jour et le résultat d’une cause unique.

Le ministère du 11 octobre, malgré sa force et son ascendant, n’avait pas été à l’abri des crises intimes et des changemens partiels. Le duc de Broglie avait le premier quitté le ministère des affaires étrangères à l’occasion de l’indemnité américaine, et ce n’est que quelques mois plus tard qu’il avait repris sa place dans le cabinet. Dans l’intervalle, au courant de 1834, le maréchal Soult avait à son tour quitté la présidence du conseil et le ministère de la guerre, il avait été remplacé par le maréchal Gérard, puis par le maréchal Mortier, puis encore par le maréchal Maison; mais à travers tout la pensée essentielle survivait tant que M. Thiers et M. Guizot étaient là avec le concours de M. de Broglie revenant aux affaires comme président du conseil, complétant et cimentant l’alliance. Cette pensée, elle n’avait pas cessé d’inspirer la politique du régime; elle avait trouvé une dernière expression dans les lois de septembre, et au lendemain de ces lois, comme au lendemain de toutes les épreuves victorieusement traversées, la situation semblait plus forte que jamais, le ministère paraissait inexpugnable. C’est à ce moment au contraire que se préparait la crise de dissolution définitive. Elle pouvait avoir pour prétexte apparent et immédiat un incident imprévu, une parole imprudente du ministre des finances, M. Humann, sur la conversion des rentes, et le désaveu un peu hautain de la parole de M. Humann par le duc de Broglie : elle tenait en réalité à tout un ensemble de causes, les unes générales, les autres intimes et personnelles, agissant à la fois.

La première de toutes les raisons, la plus profonde et la plus grave peut-être, parce qu’elle était dans la nature des choses, dans la logique humaine, c’est que cette situation avait déjà quatre ans de durée, c’est que cette politique avait eu le temps de traverser toutes les phases et, pour ainsi dire, de donner sa mesure. Elle avait défié tous les assauts, les attaques à main armée, les guerres de tribune, les violences de presse et même le ridicule dont on essayait de l’atteindre. Elle avait réussi assez pour que, dans un jour de crise, M. Thiers, loin de se laisser intimider par le sarcasme, par ce mot de « juste milieu » imaginé comme une injure, ne craignît pas de le relever et de s’en parer comme d’un titre de plus, en avouant qu’ils étaient en effet du « juste milieu » avec le pays ; — et poursuivant avec son inépuisable verve, il ajoutait : « Savez-vous pourquoi la France est du juste milieu? Parce que la France, depuis quarante ans, a vu les excès de tous les partis... Elle veut le juste milieu parce qu’elle est expérimentée, parce qu’elle sait les excès du pouvoir absolu, de la république, de la conquête, de la légitimité. Le juste milieu, c’est-à-dire la France, se défie de ceux qui lui présentent un drapeau portant telle couleur exclusive, un drapeau qui ne réunit pas les trois couleurs, symbole des espérances de 89 réalisées par la révolution de 1830. »

Cette politique du « juste milieu,» soutenue d’une si vaillante humeur jusqu’au bout, elle semblait cependant avoir produit tout ce qu’elle pouvait produire, elle avait fait en combattant son œuvre de fondation, et comme il arrive toujours à mesure que le danger révolutionnaire se dissipait, à mesure que la sécurité et la paix renaissaient dans le pays rendu à la confiance et au travail, de nouveaux courans d’opinion se formaient jusque dans le parlement. Un des esprits les plus justes et les plus libéraux du temps, Charles de Rémusat, démêlait finement cet état nouveau et il ajoutait dans une lettre à M. Guizot : « Vous savez que je ne crains rien tant qu’une sécurité exagérée qui ferait éclater toutes les nuances, toutes les prétentions, toutes les vanités. Nous avons toujours besoin d’un peu de danger pour être raisonnables. » On commençait à croire le danger passé. Le premier symptôme de ces dispositions nouvelles avait été la naissance dans la chambre de ce qui s’appelle toujours, dans tous les temps, un tiers-parti, et alors aussi la première question soulevée par le tiers-parti avait été l’amnistie. Entre le ministère déclinant l’amnistie, se refusant à un désarmement dont il ne croyait pas l’heure venue, et la fraction de la majorité inclinant à des atténuations de politique, ce n’était pas encore une scission avouée ; c’était un commencement, une menace de scission. La situation avait dans tous les cas perdu de son intégrité et de sa force.

Une autre cause moins générale, plus intime et aussi active peut-être, concourait par degrés au même résultat. Entre les hommes que les événemens avaient réunis au ministère, qui formaient le plus rare faisceau de forces et de talens, il y avait une confiance virile consacrée par trois années de pouvoir. Engagés sous le même drapeau, associés aux mêmes luttes, ces hommes savaient qu’ils pouvaient compter les uns sur les autres. M. Thiers, en toute occasion, se sentait soutenu, et à son tour il n’hésitait jamais à se jeter dans la mêlée pour ses collègues. Ils étaient tous d’accord sur les questions décisives, sur la politique de la paix et de la résistance, sur les mesures de défense contre l’anarchie, sur les lois de septembre, sur l’amnistie. L’habitude d’agir ensemble avait fait d’une alliance un peu fortuite d’abord une amitié sérieuse qui relevait ce ministère. Il n’y en avait pas moins entre les ministres des différences d’origine, de position, de caractère, d’esprit qui restaient voilées dans le péril et que les circonstances pouvaient accentuer. M. Guizot, par sa nature, par son éducation et ses traditions, n’avait rien du révolutionnaire ; il n’avait ni ressentiment profond contre l’ordre de 1815 ni antipathie contre la restauration, qu’il avait servie dans sa phase libérale. La révolution de 1830 avait été pour lui une crise nécessaire, mais périlleuse, dont il fallait se hâter de limiter les effets et d’atténuer la violence. Avec son esprit généralisateur, il se faisait, au profit de la monarchie nouvelle, le théoricien d’une quasi-légitimité, et au risque de dépasser sa propre pensée par une sorte d’ostentation, il se plaisait à imprimer à la politique de résistance et de répression toute la rigueur d’un système, presque d’un dogme. M. Thiers, lui, était plus naturellement un jeune révolutionnaire éclairé au gouvernement. Il ne mettait pas moins de suite et de résolution que M. Guizot à soutenir la politique commune, il la pratiquait à sa manière, avec la souplesse et la facilité de son tempérament ; il la défendait en homme qui était né de la révolution de juillet, qui en avait l’orgueil, qui en tenant tête aux oppositions, en combattant leurs excès, se rapprochait d’elles par l’origine et au fond n’était pas loin de partager quelques-uns de leurs instincts. Par goût, peut-être aussi par calcul, par un sentiment croissant de son importance, « il restait, c’est M. Guizot qui le dit, un peu inquiet de son alliance avec les doctrinaires, et quoique convaincu de la nécessité de leur concours, il prenait quelque soin pour rester et paraître non pas séparé d’eux, mais différent et distinct... »

Ces différences qui étaient dans la nature des hommes, les amis compromettans les aggravaient parfois. De jeunes doctrinaires du monde ou du parlement, croyant flatter leurs chefs, traitaient avec quelque dédain M. Thiers et ne retenaient pas les propos piquans. D’un autre côté, M. Thiers, lui aussi, avait ses amis, qui excitaient ses susceptibilités, qui croyaient à sa fortune et le pressaient de se dégager de ce qu’ils appelaient l’impopularité des doctrinaires. L’opposition, à son tour, ne manquait pas de profiter de tout. M. Odilon Barrot se plaisait un jour, en plein parlement, à représenter, à côté de M. Guizot, « qui a passé sa vie à exalter la légitimité, à maudire les douloureuses nécessités de notre révolution,., M. Thiers qui doit tout à cette révolution, qui a employé un vrai génie à en exalter les gloires,.. » M. Thiers qui se rattachait à la démocratie a par origine, par opinion, par essence... » La flatterie était habile et elle était un signe de plus.

A travers tout enfin, dans ce drame politique si compliqué et si animé, le roi lui-même avait son action et son rôle. Lié par sa jeunesse, par des traditions de famille, à une révolution et élevé au pouvoir souverain par une autre révolution, préparé par son éducation, par les diversités d’une carrière habilement conduite à se mesurer avec les épreuves de la vie, le roi Louis-Philippe semblait fait pour être le représentant couronné de la société libérale et bourgeoise qui l’avait élu. Il portait sur le trône, avec des mœurs pures, un esprit libre, de la sagacité, du courage, le goût des affaires, l’expérience pratique des choses. Il ne laissait pas d’allier à des dons supérieurs des préoccupations méticuleuses, les contradictions d’un prince tour à tour ressaisi par les velléités d’ancien régime et par les souvenirs révolutionnaires. Sincèrement attaché aux idées de 1789, aux institutions modernes, il les interprétait et les pratiquait à sa manière, avec un sentiment personnel agité et exubérant qui s’échappait parfois en saillies « plus piquantes que prudentes, » selon M. Guizot. Le roi Louis-Philippe était la première force du règne, il le sentait et il aimait à le faire sentir. Il ne souffrait qu’avec impatience, avec déplaisir, qu’on parlât toujours de la politique du 13 mars ou du 11 octobre, du système de Casimir Perier, il voulait qu’on n’ignorât pas que la politique suivie par les ministères successifs, c’était sa politique à lui, son système à lui. Il dépeignait avec plus d’esprit que de sens parlementaire le gouvernement comme un orchestre où chaque ministre devait faire sa partie et où il devait seul rester le chef de l’orchestre. En un mot, il aurait voulu des ministres pour exprimer sa pensée, pour représenter ses volontés, plutôt qu’un ministère existant par lui-même. Déjà l’ascendant de Casimir Perier lui avait pesé plus d’une fois, il le cachait à peine, et, sous le 11 octobre, rencontrant toujours devant lui ce triumvirat de M. de Broglie, M. Thiers, M. Guizot, il disait non sans humeur : « Quand ces trois messieurs sont d’accord, je me trouve neutralisé, je ne puis plus faire prévaloir mon avis. C’est Casimir Perier en trois personnes. » Patient et souple, il savait éviter les chocs quand il le fallait et se soumettre quand il ne pouvait pas faire autrement ; il laissait trop voir qu’il se croyait assez habile pour dominer les hommes, pour les « équiter, » comme il le disait dans un langage un peu vulgaire ou pour les user. Il ne créait pas des embarras à ces ministres supérieurs du 11 octobre qui servaient si puissamment sa cause ; il ne se défendait pas dans ses relations avec eux d’une certaine diplomatie plus propre à les diviser et à les affaiblir qu’à les fortifier, et, chose curieuse ! pour le moment, entre ces hommes, celui qui semblait avoir ses préférences, c’était M. Thiers.

M. Thiers a dit depuis, bien longtemps après, dans la familiarité d’une conversation : « Je ne puis dire que nous nous convenions sous tous les rapports. Cependant nous avions du goût l’un pour l’autre. J’appréciais la finesse du roi, son savoir, sa sagacité et le charme de ses manières. Le roi aimait ma franchise, et peut-être ma pétulance ne lui déplaisait pas. Avec moi il était absolument à son aise ; il n’en était pas de même avec Guizot. » C’était vrai et plein de conséquences imprévues. Le roi, en effet, par sa nature, par ses instincts, par le tour de son esprit, n’avait rien du doctrinaire, et il aimait peu les doctrinaires, — « messieurs les doctrinaires, » comme il disait quelquefois avec une pointe d’ironie. Il appréciait parfaitement le talent, l’éloquence de M. Guizot ; il n’en était pas encore arrivé à s’accommoder aisément du ton dogmatique du professeur ministre, de sa gravité puritaine et même de ses ostentations d’impopularité. Pour le duc de Broglie aussi il avait plus d’estime et de respect que de sympathie. Il se trouvait gêné par la dignité de race déguisée sous l’apparence du doctrinaire, par la fierté simple de ce représentant d’une aristocratie libérale, peut-être aussi par une certaine raideur de diplomate qui l’inquiétait souvent. Avec M. Thiers, le roi Louis-Philippe se sentait bien plus à l’aise. Il aimait la vivacité, la souplesse, la fertilité d’expédiens, l’humeur facile, l’impétuosité familière de son jeune ministre de l’intérieur, en qui il voyait presque son œuvre, qui du moins datait de 1830. Ce qu’il y avait de révolutionnaire en M. Thiers ne lui déplaisait pas à lui, qui se piquait par momens d’avoir la fibre de 1792, et qui ne laissait échapper aucune occasion de défendre la mémoire de son père.

Le roi et le ministre ne s’entendaient pas assurément sur tout, ils étaient même exposés à se heurter sur un point essentiel, sur le partage du pouvoir, sur les conditions du régime parlementaire, qu’ils ne comprenaient certes pas de la même manière. Ils avaient de curieuses ressemblances de caractère et, chose étrange, lorsque dans ses dernières années, après bien des révolutions, M. Thiers, chef de l’état, disputait si vivement son droit de présence à l’assemblée de Versailles, il semblait faire revivre Louis-Philippe aux premiers temps de son règne, quand ce prince se plaignait de n’être pas assez défendu, de ne pouvoir plaider personnellement sa cause : «Eh bien! lui disait M. Odilon Barrot, il ne vous reste qu’à venir vous-même à notre tribune débattre votre politique. Seulement, sire, je vous préviens que vous aurez seul la parole et que nous ne répondrons pas. » — Le roi Louis-Philippe, en 1835, se sentait attiré par des similitudes dénature, un peu par goût, un peu par calcul, vers celui de ses ministres qu’il croyait le plus facile et dont il espérait peut-être pouvoir plus aisément se servir. Il se flattait un peu vainement « de faire bon ménage » avec une jeune ambition, et autour du prince comme dans la chambre, les amis, les familiers ne manquaient pas pour créer à M. Thiers une sorte de candidature particulière à une plus haute fortune, ne fût-ce que pour se délivrer des doctrinaires, surtout de celui qui passait pour le plus incommode par sa fierté, le duc de Broglie.

Tout concourait au résultat inévitable, le cours des événemens, les diversités personnelles, la diplomatie du roi, et c’est ainsi que, par un ensemble de causes générales ou intimes, cette alliance de forces et de talent qui avait fait la puissance du 11 octobre était tout à coup ébranlée dans l’éclat apparent du succès. C’est ainsi que le jour où survenait à l’improviste un dernier incident, la situation tout entière était atteinte, la crise était complète, et le dénoûment se trouvait jusqu’à un certain point préparé par l’avènement possible de M. Thiers à la présidence d’un ministère renouvelé le 22 février 1836.


V.

Évidemment, elle était à peu près inévitable, cette crise née de toute une situation, d’un concours de circonstances singulièrement compliquées, et puisqu’elle était inévitable, M. Thiers, avec son brillant ascendant, avec sa flexibilité d’évolution et son esprit plein de ressources, semblait mieux que tout autre fait pour marquer la transition. Il était l’homme du moment, le ministre assez heureux pour rallier le tiers-parti sans avoir manqué un seul jour de fidélité à ses collègues de la veille, à l’œuvre de défense poursuivie en commun depuis trois ans. Il ne trouvait que faveur autour de lui. M. de Talleyrand lui-même l’encourageait à prendre le ministère des affaires étrangères avec la présidence du conseil et lui frayait pour ainsi dire la route en l’appuyant de son crédit dans le monde diplomatique. Le dénoûment semblait naturel et heureux. Par lui-même d’ailleurs le ministère nouveau appelé à re- cueillir l’héritage du 11 octobre n’avait rien que de rassurant : il réunissait sous la présidence de M. Thiers trois des anciens ministres, M. d’Argout, le maréchal Maison, l’amiral Duperré, plus trois hommes du tiers-parti, M. Hippolyte Passy[3], M. Pelet de la Lozère, M. Sauzet, avec M. de Montalivet, représentant à l’intérieur la confiance intime du roi.

Telle qu’elle apparaissait cependant, cette évolution de février 1836 avait une singulière gravité et pour les affaires de la révolution de juillet et pour M. Thiers lui-même. D’abord elle était comme l’expression visible d’une certaine désorganisation, tout au moins d’un certain ébranlement des opinions, d’une sorte d’inflexion ou d’arrêt dans l’œuvre poursuivie depuis quelques années. Elle laissait en dehors du gouvernement des forces dont l’union n’avait pas été de trop pour le succès de la cause commune et qui se trouvaient désormais disjointes, rendues pour ainsi dire à la liberté. Pour M. Thiers lui-même, c’était peut-être une épreuve prématurée et critique de se trouver porté soudainement au sommet du pouvoir, de prendre le premier rôle, la responsabilité du gouvernement sous les yeux d’un prince jaloux de son autorité, vis-à-vis d’un parlement incertain, en face de collègues de la veille, ses émules par le talent. Il avait hésité, et en se décidant un peu sous la pression des choses, un peu par impatience d’arriver à la direction des affaires étrangères, objet de ses ambitions, il écrivait à M. Guizot : « Les événemens nous ont séparés; ils laisseront subsister, je l’espère, les sentimens qu’avaient fait naître tant d’années passées ensemble dans les mêmes périls. S’il dépend de moi, il restera beaucoup de notre union, car nous avons encore beaucoup de services à rendre à la même cause, quoique placés dans des situations diverses. Je ferai de mon mieux pour qu’il en soit ainsi... » Il parlait en toute sincérité : il n’entreprenait pas moins de résoudre par la dextérité le plus difficile des problèmes, celui de faire ou de paraître faire quelque chose de nouveau sans rien désavouer de l’œuvre de la veille.

Quelle était en réalité la politique représentée par ce ministère du 22 février 1836? A l’intérieur, bien certainement, M. Thiers n’avait aucune idée de modifier sensiblement la direction générale de la politique. Lorsque, quelque temps auparavant, il y avait eu une crise au sujet de l’amnistie, il avait dit avec sa netteté hardie : « Je ne veux pas de surprise; je veux que la chambre sache, ainsi que le pays, que je suis membre du gouvernement de juillet pour résister à la révolution quand elle s’égare. Je ne saurais remplir ma mission à d’autres conditions... Je le répète pour qu’il n’y ait pas de surprise, nous sommes des ministres de la résistance... » Ce qu’il avait dit alors comme ministre de l’intérieur, il le répétait sans crainte comme président du conseil au 22 février : «Vous n’oublierez pas, je l’espère, que pour la plupart nous avons administré le pays au milieu des plus grands périls, nous avons combattu le désordre de toutes nos forces. Ce que nous étions il y a un an, il y a deux ans, nous le sommes aujourd’hui. Pour moi, j’ai besoin de le dire tout de suite, et tout haut : Je suis ce que j’étais, ami fidèle et dévoué de la révolution de juillet, mais convaincu aussi de cette vieille vérité que, pour sauver une révolution, il faut la préserver de ses excès. Quand les excès se sont produits dans les rues ou dans l’usage abusif des institutions, j’ai contribué à les réprimer par la force et par la législation. Je m’honore d’y avoir travaillé avec la majorité de cette chambre, et, s’il fallait, je m’associerais encore aux mêmes efforts pour sauver notre pays des désordres qui ont failli le perdre... » Il se montrait encore plus net devant la chambre des pairs, il maintenait plus que jamais la pensée qui avait animé le 11 octobre, les principes qui avaient inspiré les lois de septembre ; mais en même temps, et c’était là le signe révélateur de la politique nouvelle, il laissait entrevoir un certain apaisement des esprits, le goût renaissant des habitudes de légalité, des tendances de conciliation que le gouvernement devait seconder. Ce n’est pas lui qui eût dit le mot : Jamais!

De même, dans les affaires extérieures, M. Thiers n’avait pas un instant songé et il ne pouvait songer à inaugurer d’autres idées, à se détacher de la politique de la paix qui s’identifiait désormais avec le règne. Il le disait sans détour : « On ne change pas à volonté pour le plaisir d’un nouveau venu, pour sa gloire, pour l’amusement des esprits, on ne change pas les affaires d’un pays... Les intérêts du pays n’ont pas changé depuis le 23 février. » Cette politique, qu’il avait si résolument soutenue et à côté de Casimir Perier et à côté du duc de Broglie, comme une condition de sécurité, comme la sauvegarde de la révolution de juillet, le nouveau président du conseil continuait à la défendre sans embarras. Il saisissait un jour l’occasion que lui offrait le duc de Fitz-James pour retracer une fois de plus avec son ingénieuse abondance le système extérieur de 1830, pour exposer les éclatans avantages de l’alliance anglaise, et pour montrer comment avec la paix les rapports de la France s’amélioraient par degré. M. Thiers défendait et pratiquait cette politique. Cela lui était facile. D’abord, sans avoir vaincu toutes les défiances en Europe, la monarchie de juillet avait certainement reconquis de l’autorité dans les conseils du continent. Elle avait réussi assez pour que les jeunes fils du roi, le duc d’Orléans et le duc de Nemours, dans cette année 1836, ne craignissent pas d’entreprendre en Allemagne, particulièrement à Vienne, un voyage auquel se rattachait, disait-on, un projet de mariage du prince royal avec une archiduchesse. M. Thiers par lui-même d’ailleurs, comme président du conseil et ministre des affaires étrangères, avait une position aisée. Son esprit, son savoir, sa conversation animée et séduisante, son caractère facile et libre lui faisaient des amis. Il avait presque la faveur des cabinets étrangers, et les principaux représentans de la diplomatie à Paris se montraient empressés auprès de lui; il y prenait plaisir. Le jeune président du conseil était, il est vrai, dans les meilleures conditions pour suivre une politique dont il avouait tout haut le principe; mais en même temps il ne craignait pas de dire qu’il pouvait y avoir plus d’une manière de pratiquer cette politique. Il se plaisait à parler avec une vivacité mêlée de bonne grâce et de fierté dj cette révolution de juillet qu’il représentait, à laquelle la sagesse n’interdisait pas l’espérance. Il ne se défendait pas de toute velléité de hardiesse et d’action dans des circonstances favorables. En un mot, à l’extérieur et à l’intérieur, dans cette politique du 23 février, il y avait ce qui continuait le passé de la veille et ce que le génie entreprenant et souple de M. Thiers se sentait parfois assez tenté d’y ajouter, — ce qu’il y aurait ajouté sans doute, s’il n’eût été lié par le roi, par les nécessités de parlement.

C’était encore, si l’on veut, le 11 octobre, et ce n’était plus le 11 octobre. Il y avait eu un déplacement dont le caractère et les conséquences restaient incertaines. De loin, de Saint-Pétersbourg, où il représentait la France depuis peu de temps, un des esprits les plus judicieux, M. de Barante, écrivait à M. Guizot, son ami, dont il avait vu avec peine la retraite : « M. Thiers est homme de bon sens en même temps qu’il a esprit, talent et courage; mais je crains que sa situation ne soit longtemps en équilibre et qu’il lui soit, bon gré mal gré, difficile de faire un mouvement. » Là précisément était le point délicat.

Tant qu’il ne s’agissait que des affaires intérieures, M. Thiers, tacticien habile, pouvait se jouer des difficultés, et il avait su, en effet, gagner la fin de la session en gardant cet équilibre dont parlait M. de Barante. Les affaires extérieures, sans offrir pour le moment aucune apparence de gravité, pouvaient être troublées à l’improviste par un de ces incidens devant lesquels il y a une résolution décisive à prendre, et c’est ce qui arrivait à l’occasion des affaires d’Espagne, à propos de l’exécution de la quadruple alliance. Cette question espagnole n’avait rien de nouveau sans doute ; elle avait été débattue plus d’une fois dans les conseils, dans les négociations de la diplomatie, entre l’Espagne et la France, entre la France et l’Angleterre. Deux politiques se trouvaient sans cesse en présence au sujet de la mesure de protection qu’on devait à la jeune royauté d’Isabelle II, assaillie à la fois par l’insurrection carliste du nord et par les mouvemens révolutionnaires de Madrid. Le roi, avec sa prudence, voulait qu’on s’en tint à l’interprétation la plus limitative du traité de la quadruple alliance, qu’on intervînt le moins possible. « Aidons les Espagnols du dehors, disait-il, mais n’entrons pas nous-mêmes dans leur barque; si une fois nous y sommes, il faudra en prendre le gouvernail, et Dieu sait ce qui nous arrivera... N’employons pas notre armée à cette œuvre interminable, n’ouvrons pas ce gouffre à nos finances, ne nous mettons pas ce boulet aux pieds en Europe. » M. Thiers, déjà sous le 11 octobre, bien plus encore après le 22 février, voyait, au contraire, un intérêt de premier ordre pour la révolution de juillet et, pour la France, à ne pas laisser en péril la monarchie constitutionnelle espagnole, à la protéger par une action concertée avec l’Angleterre. On n’avait pas réussi à s’entendre et on avait fini comme toujours par des demi-mesures : une légion auxiliaire, des secours d’armes et de munitions, une coopération équivoque, lorsqu’une révolution plus menaçante que toutes les autres pour la royauté nouvelle d’Espagne éclatait à la Granja et à Madrid au mois d’août 1836. Le conflit des deux politiques se ravivait aussitôt dans toute son intensité à Paris. Le roi Louis-Philippe ne voyait dans les scènes révolutionnaires de la Granja qu’un motif de plus de redoubler de réserve et même de dissoudre les corps auxiliaires qui se formaient sur la frontière des Pyrénées, tandis que M. Thiers brûlait d’impatience d’agir. Le jeune et impétueux président du conseil se sentait appuyé par six de ses collègues ralliés à son opinion. La question se resserrait et elle ne pouvait plus être éludée. Elle avait cela de grave qu’elle précisait sous une forme saisissante les deux directions possibles de la révolution de juillet, qu’elle mettait aussi au grand jour la volonté personnelle du roi, la résistance d’un des hommes qui avaient servi avec le plus d’éclat la monarchie de 1830 dans ses dernières épreuves. Au moment décisif de la crise, M. Thiers avait dit : « Il faut rompre la glace. Le roi ne veut pas l’intervention, nous la voulons; je me retire. » Le conflit, poussé à bout, ne pouvait en effet avoir d’autre issue, et après un peu plus de six mois d’existence, le ministère du 22 février disparaissait. Avant la séparation définitive, il y avait aux Tuileries, entre le souverain et son ministre de la veille, un dernier et intime entretien, dont le seul témoin était M. de Montalivet, qui n’avait rien négligé pour adoucir la crise. M. Thiers, avec le respect un peu familier qu’il savait garder, ne craignait pas de parler avec une certaine hardiesse des difficultés qu’il avait rencontrées plus d’une fois comme président du conseil, de ce qu’on lui avait laissé ignorer, des droits d’un ministre parlementaire. Ce n’était pas une rupture; la conversation était néanmoins assez vive pour que le roi dit à M. Thiers : « Vous engagez le duel, je suis bien obligé de l’accepter. Souvenez-vous, mon cher Thiers, de ceci : vous me passerez votre épée au travers du corps; mais vous périrez aussi de la blessure que vous me ferez. » Le roi prévoyait de loin. Ce qu’il y avait de plus clair, c’est que l’expérience du 22 février avait été un premier pas en dehors des voies du 11 octobre, et qu’en sortant de ces voies par un premier démembrement, la monarchie de 1830 n’avait pas sans doute épuisé sa fortune : elle restait moins garantie par cela même qu’elle ne devait plus retrouver que fractionnées, divisées ou ennemies, des forces un moment alliées dans la plus belle des œuvres, la fondation d’un gouvernement libre.


CH. DE MAZADE.

  1. Voyez la Revue du 1er avril.
  2. Si on veut rapprocher les impressions des hommes sur certaines situations, on n’a qu’à mettre en regard de ces paroles de Royer-Collard ce que lord Palmerston, passant à Paris l’hiver de 1829, écrivait d’un ton assez dégagé : « Si le roi allait porter son entêtement jusqu’à l’action et s’il était appuyé par un ministère audacieux et désespéré, assez fort pour affronter l’orage de l’opinion publique, alors et dans ce cas le résultat serait probablement un changement d’habitans aux Tuileries, et le duc d’Orléans au Palais-Royal pourrait être invité à traverser la rue. » On voit que lord Palmerston ne jugeait le voyage du Palais-Royal aux Tuileries ni aussi long ni aussi difficile à faire.
  3. M. Hippolyte Passy était il y a peu de jours encore le dernier survivant de ce ministère. Il vient de mourir à l’âge de quatre-vingt-huit ans, après avoir parcouru avec autant de simplicité que d’honneur une carrière qu’il avait commencée comme officier sous le premier empire. Il avait été plusieurs fois aux affaires et il avait notamment rendu les plus sérieux services comme ministre des finances pendant la république de 1848-1851.