Cinquante années d’histoire contemporaine - M. Thiers/03

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Cinquante années d’histoire contemporaine - M. Thiers
Revue des Deux Mondes3e période, tome 42 (p. 552-587).
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CINQUANTE ANNÉES
D’HISTOIRE CONTEMPORAINE

MONSIEUR THIERS

III.[1]
COMMENT PÉRIT UN GOUVERNEMENT. — M. THIERS ET L’OPPOSITION SOUS LA MONARCHIE DE 1830.

Depuis que la France est entrée dans la carrière des expériences, c’est-à-dire des révolutions, il y a déjà près d’un siècle, elle a semblé plus d’une fois tourner dans un cercle et recommencer son histoire. Elle a passé ou repassé par les phases les plus diverses, république, empire ou monarchie, et toutes ces phases, à des intervalles presque réguliers, dans des conditions de durée à peu près égales, reproduisent un phénomène invariable. Chaque régime a son mouvement ascendant, ses années de sève et de croissance, où il grandit par tout ce qui fait la fortune des gouvernemens nouveaux : l’habileté, le courage, l’activité intelligente et hardie, la prévoyance devant les périls, l’alliance des dévoûmens et des talens, la faveur des circonstances. Il se fonde dans la lutte et par la lutte. Le jour où il est fondé, où il semble n’avoir plus rien à craindre de ses adversaires, où il est à son point culminant, une autre épreuve commence pour lui, l’épreuve de la victoire, souvent plus difficile que l’épreuve du combat. Le succès fait oublier le danger et endort la vigilance. L’infatuation entre dans les conseils, la vigueur d’impulsion s’amortit ou s’égare, les forces se divisent. Scissions, rivalités, brigues de pouvoir et d’ambition, vaines querelles ou conflits irritans, tout concourt à user les ressorts intérieurs du régime, et sous l’apparence d’un règne incontesté, sous le voile d’une sécurité trompeuse, se renoue sans cesse la crise des révolutions inattendues, — inattendues et inévitables. « On se croit éternel, on sera à peine durable, » disait dans ses derniers jours M. Thiers en passant la revue des gouvernemens avec cette ingénieuse sagesse qui se composait de réflexion et d’expérience, qui se plaisait à se souvenir et à avertir.

Se croire éternel, être à peine durable, c’est le destin de tous les régimes qui se sont succédé en France depuis un siècle. C’est l’histoire de ce régime de 1830, qui, après avoir passé ses premières années en luttes laborieuses et fructueuses, après avoir réussi à triompher de tout, des difficultés intérieures, des méfiances extérieures, touche, lui aussi, à ce point culminant où la victoire définitive, — en apparence définitive, — n’est parfois que le commencement du déclin. Ce n’est pas assurément que, dès 1837 et 1838, la monarchie de juillet en soit déjà à se sentir menacée ; elle a, au contraire, devant elle bien des années où elle apparaît avec tous les caractères des gouvernemens fondés, où elle est de plus en plus acceptée en Europe aussi bien que dans le pays comme l’image vivante de la révolution française fixée et libéralement coordonnée. Il y a cependant, au sein même des prospérités qui créent toutes les illusions de la durée, il y a le moment décisif qui marque pour ainsi dire le point de partage dans le règne : c’est ce moment où la politique inaugurée par Casimir Perier, continuée par ses successeurs, subit dans l’éclat du succès une première atteinte par la dissolution du ministère du 11 octobre.

Jusque-là, c’est la jeunesse du régime, le combat pour l’existence soutenu en commun par les talens les plus puissans ; c’est le temps où la révolution de 1830 se défend de l’anarchie dans la rue, des entraînemens de la guerre au dehors, où elle aspire à rester régulière et pacifique, sans cesser néanmoins d’être libérale et nationale, sans craindre de se risquer jusqu’à l’expédition d’Ancône et la protection armée de la Belgique naissante. A dater du moment où cette première partie de l’œuvre semble accomplie et où disparaît le ministère du 11 octobre, tout se complique : les combinaisons de parlement et de pouvoir deviennent plus difficiles dans la confusion des partis, des idées et des influences. Les forces se divisent, les faiblesses et les incohérences s’accusent. La lutte s’ouvre entre les systèmes, entre un certain instinct de libéralisme plus actif et la passion de l’ordre poussée jusqu’à l’immobilité, entre l’esprit d’initiative dans les affaires extérieures et le fanatisme de la paix. La royauté, elle-même, impatiente d’action, s’engage de plus en plus dans la mêlée, au risque de déplacer les rôles, de se compromettre et d’aggraver les difficultés pas ses ostentations de prépondérance personnelle. La monarchie de juillet glisse dans cette voie où elle trouve comme des étapes, comme des épreuves successives, la crise parlementaire de la coalition, la crise extérieure de 1840, la mort du duc d’Orléans, avertissement aussi redoutable qu’imprévu contre la pérennité des espérances dynastiques. Le problème des premières années de la monarchie de 1830 se résume en un mot : Comment un gouvernement se fonde ! Les dernières années contiennent un autre problème aussi instructif que saisissant : comment un gouvernement se fatigue, vieillit et périt ! comment un régime à l’extérieur puissant arrive par degrés, selon le mot terrible et prophétique de M. Royer-Collard, à cette heure fatale où a il n’est plus besoin du marteau contre l’édifice ébranlé, un coup de vent peut suffire aujourd’hui[2] ! »


I

Au moment où M. Thiers sortait du pouvoir vers la fin du mois d’août 1836, ce n’était en apparence qu’un changement de ministère motivé par un dissentiment entre le souverain et le président du conseil sur les affaires d’Espagne. En réalité, c’était le signe de l’altération croissante de toute une situation publique. C’était le passage de « l’ère des combats » à « l’ère des difficultés, » comme on l’a dit depuis, — de la période militante, héroïque de la monarchie de 1830, à la période des discordances parlementaires, des complications intestines, des conflits stériles, sous le regard d’un prince habile, trop porté à s’engager lui-même de sa personne, de son influence, de son autorité, dans ces mêlées confuses. La chute du ministère du 11 octobre avait ouvert la crise ; la chute du ministère du 22 février l’aggravait en ajoutant au fractionnement des opinions, en laissant M. Thiers dans la position d’un homme qui avait voulu imprimer un mouvement plus vif à la politique extérieure du régime et ne l’avait pas pu, qui restait désormais le chef d’un groupe dissident et indépendant sous le nom de centre gauche. La question qui s’agitait entre les partis, entre la couronne et le parlement, était de savoir quelles combinaisons nouvelles suppléeraient aux combinaisons qui venaient d’échouer, comment le régime retrouverait son équilibre et sa direction, — si la révolution de juillet reprendrait une marche plus assurée ou si elle tournerait sur elle-même jusqu’à s’épuiser. Les impossibilités se multipliaient, et c’est dans ces conditions que se formait une administration nouvelle qui, après avoir paru hésiter entre tous les systèmes, finissait par se fixer dans une politique de dextérité et d’expédient à laquelle le comte Molé donnait son nom. C’est aussi dans ces conditions, en face de ce ministère nouveau, que se préparait obscurément la plus dangereuse des crises pour la monarchie constitutionnelle, une crise pleine de péripéties, où M. Thiers allait se dégager par degrés dans son rôle de chef d’opposition redoutable.

Précisons cette situation dans ses origines. Le ministère Molé, né du trouble ou de la décomposition des partis à la chute de M. Thiers, était, à vrai dire, moins une solution qu’une expérience de plus dans les affaires de la monarchie de juillet, et il avait deux phases, il s’était produit d’abord, au 6 septembre 1836, comme une résurrection partielle du 11 octobre, tentée ou acceptée par M. Molé avec le concours de M. Guizot et des doctrinaires ; mais l’heure de la politique de résistance et de combat, représentée par le 11 octobre, était passée et n’était pas revenue ; on le sentait aux hésitations de la chambre des députés devant ce que M. Dupin appelait spirituellement une « constellation » de lois impopulaires : loi de disjonction à la suite de la tentative napoléonienne de Strasbourg, loi sur la non-révélation à la suite d’un attentat contre le roi, propositions d’apanages pour les princes. De plus, entre le président du conseil et son puissant collègue, M. Guizot, les incompatibilités de caractère, les rivalités de prééminence, les froissemens intimes préparaient d’inévitables scissions, et bientôt, la rupture éclatant à l’occasion de l’échec de la loi de disjonction, tout changeait. Le comte Molé restait seul chargé de reconstituer un cabinet avec quelques hommes de confiance et de bonne volonté. Le ministère du 6 septembre 1836 devenait le ministère du 15 avril 1837, dont le chef, dégagé de l’alliance avec les doctrinaires, se flattait de pouvoir désormais avoir sa politique à lui, une politique de transaction, de médiation entre les partis, de ralliement universel. Il y avait eu le ministère Casimir Périer, le ministère de Broglie, il y avait eu déjà un ministère Thiers, il n’y avait pas eu encore un ministère Guizot ; il y avait pour le moment le ministère Molé. Étape nouvelle et caractéristique dans le règne !

Élevé et maintenu à la présidence du conseil par le choix du roi, le comte Molé avait certes plus d’une qualité d’un premier ministre. C’était un personnage éminent par la naissance, par la position sociale, par la considération, comme par l’éclat d’une carrière habilement conduite à travers les révolutions. Ami des Pasquier, des Fontanes, des Chateaubriand, des Joubert à l’aube du consulat, formé à l’école administrative de l’empire et choyé pour son nom, pour son esprit, par Napoléon, ministre sous la restauration avec M. de Richelieu, membre du premier cabinet de la révolution de juillet, M. Molé était d’une autre race que ses puissans émules et il avait même auprès d’eux son originalité. Il portait au pouvoir une dignité aisée, de la justesse, du tact, des vivacités passionnées sous des dehors graves et fins, l’art de séduire les hommes et de saisir les circonstances, le goût des affaires et même de l’ambition ou, si l’on veut, le désir de briller. Les malicieux disaient avec M. Bertin de Vaux : « Personne ne surpasse M. Molé dans la grande intrigue politique ; il y est plein d’activité, de prévoyance, de sollicitude habile, de soins discrets pour les personnes, de savoir-faire avec convenance et sans bruit. Il y a plaisir à s’en mêler avec lui, — plus de plaisir que de sûreté… » Ce n’était ni un doctrinaire, ni un révolutionnaire, ni un homme de système ou de parti au pouvoir ; c’était avant tout un politique, ce qu’on appellerait aujourd’hui un opportuniste, — un opportuniste grand-seigneur, prenant les affaires de la monarchie de juillet à un moment difficile, croyant beaucoup à l’habileté, — et, de fait, soit habileté, soit chance favorable, le ministère dont le comte Molé devenait le chef au 15 avril 1837 ne laissait pas d’avoir ses bonnes fortunes. Il illustrait ses débuts, il croyait peut-être se populariser par une amnistie qu’il offrait comme le gage d’une politique nouvelle de conciliation. Il allait avoir ses succès militaires, la seconde expédition et la prise de Constantine, après un pénible échec essuyé l’année précédente, — bientôt un brillant fait d’armes dans les mers du Mexique, à Saint-Jean-d’Ulloa. Il avait surtout la chance de naître sous les auspices de deux événemens heureux : le mariage du duc d’Orléans avec la princesse Hélène de Mecklembourg-Schwerin, que le duc de Broglie avait eu la mission d’aller chercher en Allemagne, et l’inauguration du palais de Versailles transformé en panthéon des gloires nationales.

Certes, s’il y a un moment où la monarchie de juillet a paru fondée, c’est ce jour de mai 1837 où, comme une autre duchesse de Bourgogne, la jeune princesse Hélène était reçue par le roi Louis-Philippe, entouré de sa famille et d’une cour empressée dans cette vieille et brillante résidence de Fontainebleau qui a vu tant de scènes de l’histoire, qui parle de tout un passé depuis saint Louis jusqu’à Napoléon ; c’est aussi, à peu d’intervalle, ce jour de juin où, comme pour continuer les fêtes du mariage, le roi, jaloux et orgueilleux de son œuvre, se plaisait à guider lui-même l’élite de la France, pairs et députés, chefs de l’armée et de la magistrature, savans, écrivains, artistes, dans les nouvelles galeries de Versailles. Un peu de cet éclat rejaillissait sur le ministère associé aux bonheurs du règne.

Ce n’était cependant qu’une brillante apparence d’un moment déguisant à peine une situation mal engagée. Le ministère du 6 septembre 1836, devenu le ministère du 15 avril 1837 par l’exclusion de M. Guizot et de ses amis, restait une combinaison plus spécieuse que puissante, qui ne représentait réellement ni un mouvement d’opinion ni un ensemble de forces parlementaires, ni une direction précise dans les affaires intérieures ou extérieures. C’était le ministère de l’apaisement et de l’amnistie, il le disait, il le pensait ; mais l’amnistie n’était pas un système. Le chef du cabinet, M. Molé, avec des dons personnels de séduction et de sagacité, avait ses illusions. Il croyait trop clore l’ère des grandes luttes avec un mot et suffire à tout avec de la dextérité, avec l’art d’éluder les questions et de manier les hommes, en substituant la satisfaction des intérêts privés aux préoccupations passionnées des intérêts publics. Il se flattait trop de gouverner par des expédiens, de s’assurer une majorité, par des conquêtes individuelles, de se faire une politique en empruntant un peu à toutes les politiques, — au 11 octobre l’esprit de fermeté, au 22 février l’esprit de conciliation, — et de rester seul maître du pouvoir en neutralisant les partis les uns par les autres, en excluant les représentans les plus caractérisés de toutes les opinions, les chefs reconnus du parlement. Il s’était allié, au 6 septembre 1836, avec M. Guizot contre M. Thiers ; bientôt, en se séparant de M. Guizot au 15 avril 1837, il semblait revenir à demi vers M. Thiers, à qui il offrait même assez inutilement, pour l’éloigner en essayant de le gagner, une ambassade à Saint-Pétersbourg ou à Rome. Au fond, il n’avait d’autre politique intérieure que de vivre avec décence, sans puissance et sans éclat. C’était le ministère de la paix au dehors, il le croyait. Malheureusement c’était une paix diminuée depuis ces jours de la révolution de juillet où la France allait à Anvers et à Ancône, où elle couvrait du traité de la quadruple alliance l’Espagne constitutionnelle. C’était un peu la paix pour la paix, soit qu’il s’agît de l’intervention en Espagne que M. Thiers avait voulue, dont le ministère Molé désavouait la pensée, soit qu’il s’agît du règlement définitif du différend hollando-belge et du Luxembourg retiré à la Belgique, soit qu’il s’agît enfin du rappel des troupes françaises campées depuis six ans en Italie. On restait, — c’était le mot de M. Cousin devant la chambre des pairs, — « sous le poids de la terrible coïncidence de l’abandon de la Belgique, de l’abandon d’Ancône, de l’abandon de l’Espagne. » On en était là en 1838.

Ce qu’il y avait de plus grave, ce qui compliquait tout, c’est que, dans sa politique extérieure comme dans sa politique intérieure, le ministère du 15 avril ressemblait à un pouvoir de cour, à une manifestation officielle de ce qui s’appelait dès lors, de ce qui s’est appelé si souvent depuis, le « gouvernement personnel. » Le roi Louis-Philippe était trop habile pour avouer le dessein prémédité d’exclure des hommes qu’il avait eus dans ses conseils, qu’il pouvait être obligé de rappeler. Il n’était pas fâché de se sentir délivré de ministres qui l’effaçaient, qui avaient leur volonté, comme Casimir Perier d’abord, et après lui le duc de Broglie, ou M. Guizot, ou M. Thiers. Il trouvait en M. Molé un président du conseil agréable qui avait assurément sa dignité et sa fierté, mais qui avait été accoutumé par son éducation à recevoir l’inspiration du prince, à laisser se déployer l’autorité souveraine. Le roi ne déguisait pas ses préférences pour des ministres moins brillans peut-être que ceux des premières années, honorables cependant, qui apparaissaient comme les agens directs et obéissans de sa pensée, avec qui il pouvait dire : « C’est mon système, c’est mon acte ! » C’était son penchant, son orgueil de se mêler à tout, de parler beaucoup parce qu’il avait beaucoup d’esprit, de se jouer des fictions, de montrer que rien ne se faisait dans le gouvernement, dans la diplomatie qui ne fût son œuvre, et si on le pressait un peu, il ne craignait pas de définir à sa manière le rôle constitutionnel du roi : « Diriger les ministres tant qu’ils veulent bien suivre ses indications, sauf à les congédier quand ils résistent. » Il en résultait une situation où toutes les responsabilités se trouvaient déplacées et confondues, où le ministère se débattait dans le vide et les contradictions. En recevant toute sa force de la royauté, il ne la couvrait plus et il laissait s’introduire un trouble périlleux dans le jeu des institutions. En essayant tour à tour de toutes les politiques, il en affaiblissait le caractère et l’autorité. En laissant hors du pouvoir les hommes les plus considérables du parlement, il ne voyait pas qu’il s’exposait à subir alternativement la protection des uns ou des autres, ou à les pousser bientôt les uns et les autres dans un même camp d’hostilité. La coalition est là déjà tout entière, comme le fruit d’une politique qui, après avoir essayé de dissoudre, de confondre les partis et d’annuler leurs chefs, finissait par réunir dans une opposition redoutable et M. Thiers, le vaincu du 22 février, et M. Guizot, le vaincu du 6 septembre, et M. Odilon Barrot, le vaincu de toutes les dates depuis 1830, et bien d’autres encore, M. Berryer, M. Garnier-Pagès, toujours prêts à s’associer, au nom de la légitimité et de la république, à une campagne d’agitation.

Était-ce, comme on le disait, une fronde turbulente, une « émeute parlementaire » préparée et organisée par des ambitions impatientes de reconquérir le pouvoir ? C’était dans tous les cas la crise prévue, logique et décisive de toute une situation. Déjà la session de 1837-1838 avait été marquée par des incidens singulièrement significatifs, où toutes les positions commençaient à se dessiner et où le ministère, en gardant encore la victoire matérielle du scrutin, épuisait son crédit. Pendant l’interrègne parlementaire de cet été de 1838, les préparatifs de guerre ne se dissimulaient plus, surtout au camp doctrinaire. Un des amis de M. Guizot, le plus vif, le plus décidé à la lutte, M. Duvergier de Hauranne, donnait le signal par un manifeste acéré sur les conditions du régime représentatif. Un autre brillant esprit, M. Charles de Rémusat, avec moins d’impétuosité, avec plus de ménagemens mondains, se prononçait aussi, et par ses relations d’amitié avec les chefs départis, avec M. Thiers comme avec M. Guizot, il pouvait être un intermédiaire utile. M. Guizot lui-même, sans sortir encore de sa retraite, se tenait prêt à soutenir ses amis. M, Thiers, qui était en voyage, cherchant aux Pyrénées le repos et la santé, en Italie les distractions des arts, suivait de loin un mouvement auquel il ne refusait pas son concours, et par M. Thiers on pouvait obtenir l’appui de ce qu’on appelait l’opposition dynastique, la gauche modérée, représentée par M. Barrot. Tout se disposait. A peine la session de 1838-1839 était-elle ouverte, la guerre faisait pour ainsi dire explosion ; elle éclatait dans la chambre des pairs elle-même par l’attitude et les discours de M. de Broglie, M. Cousin, M. Villemain, comme dans les premiers actes de la chambre des députés, où les chefs de la coalition, maîtres de la commission de l’adresse, prenaient hardiment l’initiative des hostilités. La lutte était engagée.

Assurément entre des hommes comme M. Guizot, M. Thiers M. Odilon Barrot, sans parler de M. Garnier-Pagès, M. Berryer, l’alliance ne pouvait être intime et complète. Ni les uns ni les autres n’entendaient désavouer leur passé, un passé de huit années où ils s’étaient souvent trouvés face à face. Ils oubliaient pour le moment ce qui les divisait ; ils ne songeaient qu’à ce qui pouvait les unir. On reprochait ensemble, dans une mesure un peu différente, au ministère une politique extérieure systématiquement effacée qui sacrifiait tout, qui « se retirait de toutes parts, » qui humiliait à la fois l’orgueil national et la révolution de juillet, qui avait découragé l’alliance libérale de l’Angleterre sans désarmer les défiances de l’absolutisme européen. On accusait le ministère de laisser dévier et dépérir les institutions, de n’avoir rien de parlementaire ni dans son origine, ni dans sa composition, ni dans ses procédés, d’être un ministère de favoritisme « insuffisant » et « transparent, » aussi impuissant à contenir la royauté qu’à la couvrir. Le mot d’ordre pour tous, c’était la guerre au « gouvernement personnel, » la revendication des garanties de vérité et de sincérité qui sont la force du régime constitutionnel. M. Guizot, un des premiers, un des plus âpres au combat, où il portait peut-être, avec l’ardeur d’un parlementaire résolu, le ressentiment du vaincu du 15 avril, M. Guizot n’hésitait pas à préciser l’accusation. « Le cabinet, s’écriait-il, nous a jetés dans l’incertitude, dans la confusion, dans l’obscurité. Nous avons vu apparaître une politique sans système, point de principes, point de camp, point de drapeau, une fluctuation continuelle… Rien de fixe, rien de stable, rien de net, rien de complet. Savez-vous comment cela s’appelle ? Cela s’appelle de l’anarchie ! » Et tout cela signifiait : Qu’avez-vous fait de la politique de Casimir Perier qui a fondé la monarchie de juillet, cette monarchie compromise aujourd’hui par des complaisances de courtisans ? M. Thiers, quant à lui, n’avait pas été le premier à décider la campagne de la coalition, il n’était pas le dernier à la soutenir. Il entrait dans cette guerre avec son esprit alerte et souple, avec la vivacité de sa nature et l’art du tacticien, en homme prompt à saisir l’occasion, et, à dire vrai, si parmi les chefs de la coalition il y en avait un qui eût changé de rôle et de langage, ce n’était pas M. Thiers. Il faut se souvenir que M. Thiers avait perdu le pouvoir pour avoir voulu résister au roi, qu’il avait commencé son opposition au sein même du conseil, qu’il était sorti du ministère en chef d’opposition qui ne reniait nullement sa participation à l’œuvre d’ordre et de paix des premières années, mais qui croyait le moment venu de donner à la révolution de juillet une politique nouvelle. Il restait logique dans ses idées, dans sa conduite comme dans son langage.

Que disait-il un an avant la coalition ? « Prenez garde ! avec le temps, avec le succès, avec la paix, il vous est arrivé ce qui est arrivé à l’empire, à la restauration. Vous vous êtes peut-être un peu enivrés, vous vous êtes trompés sur l’époque juste où il fallait non pas changer, non pas démentir, mais modifier votre politique pour l’adapter à l’état nouveau des choses. Je vous dirai que, de même que dans la politique intérieure vous n’avez pas saisi le point juste où il fallait s’arrêter, peut-être aussi êtes-vous, sur la politique extérieure, un peu en arrière… Si vous avez eu besoin, pendant les sept premières années, de persuader à tout le monde que vous ne vouliez pas la guerre, prenez garde à une autre situation dans laquelle vous laisseriez croire au monde que vous la craignez. Il ne faut pas la vouloir, mais il ne faut pas la craindre non plus. Le jour où vous inclineriez plus vers l’un de ces écueils que vers l’autre, vous auriez failli… » Ce que M. Thiers avait dit avant la coalition, il le reprenait avec plus de véhémence en plein combat et, saisissant corps à corps le ministère, accusant le gouvernement d’avoir tout compromis par un système d’équivoque, il ajoutait : « J’étais bien convaincu pour ma part qu’une politique qui, au dehors, consiste à ajourner toutes les difficultés, à reculer quand les difficultés se présentent, à les remettre au lendemain, à fermer les yeux devant les affaires au lieu de les ouvrir pour les résoudre, qu’une politique pareille devait prochainement accumuler autour de nous plus que des fautes, des malheurs. J’étais convaincu qu’au dedans, sans franchise, sans politique arrêtée, sans choix entre les partis qui divisent toujours une chambre, il était impossible d’être longtemps habile avec les hommes… J’étais certain que bientôt cet art qui consiste tantôt à s’appuyer sur le centre droit, tantôt sur le centre gauche, à dénoncer alternativement les uns aux autres, à dire aux doctrinaires : Nous voulons vous défendre du centre gauche, de ses chefs imprudens ! et au centre gauche : Nous voulons sauver le pays de ces hommes irritans qui l’ont compromis et le compromettraient encore si on les laissait aux affaires ! j’étais certain, dit-il, que cette politique qui consiste à nous dénoncer les uns aux autres ne réussirait pas longtemps, qu’elle aboutirait à ce résultat inévitable de réunir tout le monde contre soi »

Il parlait ainsi, parcourant tour à tour les affaires extérieures ou les affaires intérieures qu’il jugeait compromises par le ministère, et à ceux qui accusaient les coalisés d’être des révolutionnaires par ambition ou par rancune, M. Thiers répliquait avec une impétueuse vivacité : « On a dit que ces hommes avaient du dépit, qu’ils étaient des ambitieux déçus. Qu’il me soit permis de répondre une chose : un gouvernement est bien malhabile de venir, après quelques années, convertir en ambitieux déçus, en hommes dépités, en mauvais citoyens, les ministres qui l’ont servi et sur lesquels il s’est longtemps appuyé. S’il était vrai que nous eussions dans le cœur ces passions irritées que certaines gens nous prêtent, je m’en plaindrais encore au gouvernement ; je me plaindrais à lui d’avoir, en si peu d’années, aliéné le cœur de tous les hommes qui lui étaient dévoués et qui l’ont si fidèlement servi… » Chose curieuse et significative en effet ! après huit années passées à fonder la monarchie de juillet et en apparence couronnées de succès, tout semblait brusquement remis en doute ; des questions qu’on croyait résolues se ravivaient plus que jamais. Le problème des institutions parlementaires reparaissait tout entier, et par une inquiétante anomalie le gouvernement avait devant Lui, contre lui, non plus seulement ses ennemis naturels, ceux qui l’avaient toujours combattu, mais encore ses ais, ses alliés, ses conseillers de la veille. D’un côté se trouvait seul, ou presque seul, un homme, le comte Molé, retranché à l’abri de la faveur du prince, assailli de toutes parts, n’ayant d’autre secours, en dehors de lui-même, que la brillante et inconstante alliance de Lamartine, le légitimiste de la veille traversant le camp de la dynastie nouvelle avant de passer à la république ; de l’autre côté, se trouvaient presque tous les hommes qui avaient été les premiers serviteurs de la révolution de juillet, les ministres, les orateurs du régime nouveau, et M. de Broglie et M. Guizot, et M. Thiers, et avec ceux-ci M. de Rémusat, M. Duchâtel, M. Duvergier de Hauranne, M. Passy, M. Dufaure, M. Villemain, M. Cousin. Pendant près de quinze jours, devant la chambre, devant le pays, se déroulait au milieu de toutes les péripéties, une lutte acharnée, sans cesse renaissante, où les chefs de l’opposition se succédaient à la brèche, où le comte Molé, loin de faiblir, grandissait sous l’aiguillon, déployant une fermeté et un esprit d’à-propos qui suffisaient, sinon pour lui assurer la victoire, du moins pour le préserver d’une humiliante défaite. Le spectacle était étrange !

Ce qu’il y avait de grave, c’est que, dans cette mêlée de toutes les forces parlementaires, c’était la royauté qui se trouvait perpétuellement en cause. Elle apparaissait partout, à travers le voile déchiré des fictions et pour ainsi dire à chaque détour de ces discussions passionnées. Les efforts tentés pour la défendre la découvraient encore plus ; les traits dirigés contre le ministère atteignaient plus haut. L’irresponsabilité semblait disparaître, et ce que ne disaient qu’avec mesure ou avec habileté des hommes comme M. Thiers, M. Guizot, notoirement attachés à la dynastie, d’autres le disaient avec plus de hardiesse, étendant à tous les ministères du régime le procès fait à un seul ministère, dénonçant sous tous les noms, à travers toutes les combinaisons, le « système, » la « pensée du règne. » La force des choses remettait en présence, au milieu de toutes les ardeurs d’un débat public, le droit du roi et le droit du parlement, ces deux grands rivaux qui ne « s’entendent jamais mieux que dans le silence, » ainsi que le disait autrefois de Retz, l’homme des frondes set des coalitions.


II

C’est la fatalité de ces luttes confusément engagées de dépasser presque toujours le but, de s’aggraver par la durée, par les excitations, et de finir par l’affaiblissement de tous les combattans, par une sorte de neutralisation de toutes les forces dans des situations indécises.

La coalition de 1839, par elle-même, n’avait assurément rien d’illégitime ; elle procédait d’une pensée des plus sérieuses, la pensée de redresser la politique du pays, de maintenir l’intégrité des droits parlementaires, l’honneur des partis, et si elle avait pu réussir jusqu’au bout, peut-être tout aurait-il été changé dans les destinées de la monarchie de juillet. Malheureusement dans cette crise, il n’y avait de succès réel pour personne, pas plus pour l’opposition que pour le ministère. Le comte Molé, par la fierté de son attitude, avait, il est vrai, un peu relevé le courage de cette masse qui dans les chambres suit tous les gouvernemens ; il avait gardé strictement une majorité. Une majorité de quelques voix ne suffisait pas pour le faire vivre, il le sentait. Vainement, pour essayer de se raffermir, tentait-il la grande partie, la dissolution de la chambre, l’appel au pays par les élections : la dissolution ne servait qu’à passionner l’opinion, et le scrutin public ne faisait que précipiter la défaite de la politique du 15 avril. La coalition, de son côté, avait réussi à ébranler le ministère, elle l’avait surtout vaincu dans les élections ; elle n’avait pas un avantage assez décisif pour s’imposer, et de plus, si elle était restée unie dans le combat, elle subissait l’inévitable loi, elle se divisait dans la victoire. Qu’arrivait-il dès lors ? La conséquence des élections avait été la chute de M. Molé suivie d’un appel adressé à ses adversaires, et c’est là justement qu’on entrait dans une phase nouvelle, la phase obscure, laborieuse de la crise.

Tantôt on essayait une large combinaison qui aurait réuni M. Thiers, M. Guizot et leurs amis sous l’autorité du maréchal Soult en se complétant par l’élévation de M. Odilon Barrot à la présidence de la chambre. C’était ce qu’on appelait la combinaison de « grande coalition : » elle échouait presque aussitôt devant les répugnances de la gauche, que M. Guizot, malgré une récente alliance, voyait se réveiller contre lui. Tantôt on se repliait vers un ministère de pur centre gauche, qui, à son tour, semblait impossible avec un parlement partagé, en face des conservateurs demeurés puissans dans la chambre et encore irrités des dernières luttes. M. Thiers, qui avait été un des premiers appelés, qui était de toutes les combinaisons, ne se déguisait pas à lui-même les difficultés ; il les voyait, il les précisait avec une vive et ingénieuse pénétration. Il se montrait prêt à entrer au pouvoir, non cependant sans faire ses conditions, qui n’étaient pas toujours acceptées. Le roi, qui savait au besoin s’incliner devant une nécessité évidente, mais qui avait aussi assez de sagacité pour saisir l’avantage que lui donnaient les divisions des vainqueurs, le roi ne se défendait pas d’une satisfaction ironique en voyant la coalition se dévorer elle-même, se consumer dans l’impuissance ; en ayant l’air de négocier avec elle, avec ses chefs, il l’aidait à se dissoudre, il reprenait sa supériorité, et avec une apparence de détachement qui ne facilitait rien, il disait à un des prétendans au pouvoir : « Je suis prêt à tout, j’accepterai tout, je subirai tout ; mais dans l’intérêt général dont je suis le gardien, je dois vous avertir qu’il est fort différent de traiter le roi en vaincu ou de lui faire de bonnes conditions. Vous pouvez m’imposer un ministère ou m’en donner un auquel je me rallie. Dans le premier cas, je ne trahirai pas mon cabinet, mais je vous préviens que je ne me regarderai pas comme engagé envers lui ; dans le second cas, je le servirai franchement. » Pendant deux mois, sous le regard d’un prince sceptique, à travers toutes les incertitudes, les essais se succédaient, les impossibilités se multipliaient, lorsque tout à coup l’émeute éclatant dans Paris, à la faveur de cet interrègne, faisait ce que dix semaines de négociations n’avaient pu faire. Aux Tuileries même, où tout le monde accourait aux premiers bruits de l’insurrection, un ministère naissait presque instantanément par l’intervention du maréchal Soult appelant à lui quelques hommes du centre droit et du centre gauche, M. Duchâtel, M. Villemain, avec M. Passy et M. Dufaure. On se réunissait en toute hâte sous la présidence du maréchal transformé d’une manière un peu imprévue en ministre des affaires étrangères. C’est ce qui s’est appelé dans l’histoire parlementaire du temps le ministère du 12 mai 1839.

C’était, à dire vrai, moins une solution qu’une combinaison de circonstance, un expédient improvisé devant le péril, une trêve conseillée par une nécessité soudaine. Ce n’est point assurément que ce cabinet ne fût un pouvoir sérieux avec le maréchal Soult, qui avait son passé militaire et qui venait de recevoir un accueil presque triomphal en Angleterre au couronnement de la jeune reine Victoria, avec des hommes comme M. Duchâtel, M. Villemain, M. Dufaure, qui commençait alors une carrière marquée depuis par une invariable fidélité au libéralisme et à l’honneur. Le ministère du 12 mai avait le mérite d’entrer aux affaires avec un certain courage, sous une inspiration de patriotisme et d’y porter autant de bonne volonté que de lumière. Il avait de plus l’avantage de n’être pour personne une victoire trop apparente ou une défaite trop sensible. Il avait aussi malgré tout cet inconvénient d’être l’expression vivante d’un fractionnement de plus dans les opinions, d’exister, non plus comme M. Molé, — d’une autre manière si l’on veut, — en dehors des grandes influences parlementaires. Le roi, assez porté à s’accommoder d’un dénoûment où il voyait, sinon son propre succès, du moins un mécompte pour la coalition, disait non sans un peu de moquerie à M. Guizot qu’on ne pouvait sortir de l’impasse où l’on se trouvait qu’avec « un ministère neutre, un ministère où les grands amours-propres n’auraient pas à se débattre. » Un ministère neutre, c’était possible sans doute au 12 mai, peut-être pour quelques mois dans un intérêt d’apaisement intérieur ; c’était d’une efficacité douteuse, d’une durée problématique dans un moment où les affaires sérieuses ne manquaient pas, où la question d’Orient se réveillait tout entière par la bataille de Nezib (juin 1839), qui faisait du vice-roi d’Égypte, Mehemet-Ali, l’arbitre de l’empire ottoman, qui remuait la diplomatie européenne en soumettant à une singulière épreuve les rapports de la France avec les autres puissances, surtout avec l’Angleterre.

Le ministère lui-même, sans manquer de bonnes intentions, de la volonté de vivre, ne s’y méprenait pas ; il sentait ce qu’il y avait pour lui de difficile à se créer une certaine indépendance, une politique, à se frayer un chemin entre les chefs du parlement. On instant, il croyait s’être délivré à demi en offrant l’ambassade de Londres à M. Guizot, qui l’acceptait, après quelques difficultés opposées par le roi désireux de maintenir à Londres un ambassadeur de son choix, le général Sébastiani. Pour M. Thiers, le même moyen avait été essayé au plus vif des négociations du mois d’avril, avant la naissance du cabinet ; il avait été employé avec trop peu de tact et trop peu de succès pour pouvoir être repris. M. Thiers restait dans la chambre, assez réservé le plus souvent, prenant néanmoins la parole avec éclat sur la politique extérieure, sur la question orientale, — et alors paraissant dominer le gouvernement par ce qu’on appelait un discours ministre. La vérité est que tout pouvait dépendre d’un incident, et à peine la session de 1840 venait-elle de s’ouvrir, l’incident ne manquait pas. Le ministère du 12 mai 1839 disparaissait brusquement comme il était né, non dans un débat public, mais dans une rencontre obscure, devant un vote silencieux par lequel la chambre repoussait une dotation proposée pour M. le duc de Nemours. Les ministres du 12 mai, selon un mot spirituel, avaient été « étranglés entre deux portes par des muets, » et cette fois, dans l’éclipsé soudaine d’un cabinet plus honnête que puissant, M. Thiers se trouvait appelé par la force des choses, par une dernière et éphémère victoire de la coalition, à entrer au gouvernement en chef d’opposition, en représentant, avoué de la prééminence parlementaire. Il y entrait avec quelques-uns de ses amis, nouveaux encore aux affaires, M. de Rémusat, M. Vivien, M. Cousin, le comte Jaubert, M. Pelet (de la Lozère). Il formait ce qu’il appelait gaîment, lui qui n’avait guère plus de quarante ans, un « cabinet de jeunes gens, » pour jouer 566 REVUE DES DEUX MONDES. certes une grosse partie, plus grosse même qu’il ne le pensait et que ne le pensaient ses amis.

« M. Thiers a été jusqu’ici et en tout ceci la lumière et la raison mêmes. Il a agi sans détours, avec cette simplicité charmante et savante qui est sa séduction et son danger aussi parce qu’il est mobile. » Ainsi parlait un des plus piquans observateurs du temps, X. Doudan, au cours même de la crise d’où sortait, comme l’expression d’une phase nouvelle du règne de juillet, ce ministère du 1er mars 1840 promis avant peu à une si retentissante et une si orageuse destinée. Un autre témoin d’un génie humoristique et sarcastique, Henri Heine, disait à son tour dans ses correspondances envoyées en Allemagne : « Thiers est maintenant dans tout l’éclat de son jour. Je dis aujourd’hui, je ne garantis rien pour demain… le ministère se maintiendra-t-il longtemps ? Voilà la question. Cet homme joue un rôle dont la seule pensée fait frémir. Il dispose à la fois des forces guerrières du plus puissant royaume et de tout le ban et l’arrière-ban de la révolution, de tout le feu et de toute la démence de notre temps. Ne l’excitez pas à sortir de son aimable insouciance… » M. Thiers semblait en effet le maître de la situation. Il n’avait pas pour le moment de rival. Il avait été secondé dans son avènement par le duc de Broglie, à qui il avait offert la présidence du conseil, et qui, refusant tout pour lui-même, avait aidé de bonne grâce à la naissance du nouveau cabinet. M. Thiers était le maître et il n’était pas le maître.

Il avait trop de finesse, il avait trop le secret des choses pour ne pas comprendre tout ce qu’il y avait d’épineux dans ce rôle de premier ministre de l’opposition qui, en plaisant à sa vive et confiante ardeur, ne laissait pas de l’inquiéter parfois. Il se savait peu agréé du roi, qui, au moment de céder, disait qu’il allait « signer son humiliation, » et qui ajoutait un peu indiscrètement, au sujet du choix d’un des nouveaux ministres : « Qu’à cela ne tienne, que M. Thiers me présente, s’il veut, un huissier du ministère, je suis résigné. » En même temps, M. Thiers, ministre du centre gauche, trouvait dans la chambre, à côté des oppositions prêtes à le suivre, l’ancienne majorité conservatrice, un peu diminuée et déconcertée, assez puissante encore néanmoins, ombrageuse et irritée, difficile à rallier. Entre le roi, le ministère et la chambre, il y avait un personnage parlementaire dont l’attitude pouvait avoir une influence des plus sérieuses : c’était M. Guizot, qui arrivait à peine à Londres comme ambassadeur, que quelques-uns de ses amis auraient voulu aussitôt voir revenir à Paris, que les ministres du 1er mars de leur côté tenaient à garder pour allié à distance, dans la grande position de représentant de la France en Angleterre. M. Thiers, se servant habilement de récens et d’anciens souvenirs, n’avait pas perdu un instant pour écrire à M. Guizot : « Je me hâte de vous dire que le ministère est constitué. Vous y verrez, parmi les membres qui le composent, deux de vos amis, Jaubert et Rémusat, dans tous les autres des hommes auxquels vous vous seriez volontiers associé. Nos fréquentes communications depuis dix-huit mois nous ont prouvé à l’un et à l’autre que nous étions d’accord sur ce qu’il y avait à faire soit au dedans, soit au dehors… Je serais bien heureux si, en réussissant tous les deux dans notre tâche, vous à Londres, moi à Paris, nous ajoutions une page à l’histoire de nos anciennes relations. Aujourd’hui comme au 11 octobre, nous travaillons à tirer le pays d’affreux embarras… » M. Guizot avait répondu en restant à Londres, en acceptant l’alliance qui lui était proposée, non cependant sans faire ses conditions, non sans prendre ses garanties contre ce qu’il appelait le « vice d’origine » du cabinet, contre les affinités avec la gauche. Et avec toutes ces difficultés d’une situation intérieure fort compliquée, il y avait la politique extérieure, cette question d’Orient que le ministère du 1er mars, pour son début, trouvait déjà singulièrement engagée.

Tout ce que pouvaient la dextérité, l’esprit, l’art de pallier ou de tourner les difficultés, la vivacité hardie, M. Thiers était assurément homme à le faire. Il avait le goût et le génie des combinaisons. Il avait besoin de toute sa souplesse pour se créer une armée, c’est-à-dire une majorité avec des groupes ennemis ou confondus dans le parlement, pour rassurer et rallier le centre sans décourager la gauche. A M. Guizot et à ses amis il disait que le ministère du 1er mars ne serait après tout que « le 11 octobre à cheval sur la Manche. » A la gauche qui réclamait des gages, des réformes, surtout la réforme électorale ou parlementaire, il disait que des réformes on en ferait sans doute, que c’était une affaire d’avenir, qu’on ne pouvait dire ni « aujourd’hui » ni « jamais. » A ceux qui lui demandaient un programme, le secret de sa politique, il répondait par ce beau mot de « transaction » qui clôt toutes les révolutions. « Pour moi, disait-il devant la chambre, je n’ai de préjugé contre aucun parti,.. Savez-vous ce que je crois ? Je crois qu’il n’y a pas ici un parti exclusivement voué à l’ordre et un autre parti voué au désordre ; je crois qu’il n’y a que des hommes qui veulent l’ordre, mais qui le comprennent différemment. Je crois qu’il n’y a rien d’absolu entre eux, et si vous vouliez mettre quelque chose d’absolu entre eux, savez-vous ce que vous feriez ? vous commettriez la faute qui a perdu la restauration… Si vous voulez placer entre eux le triste mot d’exclusion, il portera malheur à qui voudra le prononcer… » Toujours prêt aux affaires d’ailleurs, il charmait par son universalité, par la facile abondance avec laquelle il traitait de l’organisation de la banque, de la conversion des rentes ou des chemins de fer. Il savait parler à la raison et aux intérêts. A l’imagination publique un peu fatiguée de conflits parlementaires il réservait enfin un de ces coups de théâtre, une de ces diversions retentissantes qui passionnent pour un instant l’opinion : il négociait secrètement avec l’Angleterre la restitution des cendres de Napoléon, qu’un des fils du roi, le prince de Joinville, devait aller chercher à Sainte-Hélène. Il voyait dans cet acte un peu vain, plus généreux que prudent, si l’on veut, une satisfaction d’orgueil national, la marque d’une amitié nouvelle entre la France et l’Angleterre, peut-être aussi un moyen de popularité pour lui-même et pour son ministère. Il ne se doutait pas qu’au moment où tout semblait lui réussir, même la conquête du tombeau de l’empereur, il touchait à une de ces crises qui sont l’épreuve des hommes et des gouvernemens, à la crise aiguë des affaires d’Orient et du traité du 15 juillet 1840 signé en dehors de la France, contre la France, par le fait de l’Angleterre, âme de la coalition nouvelle.

Ces affaires d’Orient destinées à passer par tant de phases diverses sans arriver à un dénoûment, elles avaient cela de caractéristique en 1840 que la France s’y était attachée avec une certaine passion mêlée d’un peu d’imagination. La politique française, on le pensait, on le disait, avait eu des mécomptes depuis quelques années ; elle n’avait été heureuse ni dans les affaires de Belgique qui venaient de se clore au détriment du jeune royaume, ni dans les affaires d’Espagne abandonnées à elles-mêmes, ni dans les affaires d’Italie désertées par la récente retraite d’Ancône. La question d’Orient ressemblait à un dédommagement offert par la fortune. C’était un sentiment presque universel, assez naïf, exprimé dès 1839 avec une candeur éloquente par Jouffroy dans un rapport à l’occasion du vote d’un crédit de 10 millions proposé pour les « armemens du Levant. » Ce crédit de 10 millions demandé par le gouvernement, accordé par la chambre, c’était « le solennel engagement de faire remplir à la France, dans les événemens d’Orient, un rôle digne d’elle, un rôle qui ne la laisse pas tomber du rang élevé qu’elle occupe en Europe. » En quoi consisterait ce rôle ? C’est là que commençaient les illusions.

Il y avait deux choses dans cette question orientale telle qu’elle apparaissait : il y avait l’intérêt général, européen, de l’indépendance ottomane à sauvegarder à Constantinople contre les excès de prépotence de la Russie ; il y avait aussi pour soutenir de toutes parts l’équilibre oriental, à régler les rapports entre le sultan et le vice-roi d’Égypte qui venait d’infliger à l’armée turque la défaite de Nezib, qui, en faisant un pas de plus à travers le Taurus, pouvait tout ébranler et attirer les Russes sur le Bosphore. Dans la défense de l’intérêt commun, de l’indépendance ottomane à Constantinople, la France ne faisait que suivre sa politique traditionnelle et elle se trouvait d’accord avec les autres puissances, sauf la Russie. Par la vivacité avec laquelle elle s’attachait en même temps à la cause de Méhémet-Ali, elle prenait une position particulière qui la séparait des autres puissances, surtout de l’Angleterre. La France, avec plus d’entraînement d’imagination que de réflexion, mettait une sorte d’intérêt ou de point d’honneur national dans la protection du vieux pacha victorieux ; elle rêvait pour lui, non-seulement l’hérédité de l’Égypte, qui n’était guère contestée, mais aussi la possession de la Syrie, de Candie. L’Angleterre représentée par lord Palmerston, et toujours jalouse au sujet de l’Égypte, entendait plutôt réduire l’orgueil et limiter les ambitions du vice-roi. C’était la fissure par où la Russie pouvait pénétrer entre l’Angleterre et la France. Impatiente avant tout de dissoudre ou d’affaiblir l’alliance des deux nations de l’Occident, la Russie ne négligeait rien pour flatter lord Palmerston dans ses préventions, pour capter la politique anglaise par ses concessions. A Vienne et à Berlin, on devait plus ou moins accepter ce qui serait décidé entre Pétersbourg et Londres. Il en résultait un double mouvement : d’un côté, la France suivant sa politique égyptienne, faisant sa propre cause de la cause de Méhémet-Ali ; d’un autre côté, l’Angleterre, la Russie, l’Autriche, la Prusse tendant à se rapprocher entre elles par des raisons différentes, toujours prêtes à s’entendre avec la France, mais disposées aussi à en finir au besoin sans la France. C’était le double travail qui se poursuivait dans l’obscurité des négociations depuis la bataille de Nezib, qui n’excluait pas sans doute encore toute conciliation, qui pouvait néanmoins conduire à d’irréparables scissions.

C’est dans ces termes que M. Thiers, arrivant au pouvoir, avait reçu la question : il la trouvait assez avancée, et ce qu’il y avait de clair dans tous les cas, c’est que, si la situation était difficile, même un peu compromise, M. Thiers n’y était pour rien. La politique d’engouement égyptien n’était pas son œuvre exclusive. Cette politique qu’il adoptait sans doute pour son compte, qu’il recevait aussi de ses prédécesseurs, du parlement, de l’opinion, il la suivait sans impatience, comptant un peu sur le temps et sur la force des choses, d’accord avec M. Guizot, pour ne rien brusquer. Bien loin de se séparer de l’Angleterre, de vouloir lui donner des griefs, il était plus que tout autre l’homme de l’alliance anglaise, qu’il glorifiait à la veille de son avènement du 1er mars. Cette restitution de la dépouille de l’empereur qu’il obtenait du cabinet de Londres, il la représentait comme le signe éclatant de la fin des vieilles animosités entre les deux pays, et jusqu’au dernier moment, durant cet été de 1840, il était un médiateur cordial, empressé dans un différend entre l’Angleterre et le roi de Naples. Rien donc ne semblait annoncer une crise prochaine, — lorsqu’entre un lever et un coucher de soleil tout se trouvait changé en Europe. Le 15 juillet, l’Angleterre, la Russie, l’Autriche et la Prusse s’étaient liguées « à quatre » pour régler les affaires d’Orient, pour obliger au besoin par la force et à brève échéance Méhémet-Ali à abandonner la Syrie, à rentrer dans son pachalik d’Égypte, — et ce traité on l’avait signé à la dérobée, sans avoir même demandé un dernier avis au cabinet des Tuileries ! D’un seul coup, la France se sentait atteinte dans sa politique par l’acte lui-même, dans sa dignité par le procédé, dans sa sécurité par cette apparence de coalition nouvelle.

Heure émouvante dans le règne ! Moment terrible où la France, après avoir passé dix ans à réprimer toutes ses impatiences de guerre, à prodiguer les gages de modération, à s’efforcer de réconcilier la révolution de juillet avec l’Europe, se trouvait soudainement isolée et offensée ! Ce qu’il y avait de plus dur, c’est que le coup parut venir de l’Angleterre, qui semblait être une alliée naturelle, et ce qu’il y avait de grave, c’est qu’en un instant on venait de faire de la question d’Orient une question d’Occident en mêlant pour la France à un déplaisir de politique une blessure et une menace. Que le traité du 15 juillet, dans l’intention de quelques-unes des puissances, ne fût pas précisément un acte d’hostilité contre la France, c’était possible ; malheureusement on ne pouvait ni détruire l’effet moral d’une alliance formée pour porter la guerre en Orient contre un client de la politique française, ni se flatter de gouverner jusqu’au bout les événemens qu’on déchaînait. A l’acte de Londres répondait aussitôt dans tout le pays une immense explosion d’irritation nationale, où pour un instant tous les partis se confondaient. Le roi lui-même n’avait pas été le dernier à ressentir l’injure et à s’associer au mouvement de l’opinion. Un matin de la fin de juillet, il appelait à Saint-Cloud le président du conseil, et en présence de la famille royale réunie, il lui parlait avec une confiance émue, mais résolue ; il lui disait qu’on ne devait rien céder du terrain où l’on s’était placé, qu’il fallait persévérer, agir avec fermeté, quoique toujours avec prudence. M. Thiers, pour sa part, sans désespérer encore de pouvoir tirer parti des difficultés que l’exécution du traité susciterait, sans méconnaître non plus la gravité de la situation et sans en décliner les devoirs, M. Thiers n’hésitait pas à se placer en face de toutes les éventualités. Si en négociant on pouvait obtenir quelque atténuation qui adoucît la crise, rien de mieux ; dans tous les cas, la première nécessité était de se tenir prêt à tout. M. Thiers agissait en conséquence avec la vivacité de sa nature, avec la résolution d’un homme pénétré de ce sentiment qu’on était à une de ces heures où un grand pays ne peut reculer sans descendre de son rang, où une monarchie née d’une révolution surtout ne peut résister à une humiliation nationale volontairement subie.

Prompt à se mettre à l’œuvre et à tout embrasser dans son impatiente activité, il se faisait tour à tour avec ses collègues ministre de la guerre, ministre de la marine. Il n’hésitait pas à prendre l’initiative et la responsabilité d’une série de mesures extraordinaires décrétées par ordonnance royale ; l’appel des soldats disponibles des dernières classes, l’augmentation de la flotte, l’accroissement du matériel de l’armée, la création de douze nouveaux régimens d’infanterie, de dix bataillons de chasseurs, de six régimens de cavalerie. Il décidait surtout les fortifications de Paris, ces fortifications tant contestées, destinées à survivre à la crise pour servir trente ans plus tard dans des circonstances alors bien imprévues. Et tout cela, le hardi et impétueux ministre le faisait coup sur coup, sous l’aiguillon des nécessités de chaque jour, pressé entre deux ordres de faits. D’un côté, les événemens, échappant à toute négociation, se précipitaient en Orient par l’exécution rapide et sommaire du traité du 15 juillet, par la coercition à main armée, par le bombardement des côtes de Syrie, par la menace d’atteindre Méhémet-Ali jusque dans le dernier asile de sa puissance, l’Égypte. D’un autre côté, plus les événemens semblaient se précipiter, plus en France, à l’intérieur, les instincts nationaux s’enflammaient. Le traité du 15 juillet réveillait les ressentimens mal assoupis de 1815 et, de l’Orient, les passions françaises se tournaient vers le Rhin, au risque de raviver par contre-coup les passions allemandes. L’agitation publique tendait par degrés à reprendre les formes révolutionnaires, et, comme si ce n’était pas assez, un prince héritier de l’empire, croyant pouvoir profiter des émotions guerrières du pays aussi bien que des récens hommages rendus à la mémoire napoléonienne, choisissait ce moment pour tenter un débarquement assez ridicule à Boulogne. M. Thiers faisait face à tout, essayant de temporiser par la diplomatie, multipliant les armemens, excitant ou contenant tour à tour l’opinion, et, dans ces jours terribles, je veux le rappeler, il trouvait le temps d’écrire à deux reprises, dans cette Revue, des pages vives, rapides, destinées à l’Europe autant qu’à la France[3]. Il s’avançait dans cette voie où tout était péril, non pas légèrement, bien au contraire avec cette anxiété qu’il dépeignait peu après en disant : « Si vous saviez de quels sentimens on est animé quand d’une erreur de votre esprit peut résulter le malheur du pays ! .. J’étais plein d’une anxiété cruelle. » A mesure cependant que se déroulait, dans toute sa gravité, cette situation extraordinaire, — c’était l’affaire de moins de deux mois, — de la violence même des choses naissait une certaine réaction accélérée par la rapidité avec laquelle semblait s’évanouir, sous les coups de la coalition, cette puissance égyptienne sur laquelle on avait trop compté. Au courant belliqueux se mêlait, comme en un tourbillon, un courant pacifique. M. L. de Lavergne, qui était le chef du cabinet de M. de Rémusat, ministre de l’intérieur, écrivait à M. Guizot ce mot spirituellement profond et légèrement sceptique : « Les choses iront à la guerre tant que tout le monde croira la paix inébranlable, et elles reviendront à la paix dès que tout le monde verra la guerre imminente. » On en était bientôt là. Les intérêts alarmés, les affaires suspendues, le crédit ébranlé, tout conspirait pour la paix. On s’effrayait surtout des agitations révolutionnaires qui se déployaient, qui tendaient de plus en plus à altérer ce grand élan de susceptibilité nationale. Ceux qui, dans le premier moment, avaient assiégé le gouvernement de leurs troubles et de leurs excitations, qui l’avaient le plus encouragé à l’énergie, ceux-là mêmes commençaient à réfléchir, à se refroidir et à chercher les raisons de s’arrêter.

La France, après tout, était-elle obligée de faire la guerre à l’Europe pour conserver la Syrie au pacha d’Égypte ? Puisque les coalisés semblaient ne pas vouloir aller jusqu’à la dépossession complète de Méhémet-Ali, cela ne devait-il pas. suffire ? Est-ce que M. Thiers n’avait pas dépassé la mesure par ses arméniens et par ses ardeurs ? Le roi, qui avait vivement ressenti l’offense du 15 juillet, mais qui mettait son amour-propre à contenir son patriotisme par sa prudence, le roi ne déguisait plus ses sentimens, son aversion pour la guerre. Une fois dégagé de ses premières émotions, il revenait à la paix, qu’il considérait comme son œuvre et son honneur depuis dix ans, comme un bienfait dû à son action personnelle. M. Guizot, à son tour, informé et excité par ses amis, M. Guizot, après avoir parlé avec fierté à Londres, ne tardait pas à prendre une certaine attitude de dissidence vis-à-vis du gouvernement. Il faisait part de ses inquiétudes et de ses idées au duc de Broglie, avec l’intention que les unes et les autres fussent connues du cabinet. « Je suis inquiet, écrivait-il, inquiet du dedans encore plus que du dehors. Nous revenons vers 1831, vers l’esprit révolutionnaire exploitant l’entraînement national et poussant à la guerre sans motif légitime, sans chance raisonnable de succès, dans le seul but et le seul espoir des révolutions. » Le roi à Paris, M. Guizot à Londres pensaient de même ; ils se détachaient de ce qu’ils considéraient comme une « politique pleine de péril. » Ce qu’il y avait de plus cruel, c’est que ce mouvement de retraite déjà commencé ne faisait que confirmer les prévisions de lord Palmerston, qui n’avait cessé de dire dans ses lettres intimes, avec une ironique et injurieuse sagacité, que la France, après beaucoup de bruit, ne ferait rien.

Vainement M. Thiers se raidissait contre toutes les difficultés qui grandissaient autour de lui ; vainement il essayait, par un dernier acte de diplomatie, de se retrancher dans des conditions presque modestes, réservant au moins la dignité et les intérêts de la France : il se sentait ébranlé et menacé de toutes parts. Chose curieuse ! la politique qui avait conduit à cette extrémité, M. Thiers ne l’avait pas imaginée, il n’en avait pas été le plus ardent promoteur ; la crise qui était née de cette politique, qui depuis trois mois remuait tous les sentimens nationaux, il ne l’avait pas provoquée. En réalité, il était la victime d’une situation qu’il n’avait pas créée, dont il portait toute la responsabilité, où il se trouvait maintenant pris entre le torrent de réaction pacifique qui tourbillonnait autour de lui et les excitations révolutionnaires qui le compromettaient. Il touchait à ce point du drame où un incident pouvait suffire pour trancher le nœud. Le 15 octobre, le roi sortant des Tuileries avec la reine pour revenir à Saint-Cloud essuyait le feu d’un assassin. Ce n’était pas le premier crime de ce genre tenté par d’obscurs séides de meurtre ; cette fois l’attentat tirait des circonstances une gravité particulière. Plus que tout le reste, en troublant l’opinion, en réveillant les instincts conservateurs, il ruinait la politique belliqueuse ; il précipitait la chute d’un cabinet dont quelques-uns des membres commençaient à douter d’eux-mêmes, et c’est ainsi que, le 29 octobre 1840, le pouvoir passait des mains de M. Thiers aux mains de M. Guizot, appelé de Londres par le roi et par ses amis. Depuis quelques jours, c’était prévu, préparé, accepté comme le seul moyen de sortir d’une crise qui s’aggravait d’heure en heure.


III

Que restait-il de cette expérience de quelques mois ? Le ministère du 1er mars n’avait pas réussi, c’était évident ; il avait échoué moins par la faute des hommes que par la force des circonstances. Il avait voulu représenter les idées de conciliation à l’intérieur, de dignité et d’action à l’extérieur. Il avait été surpris par un de ces orages qui violentent toutes les résolutions. Il laissait l’opinion troublée, les passions ravivées, la France sur le chemin des conflits. Que représentait, de son côté, le ministère du 29 octobre ? Il s’était formé, M. Guizot ne le cachait pas, « sous l’empire de deux idées : pour rétablir au dehors la bonne intelligence entre la France et l’Europe, pour faire rentrer au dedans, dans le gouvernement, l’esprit d’ordre et de conservation… » Le mouvement des choses ramenait la révolution de juillet à une de ces alternatives où elle s’était plus d’une fois débattue, et cette nouvelle crise, elle semblait se résumer dans le duel de deux hommes qui n’ont pas été sans doute les seuls ministres, les seuls orateurs des dix-huit années, mais qui ont été après tout par leur talent, par l’éclat de leurs rivalités, les deux personnifications les plus caractéristiques du régime. Alliés dans le gouvernementaux premiers jours de 1830, un instant séparés en 1836, réconciliés dans la coalition de 1839, associés pour quelques mois dans l’œuvre diplomatique de 1840, M. Thiers et M. Guizot se retrouvaient en présence, ennemis ou adversaires, au lendemain du 29 octobre : l’un rejeté sans retour dans l’opposition, l’autre porté au pouvoir par une réaction soudaine. Ce qu’ils ne prévoyaient ni l’un ni l’autre assurément, ce que personne ne pouvait entrevoir alors, c’est qu’au bout de cette phase nouvelle qui s’ouvrait, opposition et ministère, vainqueurs et vaincus du parlement, étaient destinés à disparaître, avec la monarchie elle-même, dans un irréparable désastre.

C’est le drame de ce long règne ministériel qui commence au 29 octobre 1840, de ces huit années où, à travers toutes les péripéties, tous les incidens, toutes les affaires extérieures ou intérieures qui se succèdent, s’agite sans cesse la question de la vraie politique, de la vraie direction du régime de juillet.

« Nous retournons vers 1831, vers l’esprit révolutionnaire, » écrivait M. Guizot à l’automne de 1840, et de ce souvenir ou de ce sentiment il faisait l’inspiration d’un système permanent. C’était l’orgueil, l’ambition de M. Guizot de refaire contre les agitations renaissantes, guerrières et révolutionnaires, la politique de Casimir Perier, de reconstituer une majorité conservatrice et de se placer à la tête de cette majorité pour assurer à la monarchie de 1830, à la France la paix et l’ordre. Il avait pour lui au moins l’apparence du succès, puisqu’il durait, puisque d’année en année il sortait à peu près victorieux des discussions irritantes, des élections plusieurs fois renouvelées, de tous ces défilés des complications orientales, du droit de visite, des conflits du Maroc et de Taïti, des affaires d’Espagne et de Suisse. Il gardait l’ordre et la paix ; seulement il ne voyait pas qu’avec ces mots de la « paix partout et toujours, » dont il se faisait presque un dogme, il froissait, il tenait en éveil les sentimens nationaux devenus plus susceptibles depuis 1840. Il ne s’apercevait pas qu’en refusant à l’intérieur toute réforme sous prétexte de ne pas rouvrir une issue aux agitations révolutionnaires, il identifiait la politique conservatrice avec la résistance pour la résistance, avec l’immobilité. Il ne remarquait pas enfin que, pour avoir une majorité, il était obligé de la flatter sans cesse dans ses intérêts, dans ses passions de parti, et qu’en devenant trop visiblement, dans toute cette politique d’ordre et de paix, le ministre de la faveur du roi, il faisait justement ce qu’il avait reproché à M. Molé dans la coalition. Assurément M. Guizot n’avait ni moins de patriotisme, ni moins d’intelligence libérale, ni moins de fierté parlementaire que bien d’autres, et il avait de plus la puissance de la parole. Son erreur était d’engager ce régime né d’une révolution libérale dans une voie où, par son système intérieur comme par son action extérieure, il semblait de plus en plus s’éloigner de ses origines. Et ce système de la résistance et de la paix à outrance, M. Guizot le soutenait avec une confiance mêlée d’illusions, avec une hauteur croissante, sous le feu d’une opposition à laquelle M, Thiers portait, avec la vivacité familière de son éloquence, le génie des tactiques de parlement, l’expérience, la supériorité d’un talent fait pour tous les rôles.

Un des traits caractéristiques de M. Thiers hors du pouvoir comme au pouvoir, dans l’opposition comme au gouvernement, c’est de n’être jamais que lui-même, de frayer avec les partis, de les conduire souvent sans se confondre avec eux et de garder le droit de dire à tous : « Je n’ai donné mes convictions à qui que ce soit. Je n’ai humilié ma pensée devant personne, devant personne, entendez-vous ! A toutes les époques, devant tous les partis, je dirai ce que je pense. » Je voudrais montrer M. Thiers dans cette campagne de huit ans, toujours prêt à se jeter dans la lutte avec sa nature impétueuse et sensée, avec ce sens pratique des grandes affaires, cette science facile et cet art lumineux de la discussion qui faisaient de lui le plus redoutable des adversaires, — habile néanmoins à mesurer ses coups. Quelques griefs qu’il crut avoir, quelles que fussent ses vivacités, il restait un homme d’état faisant la guerre à un système sans rien sacrifier des nécessités supérieures de gouvernement, surtout du principe des institutions de 1830.

Le jour où la mort de M. le duc d’Orléans ouvrait soudainement pour la monarchie de juillet la plus dangereuse des crises et où le ministère se voyait obligé de soumettre en toute hâte aux chambres une loi instituant la régence de M. le duc de Nemours, M. Thiers suspendait noblement toute hostilité. Il n’hésitait pas à se séparer de l’opposition qui combattait la loi, même de M. Odilon Barrot, dont il était l’ami. Il faisait un « acte, » selon son expression, encore plus qu’un discours. « Je suis, disait-il avec émotion, l’adversaire du cabinet ; des souvenirs pénibles m’en séparent, et non-seulement des souvenirs, mais des intérêts graves, ceux du pays, peut-être mal compris par moi, mais vivement sentis. Je suis donc l’adversaire du cabinet… et je ne trouve adhésion à quelques-unes de mes idées que sur les bancs de l’opposition. Malgré cela, je viens aujourd’hui appuyer le gouvernement et combattre l’opposition. Je suis profondément monarchique… Quand je vois l’intérêt de la monarchie clair et distinct, j’y marche droit, quoi qu’il arrive… Mes amis et moi, quoique séparés, isolés les uns des autres, nous avons pensé de même. Nous nous sommes écrit les mêmes choses. Ces choses les voici : c’est que, quelle que fût la loi, pourvu qu’elle fût conforme à la charte, à son esprit, quelle que fût la loi, qu’elle fût d’accord ou non avec nos tendances personnelles et nos intérêts, nous la voterions sans modification, sans amendement, mais à une condition, c’est qu’elle fût conforme à la charte. Pourquoi une telle conduite ? Parce que pour les hommes qui font partie de l’opposition conservatrice, le premier soin, le premier devoir était, non pas de renverser les ministres, mais de consolider la monarchie. Nous n’avons pas hésité sur ce point… Pour moi, j’adhère à la charte de toute la puissance de mon esprit. Je crois que la royauté qu’elle a faite est la bonne royauté, la seule que le bon sens moderne pût conseiller, la seule qui satisfasse à tous les intérêts… » Et cette loi de régence, complément de la royauté éprouvée, M. Thiers la défendait avec une ingénieuse abondance de vues et une chaleur qui triomphaient des esprits incertains, qui touchaient le roi. Dans d’autres circonstances moins critiques, à tous les momens, il ne cessait de rappeler que, profondément attaché au gouvernement, il ne l’attaquait que « dans ceux de ses actes qui pourraient compromettre son existence même, dans ceux de ses serviteurs qui, en le servant selon ses goûts, ne le servaient pas suivant ses intérêts. » Ce qu’il poursuivait donc d’une opposition qui savait observer les trêves de deuil comme elle savait se tracer des limites, ce qu’il combattait uniquement, c’était un système ministériel, une politique à l’intérieur et l’extérieur.

Que reprochait-il au ministère du 29 octobre ? Il lui reprochait de « revenir en arrière » par ses tendances et ses alliances, de créer un gouvernement de parti et d’exclusion, de résister aux réformes les plus simples et de traiter en ennemies les oppositions les plus modérées, de chercher un appui dans une coalition d’intérêts satisfaits et d’instincts de réaction. Il lui reprochait de tout sacrifier à la nécessité d’avoir une majorité, et, pour maintenir cette majorité devenue un instrument de règne, de tout épuiser, de poussera bout les ressorts de l’administration, d’ériger en système « l’abus des influences. » Son grief surtout, c’était que, sous l’apparence d’une légalité respectée, avec les dehors de la régularité parlementaire, on glissait par degrés dans ce qui n’était plus qu’une vaine représentation du régime représentatif. M. Thiers ne méconnaissait point assurément le talent, le courage ou l’habileté d’hommes tels que M. Guizot et M. Duchâtel ; il les accusait d’avoir déjà oublié tout ce qu’ils avaient dit ensemble au temps de la coalition, de n’être plus à leur tour, auprès d’une majorité satisfaite, que les interprètes éloquens du « gouvernement personnel » reconstitué, de laisser apparaître à travers tout l’autorité royale et de vouloir plaire au lieu de servir. Un jour même, M. Thiers ne craignait pas de déchirer les voiles à propos d’un incident délicat. M. de Salvandy, alors ambassadeur à Turin en même temps que député, avait donné sa démission après s’être séparé du gouvernement dans un vote de « flétrissure » contre les légitimistes qui étaient allés à Londres voir M. le comte de Chambord. Comment la démission avait-elle été donnée ? Personne n’ignorait que c’était à la suite d’une visite que M. de Salvandy avait faite aux Tuileries et où il avait reçu de vifs reproches du roi lui-même. M. Thiers n’hésitait pas à porter cet incident devant la chambre, bien entendu en s’attaquant à la responsabilité d’un ministère sous lequel pouvaient se passer des actes a peu conformes aux règles constitutionnelles, » et, élevant la question, il ajoutait hardiment :


On se demandera comment, nous qui nous piquons d’appartenir à l’opposition modérée, nous venons nous mêler à la discussion d’un tel incident. J’ai hâte de répondre. Je le dis en mon nom et au nom de mes amis : Notre conduite politique est le résultat de deux résolutions invariables que je vais faire connaître toutes deux. Nous sommes résolus comme des gens honnêtes, conséquens et courageux, à maintenir le gouvernement, à contribuer du moins par nos efforts à le maintenir contre ses adversaires de toute espèce. Nous sommes les partisans sincères et décidés de la monarchie, et par la monarchie nous ne comprenons que la maison d’Orléans. Nous sommes donc décidés, satisfaits ou non de la marche du gouvernement, toutes les fois qu’il s’agira de son existence, nous sommes décidés à lui apporter le tribut de nos efforts… De quelque nature que soient les adversaires du gouvernement, qu’ils se placent dans le passé ou dans l’avenir, en avant ou en arrière, ils nous auront pour adversaires ; mais une seconde résolution qui, chez nous, est aussi invariable que la précédente, c’est, en maintenant le gouvernement de tous nos efforts, de le contenir dans la rigueur des règles constitutionnelles. Il n’y a pas un esprit élevé parmi nous qui voulût se prêter à une vaine comédie constitutionnelle qui ne cacherait en réalité que la domination d’un pouvoir sur les autres. La France a eu beaucoup de gouvernemens. Elle a eu sous l’empire le gouvernement du génie ; elle a eu sous la restauration le gouvernement des traditions. L’un et l’autre ont fini dans les abîmes ; mais l’un et l’autre avaient leur prestige. Nous avons aujourd’hui un gouvernement nouveau, Ce gouvernement ne peut avoir qu’un prestige, c’est de réaliser dans sa vérité le gouvernement représentatif que la France poursuit depuis cinquante ans, et quand je parle de la vérité du gouvernement représentatif, je dois être compris de MM. les ministres, — car c’est le langage que nous avons parlé ensemble dans l’opposition.


Le trait était vif, et les ministres ne le relevaient pas. M. Thiers, en parlant ainsi, sous l’impression d’un incident qui n’était pas le seul, savait bien qu’il pouvait déplaire. Il croyait agir utilement pour l’intégrité des institutions, pour la sûreté de la monarchie elle-même ; il pensait servir fidèlement un régime qu’il aimait en lui signalant un péril aussi bien qu’en lui proposant quelques réformes bien modestes comme celles des « incompatibilités » entre la députation et les fonctions rétribuées, et lorsqu’on lui disait qu’il s’exposait à se rendre impossible avec ses vivacités, en demandant des réformes qui ne viendraient que plus tard, il répliquait avec fierté : « Eh bien ! soit. Je me rappelle en ce moment le langage d’un écrivain allemand qui, faisant allusion aux opinions destinées à triompher tard, a dit les belles paroles que je vous demande la permission de citer : Je placerai, disait-il, mon vaisseau sur le promontoire le plus élevé du rivage et j’attendrai que la mer soit assez haute pour le faire flotter ! — Il est vrai qu’en soutenant ces opinions, je place mon vaisseau bien haut ; mais je ne crois pas l’avoir placé dans une position inaccessible… » Il parlait ainsi le 17 mars 1846 ! Entre M. Guizot et M. Thiers, la différence était profonde, plus profonde peut-être que ne le laisseraient croire d’anciennes alliances au pouvoir ou dans l’opposition ; elle tenait à l’éducation, aux idées, à la nature des deux esprits, à la manière d’interpréter la révolution de juillet, je dirai même la révolution française tout entière. M. Thiers, sans être un révolutionnaire au gouvernement, suivait sa nature en soutenant une politique intérieure moins absolue, plus ouverte aux transactions, plus conciliable avec un progrès gradué. Ge que M. Guizot considérait comme un péril, M. Thiers le regardait comme une conséquence légitime de cette révolution de juillet dont il aimait à se dire le fils ; mais c’est surtout dans la politique extérieure qu’il poursuivait pied à pied de son opposition le système du 29 octobre, et ici il se portait au combat, un peu sans doute avec l’amertume de l’homme vaincu ou blessé en 1840, mais aussi avec la supériorité d’un esprit familiarisé par l’étude, par l’expérience avec tous les intérêts français et européens.

La politique extérieure que M. Thiers représentait, qu’il soutenait en toute occasion avec la vivacité de nature que Dieu, lui avait donnée, comme il l’a dit si souvent, cette politique n’était point la guerre pour la guerre. Assurément, M. Thiers n’était pas un boute-feu prêt à incendier l’Europe pour un caprice ou même pour une ambition. Aux premiers jours de 1830, avec tous ceux dont il avait été l’allié ou le collègue sous Casimir Perîer, puis au 11 octobre, il avait énergiquement contribué à contenir les agitateurs qui se plaisaient à réveiller toutes les passions guerrières et révolutionnaires, qui n’auraient pas craint de précipiter la France dans un conflit universel pour la Pologne, pour l’Italie. Il avait été un partisan décidé de la paix telle que la comprenait Casimir Perier ; il y voyait une condition de vie et d’affermissement pour le régime nouveau. Il restait encore l’adversaire des politiques d’aventure et de propagande par les armes ; mais en même temps, — c’était là le fond de sa pensée, — il croyait que le moment viendrait où la monarchie de juillet, à peu près isolée en Europe, toujours suspecte auprès des puissances absolutistes du continent, serait forcément conduite à déployer, comme il le disait, « plus de caractère » dans sa politique extérieure. Il pensait que cette monarchie, qu’il ne séparait pas de la grandeur de la France, aurait à prendre sa place, non par la guerre, mais par une certaine fermeté de diplomatie, par une certaine dextérité à saisir les occasions, et au besoin avec l’alliance libérale de l’Angleterre, la seule que le régime de 1830 eût rencontrée. Pour avoir eu ces idées, pour les avoir soutenues, il avait deux fois quitté le pouvoir. Dans cette dernière affaire de 1840 surtout, dans cette fatale affaire d’Orient où l’alliance anglaise avait été perdue, où les cours absolutistes avaient habilement profité d’un dissentiment entre Paris et Londres pour former une coalition contre nous, il restait ardemment convaincu qu’on s’était trop hâté de dévorer l’offense et de désavouer une inspiration de fierté. Il emportait dans son camp d’opposition cette idée que, par une malheureuse impatience de paix, on avait donné la mesure de la résolution de la France, et l’on s’était créé de graves périls pour l’avenir. Il le disait un jour avec feu :


… Savez-vous quelle a été ma pensée ? Si dans l’affaire d’Égypte je n’avais vu que le pacha tout seul, bien que je ne méconnusse pas les intérêts que la France avait en Orient, je n’aurais pas, pour ma part, été aussi pressé d’engager, je le dirai franchement, des questions aussi graves que celles que nous avons engagées ; mais quand j’ai vu qu’on saisissait l’occasion de se mettre tous contre nous, je me suis dit, ce que je crois encore au fond de mon âme et dans ma conviction sincère, je me suis dit que, si la France ne montrait pas que, même pour une question d’influence dans laquelle on avait le parti-pris de la braver, de l’annuler, elle était prête à braver toutes les conséquences plutôt que de laisser s’accomplir ce projet de l’annuler, son influence était sérieusement compromise… Maintenant, entrez dans toutes les subtilités, le fond de la question, c’est ce que je dis à mon pays. Si vous ne faites pas passer cette conviction dans l’esprit du monde, si l’on ne croit pas que vous serez prêts à vous lever le jour où l’on vous bravera, vous serez bientôt la dernière des nations. Oui, s’il y a quelque part, sur une grande question, à un jour donné, le projet bien évident de se mettre tous contre un pour vous annuler, ce jour-là, il faut qu’on sache que vous êtes prêts à braver toutes les extrémités pour déjouer ce projet. Si vous ne le faites pas croire au monde, vous n’êtes plus la France, vous n’êtes plus une grande nation. lit est la question, elle est là tout entière ! ..


Évidemment, la situation était restée singulièrement compliquée pour la France de juillet, placée par la crise de 1840 entre l’Angleterre par qui elle croyait avoir été trompée et les cours absolutistes de l’Europe, pour qui, en dépit de tous les efforts de modération, elle gardait l’effigie révolutionnaire. Cette malheureuse crise, elle était faite pour peser, — même sur la politique la plus pacifique. Elle avait laissé des difficultés, des froissemens, des malaises destinés à se reproduire sans cesse dans une suite d’affaires, depuis le droit de visite jusqu’aux mariages espagnols et aux agitations italiennes en passant par l’expédition du Maroc, l’expulsion d’un consul anglais des îles de l’Océanie, l’incorporation sommaire de Cracovie à l’Autriche. Ce que M. Thiers ne cessait de reprocher à la politique d’ostentation pacifique du 29 octobre, c’était de rendre par ses faiblesses la paix même suspecte et difficile, plus difficile qu’elle ne l’eût été peut-être par une certaine fermeté déployée à propos.

C’était particulièrement de pratiquer avec l’Angleterre un système de rapports qui, après avoir ressemblé à de l’obséquiosité, passait bientôt à de nouvelles et plus dangereuses scissions. On avait commencé par oublier trop vite la blessure de 1840 ; on avait offert au monde le spectacle des visites royales échangées entre Windsor et Eu, d’une réconciliation décorée du nom a d’entente cordiale, » et lorsque l’alliance pouvait redevenir utile en confondant l’action des deux puissances libérales dans les affaires de Cracovie, de Suisse ou d’Italie, on la compromettait de nouveau, — pourquoi ? Pour le mariage d’un prince français avec la sœur de la reine d’Espagne, pour un événement de famille ! Ce que M. Thiers reprochait enfin à M. Guizot, c’était de suivre une politique extérieure qui aurait pu être la politique de la restauration, qui ne répondait pas à l’esprit de la révolution de juillet. La France de 1830, malgré des impatiences guerrières et des ressentimens mal éteints, avait donné la plus éclatante marque de modération en reconnaissant dès le premier jour l’autorité des grands règlemens diplomatiques de 1815. Elle n’avait pas juré de les aimer, — M. Thiers prétendait qu’il fallait « les observer et les détester, » — et, en respectant l’ordre territorial, la France n’avait pas renoncé au droit d’exercer son ascendant, d’avoir des sympathies pour les peuples, de faire à son tour respecter les traités par ceux qui seraient tentés de les violer dans un intérêt de domination ou de compression. « Toutes les fois qu’un gouvernement absolu disparaît en Europe, disait M. Thiers, toutes les fois qu’il s’élève un gouvernement libre, la France est délivrée d’un ennemi et elle gagne un ami… » Favoriser, seconder les émancipations libérales, non par la guerre, non par des propagandes perfides, mais par les conseils, par une influence modératrice, au besoin par un appui sérieux, c’était la vraie politique de la révolution de juillet, la politique qui avait fait la Belgique, celle à laquelle M. Thiers aurait voulu qu’on demeurât fidèle, y eût-il parfois quelque péril à courir. Au bout de tout, la France était toujours la France, et M. Thiers se plaignait qu’on se trompât d’époque, qu’on flattât un peu « cette faiblesse qui résulte de vingt-cinq ans de paix, » qu’on mît de l’affectation à entretenir le pays dans le culte de ses intérêts, au lieu de lui parler de dignité, de dévouaient, de grandeur nationale, même de sacrifices.


Pour moi, s’écriait-il un jour, je crois à mon pays, je ne cesse pas d’y croire. C’est la force que je lui connais, c’est la force de son âme, dont je suis convaincu, dont j’ai été témoin pendant quelques mois, lorsque en présence de l’Europe entière, je n’ai pas vu fléchir ses regards, c’est cette force qui fait la mienne. Aussi c’est ce qui me donne le courage de dire des vérités désagréables peut-être, quoique je cherche à les rendre modérées dans la forme ; c’est ce qui fait ma force, c’est ce qui me soutiendra jusqu’au bout. Quelque impossible que cela puisse me rendre, je persiste à dire à mon pays : Songez à votre grandeur d’autrefois ; ayez le courage de faire plus, ayez le courage de vous préparer aux événemens qui peuvent vous menacer ! ..


M. Thiers, en parlant ainsi, remuait certainement les fibres un peu amollies du patriotisme. Il avait entre tous le don de s’inspirer du sentiment national : il en avait les susceptibilités, même, si l’on veut, les préjugés et les faiblesses ; il en avait aussi la force, et ce sentiment qu’il mettait dans sa politique, dans ses discours, il le traduisait sous une autre forme, sous la forme historique, en racontant les grandeurs de la France aux premières années du siècle. C’était l’occupation constante, l’attrait puissant de cet esprit qui, à côté de ses travaux de parlement, au milieu des mêlées de tribune, trouvait, comme M. Guizot, le temps d’entreprendre, de mûrir des œuvres nouvelles. Aux derniers jours de la coalition de 1839, M. Guizot écrivait sur Washington une étude d’une gravité éloquente. M. Thiers, au même instant, avait déjà commencé son Histoire du consulat et de l’empire, avec laquelle il allait vivre pendant des années. Un jour, dans une discussion, en 1841, il se laissait aller à dire en invoquant l’autorité de Napoléon pour les fortifications de Paris : « Je sais ce qu’on peut reprocher à la constituante, au directoire, à la convention, à l’empire, je le sais aussi bien que personne ; mais quiconque a pris part à cette grande révolution, quiconque en a défendu, comme Napoléon, les grands résultats, ceux qui sont contenus dans le code civil et dans la charte, est respectable à mes yeux. Et quant à moi, je l’avoue franchement, cette révolution, je l’aime parce qu’elle est la régénération de mon pays, et que, je l’espère du moins, elle sera, non par la voie des armes, mais par l’exemple, la régénération du monde. A mon avis, si, en 1800, Napoléon n’était pas arrivé pour la sauver, elle était perdue ; c’est Napoléon qui lui a donné quinze ans de gloire et de force et qui l’a rendue si respectable en 1815. » C’est le programme de l’Histoire du consulat et de l’empire, qui, aux yeux de l’auteur, n’était que la continuation de l’Histoire de la révolution française, et cette fois, dans l’œuvre nouvelle, si M. Thiers n’avait plus autant qu’à ses débuts la verdeur de la jeunesse, il avait la force de l’esprit mûri par l’action, par l’expérience du pouvoir et des affaires. Il avait pu pénétrer le secret des événemens, lire des correspondances encore inconnues, étudier dans les documens réservés les négociations de la diplomatie et la guerre. Il avait interrogé toutes les archives, et il ne s’était pas borné à cette étude patiente ; il avait voulu parcourir une partie de l’Europe, l’Allemagne, l’Italie, pour pouvoir décrire avec plus d’exactitude les champs de bataille, pour retracer fidèlement ce glorieux et fatal itinéraire de la fortune impériale qui était alors la fortune de la France.

Exposer dans ces premiers volumes, — les seuls qui datent du régime de juillet, — exposer la campagne de Marengo et de Hohenlinden, la paix d’Amiens, la création d’un gouvernement et d’une administration puissante, la réorganisation des finances, le concordat, c’était pour M. Thiers raconter ce qui plaisait le mieux à sa pensée, ce qu’il considérait comme les résultats essentiels, durables de la révolution ; c’était aussi montrer pour la première fois l’époque consulaire et impériale dans sa vérité historique, et ce vaste récit se déroulait abondant, facile, laissant pressentir dans l’avènement du génie heureux les fautes du règne, les entraînemens de la guerre et les excès de la toute-puissance. Assurément M. Thiers, en commençant son livre, n’avait aucune arrière-pensée d’opposition. Il avait bien voulu ramener l’empereur mort aux Invalides, il voulait bien écrire son histoire, il ne voulait pas le ressusciter au détriment du régime constitutionnel. Par une fatalité singulière toutefois, cette évocation du passé semblait venir à propos pour accabler le présent qu’on accusait d’humilier la fierté nationale. L’écrivain racontait de grands souvenirs ; le député s’écriait un jour en se tournant vers les ministres : « Vous venez dire que vous avez fait la grandeur du pays ! Grandeur, grandeur, quel mot à prononcer dans ce temps-ci, avec cette manière de gouverner ! » Historien, chef parlementaire, orateur, c’était toujours le même homme, combattant une politique par ses œuvres et par ses discours.


IV

Entre l’opposition parlementaire représentée surtout par M. Thiers et ce ministère du 29 octobre qu’on peut bien appeler le ministère à la longue vie, qui avait raison ? qui se trompait ? où conduisait ce conflit permanent des opinions et des partis ? Il est vrai, à n’observer que la surface des choses, le gouvernement gardait tous les avantages. La France semblait être définitivement entrée dans une ère de régularité constitutionnelle. La monarchie de juillet paraissait avoir franchi les plus dangereux défilés ; elle n’était plus ni attaquée par les armes comme aux premières années ni sérieusement contestée dans son existence. Le ministère soutenu par la faveur du roi avait une majorité invariable, obstinée dans les chambres, et les élections de 1846 lui donnaient un nouveau bail de pouvoir. La politique de « l’ordre et de la paix » triomphait, on le croyait ainsi et on le disait. C’était la plus malheureuse des illusions. La vérité est que cette situation n’avait que les dehors de la force, qu’elle s’épuisait par degrés, que tout concourait à préparer de nouvelles et inévitables crises. Le succès même, ou ce qui ressemblait au succès, ne servait qu’à déguiser la réalité.

Le mal de la situation, il était dans les pouvoirs eux-mêmes et dans l’état moral du pays. Le roi Louis-Philippe n’était plus jeune. Il avait été assurément la première force du règne par la libéralité de son esprit, par son courage, par sa prudence habile. Il avait les inconvéniens des princes capables ; il avait trop voulu gouverner, faire sentir son autorité personnelle. Il finissait par absorber en lui-même ce régime constitutionnel, dont il était la tête couronnée, et il s’exposait à paraître confondre la nation dans la dynastie au lieu de confondre la dynastie dans la nation. Il croyait sincèrement, par la fixité de sa pensée, par l’immutabilité de son système, de sa politique à travers toutes les crises et toutes les mobilités publiques, il croyait seul ou à peu près avoir épargné au pays la guerre et l’anarchie. Il avait le sentiment presque naïf, un peu exubérant de la nécessité de son pouvoir, de son rôle royal, et avec les années ce goût de « gouvernement personnel » prenait le caractère d’une obstination de vieillard. Le roi redoutait tout changement, il ne supportait plus qu’avec impatience la contradiction ou les conseils de ceux qui ne pensaient pas comme lui. Il ne fatiguait pas le dévoûment de ses serviteurs qui, étaient encore plus des amis, comme M. de Montalivet, qui savaient allier l’indépendance à la fidélité ; il alarmait leur prévoyance. Il n’était pas moins obéi dans sa famille, où sa volonté ne rencontrait que le respect ; il inquiétait l’affection soumise de ses fils qui, plus jeunes, étaient plus sensibles aux frémissemens extérieurs, et c’est M. le prince de Joinville qui, à bord de son navire à la Spezzia, dans l’intimité, écrivait à son frère M. le duc de Nemours, cette lettre, témoignage d’une clairvoyance attristée et courageuse : « Je commence à m’alarmer sérieusement, disait le prince… le roi est inflexible, il n’écoute plus que son avis,.. il faut que sa volonté l’emporte sur tout… Il n’y a plus de ministres, leur responsabilité est nulle, tout remonte au roi. Le roi est arrivé à un âge où l’on n’accepte plus les observations. Il est habitué à gouverner, il aime à montrer que c’est lui qui gouverne. Son immense expérience, son courage et toutes ses grandes qualités font qu’il affronte le danger audacieusement ; mais le danger n’en existe pas moins… » Bref le régime vieillissait avec le souverain, et le ministère ne le rajeunissait pas.

La politique du ministère, c’était la politique du souverain, que M. Guizot couvrait de son éloquence devant les chambres. Au fond, prince et ministre avaient les mêmes idées, les mêmes illusions. Leur erreur et leur faiblesse commune étaient de ne voir que le succès du moment, de se méprendre sur les caractères d’une situation dont ils se flattaient d’être les créateurs et les gardiens privilégiés. Ils avaient sans doute maintenu, ils maintenaient encore la paix ; mais cette paix, certes désirable et bienfaisante en elle-même, elle avait été parfois achetée trop chèrement pour n’être point entourée d’une certaine impopularité, pour ne pas peser au sentiment national, et en définitive, après tant d’efforts et de sacrifices, elle n’était plus même sûre. Par les mariages espagnols la politique française avait profondément irrité l’Angleterre, la reine Victoria aussi bien que son ministre lord Palmerston, les tories comme les whigs, — et elle ne pouvait, d’un autre côté, chercher un contre-poids auprès des puissances du continent qu’en s’aliénant plus ou moins elle-même au profit de l’absolutisme en Italie ou en Suisse. Arrivée à un certain point, la monarchie de 1830 se trouvait placée entre ces connivences absolutistes qui la dénaturaient et cette inimitié anglaise qui pouvait être un péril, qui faisait dire au prince de Joinville : « Ces malheureux mariages espagnols 1 nous n’avons pas épuisé le réservoir d’amertume qu’ils contiennent. » A l’intérieur, le régime paraissait certes fondé. La politique conservatrice, telle que la comprenait M. Guizot, avait réussi ; elle durait, elle maintenait l’ordre comme elle maintenait la paix ; elle avait, selon le mot de M. Thiers « la faveur des grands pouvoirs. » En réalité, c’était une situation singulièrement faible parce qu’elle reposait sur une fiction du système constitutionnel altéré par la prépotence royale et sur une idée spécieuse ou dangereuse. Le roi avec son esprit expérimenté, M. Guizot, avec son intelligence supérieure, le prince et le ministre étaient dupes d’une méprise. Ils avaient la superstition du « pays légal, » de la majorité. Ils se croyaient invulnérables et invincibles tant qu’ils avaient pour eux le scrutin. Ils avaient le dédain de toute extension de droits, de toute réforme, sans prendre garde qu’avec ces idées ils rétrécissaient la vie publique aux proportions d’un ordre factice, qu’en s’enfermant dans le cercle d’une stricte légalité qu’ils refusaient d’élargir, ils ne tenaient compte ni de la marche du temps, ni des générations nouvelles, ni des nécessités du progrès le plus modéré.

Qu’en résultait-il ? C’est qu’en dehors de cette vie légale plus ou moins artificielle, il se formait par degrés une sorte de vie extérieure incohérente où refluaient tous les mécontentemens, toutes les défections, toutes les impatiences d’opinion ou d’ambition. Ce que l’opposition vaincue dans le parlement désespérait d’obtenir par le jeu régulier des institutions, ce qu’elle demandait en vain, on croyait pouvoir le conquérir par l’agitation hors du parlement, par l’alliance de toutes les forces ennemies. Le ministre de l’intérieur, M. Duchâtel, qui avait cependant de la clairvoyance et de l’habileté, opposait aux promoteurs de la réforme électorale le calme du pays, qui restait indifférent parce qu’il était « heureux et prospère ; » il déployait toute son ironie contre des projets qu’il représentait comme une a spéculation de quelques ambitieux qui veulent des portefeuilles. » A ces sorties dédaigneuses qui ressemblaient à des défis on répondait par la campagne des banquets réformistes agitant la province, par cette campagne à laquelle M. Thiers refusait de s’associer, mais où figuraient quelques-uns de ses amis, quelques-uns des chefs de l’opposition parlementaire. Le trouble avait cessé d’être dans la rue, il n’y avait pas reparu encore, — il était dans les esprits ; il se manifestait par la confusion croissante des idées, par une certaine anarchie morale, par les prédications et les romans socialistes, par une recrudescence d’ardeurs et de fantaisies révolutionnaires, — et chose curieuse ! un des plus impatiens, un des plus audacieux dans ce mouvement nouveau, c’était la plus privilégié des génies, astre errant de la politique, Lamartine lui-même ! C’était Lamartine, qui, après avoir livré des batailles pour la prérogative royale, passait du camp conservateur à l’opposition modérée, de l’opposition modérée à l’opposition radicale et républicaine. Il avait pour lui seul des banquets où il semblait défier l’orage. Il écrivait ce livre des Girondins, roman coloré, pathétique et décevant des jours sinistres, manifeste de révolution préludant à des crises nouvelles par des réhabilitations dangereuses. L’opinion, sans être encore profondément remuée avait des dispositions à se laisser agiter, d’autant plus que, par une fatale coïncidence, pendant ces dernières années, les crimes, les accidens lugubres, les actes de corruption se succédaient. D’anciens ministres, des pairs de France mis en jugement pour des trafics de conscience ou pour des meurtres, des ambassadeurs se coupant la gorge ou atteints de folie, on voyait en peu de temps défiler ces scènes qui pouvaient être représentées comme les signes du déclin d’un régime.

Tout se réunissait, de sorte que sous l’apparence du calme, de l’ordre maintenu, de la prospérité matérielle, les élémens de trouble semblaient s’accumuler. Le ministère avait sa majorité, il pouvait défier ses adversaires dans le champ clos parlementaire ; il y avait dans la réalité assez de symptômes inquiétans, assez de griefs pour donner raison à l’opposition. Une vague appréhension régnait. Un des observateurs les plus profonds, les plus pénétrans des grandeurs et des misères de la démocratie, Tocqueville, ne craignait pas de dire aux premiers jours de 1848 : « Pour la première fois peut-être depuis seize ans, le sentiment, l’instinct de l’instabilité, ce sentiment précurseur des révolutions, qui souvent les annonce, qui quelquefois les fait naître, existe à un degré très grave dans le pays… Je crois que les mœurs publiques, l’esprit public sont dans un état dangereux ; je crois de plus que le gouvernement a contribué et contribue de la manière la plus grave à accroître le péril… » Et M. Thiers, à son tour, non devant les chambres, mais dans une conversation familière, disait au même instant : « Le pays marche à pas de géant à une catastrophe qui éclatera ou avant la mort du roi, si le prince a une vieillesse longue, ou peu après… »

Est-ce à dire qu’il y eût réellement des raisons suffisantes de révolution, et que la « catastrophe » prévue par M. Thiers ne pût être évitée ? Oh ! sûrement, si on avait su, si on avait pu lire dans l’avenir, on aurait réfléchi, on se serait arrêté à tout prix ; on se serait dit que rien ne valait de se jeter encore une fois dans l’inconnu. Cette monarchie de 1830, elle avait assez fait, elle avait répandu assez d’idées et d’habitudes libérales dans le pays, elle avait donné à la France une position assez respectée pour pouvoir se défendre par ses œuvres, pour mériter de vivre. Elle offrait, par la flexibilité de ses institutions, tous les moyens de réparation, de redressement et de progrès mesuré. Il suffisait de prendre quelque patience, de redoubler au besoin d’efforts pour rallier l’opinion, — à la dernière extrémité, d’attendre la fin du règne ! mais il y a des momens où les affaires humaines échappent à toute direction, à toute prévoyance, et où les gouvernemens, pour ne pas vouloir des réformes, les oppositions, pour ne pas savoir les attendre, courent à la catastrophe. Le jour, où de cette confusion accrue depuis quelques années sortait un conflit un peu sérieux à propos d’un dernier banquet organisé à Paris comme une protestation, comme un rendez-vous de sédition possible, ce jour-là, au mois de février 1848, le secret de la situation tout entière éclatait. Le gouvernement se sentait défaillir, non parce qu’il manquait de courage ou parce que le péril était plus grand qu’il ne l’avait été en d’autres temps, en 1832 et en 1834,lorsqu’on livrait bataille à de formidables insurrections, mais parce qu’il n’avait plus, contre un péril infiniment moins grave, la sève et la confiance hardie d’autrefois. Il se sentait défaillir parce qu’avec sa « légalité » et sa a majorité, » il n’était sûr ni de lui-même, ni de l’opinion, ni de la garde nationale.

Au premier choc, le ministère de huit ans avait commencé par s’éclipser dans la bourrasque qui, le premier jour, n’était qu’une échauffourée et, le troisième jour, le 24 février, était la chute du trône. Au dernier moment, M. Thiers avait été appelé aux Tuileries pour faire un ministère et il a lui-même raconté cette scène singulière dans ses conversations avec M. Senior. « Le roi, dit M. Thiers, me reçut froidement : « Ah ! s’écria-t-il, vous ne voulez pas servir dans le règne ? » Ceci était une allusion à un ancien discours. Je me fâchai et dis : « Non, sire, je ne veux pas servir dans votre règne. » Ma mauvaise humeur calma la sienne. « Allons, reprit-il, il faut causer raisonnablement. Qui allez-vous prendre comme collègues ? — Odilon Barrot, répondis-je. — Bien ! repartit le roi,.. il est bon homme. — M. de Rémusat. — Passe pour lui. — Duvergier de Hauranne. — Je ne veux pas en entendre parler. — Lamoricière. — A la bonne heure ! .. Maintenant allons aux choses. — Il nous faut la réforme parlementaire. — C’est insensé ! répondit-il, vous aurez une chambre qui nous donnera de mauvaises lois et peut-être la guerre… — … Puis il faudra dissoudre la chambre actuelle. — Impossible ! s’écria le roi, je ne puis me séparer de ma majorité. — Mais, dis-je, si vous refusez toutes mes propositions, comment puis-je vous servir ? .. » Le fait est que la question n’était plus entre le roi et M. Thiers, et qu’au moment où l’on délibérait, la marée montait, prête à envahir à la fois les Tuileries pour en chasser la royauté, la chambre pour en chasser la représentation légale du pays, Paris et la France : pour en chasser tout ordre régulier. Le mouvement déchaîné ne s’arrêtait plus ni au vieux roi ni à la régence de la duchesse d’Orléans. Il allait jusqu’au bout, jusqu’à la « catastrophe » qui emportait tout, opposition et gouvernement, où M. Thiers, vaincu avec tout le monde, disparaissait pour se retrouver bientôt en face de révolutions et d’événemens de toute sorte, gros de périls pour la liberté, pour l’honneur et les intérêts de la France.


CHARLES DE MAZADE.

  1. Voyez la Revue du 1er avril et du 15 juin.
  2. On peut consulter sur cette époque de 1830-1848 bien des ouvrages intéressans. Un des plus sérieux est l’Histoire du règne de Louis-Philippe, roi des Français, par M. de Nouvion, travail aussi impartial que sensé, mais qui s’arrête malheureusement à 1840. L’œuvre a été interrompue par la mort de l’auteur. Depuis, un jeune écrivain, M. Victor du Bled, a publié sous le titre d’Histoire de la monarchie de juillet, un livre en deux volumes où la période entière est racontée et résumée avec une soigneuse intelligence.
  3. Voyez la Revue du 1er et du 15 août 1840.