Cinquante ans de politique extérieure

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Cinquante ans de politique extérieure
Revue des Deux Mondes6e période, tome 59 (p. 109-121).
CINQUANTE ANS DE POLITIQUE EXTÉRIEURE

Peut-être suis-je un peu suspect à prétendre parler d’un livre de M. Ch. Schefer[1] : une vieille et solide amitié m’unit à l’auteur ; d’autre part, les hasards de la vie m’ont rendu témoin de la plupart, acteur dans quelques-uns, des faits auxquels il vient de consacrer ses plus récents labeurs, puisqu’aussi bien j’ai vécu quinze années dans les coulisses ou sur la scène de la politique. Mon sentiment sur l’homme et son œuvre risqué donc, d’un double point de vue, de paraître partial, et sans doute eussé-je mieux fait de garder le silence. Cependant, nul ne pourra jamais rendre l’hommage dû à un pareil et si heureux effort de synthèse, de sérénité et de justice historiques, à un ouvrage d’une tenue si élevée, sinon ceux-là mêmes qui ont vécu presque toutes les heures dont on nous retrace ici l’enchaînement et qui, pour si peu que ce soit, ont pu contribuer à améliorer la route raboteuse, et pourtant magnifique, suivie par notre France de 1871 à 1918. Le devoir d’en agir ainsi m’est apparu assez impérieux pour dominer mes scrupules. C’est pourquoi je hasarde dans ces pages quelques observations, réflexions ou souvenirs à propos des événements qui ont préparé la Marne, Verdun, puis enfin la victoire.


I

C’était un lieu commun de dire, au lendemain du désastre de 1870, que les institutions républicaines seraient radicalement incapables de procurer à la France les deux instruments indispensables à la restauration de sa grandeur d’antan, à savoir une armée et une diplomatie. En vain les maîtres de ma jeunesse essayaient-ils de réagir ; en vain, dans son enseignement d’abord, puis dans le splendide monument qu’il éleva à la Révolution française, Albert Sorel s’employait-il à rappeler que les nécessités pratiques l’ont, de tout temps, emporté sur les concepts abstraits, et que l’obligation pour un pays de vivre et de respirer librement conduit son gouvernement, quelle qu’en soit la forme extérieure, à poursuivre les mêmes buts, à employer les mêmes moyens que ses prédécesseurs. Les esprits chagrins adoptaient plus volontiers les conclusions pessimistes de Taine, essayant de montrer dans la même Révolution la destruction de tout ce qui constitue la force permanente d’une nation. Malheureusement, les excès de l’idéalisme en 1848, le trop fameux programme de Belleville en 1869, les manifestations répétées de l’anti-militarisme par la suite encourageaient ces derniers dans la désespérance.

Pour ce qui concerne l’armée, la preuve est faite, et décisive, de ce qu’a réussi à accomplir la troisième République : jamais la France n’a possédé troupes plus valeureuses et plus endurantes que dans la guerre récente ; jamais non plus les chefs militaires n’ont montré plus de discipline, d’abnégation et de cohésion ; la sorte d’anonymat qui caractérise de nos jours et le régime et le haut commandement a obtenu des uns comme des autres des efforts et des résultats que n’ont point connus les temps anciens.

Et voici que, quant à la diplomatie, le livre de M. Schefer apporte la démonstration éclatante qu’il en a été de même : le solide édifice d’alliances et d’ententes sur lequel la France a pu étayer sa défense lors de la sauvage agression de 1914, n’a pas été une improvisation de la dernière heure ; les pièces en ont été équarries, assemblées, ajustées une à une par le patient travail de quarante ans, et ce n’est pas une coïncidence accidentelle qui a mis aux côtés de notre pays, au moment de l’agression finale dont il a été l’objet, précisément les deux puissances, Russie et Angleterre, à l’intervention desquelles avait eu recours le duc Decazes, lorsque certaines polémiques de presse l’alertèrent en 1875 et lui firent craindre un prochain assaut de Bismarck. La construction, à la vérité, ne s’est faite ni sans peines et lenteurs, ni sans accidents et arrêts ; elle n’en était pas moins achevée à l’instant voulu.

M. Schefer a noté très exactement que notre constitution écrite a placé la politique extérieure hors du contrôle permanent des Chambres, celles-ci n’ayant à intervenir en droit que pour les traités modifiant les frontières de l’État ou engageant ses finances et son système douanier. Mais peut-être attache-t-il aux textes plus d’importance qu’ils n’en méritent : ici comme en beaucoup d’autres circonstances, les mœurs ou la coutume sont plus forts que la loi ; celle-ci eût-elle été tout autre, qu’il en eût probablement été de même dans l’état où s’est trouvé l’esprit public entre les deux guerres.

C’est un fait que, dans une démocratie parlementaire, la politique extérieure ne fournit qu’en de très rares occasions la pâture exigée par les querelles des partis : que ce soit ignorance fondamentale chez les uns des questions posées, appréhension mystique chez les autres des conséquences éventuelles d’une maladresse oratoire, ou indifférence presque partout pour ce qui n’émeut pas quotidiennement l’opinion électorale, l’action de la diplomatie s’exerce communément en marge de l’agitation parlementaire.

Cette tendance naturelle a été singulièrement accentuée chez nous par les conditions très particulières où se forment et fonctionnent nos cabinets ministériels. Il n’arrive presque jamais, — j’en parle par expérience, — qu’un ministère apparaisse au Journal Officiel avec la composition, la distribution et la figure qu’avait espéré lui donner son chef : tel collaborateur s’est récusé par convenances personnelles ou par habileté ; tel autre a préféré prendre un portefeuille différent de celui qu’on lui avait primitivement offert ; ce troisième et ce quatrième enfin ne sont entrés dans la combinaison que parce que, pressé d’en finir et soucieux de ne pas passer la main à un rival, le président du conseil a, à la toute dernière minute, consulté la liste des parlementaires pour y découvrir les noms de quelques bouche-trous aussi peu compromettants que possible. Puis, lorsque tous ces personnages que le calcul ou le hasard a réunis siègent autour de la table du conseil, l’expédition des affaires courantes, c’est-à-dire de celles qui ont leur répercussion immédiate au Parlement, absorbe si complètement leur temps et leurs pensées, qu’ils ne s’occupent pas ou guère des relations extérieures de l’État et des opérations à échéance ou réalisation lointaine : c’est ainsi par exemple que personne ne m’a jamais demandé communication des instructions que j’avais données au général Gallieni, lorsque je l’envoyai à Madagascar aux heures si critiques de 1896[2].

De là cette conséquence étrange que les titulaires des ministères des Affaires étrangères et des Colonies, — les seuls départements dont j’ai à m’occuper ici, — ne sont pas souvent désignés pour leur adaptation propre au milieu où ils vont s’ébattre ; celle-ci encore que n’ayant qu’un contact intermittent avec la politique intérieure, ils sont plus affranchis que leurs autres collègues de la tutelle ou du contrôle du Conseil des ministres, plus libres partant de diriger leurs services à leur guise ; cette dernière enfin que, sans relations intimes entre eux, sans connaissance approfondie des origines des choses, ils travaillent à l’insu, tant du passé que de ce qui se fait à leurs côtés même.

Est-ce à dire que cette situation de fait favorise, sous le couvert des étiquettes variées d’hommes politiques qui ne font que passer, la continuité et la permanence de l’impulsion donnée par les bureaux à la direction des affaires publiques ? On aurait le plus grand tort de le croire. De nombreuses années se sont écoulées avant qu’il y eût, des bureaux dignes de ce nom au département des colonies, et, quand il en fut formé, on peut se demander s’ils eurent des traditions quelconques ; d’autre part, au Quai d’Orsay, la « carrière » était étrangère, sinon même hostile aux entreprises qui ont procuré la renaissance de l’action extérieure de la France, et, pour les affaires de son propre ressort, on peut douter qu’elle ait toujours vu clair à l’instant opportun, voire qu’elle ait eu des initiatives déterminantes aux grands tournants de notre histoire contemporaine. Si bien qu’en définitive, comme le lecteur ne tardera pas à s’en convaincre, l’unité de notre politique étrangère a été assurée par quelques chefs éphémères de ces deux ministères, les uns vraiment doués de génie, les autres n’ayant que du talent, mais tous plus ou moins courageux, dont les idées ont survécu à l’existence ministérielle et ont été secondées par l’instinct conscient ou non du sentiment national.


II

Tel est le cadre assez flou dans lequel s’est déroulée notre politique extérieure durant près d’un demi-siècle. Mais, si factices que soient les divisions historiques, lesquelles servent aux écrivains à classer leurs idées plutôt qu’elles ne répondent à la réalité des faits, cette longue période se subdivise comme d’elle-même en quatre phases successives.

Jusqu’en 1879, la France s’efface et se dérobe, tout entière adonnée aux soins immédiats et pressants de sa propre reconstruction. De 1879 à 1892, elle se relève peu à peu, se lance dans des entreprises coloniales variées qui révèlent à elle-même et aux tiers les ressources inépuisées de sa vitalité, et noue avec diverses puissances des relations tantôt assez intimes, tantôt simplement assez actives pour prouver qu’elle sort graduellement de l’isolement intégral où l’avait trouvée, puis laissée la néfaste guerre de 1870. Durant la troisième, qui s’achève en 1905, elle vit tant bien que mal, plutôt, mal que bien, dans l’équilibre européen ainsi à peu près restauré. Tout cela s’est accompli lentement, péniblement, à travers des crises intérieures souvent violentes, et dont la fréquence, par un bizarre synchonisme, est sensiblement la même que celle des expositions universelles de 1878, 1889 et 1900, qu’elles précèdent à un intervalle d’un ou deux ans à peine. Avec 1905 commence l’ère finale, où se prépare l’agression allemande ; les signes avertisseurs en sont assez nombreux et assez significatifs pour que la France s’arrache petit à petit aux rêves humanitaires et à l’influence corrosive des ferments de dissociation nationale ; qu’elle s’équipe progressivement en vue de la lutte prochaine, parvienne au terme fatal, sinon matériellement armée autant, qu’il eût convenu, du moins moralement retrempée à souhait, et déconcerte enfin ses ennemis en vérifiant une fois de plus ce jugement profond du grand cardinal[3] :

« Si la diversité de nos intérêts et notre inconstance naturelle nous portent souvent dans des précipices effroyables, notre légèreté même, qui ne nous permet pas de demeurer fermes et stables en ce qui est de notre bien, nous en tire si promptement, que nos ennemis, ne pouvant prendre de justes mesures sur des variétés si fréquentes, n’ont pas le loisir de profiter de nos fautes. »

M. Schefer abonde en remarques sobres et sagaces sur la psychologie des masses, des partis ou de leurs principaux leaders aux moments capitaux de ces diverses étapes. Nul doute par exemple que les adeptes des régimes anciens n’aient ajouté, à la dépression quasi neurasthénique causée par le traité de Francfort, leur contingent personnel de rancœur et de lassitude dues à leur impuissance de restaurer une monarchie quelconque. Nul doute non plus que, lorsqu’il eut en 1879 achevé la conquête des pouvoirs publics, le parti républicain s’élança à la direction des affaires avec la juvénilité et l’ardeur que lui donnait sa foi vivace en lui-même et dans les destinées du pays. Mais, si ces catégories sont justement tranchées, bien des nuances se sont rencontrées dans le caractère des dirigeants de l’une ou de l’autre époque : si rapprochés qu’ils fussent par leur programme ou d’inertie ou d’action, il y avait de fortes différences, parmi les hommes de l’ordre moral, entre l’humeur quelque peu hautaine du duc de Broglie et la souple nonchalance du duc Decazes ; de même, dans la seconde phase, je vois encore la robuste énergie et les actes à lointaine portée de Jules Ferry trancher sur l’ondoyance fertile en expédients de M. de Freycinet ; puis, dans la troisième, la science des précédents et les préoccupations juridiques de M. Hanotaux alternèrent avec l’adresse ingénieuse, mais parfois inconsciente, de M. Delcassé, qui, au début de ce siècle, quand il jetait les fondations de notre système d’alliances contre l’Empire d’Allemagne, ne s’aperçut pas à temps qu’il y avait quelque contradiction à procéder dans cette voie, alors que, dans le même ministère, ses collègues de la guerre et de la marine détruisaient systématiquement et de propos délibéré les armes dont sa politique risquait d’avoir quelque jour besoin.

L’œuvre commune s’est poursuivie cependant, et elle s’est parachevée, à travers ces hésitations et ces contradictions, tantôt précédant, tantôt suivant, voire d’assez loin, les évolutions de l’opinion publique. Et, chose curieuse, c’est par les procédés en apparence les plus détournés du but final, qu’on a réussi à la mettre sur pied : c’est par la politique coloniale que la France est rentrée et a repris son rang dans le domaine de la grande politique continentale ; c’est la politique coloniale qui a révélé au monde les ambitions réelles de l’Allemagne, qui a prévenu l’esprit des Français du péril extrême vers lequel ils étaient acheminés, et qui, la crise éclatant, a fourni à notre pays quelques-uns des instruments et des hommes qui ont le plus efficacement contribué au succès.


III

Les anciens lecteurs de la Revue se rappellent certainement les hésitations, les répugnances et l’hostilité que rencontra à ses débuts le réveil de l’action coloniale française : si les socialistes ont été seuls, en ces toutes dernières années, à s’opposer à nos desseins sur le Maroc, les simples radicaux, la droite, voire certains républicains modérés, s’unissaient volontiers à eux pour s’opposer en 1881 à l’expédition de Tunisie, en 1885 à celle du Tonkin, en 1893 à celle de Madagascar. L’esprit de parti et d’opposition systématique y était assurément pour beaucoup, mais aussi, chez quelques hommes de bonne foi, la crainte de nous voir entraînés dans des complications asiatiques ou africaines qui distrairaient une partie de nos préoccupations et de nos forces du péril toujours redouté à nos frontières de l’Est. Et j’entends encore un de nos vieux routiers parlementaires, qui pourtant avait vécu l’Année terrible, Léon Say, s’exclamer dans les couloirs du Sénat, quand l’échec de Lang-Son culbuta le cabinet Ferry au printemps de 1885 : « Il n’y a qu’un ministère militaire qui puisse rassurer le pays ! » comme si l’ennemi héréditaire eût déjà menacé Paris… Ce fut d’ailleurs Henri Brisson qui fut chargé de nous réconforter.

Ce sera le grand et permanent titre de gloire des promoteurs de notre action coloniale, de n’avoir pas partagé cette pusillanimité, et de ne s’être pas arrêtés aux critiques acerbes de l’opposition de droite ou de gauche. Ils n’avaient point le choix du reste : aucune autre voie ne s’ouvrait devant eux pour permettre à la France de faire quelque figure dans le monde et d’acquérir graduellement la notion de sa propre résurrection. A la faveur des divisions des Alliés de l’époque, la Restauration avait bien pu, dès le Congrès de Vienne, prouver la vitalité du pays par une activité débordante et fructueuse dans les diverses chancelleries d’Europe. Les circonstances n’étaient pas les mêmes après 1871 : la plupart des Puissances, celles du Centre surtout, subissaient l’attraction de la victoire allemande ; d’autres, par rancune, ignorance ou myopie, étaient indifférentes ou hostiles à la France. Celle-ci ne pouvait donc s’essayer à agir que loin du théâtre de ses derniers combats et de ses anciennes ambitions, en choisissant de préférence les régions du globe où elle ne heurterait tout d’abord aucun rival continental, Congo, Mékong ou autres points demeurés vacants et sans maitre.

Cette orientation avait un autre et signalé avantage. L’un des devoirs, et non des moindres, qui incombaient à la France d’alors, était de se reconstituer une armée. Mais, si démocratique et si universelle que les exigences du temps forçassent à concevoir celle-ci, il ne lui en fallait pas moins des cadres permanents, voire des cadres d’autant plus nombreux qu’ils auraient, au jour de la mobilisation, à recevoir de plus grands effectifs de réservistes. Or, l’expérience de plusieurs siècles a démontré que le moral des militaires de carrière ne se soutient pas longtemps dans l’inertie : ils tombent bien vite dans la mollesse, l’intrigue et l’anarchie, lorsque quelques combats ne viennent pas périodiquement entretenir chez eux le sentiment de l’abnégation, le goût du sacrifice et l’habitude de la discipline. A cet égard aussi, les expéditions coloniales ont rendu les services qu’on en devait légitimement attendre, et chacun sait combien de grands chefs en sont issus qui ont largement et glorieusement contribué à sauver le pays, lors de la suprême épreuve.

Mieux encore : la guerre de Cinq ans a démontré de quelles abondantes réserves la nouvelle France devait doter la métropole : réserves de soldats et d’ouvriers, que le général Mangin a énumérées ici-même[4] ; réserves de matières premières et de denrées alimentaires, vers lesquelles tout le monde regarde aujourd’hui, à l’heure de la disette générale, et dont les socialistes les plus intransigeants semblent implicitement proclamer désormais l’utilité, dans le zèle qu’ils déploient à regretter que la paix de 1919 ait dépouillé l’Allemagne de son empire colonial.

Les protagonistes de cette politique tant décriée naguère ont donc eu une saine prescience des besoins tant présents que futurs du pays lorsqu’ils lui forçaient la main pour le lancer dans des « aventures. » Ils y ont eu d’autant plus de mérite que, non seulement plusieurs d’entre eux, tel Jules Ferry, y ont compromis leur fortune politique, mais que tous, dans les débuts tout au moins, eurent à vaincre l’incompréhension des bureaux.

C’est en effet une justice à rendre à ces derniers, à ceux du quai d’Orsay surtout, qu’ils furent très lents à discerner l’importance déterminante que les questions coloniales allaient prendre dans le règlement de la situation européenne : de même qu’elle a trop longtemps dédaigné les préoccupations d’ordre économique et qu’il n’est pas certain qu’elle en comprenne encore la prédominance presque exclusive à l’heure présente, de même la « Carrière » éprouva tout d’abord comme un sentiment de déchéance à déserter le terrain des grands palabres diplomatiques pour s’occuper des nègres et des jaunes. Au vrai, des problèmes exotiques qui se posaient alors, ceux-là seuls l’intéressaient vraiment qui la ramenaient à ses chères traditions parce qu’ils réagissaient directement sur les relations, des principales Puissances, et qui, pour cette raison même, étaient pour nous particulièrement délicats dans la période, critique à tant d’égards, que traversait la France.

Au premier rang de ceux-ci, l’antique question d’Égypte. Un de nos ambassadeurs a dit spirituellement d’un peuple voisin qui, dépouillé désormais de son ancienne splendeur, agite aujourd’hui des ambitions encombrantes et stériles : « Il est insupportable ; il réclame tout ; quand on lui refuse, il hurle ; quand on lui donne, il s’imagine qu’on veut le tromper. » Peut-être, dans le recul des temps, justifierons-nous une appréciation analogue pour l’incohérence de notre altitude en Égypte, où nous avons joué la pitoyable alternance entre de tristes capitulations et de vaines récriminations, ne sachant ni lier partie avec l’Angleterre et monnayer utilement nos droits historiques dans cette région, ni nous dresser contre les prétentions que l’ouverture du canal de Suez et l’acquisition des actions du Khédive, — acquisition que le Gouvernement du duc Decazes avait négligé de réaliser pour notre compte, — la conduisaient à formuler à l’égard de la route des Indes. Ce ne sera pas un médiocre sujet d’étonnement pour les siècles futurs d’apprendre qu’après avoir refusé avec M. de Freycinet de s’associer à l’Angleterre contre Arabi-Pacha, refusé encore avec M. Léon Bourgeois d’investir d’une sorte de mandat européen, moyennant compensations équitables, l’expédition de Kitchener contre le Mahdi, ce fut le quai d’Orsay, et non pas les coloniaux professionnels, qui inventa, pour contrarier celle-ci, d’envoyer Marchand vers Fachoda.


IV

On sait par quelle crise aiguë, qui faillit provoquer une lutte armée entre la Grande-Bretagne et la France et que dénoua la dextérité de M. Delcassé, se termina cette dernière affaire. Mais l’on peut dire, sans se tromper dans la circonstance, que de l’excès du mal résulta vraiment le bien, car à ce conflit succédèrent presque aussitôt les prodromes de l’Entente cordiale.

Entre autres avantages, notre politique coloniale avait eu celui de rassurer les plus méfiants sur nos prétendues ambitions continentales et nos désirs de revanche. Ce fut donc très naturellement qu’aux environs de 1890, ayant eu à se plaindre de l’Allemagne et redoutant les appétits de la Triple Alliance à l’égard de sa clientèle balkanique, la Russie vint chercher chez nous un appui, financier d’abord, militaire ensuite. En revanche, la même politique avait présenté un inconvénient, qui s’était révélé à la longue : inaugurée sur les terres sans maître, — sans maître européen s’entend, — elle s’était forcément poursuivie de manière à nous mettre en contact, et partant en conflit, avec la principale puissance coloniale du monde ou avec ses clients.

Presque partout, en Afrique, à Madagascar, en Extrême-Orient, les occasions de friction avec l’Empire britannique s’étaient multipliées, s’ajoutant aux anciennes querelles léguées par le passé aux Nouvelles-Hébrides, à Terre-Neuve ou ailleurs.

À plusieurs reprises, le cabinet de Saint-James, inquiet de nos progrès incessants, prit à notre égard des allures nettement agressives, comme s’il voulait provoquer une décision de notre part. La patience et la modération dont nous fîmes preuve dans le règlement de ces innombrables différends, réussirent finalement à dissiper la méfiance d’Albion ; et, lorsque le jeune et intempérant Guillaume II, ayant secoué le pesant joug de Bismarck, proclama que son avenir était sur mer, l’Angleterre s’avisa tardivement que le péril allait venir pour elle de Berlin bien plus que de Paris ; elle songea qu’elle aussi trouverait peut-être chez nous un concours efficace pour y parer.

Il ne faudrait pourtant pas croire que la France se fût laissé si complètement hypnotiser par les entreprises lointaines qu’elle eût perdu le souci de ses redoutables voisins du Rhin ; sans même parler des brutalités périodiques de ceux-ci, — telle l’affaire Schnaebelé en 1886, — le besoin d’assurer ses derrières pour garder sa liberté d’esprit dans l’œuvre coloniale obligeait notre Gouvernement à ne négliger aucune occasion de causer avec l’Allemagne. De son côté, la Wilhelmstrasse s’essayait de temps à autre à nous séduire par quelque vague ouverture afin de conciliation, dans l’espoir plus ou moins conscient de nous brouiller avec la Grande-Bretagne et de nous asservir aux subtiles combinaisons de son naissant impérialisme ; il en fut ainsi notamment, bien avant les célèbres tractations de 1909, en 1884 et en 1898. Mais chaque fois on s’aperçut, en serrant les choses de près, que le sourire cachait quelque venin, que la main tendue était toute prête à redevenir poing, et qu’en un mot, de part et d’autre, on ne pouvait espérer guérir l’inoubliable blessure de 1870. On vécut en paix sans doute, mais dans l’attente continue, d’une rupture, et l’on atteignit ainsi l’aurore du XXe siècle.

À ce moment surgit la question du Maroc, qui fut comme le confluent de tous nos efforts antérieurs, en même temps que le prologue du drame final. Plus heureuse que ses devancières, et parce que l’opinion publique s’était enfin formée à la conception de nos intérêts coloniaux, l’action gouvernementale s’étaya en cette affaire sur le consentement presque unanime du pays. Elle s’appuya, d’autre part, sur le concours effectif des alliés de Russie et des amis d’Angleterre. Elle y trouva matière à préparer le détachement de l’Italie de la Triplice. Et les péripéties souvent critiques de l’aventure, — Tanger et Agadir surtout, — furent pour la nation tout entière comme autant de coups de canon de semonce annonçant le danger prochain, autant de révulsifs et de stimulants réveillant peu à peu le patriotisme assoupi des masses profondes. Cette fois, on peut le dire, le sentiment national devança celui des gouvernements, s’élevant progressivement à la conscience du devoir imminent avant même que les chefs responsables crussent seulement à la possibilité d’une guerre aussi formidable. Qui n’a pas suivi pas à pas cette lente et silencieuse stratification de l’âme nationale, ne peut ni apprécier les merveilleuses réserves d’énergie de la race, ni comprendre l’admirable élan du 1er août 1914, l’incroyable endurance de nos poilus et l’inébranlable solidité des civils à l’heure des revers.

Telle a été, résumée dans ses traits essentiels, dégagée de ses bavures et de ses ombres, l’histoire de la troisième République. Aucune révélation future des archives ne saurait jamais en modifier ni les grandes lignes, ni la haute signification morale : œuvrer de tous et de chacun, de tous plus encore que de chacun, comme l’a été la guerre elle-même, puisque la majorité du pays n’a pas cessé, durant cinquante années, de soutenir les gouvernants, pourtant si variés et parfois si discordants, qui y ont participé ; œuvre pénible, assurément, mais grandiose et bienfaisante puisqu’elle a procuré son salut à la France.

Il est de mise, chez les dénigrants et les pessimistes, de contester notre aptitude colonisatrice, sans qu’on songe assez parmi ceux-là, pour citer un seul cas entre plusieurs, que nulle puissance au monde n’a jamais créé une colonie aussi prospère que l’Algérie dans le peu de lustres qui séparent l’insurrection de l’Aurès en 1873 des temps où nous vivons, et ce, malgré les incertitudes et les contradictions des systèmes politiques et administratifs qui y ont été successivement appliqués. De même en va-t-il pour notre action extérieure : le pays a montré, dans la poussée continue de l’instinct national, qu’il sait, quand besoin est, où tourner ses efforts pour prouver sa survivance aux désastres, pour s’imposer à l’estime de ses émules, pour faire rechercher son alliance. Ce qu’il a fait dans ce dernier demi-siècle est un sûr garant de l’avenir qu’il se prépare à lui-même aujourd’hui, paisible et laborieux, dans le tourbillon universel déchaîné par le récent cataclysme.

Complétant l’aphorisme connu de Montesquieu sur les mérites et aussi les exigences du régime républicain, l’illustre maréchal Foch a dit tout récemment à ses camarades de l’École polytechnique : « J’ajoute sans hésitation que ce Gouvernement est dans la guerre le plus fort, parce que c’est celui qui met en œuvre le plus de forces nationales ». Ce jugement mémorable, du grand chef et du profond penseur militaire, qu’aucun soupçon de courtisanerie politicienne ou démagogique n’a jamais effleuré, pourrait s’.étendre également à l’action extérieure de la France.

J’ai toujours été enclin à croire, quant à moi, que l’histoire, lorsqu’elle parle des temps reculés, prête aux grands hommes plus de plans préconçus et moins d’empirisme qu’ils n’en ont eu en réalité. A tout le moins, selon la comparaison chère à Albert Sorel, ils ont dû manœuvrer à la manière des capitaines de voiliers : avec une simple boussole, ou seulement une étoile pour fixer leur orientation générale, ils ont louvoyé suivant les vents ou les courants, sans toujours savoir quand et comment ils parviendraient au but. Quoi qu’il en soit à cet égard, les conditions présentes de la vie publique sont infiniment défavorables à l’éclosion des personnalités dominantes : l’immensité et la complexité des événements dépassent les limites intellectuelles des individus ; la rapidité et la multiplicité des communications, comme l’encombrement de l’existence parlementaire, excèdent leurs forces physiques normales, et leur crédit moral s’use rapidement, si bien qu’il leur est souvent impossible de seulement entrevoir la portée des incidents auxquels ils sont mêlés, comme aussi de conserver longtemps la direction des affaires. Aucune œuvre de longue haleine ne se peut désormais aborder, poursuivre et accomplir, ai elle n’est celle du pays tout entier. Or, à deux reprises, le Tiers-Etat sous la Révolution, la démocratie depuis 1871, ont su, en définitive, s’acquitter du devoir national dans les circonstances les plus effrayantes ou les plus déprimantes. C’est pourquoi notre foi doit demeurer plus solide que jamais dans les destinées prochaines de notre France victorieuse.


ANDRE LEBON.

  1. Ch. Schefer, D’une guerre à l’autre, Félix Alcan, éditeur, 1920.
  2. Les notes personnelles que j’ai données à la Revue il y a vingt ans sur cette époque de notre histoire coloniale, ont été reprises et détaillées dans La politique de la France en Afrique de 1896 à 1898, Pion, éditeur, 1901 ; cela me dispense d’y revenir ici. Mais je tiens à dire que le choix de Gallieni pour restaurer l’ordre et la paix française dans la grande ile m’avait été inspiré en partie par la correspondance privée du généra ! Lyautey, dont un ami m’avait alors donné connaissance et qui vient d’être publiée chez A. Colin. Un chef provoquant des appréciations si enthousiastes et si raisonnées de son subordonné m’apparut aussitôt digne des plus hauts emplois.
  3. Richelieu, Testament politique, 2e partie, chap. III.
  4. Voyez la Revue du 15 juin 1920.