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Cinquième rapport sur une mission en Basse-Bretagne/Le prince de Portugal

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LE PRINCE DE PORTUGAL.


Un prince de Portugal se met en route, accompagné d’un bossu, pour aller conquérir la princesse Ronkar, qui habite le château de Montauban[1]. La nuit les surprend dans une forêt. Le prince se fourre dans un tas de feuilles sèches, où il dort tranquillement, et le bossu monte sur un arbre, et ne dort pas. Des brigands viennent sous l’arbre partager leur or, et se raconter leurs exploits de la journée. Un d’entre eux, un boiteux, qui est le plus malin de la bande, annonce aux autres la présence du prince de Portugal dans le bois, avec sept mulets chargés d’argent ; et de plus, il indique de point en point la manière dont il lui faudrait s’y prendre pour réussir dans son entreprise, qui est d’enlever la princesse Ronkar du château de Montauban. Le prince, qui dort, n’entend rien, mais le bossu entend tout.

Le lendemain matin, quand les brigands sont partis, ils se remettent en route. Le bossu suit de point en point les instructions du brigand boiteux, et ils entrent, à midi juste, comme il le fallait, dans le château de Montauban. Tout le monde y dort à cette heure, et ils enlèvent facilement la princesse. Le prince l’épouse alors et il a un fils d’elle.

L’envie lui vient, un jour, de savoir comment le bossu, qui est devenu son ami intime, a pu le conseiller si sagement pour mener à bonne fin l’enlèvement de la princesse. Mais le bossu lui répond que c’est là un secret qu’il ne peut révéler, sans être aussitôt changé en statue de marbre (il l’avait aussi entendu dire au boiteux, dans la forêt). Le prince insiste tant, qu’il finit par lui dire tout, et aussitôt son corps devient de marbre, jusqu’aux épaules. Il vit pourtant encore dans cet état, et souffre beaucoup.

Le prince, désolé, et cherchant les moyens de délivrer son ami, retourne au bois, pour y passer une nuit, et il monte sur le même arbre où était monté le bossu, lors de leur voyage. Les mêmes brigands viennent sous l’arbre, partager leur or et se raconter les exploits de la journée, et il entend dire au même boiteux ce qu’il faut faire pour que le bossu, qui a livré son secret, revienne à son état naturel. Il faut que le prince tue lui même son jeune enfant, et qu’avec son sang encore chaud il arrose la statue de marbre… Quelque douleur qu’il en éprouve, le prince, revenu chez lui, tue son enfant et en recueille le sang dans un vase. Avec ce sang, il arrose la statue du bossu, et celui-ci revient à son état naturel.

— Vois, lui dit alors le prince, comme il faut que je t’aime, puisque, pour te délivrer, j’ai moi-même ôté la vie à mon enfant unique !

— Votre enfant n’est pas mort, lui répond le bossu ; venez vous en assurer.

Et en effet, en arrivant dans la chambre de l’enfant, ils le virent dans son berceau, qui leur souriait et leur tendait les bras.


Le boiteux de ce conte, espèce de sorcier ou magicien qui habite les bois, rappelle à l’esprit le roi Obéron, de Huon de Bordeaux.

L’épisode de l’homme changé en statue pour avoir révélé un secret, et qui ne peut être délivré qu’en l’arrosant avec le sang encore chaud de l’enfant tué par le père lui-même, se retrouve aussi dans le fidèle Jean des frères Grimm. Les Mille et une nuits ont également un homme changé en statue de pierre, dans le conte : le roi des Îles Noires.



  1. Le nom du château de Montauban est populaire dans nos campagnes, et cela, je présume, à cause du mystère breton des Quatre fils Aimon, qui y est très-répandu. Lorsqu’on parle d’un château bien fort et bien beau, on dit communément : comme le château de Montauban.