Clélie, histoire romaine/Partie 1/Livre I/01

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Augustin Courbé Voir et modifier les données sur Wikidata (Tome Ip. 1-28).

CLELIE,
HISTOIRE
ROMAINE.


PREMIERE PARTIE



LIVRE PREMIER.


IL ne fut iamais vn plus beau iour que celuy qui deuoit preceder les Nopces de l’illuſtre Aronce, & de l’admirable Clelie : & depuis que le Soleil auoit commencé de couronner le Printemps de Roſes & de Lis, il n’auoit iamais eſclairé la fertile Campagne de la delicieuſe Capouë, auec des Rayons plus purs, ny reſpandu plus d’or & de lumiere dans les Ondes du fameux Vulturne, qui arroſe ſi agreablement vn des plus beaux Païs du monde. Le Ciel eſtoit ſerain, le Fleuue eſtoit tranquile, tous les Vents eſtoient renfermez dans ces Demeures ſouſterraines, d’où ils ſçauent ſeuls les routes & les deſtours ; & les Zephirs meſme n’auoient pas alors plus de force qu’il en falloit pour agiter agreablement les beaux cheueux de la belle Clelie : qui ſe voyant à la veille de rendre heureux le plus parfait Amant qui fut iamais, auoit dans le cœur, & dans les yeux, la meſme tranquilité qui paroiſſoit eſtre alors en toute la Nature. Pour Aronce, quoy qu’il euſt encore plus de ioye que Clelie, parce qu’il auoit encore plus d’amour ; il ne laiſſoit pas d’auoir quelquefois vne certaine agitation d’eſprit, qui reſſembloit à l’inquietude durant quelques momens. En effet il trouuoit qu’il n’euſt pas teſmoigné aſſez d’ardeur, ſi la seule eſperance d’eſtre heureux le lendemain l’euſt entierement ſatisfait : ainſi il murmuroit contre la longueur des iours, quoy qu’il ne fuſt encore qu’aux premiers iours du Printemps ; & il regardoit alors les heures comme des Siecles. Cette douce inquietude, qui n’eſtoit cauſée que par vne impatience amoureuſe, ne l’empeſchoit pourtant pas d’eſtre de fort agreable humeur : quoy qu’il euſt d’ailleurs quelque choſe dans l’eſprit qui luy donnoit de la peine. En effet il s’imaginoit toujours qu’il arriueroit quelque accident qui retarderoit encore ſon bonheur, comme il auoit eſté retardé : car il euſt deſia eſpouſé ſa Maiſtreſſe, n’euſt eſté que le Fleuue au bord duquel eſtoit vne tres belle Maiſon, où Clelius auoit reſolu de faire les Nopces de ſa Fille, s’eſtoit accrû d’vne ſi terrible maniere, qu’il n’y auoit pas eu moyen de ſonger à faire vne Feſte pendant vn rauage ſi extraordinaire. Car ce Fleuue s’eſtoit débordé tout d’vn coup, auec vne telle impetuoſité, que durant douze heures ſes eaux auoient augmenté de moment en moment. De plus, le Vent, les Eſclairs, le Tonnerre, & vne pluye eſpouuantable, auoient encore adiouſté tant d’horreur à cette innondation, qu’on euſt dit que tout deuoit perir. L’eau du Fleuue ſembloit ſe vouloir eſleuer iuſques au Ciel ; & l’eau qui tomboit du Ciel eſtoit ſi abondante, & ſi agitée, par les diuers tourbillons qui s’entre-choquoient, que le Fleuue faiſoit autant de bruit que la Mer, & la Pluye en faiſoit meſme autant que la chûte des plus fiers Torrens en peut faire. Auſſi ce rauage fit-il d’eſtranges deſordres dans cét aimable Païs : car il démolit pluſieurs Baſtimens, publics & particuliers ; il deſracina des Arbres ; couurit les Champs de Sable & de Pierres ; aplanit des Colines ; creuſa des Campagnes ; & changea preſques toute la face de cette petite Contrée. Mais ce qu’il y eut de remarquable, fut que lors que cét Orage fut paſſé, on vit que le rauage des eaux auoit déterré les ruines de diuers Tombeaux magnifiques, dont les Inſcriptions eſtoient à moitié effacées : qu’en quelques autres lieux, il auoit deſcouuert de grandes Colomnes toutes d’vne piece : pluſieurs ſuperbes Vaſes antiques d’Agathe, de Porphire, de Iaſpe, de Terre Samienne, & de pluſieurs autres matieres precieuſes : de ſorte que cét endroit au lieu d’auoir perdu quelque choſe de ſa beauté, auoit aquis de nouueaux ornemens. Auſſi eſtoit-ce aupres de ces belles & magnifiques ruines, qu’Aronce & Clelie, conduits par Clelius, & par Sulpicie ſa Femme, & accompagnez d’vne petite Troupe choiſie qui deuoit eſtre aux Nopces de ces illuſtres Amants qui ſe deuoient faire le lendemain, ſe promenoient auec beaucoup de plaiſir : Aronce ne ſe ſouuenant plus alors de toutes les peines que ſes Riuaux luy auoient données. Car le temps de ſon bonheur ſembloit eſtre ſi proche ; le iour eſtoit ſi beau ; le lieu ſi agreable ; la Compagnie ſi diuertiſſante & si enioüée ; & Clelie eſtoit ſi belle, & luy eſtoit ſi fauorable ; qu’il n’eſtoit pas poſſible que ce qu’il y auoit encore de fâcheux en ſa fortune, le fuſt aſſez, pour l’empeſcher d’auoir vne ioye exceſſiue, bien qu’elle fuſt quelquesfois interrompuë, comme ie l’ay deſia dit, par quelque inquiettude. C’eſt pourquoy voulant alors teſmoigner à la belle & incomparable Clelie vne partie des ſentimens de ioye qu’il auoit dans l’ame, il la ſepara adroitement de dix ou douze pas de cette agreable Troupe qui les ſuiuoit : luy ſemblant que ce qu’il diſoit à Clelie lors qu’il n’eſtoit entendu que d’elle, faiſoit beaucoup plus d’impreſſion dans ſon eſprit. Mais lors qu’il voulut paſſer d’vne conuerſation generale, à vne conuerſation particuliere ; & qu’il tourna la teſte pour voir s’il eſtoit aſſez loin de ceux qui les ſuiuoient, pour n’eſtre entendu que de Clelie ; il vit paroiſtre à l’entrée d’vn petit Bois, qui n’eſtoit qu’à trente pas d’eux, le plus braue, & le plus honneſte homme de ſes Riuaux, qui s’apelloit Horace : & il l’y vit paroiſtre accompagné de quelques-uns de ſes Amis. Cette veuë ſurprit ſans doute Aronce : mais elle ſurprit pourtant encore plus Clelie : qui craignant de voir arriuer quelque funeſte accident, quitta Aronce pour aller vers ſon Pere, afin de l’obliger à faire ce qu’il pourroit, pour empeſcher qu’Horace & cét heureux Amant n’en vinſſent aux mains. Mais à peine eut elle fait cinq ou ſix pas, qu’vn tremblement de Terre effroyable, où ce Païs-là eſt ſi ſuiet, commença tout d’vn coup : & commença auec vne telle impetuoſité, que la Terre s’entre-ouurant entre Aronce & Clelie, auec des mugiſſemens auſſi effroyables que ceux de la Mer irritée, il en ſortit en vn inſtant vne Flame ſi eſpouuentable, qu’elle les déroba eſgallement à la veuë l’vn de l’autre : & tout ce que vit alors le malheureux Aronce, fut que la Terre s’entre-ouurant de par tout, il eſtoit enuironné de Flames ondoyantes, qui faiſant autant de Figures differentes qu’on en voit quelquefois aux Nuës, luy firent voir le plus affreux obiet du monde. Leur couleur bleüatre, entre-meſlée de rouge, de iaune, & de vert (qui s’entortilloient enſemble de cent bizarres manieres) rendoient la veuë de ces Flames ſi affreuſe, que tout autre cœur que celuy d’Aronce auroit ſuccombé en vne pareille rencontre. Car cet Abiſme qui s’eſtoit entre-ouuert entre Clelie & luy, & qui les auoit ſeparez auec tant de violence ; auoit quelque choſe de ſi terrible à voir, que l’imagination ne ſçauroit ſe le figurer. En effet vne fumée eſpaiſſe & noire, ayant preſques en vn moment caché le Soleil, & obſcurci l’air, comme s’il euſt eſté nuit, on voyoit quelquesfois ſortir de ce Gouffre vne abondance eſtrange de Flames tumultueuſes ; qui ſe dilatant apres dans l’air, eſtoient emportées comme des Tourbillons de feu, par les Vents qui ſe leuerent alors de diuers coſtez. Ce qu’il y auoit encore d’eſtonnant, eſtoit que dans le meſme temps que la Foudre faiſoit retentir tous les lieux d’alentour d’vn eſpouuantable bruit ; on entendoit mille Tonnerres ſoûterrains, qui par des ſecouſſes terribles, qui faiſoient encore de nouuelles ouuertures à la Terre ; ſembloient auoir eſbranlé le Centre du Monde ; & vouloir remettre la Nature en ſa premiere confuſion. Mille Pierres embraſées, ſortant de ce Gouffre enflamé, eſtoient eſlancées en haut auec des ſifflemens effroyables ; & retomboient en ſuitte dans la Campagne, ou prés ou loing, ſelon que l’impetuoſité qui les pouſſoit, ou leur propre poids les faiſoit retomber. En quelques endroits de la Plaine, on voyoit des Flames boüillonner comme des Sources de feu : & il s’exhalloit de ces terribles Feux, vne odeur de Souffre & de Bitume, ſi incommode, qu’on en eſtoit preſque ſuffoqué. Ce qu’il y auoit encore de ſurprenant, eſtoit qu’au milieu de tant de Feux, il y auoit des endroits d’où il ſortoit des Torrens : qui en quelques lieux eſteignoient la flame, & augmentoient la fumée : & qui en quelques autres eſtoient eux meſmes conſumez par les feux qu’ils rencontroient. Mais ce qu’il y eut de plus terrible, fut qu’il ſortit tout d’vn coup de cét Abiſme, vne ſi prodigieuſe quantité de Cendres embraſées, que l’Air, la Terre, & le Fleuue, en furent preſque entierement ou remplis, ou couuerts. Cependant comme de moment en moment la Terre s’eſbranloit touſiours dauantage, la Maiſon où les Nopces d’Aronce & de Clelie ſe deuoient faire fut abatuë ; le Bourg tout entier où elle eſtoit ſcituée fut enſeveli ſous ſes propres ruines ; pluſieurs Troupeaux dans la Campagne furent eſtouffez ; grand nombre de Gens perirent ; & on n’a iamais entendu parler d’vn tel deſordre. Car ceux qui eſtoient ſur la Terre, cherchoient de petits Batteaux pour ſe mettre ſur le Fleuve, penſant y eſtre plus ſeurement : & ceux qui eſtoient ſur le Fleuve, abordoient en diligence, s’imaginant qu’ils ſeroient moins en peril ſur la Terre. Ceux des Plaines, fuyoient aux Montagnes : & ceux des Montagnes, deſcendoient dans les Plaines. Ceux qui eſtoient dans les Bois, taſchoient de gagner la Campagne : & ceux de la Campagne, faiſoient ce qu’ils pouuoient pour ſe ſauuer dans les Bois : chacun s’imaginant que la place où il n’eſtoit pas, eſtoit plus ſeure que celle où il eſtoit. Cependant au milieu de ce tremblement de Terre ſi eſpouuantable de ces Flames ſi terribles ; de ces effroyables Tonnerres, Celeſtes, & Souſterrains ; de ces Torrens impetueux ; de cette eſpaiſſe fumée ; de cette odeur de Souffre & de Bithume ; de ces Pierres enflammées ; & de cette Nuë de Cendres embraſées, qui fit perir tant de Gens & tant de Troupeaux aux lieux meſmes où la Terre ne trembla point. Au milieu, dis-ie, d’vn ſi grand peril, Aronce qui ne voyoit rien de viuant que luy, ne ſongeoit qu’à ſon aimable Clelie : & aprehendant pour elle, tout ce qu’il n’aprehendoit pas pour luy meſme, il auoit fait tout ce qu’il auoit pû, pour taſcher de la reioindre. Mais il n’auoit pas eſté Maiſtre de ſes actions : car lors qu’il auoit voulu aller d’un coſté, l’eſbranlement de la Terre l’auoit ietté de l’autre : de ſorte qu’il auoit eſté contraint de se laiſſer conduire à la Fortune, qui le ſauua d’vn ſi grand peril. Cependant lors que ce grand deſordre fut paſſé ; que ces flames enſouffrées se furent eſteintes ; que la Terre ſe fut raffermie en cét endroit ; que le bruit fut ceſſé ; que les Tenebres furent diſſipées, apres auoir duré de reste du iour & toute la nuit ; Aronce se trouua au leuer du Soleil, sur vn grand monceau de Cendres & de Cailloux, d’où il pouuoit deſcouurir ce funeste Païſage. Mais il fut bien eſtonné de ne voir plus ny la Maison où il auoit couché, ny le Bourg où elle eſtoit ; & de voir vne partie d’vn Bois qui eſtoit proche de là renuerſé : & toute la Campagne couuerte de Gens ou de Troupeaux morts. De ſorte que la crainte eſtant alors plus forte en son eſprit que l’eſperance, il deſcendit de deſſus cette Coline de Cendres ; mais dés qu’il en fut deſcendu, il vit ſortir d’vn de ces Tombeaux que le Fleuue débordé auoit deſcouuerts, Clelius, & Sulpicie, qui s’y eſtoient retirez : car par vn cas fortuit eſtrange, le tremblement de Terre n’acheua pas de les deſtruire. D’abord Aronce eut vne ioye extréme de les voir : il eſpera meſme que Clelie les auroit ſuivis, & ſortiroit auſſi de ce Tombeau: mais il n’en vit ſortir que deux de leurs Amis, & trois de leurs Amies, si bien que s’auançant diligemment vers Sulpicie, de qui il eſtoit le plus proche ; eh de grace, luy dit-il, dittes moy où eſt l’aimable Clelie ? Helas, luy reſpondit cette Mere affligée, ie m’auançois vers vous pour vous demander si vous ne ſçauiez point ce qu’elle eſt deuenuë : car enfin tout ce que i’en ſçay eſt que dans le meſme temps qu’elle vous a eu quitté pour s’auancer vers ſon Pere, i’ay veû Horace ſuiuy de ceux qui l’accompagnoient qui venoit vers elle : & ie n’ay plus veû un moment apres que des Tourbillons de flames, qui nous ont forcez Clelius & moy, de nous ſauuer dans vn de ces Tombeaux, auec ceux qui eſtoient le plus prés de nous. A peine Sulpicie eut-elle acheué de prononcer ces paroles, qu’Aronce ſans regarder ny Clelius, ny Sulpicie, ny ceux qui eſtoient avec eux, ſe mit à chercher parmy ces grands monceaux de Cendres, ſans ſçauoir luy meſme bien preciſément ce qu’il cherchoit  : & Clelius, Sulpicie, & ceux qui les ſuiuoient, ſe mirent à chercher auſſi bien que luy, s’ils ne trouueroient nulles marques de la vie, ou de la mort de Clelie. Mais plus ils chercherent, plus leur douleur augmenta : car ils trouuerent vne Amie de cette admirable Fille, eſtouffée dans ces Cendres bruſlantes qui eſtoient tombées ſur elle : & ils virent aupres de ſon corps celuy d’vn Amant qu’elle auoit, qui auoit eu le meſme deſtin. Ce lamentable obiet, tout funeſte qu’il eſtoit, obligea pourtant Aronce à porter enuie à ce malheureux Amant; puis que du moins il auoit eu l’auantage de mourir aupres de ſa Maiſtreſſe. Mais comme ces deux Perſonnes n’eſtoient plus en eſtat d’auoir beſoin d’aucun ſecours, ils ne s’y arreſterent pas : & Clelius ordonna ſeulement à deux de ſes Domeſtiques qu’il retrouua, de deſgager ces corps de dedans ces Cendres, & de demeurer aupres, iuſques à ce qu’on pûſt les enuoyer querir : en ſuite dequoy il continua de chercher comme les autres, mais ils chercherent tous inutilement. Cependant on voyoit alors de par tout des Gens qui ſortoient ou des Bois qui eſtoient proches ; ou des ruines de ces Maisons qui eſtoient abatuës ; ou qui ſe releuant de Terre, alloient chercher ou leurs Parens, ou leurs Amis : car cét accident auoit diſperſé toutes les Familles. Ainsi on en voyoit qui pleuroient pour leurs Peres ; d’autres pour leurs Enfans ; d’autres pour leurs Maisons ruinées ; d’autres pour leurs Troupeaux eſtouffez ; & d’autres pour la ſeule crainte d’auoir perdu ce qu’ils cherchoient : car encore que les tremblemens de Terre ayent touſiours eſté aſſez frequents en cét aimable Païs ; la douleur de ceux qui s’eſtoient trouvez engagez en celuy-cy, n’en eſtoit pas moins grande. Mais entre tant de malheureux, dont ce funeſte Païsage eſtoit tout couuert, Aronce, l’infortuné Aronce, eſtoit le plus deſeſperé : son affliction eſtoit ſi forte, qu’il n’auoit pas la liberté de s’en pleindre : & ce fut veritablement en cette rencontre qu’il fut aiſé de diſcerner la difference qu’il y a de la douleur d’vn Pere & d’vne Mere à celle d’vn Amant. Car encore que Clelius & Sulpicie fuſſent en une peine extréme de leur Fille, il eſtoit aiſé de voir qu’Aronce ſouffroit incomparablement plus qu’eux, quoy qu’ils ſouffriſſent beaucoup. Mais à la fin voyant qu’ils n’aprenoient rien de ce qu’ils cherchoient, ils iugerent que comme ils eſtoient eſchapez, Clelie pourroit auſſi eſtre eſchapée : ainſi, ils creurent qu’il eſtoit à propos de s’en retourner à Capouë, afin de voir ſi quelqu’vn ne l’y auroit point remenée. Si bien que cette legere eſperance ayant paſſé du cœur de Clelius dans celuy d’Aronce, le rendit capable de ſonger à chercher les voyes d’y retourner. Il est vray que le hazard leur en fournit vne : car ils trouuerent un Chariot vuide, que le tremblement de Terre n’auoit fait que renverser, & qu’engager ſous des Cendres comme on le remenoit à Capouë. De ſorte que l’ayant deſgagé, & s’eſtant trouué vn homme qui le ſçavoit conduire, ils ſe mirent dedans, apres que les moins affligez de cette Troupe, eurent donné ordre pour faire porter à Capouë les corps de ces deux Amans : & qu’ils eurent obligé ceux auec qui ils eſtoient, à faire vn leger repas à la premiere Habitation qu’ils trouuerent. Car ce qu’il y eut de remarquable en ce tremblement de Terre, fut qu’il ne s’eſtendit que depuis le Bourg où les Nopces d’Aronce ſe deuoient faire, iusques à Nole : & que depuis là iusques à Capouë, il n’y eut autre mal que celuy que la chutte de ces Cendres embraſées y fit en quelques endroits. La douleur d’Aronce redoubla pourtant en y arriuant, lors qu’il vit qu’il n’y aprenoit nulle nouuelle de ſa chere Clelie, ny de ſon Riual. Il est vray qu’il ne fut pas long temps ſans ſçauoir qu’Horace n’eſtoit point mort : parce qu’il fut aduerti par vn homme de ſa connoiſſance, qu’vn Amy particulier d’Horace, qui se nommoit Stenius, en auoit reçeu vne Lettre le matin. De ſorte que pouſſé par vne curioſité que l’excés de ſa paſſion rendoit infiniment forte, il fut le chercher chez luy, où il ne le trouua pas : mais comme on luy eut dit qu’il s’eſtoit allé promener dans vne grande Place qui eſtoit derriere vn Temple de Diane qui eſtoit à Capouë, il fut l’y trouuer. Comme Stenius connoiſſoit extrémement Aronce, il le reçeut avec ciuilité, quoy qu’il fuſt Riual de ſon Amy : ſi bien qu’Aronce eſperant qu’il ne luy refuſeroit pas ce qu’il vouloit luy demander, l’aborda auſſi fort ciuilement. Je n’ignore pas Stenius, luy dit-il, que vous eſtes plus Amy d’Horace que de moy : auſſi ne veux-ie pas vous propoſer de trahir le ſecret qu’il vous a confié : mais ſçachant d’vne certitude infaillible, que vous en auez auiourd’huy reçeu vne Lettre, ie viens vous coniurer, & vous coniurer auec ardeur, de me vouloir dire ſeulement s’il ne vous aprend pas que Clelie ſoit viuante. Ie ne vous demande pas, adiouſta-t’il, que vous me diſiez ny où il va, ny où il eſt preſentement : car comme ie ſçay bien que l’honneur ne vous permet pas de me le dire, ie croy qu’il ne me permet pas auſſi de vous le demander : & i’ay meſme ſi bonne opinion de vous, que ie ſuis perſuadé que ie vous le demanderois inutilement : c’eſt pourquoy ie ne veux pas que la force de mon amour, m’oblige à vous faire vne inutile propoſition. Mais Stenius, tout ce que ie veux de vous, eſt qu’en faueur d’vn Amant affligé, vous me diſiez ſeulement, Clelie eſt viuante, ſans me dire en quel lieu de la Terre Aronce la mene : & pour vous y obliger, pourſuivit-il, i’ay à vous dire que quand vous ne me le direz pas, ie ne laiſſeray pas d’agir comme ſi ie ſçavois auec certitude que Clelie n’eſt pas morte, & que mon Riual la tient ſous ſa puiſſance : c’eſt pourquoy ie croy que ſans choquer la fidelité que vous deuez à Horace, vous pouuez ne me refuſer pas. Ie ne vous nieray point, repliqua Stenius, que i’ay reçeu auiourd’huy vne Lettre d’Horace, puis que vous le ſçauez : & ie vous aduoüeray meſme que ie l’ay preſentement ſur moy : mais en meſme temps ie vous diray que ie ſuis eſtrangement ſurpris, que vous me demandiez vne choſe que ie ne dois pas faire : & que ie veux meſme croire que vous ne feriez pas ſi vous eſtiez en ma place. Si ie vous demandois quelque choſe qui pûſt nuire à voſtre Amy, repliqua Aronce, vous auriez raiſon de parler comme vous faites : mais ie ne vous demande que ce qui peut conſoler vn malheureux Amant, ſans que cette conſolation puiſſe nuire à ſon Riual : & ſi vous auiez aimé, vous ne me refuſeriez ſans doute pas. Ie ne ſçay ce que ie ferois comme Amant, reprit fierement Stenius, mais ie ſçay bien que comme Amy d’Horace, ie ne vous dois rien dire où il ait intereſt : & que ie dois trouuer fort eſtrange que vous m’ayez demandé vne chose que ie ne pourrois faire ſans laſcheté. Pour vous la faire faire avec honneur (reprit Aronce, en mettant l’Eſpée à la main) il faut que vous souſteniez auſſi bien voſtre opiniaſtreté : & que vous deffendiez meſme la Lettre d’Horace, puis que vous ne voulez pas que ie ſçache ſi Clelie eſt viuante ou morte. A ces mots, Stenius ſe reculant de quelques pas, mit l’Eſpée à la main, auſſi bien qu’Aronce ; & deuant que des Gens qui les voyoient faire de loing, puſſent eſtre à eux, Aronce eut non ſeulement deſarmé & vaincu Stenius, mais il luy eut meſme arraché la Lettre d’Horace : apres quoy il ſe retira diligemment chez Clelius, où il ouurit cette Lettre de ſon Riual, qui eſtoit telle.