Clélie, histoire romaine/Partie 1/Livre I/06

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Augustin Courbé Voir et modifier les données sur Wikidata (Tome Ip. 340-344).

ARONCE
A CLELIE.



VOvs venez de donner à Celere vne ſi grande marque de bonté, que pouuant ce me ſemble eſperer que vous en aurez auſſi pour moy, ie ne veux point vous parler de luy : & i’aime mieux donner vne nouuelle matiere à cette haute vertu, qui donne tant de charmes à voſtre beauté. Mais charmante Clelie, comme on ne peut iamais teſmoigner plus de bonté, qu’en pardonnant vn crime où l’on a ſeul intereſt ; il faut que ie vous aprenne que i’en ay commis vn qui ne regarde que vous, afin que prenant la genereuſe reſolution de me le pardonner, ie puiſſe apres le commettre innocemment toute ma vie. Car pour ne vous déguiſer rien, le crime que i’ay commis, c’eſt que ie vous aime plus que vous ne voulez eſtre aimée : & que le glorieux nom de Frere que vous me donnez, conuient ſi peu auec les ſentimens que i’ay pour vous, que ie ne le puis plus accepter. Permettez moy donc de porter celuy de voſtre Eſclaue, ſi vous voulez me combler de gloire : mais afin que ma paſſion ne vous offence pas, ſçachez que vous auez vn pouuoir ſi abſolu ſur moy, que ie ne deſireray meſme que ce que vous ne me voudrez pas refuſer : & que ie vous aime enfin d’vne maniere ſi pure, que ſi vous pouuiez voir mon cœur, vous n’auriez iamais l’iniuſtice d’en vouloir effacer voſtre Image. Ie ſçay bien aimable Clelie, que ie ſuis vn malheureux inconnu : mais ie ſçay bien auſſi que ſi vous connoiſsiez bien ma flame, & la pureté de mes ſentimens, vous ne vous offenceriez pas d’eſtre aimée de la façon dont ie vous aime : donnez vous donc la peine de les connoiſtre, & ne me condamnez pas ſans cela, ie vous en coniure. Mais afin que ie ſçache ſi vous m’accordez ce que ie vous demande, ie vous declare que ſi vous ne me reſpondez point, ie croiray que vous respondez fauorablement à mon amour : & que ie n’auray qu’à vous aller rendre grace. Que ſi au contraire vous prenez la reſolution de me maltraiter, i’aimeray encore mieux receuoir vne cruelle Lettre que de n’en receuoir pas. Mais de grace ne me deſesperez pourtant pas tout à fait : car dans la paſſion que i’ay pour vous, ie ne puis perdre l’esperance ſans perdre la vie.


La lecture de cette Lettre ſurprit ſi fort Clelie, qu’elle n’a pû dire elle meſme ce qu’elle ſentit en la liſant : car comme elle auoit vne fort grande eſtime pour Aronce, & meſme beaucoup d’inclination, elle ne pouuoit pas auoir vne colere deſobligeante pour luy. Cependant ſa modeſtie naturelle, ne laiſſa pas de luy en donner : il eſt vray que comme elle ſçauoit les ſentimens de ſon Pere, elle fut ſuiuie de quelque moment de douleur ; de voir qu’il ne luy eſtoit pas permis de donner nulle eſperance raiſonnable, au ſeul homme du monde qu’elle euſt creû digne d’elle, ſi elle euſt ſçeu ſa naiſſance : & ſi ſon Pere n’euſt pas eu intention de ne la marier iamais qu’à vn Romain. Si bien que cét eſtonnement, cette colere, & cette douleur, occuperent ſi fort ſon eſprit, qu’elle penſa ne lire pas la Lettre d’Horace : & ſi ſa propre reſuerie ne la luy euſt fait ouurir ſans y penſer, elle ſe ſeroit couchée ſans la voir. Mais l’ayant ouuerte ſans en auoir le deſſein ; & voyant que la Chanſon qu’elle auoit demandée à Horace n’y eſtoit pas, & que ce n’eſtoit qu’vne Lettre, elle la leût : & ne la leût pas auec moins d’eſtonnement qu’elle auoit leû celle d’Aronce : car enfin madame, ie puis vous en montrer la Coppie, que ie m’en vay vous lire : puis que vous ne voulez rien ignorer, de toutes les choſes où Aronce a intereſt.