Clélie, histoire romaine/Partie 1/Livre I/10

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Augustin Courbé Voir et modifier les données sur Wikidata (Tome Ip. 394-498).

HERMINIVS
A LA BELLE
CLELIE.



COmme ie ne puis aller de Nouuelle amitié à Tendre, ſi vous ne me tenez voſtre parole, ie vous demande la Carte que vous m’auez promiſe : mais en vous la demandant, ie m’engage à partir dés que ie l’auray reçeuë, pour faire vn voyage que i’imagine ſi agreable, que i’aimerois mieux l’auoir fait que d’auoir veû toute la Terre, quand meſme ie devrois receuoir vn Tribus de toutes les Nations qui ſont au Monde.

Lors que Clelie reçeut ce Billet, i’ay ſçeu qu’elle auoit oublié ce qu’elle auoit promis à Herminius : & que n’ayant eſcouté toutes les prieres que nous luy auions faites, que comme vne choſe qui nous diuertiſſoit alors, elle auoit penſé qu’il ne nous en ſouuiendroit plus le lendemain. De ſorte que d’abord le Billet d’Herminius la ſurprit : mais comme dans ce temps là, il luy paſſa dans l’eſprit vne imagination qui la diuertit elle meſme, elle penſa qu’elle pourroit effectiuement diuertir les autres : ſi bien que ſans heſiter vn moment, elle prit des Tablettes, & eſcriuit ce qu’elle auoit ſi agreablement imaginé : & elle l’executa ſi viſte, qu’en vne demie heure elle eut commencé, & acheué ce qu’elle auoit penſé ; apres quoy ioignát vn Billet à ce qu’elle auoit fait, elle l’enuoya à Herminius, auec qui Aronce & moy eſtions alors. Mais nous fuſmes bien eſtonnez, lors qu’Herminius apres auoir veû ce que Clelie luy venoit d’enuoyer, nous fit voir que c’eſtoit effectiuement vne Carte deſſignée de ſa main, qui enſeignoit par où l’on pouuoit aller de Nouuelle Amitié à Tendre : & qui reſſemble tellement à vne veritable Carte, qu’il y a des Mers, des Riuieres, des Montagnes, vn Lac, des Villes & des Villages : & pour vous le faire voir Madame, voyez ie vous prie vne Copie de cette ingenieuſe Carte, que i’ay touſiours conſeruée ſoigneuſement depuis cela.

A ces mots Celere donna effectiuement la Carte qui ſuit cette page, à la Princeſſe des Leontins, qui en fut agreablement ſurpriſe : mais afin qu’elle en connuſt mieux tout l’artifice, il luy expliqua l’intention que Clelie auoit euë, & qu’elle auoit elle meſme expliquée à Herminius dans le Billet qui accompagnoit cette Carte. Si bien qu’apres que la Princeſſe des Leontins l’eut entre les mains, Celere luy parla ainſi.

Vous vous ſouuenez ſans doute bien Madame, qu’Herminius auoit prié Clelie de luy enſeigner par où l’on pouuoit aller de Nouuelle Amitié à Tendre : de ſorte qu’il faut commencer par cette premiere Ville qui eſt au bas de cette Carte, pour aller aux autres : car afin que vous compreniez mieux le deſſein de Clelie, vous verrez qu’elle a imaginé qu’on peut auoir de la tendreſſe par trois cauſes differentes : ou par vne grande eſtime, ou par reconnoiſſance, ou par inclination : & c’eſt ce qui l’a obligée d’eſtablir ces trois Villes de Tendre, ſur trois Riuieres qui portent ces trois noms, & de faire auſſi trois routes differentes pour y aller. Si bien que comme on dit Cumes ſur la Mer d’Ionie, & Cumes ſur la Mer Thyrrene, elle fait qu’on dit Tendre ſur Inclination, Tendre ſur Eſtime, & Tendre ſur Reconnoiſſance. Cependant comme elle a preſupoſé que la tendreſſe qui naiſt par inclination, n’a beſoin de rien autre choſe pour eſtre ce qu’elle eſt ; Clelie, comme vous le voyez Madame, n’a mis nul village, le long des bords de cette Riuiere, qui va ſi viſte, qu’on n’a que faire de logement le long de ſes Riues, pour aller de Nouuelle Amitié, à Tendre. Mais pour aller à Tendre ſur Eſtime, il n’en eſt pas de meſme : car Clelie a ingenieuſement mis autant de villages qu’il y a de petites & grandes choſes, qui peuuent contribuer à faire naiſtre par eſtime, cette tendreſſe dont elle entend parler. En effet, vous voyez que de Nouuelle Amitié, on paſſe à vn lieu qu’elle apelle Grand eſprit, parce que c’eſt ce qui commence ordinairement l’eſtime : en ſuite vous voyez ces agreables Villages de Iolis Vers, de Billet galant, & de Billet doux, qui ſont les operations les plus ordinaires du grand eſprit dans les commencemens d’vne amitié. En ſuite pour faire vn plus grand progrés dans cette route, vous voyez Sincerité, Grand Cœur, Probité, Generoſité, Reſpect, Exactitude, & Bonté, qui eſt tout contre Tendre : pour faire connoiſtre qu’il ne peut y auoir de veritable eſtime, ſans bonté & qu’on ne peut arriuer à Tendre de ce coſté là, ſans auoir cette precieuſe qualité. Apres cela Madame, il faut s’il vous plaiſt retourner à Nouuelle Amitié, pour voir par quelle route on va de là à Tendre ſur Reconnoiſſance. Voyez donc, ie vous en prie, comment il faut aller d’abord de Nouuelle Amitié à Complaiſance : en ſuitte à ce petit Village, qui ſe nomme Soumiſſion : & qui en touche vn autre fort agreable, qui s’appelle Petits Soins. Voyez, dis-ie, que de là, il faut paſſer par Aſſiduité, pour faire entendre que ce n’eſt pas aſſez d’auoir pendant quelques iours tous ces petits ſoins obligeans, qui donnent tant de reconnoiſſance, ſi on ne les a aſſidûment. En ſuite vous voyez qu’il faut paſſer à vn autre Village qui s’apelle Empreſſement : & ne faire pas comme certaines Gens tranquiles, qui ne ſe haſtent pas d’vn moment, quelque priere qu’on leur face : & qui ſont incapables d’auoir cét empreſſement qui oblige quelquesfois ſi fort. Apres cela vous voyez qu’il faut paſſer à Grands Seruices : & que pour marquer qu’il y a peu de Gens qui en rendent de tels, ce Village eſt plus petit que les autres. En ſuite, il faut paſſer à Senſibilité, pour faire connoiſtre qu’il faut ſentir iuſques aux plus petites douleurs de ceux qu’on aime : apres il faut pour arriuer à Tendre, paſſer par Tendreſſe, car l’amitié attire l’amitié. En ſuite il faut aller à Obeïſſance : n’y ayant preſques rien qui engage plus le cœur de ceux à qui on obeït, que de le faire aueuglément : & pour arriuer enfin où l’on veut aller, il faut paſſer à Conſtante Amitié, qui eſt ſans doute le chemin le plus ſeur, pour arriuer à Tendre ſur reconnoiſſance. Mais Madame, comme il n’y a point de chemin où l’on ne ſe puiſſe eſgarer, Clelie a fait, comme vous le pouuez voir, que ſi ceux qui ſont à Nouuelle Amitié, prenoient vn peu plus à droit, ou vn peu plus à gauche, ils s’égareroient auſſi : car ſi au partir de Grand Eſprit, on alloit à Negligence, que vous voyez tout contre ſur cette Carte ; qu’en ſuite continuant cét eſgarement, on allaſt à Ineſgalité ; de là à Tiedeur ; à Légereté, & à Oubly ; au lieu de ſe trouuer à Tendre ſur Eſtime, on ſe trouueroit au Lac d’Indifference, que vous voyez marqué ſur cette Carte ; & qui par ſes eaux tranquiles, repreſente ſans doute fort iuſte, la choſe dont il porte le nom en cét endroit. De l’autre coſté, ſi au partir de Nouuelle Amitié, on prenoit vn peu trop à gauche, & qu’on allaſt à Indiſcretion, à Perfidie, à Orgueil, à Meſdiſance, ou à Meſchanceté ; au lieu de ſe trouuer à Tendre ſur Reconnoiſſance, on ſe trouueroit à la Mer d’Inimitié, où tous les Vaiſſeaux font naufrage : & qui par l’agitation de ſes vagues, conuient ſans doute fort iuſte, auec cette impetueuſe paſſion, que Clelie veut repreſenter. Ainſi elle fait voir par ces Routes differentes, qu’il faut auoir mille bonnes qualitez pour l’obliger à auoir vne amitié tendre : & que ceux qui en ont de mauuaiſes, ne peuuent auoir part qu’à ſa haine, ou à ſon indifference. Auſſi cette ſage Fille voulant faire connoiſtre ſur cette Carte, qu’elle n’auoit iamais eu d’amour, & qu’elle n’auroit iamais dans le cœur que de la tendreſſe, fait que la Riuiere d’Inclination ſe iette dans vne Mer qu’elle apelle la Mer dangereuſe : parce qu’il eſt aſſez dangereux à vne Femme, d’aller vn peu au-delà des dernieres Bornes de l’amitié : & elle fait en ſuite qu’au-delà de cette Mer, c’eſt ce que nous apellons Terres inconnuës, parce qu’en effet nous ne ſçauons point ce qu’il y a, & que nous ne croyons pas que perſonne ait eſté plus loin qu’Hercule : de ſorte que de cette façon, elle a trouué lieu de faire vne agreable Morale d’amitié, par vn ſimple ieu de ſon eſprit : & de faire entendre d’vne maniere aſſez particuliere, qu’elle n’a point eu d’amour, & qu’elle n’en peut auoir. Auſſi Aronce, Herminius, & moy, trouuaſmes nous cette Carte ſi galante, que nous la ſçeuſmes deuant que de nous ſeparer : Clelie prioit pourtant inſtamment celuy pour qui elle l’auoit faite, de ne la montrer qu’à cinq ou ſix persónes qu’elle aimoit aſſez pour la leur faire voir : car comme ce n’eſtoit qu’vn ſimple enioüement de ſon eſprit, elle ne vouloit pas que de ſottes Gens, qui ne ſçauroient pas le commencement de la choſe, & qui ne ſeroient pas capables d’entendre cette nouuelle galáterie, allaſſent en parler ſelon leur caprice, ou la groſſiereté de leur eſprit. Elle ne pût pourtant eſtre obeïe : parce qu’il y eut vne certaine conſtellation qui fit que quoy qu’on ne vouluſt montrer cette Carte qu’à peu de perſonnes, elle fit pourtant vn ſi grand bruit par le monde, qu’on ne parloit que de la Carte de Tendre. Tout ce qu’il y auoit de Gens d’eſprit à Capouë, eſcriuirent quelque choſe à la loüange de cette Carte, ſoit en Vers, ſoit en Proſe : car elle ſeruit de ſuiet à vn Poëme fort ingenieux ; à d’autres Vers fort galans ; à de fort belles Lettres ; à de fort agreables Billets & à des conuerſations ſi diuertiſſantes, que Clelie ſouſtenoit qu’elles valoient mille fois mieux que ſa Carte ; & l’on ne voyoit alors perſonne à qui l’on ne demandaſt s’il vouloit aller à Tendre ? en effet cela fournit durant quelque temps d’vn ſi agreable ſuiet de s’entretenir, qu’il n’y eut iamais rien de plus diuertiſſant. Au commencement Clelie fut bien fâchée qu’on en parlaſt tant : car enfin (diſoit-elle vn iour à Herminius) penſez vous que ie trouue bon qu’vne bagatelle que i’ay penſé qui auoit quelque choſe de plaiſant pour noſtre Cabale en particulier, deuienne publique, & que ce que i’ay fait pour n’eſtre veû que de cinq ou ſix Perſonnes qui ont infiniment de l’eſprit, qui l’ont delicat & connoiſſant, ſoit veû de deux mille qui n’en ont guere, qui l’ont mal tourné, & peu eſclairé, & qui entendent fort mal les plus belles choſes ? Ie ſçay bien, pourſuiuit-elle, que ceux qui ſçauent que cela a commencé par vne conuerſation qui m’a donné lieu d’imaginer cette Carte en vn inſtant, ne trouueront pas cette galanterie chimerique ny extrauagante : mais comme il y a de fort eſtranges Gens par le Monde, i’aprehende extrémement qu’il n’y en ait qui s’imaginent que i’ay penſé à cela fort ſerieuſement ; que i’ay reſvé pluſieurs iours pour le chercher ; & que ie crois auoir fait vne choſe admirable. Cependant c’eſt vne folie d’vn moment, que ie ne regarde tout au plus, que comme vne bagatelle qui a peut-eſtre quelque galanterie, & quelque mouueauté, pour ceux qui ont l’eſprit aſſez bien tourné pour l’entendre. Clelie n’auoit pourtant pas raiſon de s’inquieter, Madame, car il eſt certain que tout le monde prit tout à fait bien cette nouuelle inuention de faire ſçauoir par où l’on peut acquerir la tendreſſe d’vne honneſte Perſonne : & qu’à la reſerue de quelques Gens groſſiers, ſtupides, malicieux, ou mauuais Plaiſans, dont l’aprobation eſtoit indifferente à Clelie, on en parla auec loüange : encore tira-t’on meſme quelque diuertiſſement, de la ſottiſe de ces Gens là : car il y eut vn homme entre les autres qui apres auoir veû cette Carte qu’il auoit demandé à voir auec vne opiniaſtreté eſtrange ; & apres l’auoir fort entenduë loüer à de plus honneſtes Gens que luy ; demanda groſſierement à quoy cela ſeruoit, & de quelle vtilité eſtoit cette Carte ? Ie ne ſçay pas (luy repliqua celuy à qui il parloit, apres l’auoir repliée fort diligemment) ſi elle ſeruira à quelqu’vn : mais ie ſçay bien qu’elle ne vous conduira iamais à Tendre. Ainſi Madame, le Deſtin de cette Carte fut ſi heureux, que ceux meſmes qui furent aſſez ſtupides pour ne l’entendre point, ſeruirent à nous diuertir, en nous donnant ſuiet de nous moquer de leurs ſotiſes. Mais elle ſeruit en particulier à Aronce, parce qu’elle nuiſit à Horace : car Madame, il faut que vous ſçachiez, que cét Amant, qui comme ie vous l’ay dit, accabloit Clelie de pleintes continuelles, luy parlant vn iour de cette Carte, & s’en voulant ſeruir à luy parler de ſa paſſion ; helas Madame, luy dit-il, ie ſuis bien plus malheureux que tous ceux qui vous aprochent : puis qu’il eſt vray que ie ne voy point de Route qui me puiſſe conduire où ie veux aller, dans cette ingenieuſe Carte que vous auez faite : car ie ne puis toucher voſtre inclination ; ie n’ay pas aſſez de merite pour aquerir voſtre eſtime ; ie ne puis iamais vous obliger à nulle reconnoiſſance & ie ne ſçay enfin quel chemin prendre. Ioint qu’à dire les choſes comme ie les penſe, ie ne ſçay ſi ie ne veux point aller où quelque autre plus heureux que moy eſt deſia arriué : & ſi ce Païs où l’on dit que perſonne n’a encore eſté, n’eſt point connu de quelqu’vn de mes Riuaux : car Madame, d’où viendroit cette dureté de cœur que vous auez pour moy, ſi vous ne l’auiez tendre pour quelque autre ? vous auez naturellement l’ame douce, & le cœur ſenſible : ie connois bien que vous auez de l’eſtime pour moy : vous n’ignorez pas la paſſion que i’ay pour vous : vous ſçauez auſſi que Clelius m’honnore de ſon amitié : il n’y a nulle diſproportion de qualité entre la voſtre & la mienne : & ſi la Fortune change à Rome, i’auray beaucoup plus de Bien qu’il n’en faut pour rendre vn Romain heureux. Mais apres tout Madame, adiouſta-t’il, ie ſuis perſuadé que bien loin de pouuoir paſſer Tendre, ie n’y arriueray iamais : eh veüillent les Dieux que quelque Inconnu, ne ſoit pas deſia trop prés des Terres inconnuës, pour pouuoir l’empeſcher d’y aller : & que voſtre cœur ne ſoit pas auſſi déja trop engagé à aimer celuy dont… vous auez bien fait Horace (interrompit Clelie en rougiſſant de deſpit) de me faire ſouuenir que mon Pere vous aime : car ſi ce n’eſtoit cette conſideration, ie vous traiterois d’vne telle ſorte, qu’il vous ſeroit en effet aiſé de connoiſtre que vous n’arriuerez iamais à Tendre. Mais le reſpect que ie luy porte me donnant quelque retenuë, ie me contente de vous dire deux choſes : la premiere eſt que ie vous deffens abſolument de me parler iamais en particulier : & la ſeconde eſt que cét Inconnu dont vous voulez parler, n’eſt point aux Terres inconnuës, parce que perſonne n’y eſt, & n’y peut iamais eſtre. Mais afin que vous ne vous imaginiez pas que ie vous deſguiſe la verité, ie vous declare qu’il eſt à Tendre : & qu’il y ſera touſiours, & par eſtime, & par reconnoiſſance : car il a tout le merite qu’on peut auoir, & il m’a ſauué la vie auſſi bien qu’à vous : mais la difference qu’il y a entre vous & moy, c’eſt que ie ſuis fort reconnoiſſante, & que vous eſtes fort ingrat. Cependant ce n’eſt pas ce me ſemble agir fort iudicieuſement, que de faire voir qu’on eſt capable d’ingratitude, lors qu’on veut obtenir des graces de quelqu’vn. Horace voulut repliquer quelque choſe, mais Clelie ne voulut pas l’eſcouter : ioint qu’Aronce eſtant arriué, il fut contraint de s’en aller, & de laiſſer ſon Riual aupres d’elle. Mais à peine fut-il party, qu’Aronce ſe mit à luy rendre conte de diuerſes petites commiſſions qu’elle luy auoit données le iour auparauant : car elle l’auoit prié d’obliger Arricidie, à luy raconter ce qui s’eſtoit paſſé à vne grande Aſſemblée où elle s’eſtoit trouuée : il s’eſtoit chargé de luy trouuer des Fleurs à faire des Feſtons, pour vne grande Feſte qui a quelque raport auec la Feſte des Terminales, qu’on celebre ſi ſolemnellement à Rome : & il luy auoit promis de luy donner des Vers de Sapho qu’il auoit traduits : car il ſçait admirablement le Grec, & elle ne le ſçait pas. De ſorte que voulant s’aquiter de toutes les choſes qu’elle luy auoit ordonnées, il luy fit d’abord vne fort plaiſante narration de cette Aſſemblée, où Arricidie auoit eſté. Car enfin Madame, dit-il à Clelie, voicy les propres paroles d’Arricidie que ie vous raporte. Vous direz à Clelie (m’a-t-elle dit, apres que ie luy ay eu fait ſçauoir voſtre volonté) que l’Aſſemblée n’eſtoit point belle, parce qu’elle n’y eſtoit point : & que iamais il n’y en eut vne où il y ait tant eu de chagrin, parce que toutes les Galantes de profeſſion eſtoient en malheur ce iour là : car tous les Maris ialoux y eſtoient, & plus de la moitié des Galans n’y eſtoient pas. En ſuite Aronce promit à Clelie qu’elle auroit le lendemain à ſon leuer quatre grandes Corbeilles de Fleurs pour faire des Feſtons : & il luy donna ce qu’il auoit traduit des Vers de Sapho, dont la mémoire eſt fort celebre par toute la Grece : & qui eſtoient aſſez amoureux, comme vous le pourrez iuger par quatre Vers que ie m’en vay vous en dire, qui me ſont demeurez dans la mémoire.

L’amour eſt vn mal agreable,
Dont mon cœur ne ſçauroit guerir :
Mais quand il ſeroit gueriſſable,
Il eſt bien plus doux d’en mourir.

Mais apres qu’Aronce eut rendu conte des commiſſions dont il eſtoit chargé, & que Clelie eut ry de ce qu’Arricidie luy auoit raconté ; qu’elle eut remercié Aronce de ſes Fleurs, & qu’elle eut loüé les Vers qu’il luy donnoit ; il prit la parole : & ſouriant à demy ; du moins Madame, luy dit-il, me permettrez vous d’eſperer que pourueû que ie continuë ie ſeray bien toſt au delà de cét agreable Village qui s’apelle Petits Soins : & que ſi ie ne puis aller à Tendre ſur Eſtime, ie pourray arriuer vn iour à Tendre ſur Reconnoiſſance : n’oſant pas pretendre d’aller au troiſieſme, ny penſer ſeulement qu’il y ait quelque choſe au-delà de Tendre : car pour ces bien-heureuſes Terres inconnuës, qu’on ne voit qu’en eſloignement, ie me trouue ſi conſolé d’eſtre fortemét perſuadé que les autres n’y peuuent aller non plus que moy, que ie ne laiſſeray ce me ſemble pas d’eſtre heureux, quand ie ſeray arriué à Tendre. Clelie ſe ſouuenant alors de ce qu’Horace luy auoit dit, ne pût s’empeſcher de rougir : ſi bien qu’Aronce craignant de l’auoir fâchée, ſe mit à luy demander pardon, ſans ſçauoir de quoy il le demandoit. Eſt-ce trop deſirer Madame, luy dit-il, que de ſouhaiter ce que ie ſouhaite ? ſi cela eſt diuine Clelie, ie vous en demande pardon : mais ie vous le demande pourtant ſans me pouuoir repentir d’vn ſemblable crime. Non non Aronce, luy repliqua-t’elle obligeamment, ie n’ay garde de trouuer mauuais que vous deſiriez mon amitié : & ie ne trouuerois pas bon au contraire, que vous ne la deſiraſſiez pas : mais pour aller encore plus loin, ie vous aſſure que vous y auez toute la part que voſtre merite & les obligations que ie vous ay vous y doiuent auoir aquiſe : car enfin ie vous dois la vie de Clelius, & de Sulpicie, & ie vous dois meſme la mienne : auſſi vous aſſuray-ie que tant que vous ne me forcerez point à changer de ſentimens, & à vous cacher mon amitié, & ma reconnoiſſance, ie ſeray fort aiſe de trouuer occaſion de vous faire voir que ie ne ſuis point ingrate. Mais Madame, reprit Aronce, que faut-il poſitiuement faire pour me conſeruer dans ce glorieux eſtat où vous voulez bien que ie croye que ie ſuis ? il faut viure aueque moy cóme vous y viuez depuis quelques iours, reprit-elle : mais Madame, repliqua-t’il, vous voulez vne choſe impoſſible : car le moyen de viure longtéps ſans vous entretenir de ce que ie n’oſerois vous dire preſentement, qu’en vous le faiſant entendre par mes regards, & par mes ſoûpirs ? Ie ſuis pourtant reſolu, pourſuiuit-il, de taſcher de vous obeïr : afin de vous obliger, ſi ie puis, à ceſſer de me faire vn ſi iniuſte commandement. Pour vous teſmoigner Aronce, luy dit-elle, que i’ay vne tendre amitié pour vous, & que ie veux faire tout ce que ie puis pour vous la conſeruer ; ie veux bien vous ouurir mon cœur, & me confier à voſtre diſcretion. Ha Madame, luy dit Aronce, que ie crains que cette confiance ne m’afflige, & ne m’oblige guere. Ie ne ſçay pas ſi vous ſerez equitable, repliqua-t’elle, mais ie ſçay bien que ie ne ſeray point iniuſte. Si vous me faites iuſtice, reſpondit-il, vous ſouffrirez donc que ie vous aime, & que ie vous le die, & vous vous contenterez que i’aime ſans eſperance. Si les Dieux auoient diſpoſé voſtre fortune & la mienne autrement qu’elles ne ſont, reprit-elle, ie vous aduouë ingenûment, que de tous les hommes que i’ay connus, vous eſtes celuy ſur qui i’aurois le plus ſouhaité que mon Pere euſt tourné les yeux : mais Aronce, les choſes ne ſont pas en ces termes là : car à ne vous rien deſguiſer, ſi vous n’eſtes pas Romain, vous n’auez rien à pretendre à Clelie : & il y a grande apparence que non ſeulement vous n’eſtes pas de Rome, mais que vous ne ſçaurez meſme iamais d’où vous eſtes. Contentez vous donc d’auoir part à mon amitié, ſans pretendre rien dauantage : car ſi mon Pere deſcouuroit que vous euſſiez d’autres ſentimens pour moy, que ceux d’vn Frere, il ſe pleindroit de vous ; il me deffendroit de vous voir ; & ie luy obeïrois ſans doute, quand meſme ie ne pourrois luy obeïr ſans me faire vne grande violence. Mais Madame, repliqua Aronce, ie ne diray qu’à vous que ie vous aime ; ainſi Clelius ne le ſçaura pas. Pour garder encore mieux ce ſecret, reprit-elle, il faut ne me le dire non plus à moy qu’à mon Pere : mais Aronce, pourſuiuit-elle, ce ſecret n’eſt pas ſi ſecret que vous le penſez : car Horace qui le ſçait, le peut dire à d’autres, s’il ne l’a deſia dit : & il doit peut-eſtre meſme par quelque raiſon le dire à Clelius. Horace a ſans doute ſuiet de deſirer que ie ſois malheureux, reprit Aronce, mais i’ay ſi bonne opinion de ſa vertu, que ie ne veux pas le ſoubçonner de me le vouloir rendre par des artifices indignes d’vn homme d’honneur : & ie veux croire qu’il n’employera que ſon propre merite, pour me nuire aupres de vous. Quoy qu’il en ſoit, dit Clelie, puis qu’il ſçait que vous m’aimez, il faut que i’aporte encore vn ſoin plus particulier à ne luy donner pas ſuiet de croire que ie ſouffre que vous ayez de l’amour pour moy : & en effet ie vous coniure de tout mon cœur, de vouloir regler vos ſentimens. Si ie l’auois pû Madame, repliqua-t’il, ie l’aurois fait, mais il ne m’eſt pas poſſible : & tout ce que ie puis, eſt de vous laiſſer la liberté des voſtres. Aimez moy dóc, ou ne m’aimez pas, ſouffrez mon amour, ou reiettez la, rien ne m’obligera à murmurer contre vous : mais rien ne m’obligera auſſi à changer l’ardente affection que i’ay dans l’ame. Si vous voulez que ie ne vous en parle point, adiouſta-t’il, ie le feray : mais ie ſuis aſſuré que ie ne puis viure ſans en parler : & que vous vous repentirez peut-eſtre d’auoir mieux aimé me voir mourir, que de m’eſcouter, & que de m’eſcouter meſme ſans me reſpondre. Aronce prononça ces paroles d’vn air ſi reſpectueux, & ſi paſſionné, que Clelie ſe ſouuenant alors de l’effroyable peril où il s’eſtoit expoſé pour luy ſauuer la vie, n’eut pas la force de mal-traiter ce meſme homme, qu’elle auoit veû ſi courageuſement tuer ceux qui la vouloient ietter dans la Mer. De ſorte que choiſiſſant vn milieu, elle luy dit ſans doute tout ce que ſa modeſtie & la plus exacte bien-ſeance vouloient qu’elle luy diſt : mais elle choiſit des paroles qui n’auoient rien de rude : & qui firent voir ſi clairement à Aronce, que la ſeule vertu de Clelie faiſoit ſa rigueur pour luy, qu’il s’en alla d’aupres d’elle ſans croire auoir ſuiet de ſe pleindre, quoy qu’il n’euſt pas ſeulement obtenu la liberté de ſoupirer. Mais apres qu’il l’eut quitée, Clelie eut vne conuerſation auec ſa Mere, qui luy donna plus de hardieſſe d’abandonner ſon cœur à l’inclination qu’elle auoit pour Aronce : car comme Sulpicie l’aimoit tendrement, qu’elle auoit vne ſecrette auerſion pour Horace, & qu’elle craignoit que Clelius n’euſt deſſein de donner ſa Fille à ce dernier ; elle confia à Clelie tout le ſecret de ſon ame, & luy fit entendre qu’elle euſt ſouhaité aueque paſſion qu’elle euſt eſpouſé Aronce, & qu’elle aprehendoit eſtrangement que Clelius ne luy fiſt eſpouſer Horace. Ce n’eſt pas, luy diſoit-elle, qu’il ne ſoit fort honneſte homme : mais enfin i’ay quelques ſecrettes raiſons qui font que ie ſerois fort affligée ſi vous l’eſpouſiez, & que ie ſerois bien aiſe ſi Clelius tournoit les yeux ſur Aronce. Ie ſçay bien, adiouſtoit-elle, que nous ne ſçauons pas ſa naiſſance : mais ie ſçay bien auſſi que nous ne pouuons ignorer ſa vertu : & que s’il n’eſt pas nai à Rome, il a du moins le cœur d’vn Romain, & d’vn genereux Romain. De plus, Clelius luy doit la vie, & nous la luy deuons auſſi vous & moy : ainſi comme i’ay deſcouuert, ſans en rien teſmoigner, qu’il a pour vous plus d’affection qu’il n’en montre, i’ay creû que ie deuois vous faire ſçauoir mes veritables ſentimens : de peur que ſi vous les euſſiez touſiours ignorez, vous n’euſſiez aueuglémét conformé les voſtres à ceux de Clelius. Ie ne pretens pourtant pas, pourſuiuit Sulpicie, vous porter à luy deſobeïr : mais ie veux ſeulement que vous emploiyez voſtre adreſſe à deſgager Horace du deſſein que ie me ſuis aperçeuë qu’il a pour vous ; que vous ne faciez nulle rudeſſe à Aronce ; & que vous taſchiez adroitement de faire connoiſtre à Clelius, que vous auez quelque auerſion pour Horace, & que vous n’en auez point pour Aronce : car comme ie ſçay qu’il vous aime, ſi vous agiſſez comme ie l’entens, il ne voudra pas vous contraindre. Mais apres tout ma Fille, adiouſta cette ſage Mere, tenez pourtant touſiours voſtre eſprit en eſtat de luy pouuoir obeïr ſans peine, quand meſme il voudroit tout ce que ie ne veux pas : car ie ne pretens employer que l’adreſſe ſeulement, pour le porter à ce que ie ſouhaite. Vous pouuez iuger Madame, que Clelie promit facilement à ſa Mere, de faire ce qu’elle luy ordonnoit : & pour reconnoiſtre la confiance qu’elle auoit en ſa diſcretion par vne autre, elle luy aduoüa qu’elle connoiſſoit qu’Aronce & Horace l’aimoient : mais par vn ſentiment de modeſtie, elle ne pût ſe reſoudre à luy dire le détail de ce qui c’eſtoit paſſé entre ces deux Amans & elle. Cependant eſtant deuenuë plus hardie, apres ce que Sulpicie luy auoit dit, elle fut encore plus ſeuere à Horace, & elle deuint plus douce pour Aronce : à qui elle accorda enfin la permiſſion de luy dire quelquesfois les ſentimens qu’il auoit pour elle : mais elle luy deffendit pourtant touſiours d’eſperer iamais d’eſtre heureux, s’il ne l’eſtoit du conſentement de Clelius. Mais Madame, quoy que Clelie veſcuſt auec Aronce auec vne extréme retenuë, Horace ne laiſſa pas de remarquer qu’il y auoit entre eux quelque liaiſon plus particuliere qu’auparauant : de ſorte que comme Clelie le traita touſiours tres ſeuerement depuis le iour qu’il luy eut parlé de cette ingenieuſe Carte qu’elle auoit faite ; il penſa que ce n’eſtoit pas tant pour ce qu’il luy auoit dit, que parce que ſon Riual faiſoit vn grand progrés dans ſon cœur : ſi bien que ce ſentiment là aigriſſant tous les ſiens, il ſentit vne diſpoſition eſtrange dans ſon ame, à oublier ce qu’il deuoit à Aronce, & à le haïr. Sa generoſité naturelle s’opoſa pourtant d’abord à l’iniuſtice de ſon amour : mais elle fut à la fin contrainte de luy ceder. Il eſt vray que cét Amy particulier qu’il auoit, qui ſe nommoit Stenius, contribua encore à l’irriter : car comme c’eſtoit vn homme qui naturellement aimoit mieux dire des choſes fâcheuſes, que des choſes agreables ; il n’eut pas pluſtoſt remarqué qu’Horace n’aimoit pas qu’on luy diſt qu’Aronce eſtoit bien auec Clelie, qu’il ne faiſoit plus autre choſe que luy raporter tout ce que ſon imagination luy pouuoit figurer : car tantoſt il luy diſoit qu’elle l’auoit regardé fauorablement au Temple ; vne autre fois qu’elle l’auoit loüé auec exageration, ou qu’elle luy auoit parlé bas : & il n’y auoit point de iour qu’il ne fiſt quelque obſeruation nouuelle de cette nature, & qu’il ne diſt ce qu’il auoit penſé à Horace. De ſorte que cét Amant ſe ſouuenant qu’Aronce & luy eſtoient conuenus qu’ils attendroient à ſe haïr, & à rompre enſemble, que Clelie en euſt choiſi vn des deux, creût qu’il eſtoit temps qu’il ceſſaſt d’eſtre ſon Amy. Neantmoins pour s’en eſclaircir tout à fait, il chercha l’occaſion de trouuer Aronce, ſans aller chez luy : car malgré les ſentimens tumultueux qu’il auoit dans l’ame, il trouua qu’il y auroit quelque choſe d’eſtrange d’aller quereller iuſques dans ſa propre Maiſon, vn homme à qui il deuoit la vie. Si bien que ſçachant qu’Aronce alloit aſſez ſouuent ſe promener le matin dans ce meſme Iardin public dont ie vous ay deſia parlé, il y fut, & l’y trouua ſeul. Comme ils eſtoient encore en ciuilité, Aronce au lieu d’eſuiter ſa rencontre, l’attendit au bout d’vne Allée : car par vn ſentiment de bonté, & de generoſité tout enſemble, depuis qu’il reçeuoit quelques innocentes marques de l’affection de Clelie, il auoit quelque pitié de ſon Riual : & il euſt fait des choſes fort difficiles pour le pouuoir guerir de la paſſion qu’il auoit dans l’ame, ſeulement pour luy eſpargner la douleur qu’il preuoyoit qu’il auroit, quand il ſçauroit que Clelie auoit preferé ſon affection à la ſienne. Mais durant qu’il auoit vn ſentiment ſi genereux, Horace qui auoit la ialouſie dans le cœur, l’aborda auec vne ciuilité où il paroiſſoit quelque contrainte : & prenant la parole ; & bien Aronce, luy dit-il, n’eſt-il pas temps que ie ceſſe d’eſtre voſtre Amy ? & n’eſtes vous pas aſſez bien auec Clelie, pour que nous ſoyons mal enſemble ? Vous me demandez cela d’vn ton ſi fier, repliqua Aronce, que ie ſuis perſuadé que quand Clelie me haïroit horriblement, ie ſerois obligé en honneur de ne vous en eſclaircir pas : de peur que vous ne creuſſiez que la crainte de vous auoir pour ennemy, ne me fiſt parler ainſi. Ie vous diray pourtant, parce que ie ſuis ſincere, que ie ne ſuis point heureux : mais apres cela, ie ne laiſſe pas de vous donner le choix d’eſtre mon Amy, ou mon Ennemy. Comme il ne s’agit pas icy de faire le modeſte, repliqua Horace, & que ie ne ſcay moy meſme ſi ie veux eſtre voſtre Amy, ou voſtre Ennemy, parce que ie ne ſçay pas poſitiuement comment vous eſtes auec Clelie, c’eſt à vous à me le dire preciſément : car comme ie ſuis Romain, ie mets la ſincerité au deſſus de toutes les autres vertus. Quoy que ie ne ſçache d’où ie ſuis, repliqua bruſquement Aronce, ie ſçay pourtant mettre toutes les vertus à leur veritable place : c’eſt pourquoy comme ie ſuis perſuadé qu’apres ce que vous venez de me dire il eſt plus iuſte d’eſtre fier, que d’eſtre ſincere ; ie vous dis que ie ne vous ay iamais promis de vous dire en quels termes ie ſerois auec Clelie : & que ie n’ay non plus pretendu ſçauoir iamais de voſtre bouche en quels termes vous en ſeriez auec elle : c’eſt pourquoy c’eſt à vous à l’aprendre de ſa bouche, ou à le deuiner ſi vous le pouuez, & c’eſt à moy à vous dire encore vne fois, que ie vous donne le choix de ma haine, ou de mon amitié. Si ie pouuois choiſir, repliqua Horace, ie choiſirois le dernier, parce que ie vous dois la vie : mais la choſe n’eſtant plus en ma puiſſance, i’accepte l’autre de tout mon cœur : & pour n’eſtre pas tout à fait ingrat (dit-il auec vne raillerie piquante, & en mettant l’Eſpée à la main) il faut que ie me mette en eſtat de vous donner ce que vous m’auez conſerué. Aronce le voyant en cette poſture, s’y mit auſſi : & ces deux fiers Riuaux commencerent vn combat qui n’euſt peut-eſtre finy que par la fin de leur vie, ſi Clelius & moy ne fuſſion fortuitement arriuez dans ce Iardin comme ils auoient l’Eſpée à la main. Vous pouuez iuger Madame, quelle ſurpriſe fut celle de Clelius, lors qu’il vit deux hommes qu’il aimoit cherement, & qu’il penſoit qui s’aimoient beaucoup, eſtre en eſtat de s’entre-tuer. Auſſi en fut-il ſi fâché, qu’il courut auſſi viſte que moy pour les ſeparer : car nous arriuaſmes en meſme temps aupres d’eux, ſans qu’ils nous connuſſent, tant la fureur les tranſportoit. Mais lors que nous n’en fuſmes qu’à deux pas, Horace voyant couler ſon ſang, par vne bleſſure qu’il auoit reçeuë au coſté gauche, en deuint plus furieux : & s’eſlançant ſur Aronce, ha trop heureux Riual, luy dit-il, puis que tu as vaincu Clelie, il ne te ſera pas difficile de vaincre Horace. Clelius entendant ces paroles, s’arreſta vn moment à me regarder, tant il en fut ſurpris : mais ſans m’arreſter comme luy, ie me mis en eſtat de ſeparer ces deux vaillans Ennemis, & ie le fis d’autant plus volontiers, que ie voyois que l’auantage eſtoit du coſté d’Aronce : & en effet Clelius s’eſtant ioint à moy malgré ſon eſtonnement, nous les ſeparaſmes, & nous les ſeparaſmes meſme ſans beaucoup de peine : car dés qu’Aronce vit Clelius, il ſe recula de quelques pas, & ſe contenta de ſe mettre hors de meſure : ſi bien que les ayant ſaiſis tous deux, & eſtant arriué d’autres Gens qui vinrent à nous, & qui nous aiderent, nous leur oſtaſmes le pouuoir de continuer leur combat. Cependant comme Horace eſtoit bleſſé, & qu’Aronce ne l’eſtoit pas, Clelius accompagna le premier iuſques chez luy : & ie ſuiuis Aronce comme mon Amy particulier. Mais auant qu’ils ſe ſeparaſſent, Clelius les regardant tous deux, & prenant la parole ; quelle fureur vous poſſede, leur dit-il, & lequel de vous deux dois-ie quereller ? Pour moy, reſpondit Aronce, ie n’ay rien à dire, ſi ce n’eſt que c’eſt Horace qui a mis l’Eſpée à la main le premier, & que ie ne ſuis pas l’Agreſſeur. Ouy ouy Aronce (reprit froidement Horace en s’eſloignant de luy) ie ſuis tout à la fois le coupable, & le malheureux. Ie ſuis peut-eſtre plus malheureux que vous, repliqua Aronce, mais ie ſuis ſans doute plus innocent. Apres cela Clelius n’oſant eſclaircir le ſuiet de cette querelle deuant tant de Gens, à cauſe de ce qu’il auoit entendu en arriuant aupres de ces deux Ennemis, s’en alla auec Horace, comme ie l’ay deſia dit, & ie fus auec Aronce qui eſtoit auſſi affligé que ſi ſon ennemy l’euſt vaincu : car il comprit bien les ſuites que pouuoit auoir ce combat. En effet quoy qu’Horace tout vaincu & tout bleſſé qu’il eſtoit, ne vouluſt rien dire à Clelius du ſuiet de ſa querelle auec Aronce, parce qu’il luy auoit autrefois promis de ne luy dire iamais qu’il eſtoit amoureux de Clelie ; il ne laiſſa pas de s’imaginer vne partie de la verité, & de croire fortement qu’Aronce & Horace eſtoient amoureux de ſa Fille. Mais pour s’en eſclaircir, il s’en retourna chez luy : & tirant Clelie à part ſans en rien dire à Sulpicie, parce qu’il auoit bien remarqué qu’elle n’aimoit pas Horace, ie n’euſſe iamais creû, luy dit-il pour l’intimider, que vous euſſiez eſté capable de faire vne querelle entre mes Amis : & ie n’aurois iamais penſé que la Fille d’vn Romain, euſt ſi peu aimé la gloire que vous l’aimez. Eh de grace mon Pere, luy dit-elle, aprenez moy quelle laſcheté i’ay faite, & quelle querelle i’ay cauſée ? Vous eſtes cauſe, reprit-il, qu’Horace & Aronce ſe ſont battus, & qu’il y en a vn qui eſt peut-eſtre en danger de mourir. Quoy (reprit bruſquement Clelie, qui ne pût retenir ce premier mouuement) Aronce et Horace ſe ſont batus, & il y en a vn dont la vie eſt en danger ? Ouy ma Fille, luy dit il, et vous eſtes ſans doute cauſe de ce malheur. Clelie euſt alors bien voulu demander lequel des deux eſtoit bleſſé : mais voyant que ſon Pere auoit l’eſprit fort irrité, & qu’il la regardoit attentiuement, elle ne l’oſa faire. Clelius ne laiſſa pourtant pas de connoiſtre qu’elle s’intereſſoit en la conſeruation de quelqu’vn de ces deux ennemis : car elle rougit d’vne maniere qui luy fit voir qu’elle n’eſtoit pas tout à fait inſenſible ou pour Aronce, ou pour Horace. Cependant comme il ne pouuoit diſcerner pour lequel des deux elle auoit le cœur attendry, parce qu’il n’auoit pas nommé celuy qui eſtoit bleſſé, il reſolut de le deſcouurir par adreſſe : de ſorte que luy deſguiſant la verité, il luy dit que c’eſtoit Aronce qui eſtoit fort bleſſé, & qu’elle auoit tous les torts du monde d’auoir agy comme elle auoit fait. Clelie entendant ce que luy diſoit Clelius, en eut vne douleur ſi ſenſible, qu’il fut aiſé à ſon Pere de connoiſtre qu’elle euſt mieux aimé qu’il luy euſt dit que c’euſt eſté Horace : elle ne dit pourtant rien qui pûſt le luy faire coniecturer, mais ſes yeux deſcouurirent le ſecret de ſon cœur : & quoy qu’elle euſt aſſez de force pour s’empeſcher de pleurer, Clelius ne laiſſa pas de voir que ſa ſeule prudence retenoit ſes larmes. Si bien que ne cherchant plus à s’eſclaircir ; ç’en eſt aſſez Clelie, luy dit-il, ç’en eſt aſſez : ie connois tout le ſecret de voſtre cœur, & vous allez auoir beaucoup de ioye, de ſçauoir que c’eſt Horace qui eſt bleſſé, & non pas Aronce : car ie connois bien que vous preferez Aronce à Horace ; & que vous aimez mieux vn Inconnu qu’vn Romain : encore ne ſçay-ie ſi vous ne les ſouffrez pas tous deux, quoy que vous en aimiez mieux vn que l’autre. Ha Clelie s’eſcria-t’il, ce n’eſt pas de cette ſorte que les Filles de voſtre qualité viuent à Rome ! mais afin de vous eſleuer le cœur, & de vous donner plus de confuſion de voſtre foibleſſe, ſouuenez vous que vous eſtes du plus illuſtre Sang de la Terre : ſouuenez vous, dis-ie, que la Nobleſſe de la Race dont vous eſtes, eſt plus vieille que Rome : & que ſi la fameuſe Ville d’Albe ſubſiſtoit encore, la Couronne vous en apartiendroit. Mais ſans aller chercher des marques de Grandeur dans les Tombeaux des Rois dont ie ſuis deſcendu, & dans les Ruines d’vn Eſtat dont ie pouuois eſtre le Maiſtre, afin de vous porter à auoir des ſentimens plus Grands ; il ſuffit que vous ſoyez ma Fille, pour trouuer fort eſtrange que vous ſoyez capable de la foibleſſe que ie vous reproche. Ie ſçay bien Seigneur, reprit Clelie, que ie dois ſouffrir toutes choſes de vous : auſſi ay-ie enduré que vous m’ayez accuſée ſans ſuiet : mais apres tout comme on eſt obligé de ſe iuſtifier, ſouffrez que ie vous die que ie ne ſuis point coupable. Quoy reprit Clelius, vous direz qu’Horace & Aronce ne ſont point amoureux de vous ? & vous penſeriez me perſuader que vous n’aimez pas mieux Aronce qu’Horace ? Ie ne ſçay poſitiuement, repliqua Clelie, ſi ceux que vous dittes ſont effectiuement amoureux de moy : mais quand ils le ſeroient, ie n’en ſerois pas coupable, puis qu’il eſt vray que ie n’ay iamais eu deſſein de leur donner de l’amour. Et pour la difference que vous dittes que ie mets entre Aronce & Horace, ie ne ſuis pas encore fort criminelle : car enfin i’ay veû Aronce dés que i’ay veû le iour ; vous m’auez commandé dés mon Enfance de l’aimer comme vn Frere, & de le nommer ainſi : vous l’auez touſiours aimé comme ſi vous eſtiez ſon Pere : ie l’ay veû eſtimé de tous ceux qui l’ont connu, deuant que ie connuſſe Horace : ainſi il n’eſt pas fort eſtrange, ſi i’ay un peu plus de diſpoſition à auoir de l’amitié pour l’vn que pour l’autre, quoy que i’ay pourtant veſcu auec vne eſgale ciuilité pour tous les deux. Si vous auiez touſiours veſcu ainſi, reprit Clelius, pourquoy ſe ſeroient-ils querellez ; pourquoy ſe ſeroient-ils batus ; pourquoy Horace ſeroit-il bleſſé ; & pourquoy auroit-il dit à Aronce en ma preſence, qu’il eſtoit plus malheureux que luy ? Ie ne ſçay pas, repliqua-t’elle, le ſuiet de leur querelle : mais ie ſçay bien que ie n’y ay rien contribué ; que ie n’ay nul ſuiet de me pleindre d’Aronce ; & que ſi ie n’auois pas aprehendé de vous deſplaire, ie vous aurois fait ſçauoir il y a long temps, que i’auois raiſon d’accuſer Horace de ce qu’il s’opiniaſtroit à me donner des marques de ſa pretenduë paſſion, quoy que ie le luy euſſe deffendu. Si vous l’auiez deffendu auſſi ſeuerement à Aronce qu’à Horace, repliqua Clelius, les choſes ne ſeroient pas aux termes où elles ſont : & ſi vous n’auiez pas fait vn ſecret de cette galanterie, on y auroit donné ordre. Cependant i’ay à vous dire, que quoy qu’Aronce ait du merite, ie vous deffends de le regarder iamais, que comme vn ingrat, qui a oublié tout ce qu’il me doit : & ie vous commande de vous diſpoſer à viure mieux auec Horace, s’il eſchape : car à ne vous deſguiſer rien, s’il ne vous iuge pas indigne de luy, apres ce qui vient d’arriuer, c’eſt le ſeul hóme du monde que ie puis conſentir que vous eſpouſiez. Ce qui me le fait ſouhaiter, c’eſt qu’il eſt admirablement honneſte homme ; qu’il eſt Romain ; qu’il eſt Fils d’vn Amy que i’ay fort aimé ; & qu’il eſt ennemy de Tarquin. Pour Aronce, ie ſçay qu’il a mille Grandes qualitez : mais puis qu’il eſt inconnu, & ingrat, ie ne veux pas non ſeulement qu’il tourne les yeux vers vous, mais ie vous deffends meſme de luy parler, iuſques à ce que vous ſoyez Femme d’Horace. Apres cela Clelius quita Clelie, & la laiſſa dans vne douleur tres ſenſible. Au ſortir de ſa Chambre il fut trouuer Sulpicie, à qui il fit d’eſtranges reproches : l’accuſant de n’auoir pas eu aſſez de ſoin de la conduite de ſa Fille, puis qu’elle auoit enduré qu’elle miſt quelque diſtinction entre Aronce & Horace : car apres tout, luy dit-il, ſi elle en deuoit mettre entr’eux, il faloit que ce fuſt au deſauantage d’Aronce, & non pas à celuy d’Horace. Sulpicie entendant ce que luy diſoit ſon Mary, en eut vn deſpit extréme : parce qu’elle ſe confirma encore dans la croyance que l’amitié qu’il auoit pour luy, venoit principalement parce qu’il auoit eu de l’amour pour ſa Mere. Si bien qu’elle ſouſtenoit ardemment le party de ſa Fille, dont elle connoiſſoit bien l’innocence : & elle ſouſtenoit meſme celuy d’Aronce. En effet, diſoit-elle à Clelius, ſi Aronce n’eſt pas né à Rome, il a le cœur d’vn Romain : & ſi Clelie n’auoit pas bien veſcu aueque luy, elle auroit deſobeï au commandemét que vous & moy luy auiós fait. Si elle l’euſt ſouffert comme ſon Frere, reprit Clelius, ie n’aurois rien à luy reprocher : mais elle l’a enduré comme ſon Amant, & a ſans doute traité Horace comme ſon ennemy. De grace (reprit aſſez aigrement Sulpicie) ne me blaſmez point indirectement, en blaſmant Clelie : & ſoyez fortement perſuadé, qu’elle eſt tout à fait innocente ; qu’elle aime la gloire & la vertu ; & qu’elle n’a iamais rien fait d’indigne de ſa naiſſance. Mais le mal eſt que vous n’eſtes pas ſi oppoſé aux pretentions d’Aronce, parce que vous ne connoiſſez point ſon Pere, que vous eſtes fauorable à celles d’Horace, parce que ſa Mere a eſté de voſtre connoiſſance. A ces mots Clelius ſentant viuement le reproche que Sulpicie luy faiſoit (parce qu’en effet il y auoit quelque verité à ce qu’elle luy diſoit) ſentit dans ſon cœur vne telle diſpoſition à ſe mettre en colere, que de peur de n’eſtre pas Maiſtre de luy meſme, il ſortit non ſeulement de ſa Chambre, mais de chez luy, & fut chez Aronce pour qui il auoit pourtant encore vne amitié fort tendre dás le fonds de ſon cœur : mais contre qui il eſtoit toutesfois alors fort en colere : quoy qu’il ſe reſoluſt neantmoins de luy parler plus toſt en Pere irrité, qu’en ennemy. Pour Aronce, il le reçeut auec tout le reſpect qu’il auoit accouſtumé de luy rendre : mais auec vne ſi profonde triſteſſe ſur le viſage, qu’il eſtoit aiſé de voir qu’il auoit quelque choſe dans l’ame qui l’inquietoit eſtrangement. Dés qu’il fut entré, Aronce déuançant Clelius, prit la parole auec autant de ſoûmiſſion, que s’il euſt eſté ſon Pere. Ie ne doute pas, luy dit-il, que vous ne croyez auoir ſuiet de vous pleindre de ce qui s’eſt paſſé entre Horace & moy : mais ie vous proteſte qu’il a eſté l’Agreſſeur : & que s’il ne m’euſt forcé à faire ce que i’ay fait, le reſpect que ie vous porte m’auroit obligé à ſouffrir toutes choſes de luy. Ie veux croire Aronce, reprit Clelius, qu’Horace a tort pour ce qui regarde voſtre querelle : mais ie ſuis le plus trompé de tous les hommes, ſi ie ne vous fais aduoüer à vous meſme, que vous eſtes bien plus coupable enuers moy, qu’il ne le peut eſtre enuers vous. Car enfin Aronce, vous ſçauez ce que i’ay fait pour vous ; vous ſçauez, dis-ie, que ie vous trouuay dans la Mer ; que i’expoſay ma vie pour ſauuer la voſtre ; & que pouuant apres cela vous traiter comme vn Eſclaue que les Dieux m’auoient donné ; ie vous ay traité & eſleué comme mon Fils ; & qu’il n’eſt point d’offices que ie ne vous aye rendu. I’ay voulu que ma Femme vous aimaſt comme ſi elle euſt eſté voſtre Mere, & i’ay commandé à ma Fille de vous aimer comme ſi elle euſt eſté voſtre Sœur : cependant apres tout cela, vous vous ſeruez de la familiarité que ie vous ay donnée dans ma Maiſon, pour faire l’Amant de Clelie : & par vne ingratitude qui n’a iamais eu d’exemple, vous pretendez me l’arracher d’entre les bras, & m’empeſcher d’en diſpoſer à ma volonté. Ie vous declare pourtant que par vn reſte de tendreſſe que i’ay dans le cœur, & pour vous aprendre à eſtre reconnoiſſant, par la reconnoiſſance que ie veux auoir de ce qu’à voſtre tour vous m’auez ſauué la vie ; ie vous declare, dis-ie, que ſi vous me voulez dire ingenûment tout ce qui s’eſt paſſé entre Horace, & vous, & que vous me iuriez de ne pretendre iamais rien à Clelie, & de ne luy parler plus qu’elle ne ſoit Femme d’Horace, ie vous conſerueray l’amitié que i’ay encore pour vous, & que i’oublieray le ſuiet de pleinte que vous venez de me donner. Plûſt aux Dieux, luy dit alors Aronce, que ie puſſe vous faire voir tout ce qui ſe paſſe dans mon cœur : car ſi cela eſtoit, ie ſerois iuſtifié aupres de vous, & ie ne ſerois peut-eſtre pas auſſi malheureux que ie le ſuis. Mais puis que vous ne pouuez deuiner mes ſentimens, ſouffrez que ie vous les die : & faites moy la grace de croire, que ie ne vous les déguiſeray pas. Ie vous aduoüeray donc ingenûment, que ie vous dois toutes choſes, & qu’il n’eſt nulle ſorte d’office que ie n’aye reçeu de vous : mais ie vous diray en ſuite, que i’en ay eſté, & que i’en ſuis encore ſi reconnoiſſant, que ſi ie pouuois me reprocher d’auoir fait volontairement vne choſe qui vous deuſt deſplaire, ie me tiendrois le plus ingrat, & le plus laſche de tous les hommes. Mais genereux Clelius, l’amour que i’ay dans l’ame & qui vous irrite, n’eſt pas de cette nature : puis qu’il eſt vray qu’il n’eſt rien que ie n’aye fait contre moy meſme, pour la chaſſer de mon cœur. En effet pour eſtre equitable enuers vous, i’ay voulu eſtre iniuſte enuers Clelie : puis que i’ay quelquesfois ſouhaité auec vne ardeur eſtrange, de n’auoir pour elle ny admiration, ny amour, ny eſtime. Mais apres tout, ie l’ay ſouhaité inutilement : car ie l’eſtime, ie l’admire, & ie l’aime, plus que ie ne le puis exprimer. Cependant comme i’aime ſans eſperance d’eſtre heureux, & ſans demander à l’eſtre, ie ne voy pas que ie ſois fort criminel. Neantmoins quoy que ma paſſion ſoit voſtre Captiue, s’il faut ainſi dire, puis que le ſeul reſpect que ie vous porte, m’empeſche de deſirer de ceſſer d’eſtre miſerable ; il faut pourtant que ie vous aduouë ingenûment, que ie ne me croy pas capable de pouuoir ſans mourir, voir Clelie en la puiſſance d’Horace. Ne me la donnez iamais, pourſuiuit cét Amant affligé, i’y conſens : mais ne la donnez auſſi iamais à Horace, s’il eſt vray que vous ne veüilliez pas donner la mort à vn homme à qui vous auez ſauué la vie. Ie ſçay bien que ce que ie dis ne vous paroiſt pas raiſonnable : & que vous auez meſme quelque ſuiet de trouuer que ie ſuis iniuſte, de vouloir impoſer des Loix à celuy de qui i’en dois receuoir. Auſſi ne vous dis-ie ce que ie penſe en cette occaſion, que pour vous obliger à auoir pitié de ma foibleſſe. Au reſte ie pourrois, ſi ie voulois, vous dire que tout Inconnu que ie ſuis, i’ay quelque choſe dans le cœur qui ne me rend pas indigne de l’eſtime particuliere de Clelie, mais ie n’en vſe pas ainſi : & ie vous declare que ie ne murmureray point contre vous, quand vous ne me la donnerez pas. Ie me pleindray ſans doute de la Fortune, mais ie ne me plaindray point de Clelius : & pourueû qu’Horace ne ſoit point plus heureux que moy, ie ne croiray pas eſtre le plus infortuné de tous les hommes. Ce que vous dittes eſt ſi deſraiſonnable, repliqua Clelius, qu’il n’y a pas moyen d’y reſpondre poſitiuement : & tout ce que ie puis, & tout ce que ie dois vous dire, eſt que ma Fille eſt ſous ma puiſſance : que les Romains ſont Maiſtres non ſeulement de la Fortune de leurs Enfans, mais de leur propre vie : que comme Pere de Clelie, ie la donneray à qui bon me ſemblera : que ie ne vous la donneray iamais : que ſelon toutes les apparences, ie la donneray à Horace : & que ie vous deffends de la voir ny de luy parler. Apres cela Clelius quitta Aronce, & le laiſſa dans vn ſi grand deſeſpoir, que ie ne penſe pas qu’il y ait iamais eu d’Amant plus affligé que luy : du moins ſçay-ie bien que lors qu’il me raconta ſa conuerſation auec Clelius, ie vy tant de marques de deſeſpoir dans ſes yeux, que ie craignis qu’il ne pûſt ſuporter vne ſi cruelle auanture, & qu’il ne mouruſt de douleur. Qui vit iamais, me dit-il, vn malheur eſgal au mien ? car enfin ie n’ay pas meſme la conſolation de pouuoir accuſer quelqu’vn des maux qui m’accablent : car ie ne connois que trop qu’Horace ne me doit pas ceder Clelie, & que Clelius ne me la doit pas donner au preiudice d’Horace, dont il connoiſt la naiſſance. Ainſi ie ſouffre vn mal d’autant plus grand, que ie ne le trouue pas tout à fait iniuſte : & ie ſuis ſi miſerable, que meſme la douceur que Clelie a pour moy, irrite mon deſeſpoir : car ſi i’eſtois fort mal aupres d’elle, & que i’euſſe perdu toute eſperance d’en eſtre iamais aimé, il me ſemble que ie haïrois moins mon Riual ; que ie murmurerois moins contre Clelius : & que le deſeſpoir me pourroit guerir de la paſſion que i’ay dans l’ame. Mais helas Celere, ie n’en ſuis pas là : car du coſté de Clelius, & d’Horace, ie voy vne impoſſibilité abſoluë à l’accompliſſement de mes deſſeins : & du coſté de Clelie, ie voy qu’elle me veut aſſez de bien pour me rendre plus miſerable, & non pas aſſez pour me rendre heureux. En effet elle obeïroit peut-eſtre ſans repugnance à Clelius, s’il luy commandoit de m’aimer, mais elle ne m’aime pas aſſez pour luy deſobeïr s’il luy commande d’eſpouſer Horace : ainſi la bonté qu’elle a pour moy, augmente mon infortune. Ie ne voudrois pourtant pas eſtre moins malheureux, par la cruauté de Clelie, adiouſta-t’il ; & tout ce que ie puis deſirer pour ma conſolation, c’eſt que mon Riual en ſoit touſiours haï, & que i’en ſois touſiours aimé. Voila donc Madame, en quelle aſſiette le mal-heureux Aronce auoit l’eſprit, en vne ſi fâcheuſe conioncture : neantmoins comme il n’oſoit pas aller chez Clelius apres ce qu’il luy auoit dit, & qu’il vouloit pourtant ſçauoir ce que penſoit Clelie en cette rencontre, il me pria d’aller chez Sulpicie : mais comme i’eſtois connu pour eſtre Amy particulier d’Aronce, ie trouuay que Clelius auoit deſia ordonné chez luy, qu’on me diſt touſiours que Sulpicie & Clelie n’y eſtoient pas. De ſorte que le malheureux Aronce ſe trouua dans vn deſeſpoir ſans eſgal : Clelie de ſon coſté n’eſtoit pas heureuſe, car elle aimoit aſſez Aronce pour ſentir auec douleur la priuation de ſa veuë : & elle auoit aſſez d’auerſion pour Horace, pour s’imaginer qu’elle ne pourroit l’eſpouſer, ſans en auoir vn deſplaiſir extréme. D’autre part, Sulpicie qui auoit vn petit ſentiment ialoux dans l’ame, qui luy faiſoit haïr Horace, & qui d’ailleurs aimoit tendrement Aronce, n’eſtoit pas ſans inquietude : car elle ne vouloit rien faire qui choquaſt directement ſon Mary : mais elle ne pouuoit pourtant ſouffrir qu’il pretendiſt donner ſa Fille, au Fils d’vne Femme qui luy auoit autrefois donné vne ſi cruelle ialouſie. Pour Horace il eſtoit auſſi tres malheureux : car outre qu’il eſtoit bleſſé, il ſçauoit qu’il n’eſtoit pas aimé de Clelie. Il eſt vray qu’il auoit la conſolation de ſçauoir qu’il l’eſtoit de Clelius : & de pouuoir penſer que ce Pere employeroit toute ſon authorité en ſa faueur, s’il eſchapoit de la bleſſure qu’il auoit reçeuë, qui eſtoit beaucoup moins dangereuſe que Clelius ne l’auoit dit à ſa Fille. Cependant comme l’Amour eſt ingenieux, il fit trouuer à Aronce l’inuention d’eſcrire à Clelie : mais il fut bien eſtonné, lors qu’elle luy deffendit par vn Billet, de continuer de luy eſcrire. Ce rigoureux commandement eſtoit ſans doute conçeu aux termes les plus doux du monde : mais apres tout, ce commandement eſtoit rude, & il eſtoit fait de maniere, qu’Aronce connut bien que Clelie vouloit qu’il luy obeïſt : ainſi il fut durant quelques iours priué de toute ſorte de conſolation : iuſques à ce qu’Herminius qui aimoit plus Aronce qu’Horace, quoy qu’il fuſt Romain, luy donna quelque ſoulagement. Car comme il s’eſtoit alors eſpandu quelque bruit de la cauſe du combat d’Aronce auec Horace, & de la deffence que Clelius auoit faire à ſa Fille de le voir iamais ; Herminius en fit vn compliment à cét Amant malheureux ; & le pleignit comme vn homme qui a l’ame infiniment tendre ; qui connoiſt la plus delicate ſenſibilité de l’amour ; qui pleint tous les miſerables ; & qui les voudroit pouuoir tous ſoulager. Auſſi fit-il ce qu’il pût pour conſoler Aronce, & il luy donna en effet quelque conſolation : car comme il luy dit qu’il auoit eſté chez Sulpicie, & qu’il auoit durant vn aſſez long temps entretenu ſon admirable Fille, il le preſſa extrémement de luy dire ſi elle ne luy auoit point parlé de luy ? Si ie vous diſois qu’elle m’en euſt parlé, repliqua Herminius, ie dirois ſans doute vn menſonge : mais ſi ie vous dis qu’elle a eſuité aueque ſoin de m’en parler, ie vous diray vne choſe qui vous eſt plus auantageuſe que vous ne penſez : car enfin i’ay connu ſi clairement que ce qui l’empeſchoit d’en vouloir parler, eſtoit qu’elle ſentoit qu’elle ne le pourroit faire ſans donner quelques marques d’eſtre plus de voſtre party que de celuy d’Horace, que ie n’en ſçaurois douter : car ie l’ay veüe rougir de ſes propres penſées ; ie l’ay veüe faire ſemblant de n’entendre pas ce qu’on diſoit de vous ; ie l’ay veüe pourtant preſter l’oreille pour l’entendre mieux ; & ie luy ay veû quelques legeres marques de depit, lors que Stenius, qui comme vous le ſçauez eſt Amy d’Horace, a dit quelque choſe de luy, qui luy eſtoit auantageux. Ha Herminius, s’eſcria Aronce, vous me voulez conſoler dans mon infortune, & vous cherchez à diminuer vn mal que vous ne pouuez guerir : ie vous proteſte, repliqua Herminius, que ie vous parle auec toute la ſincerité d’vn Romain. Apres cela, Aronce ſe confiant en la probité d’Herminius, il le pria de vouloir aller encore plus ſouuent chez Sulpicie : & de luy vouloir raporter fidellement tout ce qu’il entendroit dire à Clelie, de ce qui regardoit Horace, ou de ce qui le regardoit luy meſme. Mais il n’oſa le prier de luy rien dire de ſa part : car connoiſſant la modeſtie de ſon humeur, & ſa prudence, il iugea bien qu’elle ne trouueroit pas bon qu’il vouluſt l’obliger à deſcouurir le ſecret de ſon cœur à vne tierce Perſonne. Et en effet Herminius fit ce qu’Aronce deſiroit, & durant quelques iours il fut le plus agreable Eſpion du monde pour ſon Amy : car il luy raporta touſiours quelque fauorable obſeruation qu’il auoit faite à ſon auantage. De mon coſté i’auois auſſi prié Fenice de me raporter tout ce qu’elle entendroit dire d’Aronce & d’Horace à Clelie, qu’elle voyoit alors plus qu’auparauant : ſi bien que ſoit par Herminius ou par moy, Aronce en entendoit parler tous les iours, & en attendoit toûjours dire quelque choſe qui luy plaiſoit. Il eſtoit pourtant bien fâché de ſçauoir que Stenius la voyoit plus ſouuent qu’à l’ordinaire : mais apres tout il auoit quelque conſolation de ce qu’il aprenoit par nous, & de ce que ſon Riual n’eſtoit pas en eſtat d’eſtre aupres d’elle, lors qu’il luy eſtoit deffendu d’y eſtre. Cependant Clelius voyoit tres aſſidûment Horace : & Aronce n’auoit ſans doute autre conſolation que celle qu’Herminius & moy luy donnions. Mais Madame, nous ne fuſmes pas touſiours en pouuoir de luy en donner comme à l’accouſtumée : puis qu’Herminius & moy n’euſmes vn iour rien de fauorable à luy aprendre : de ſorte que comme il n’y a rien de plus ſoubçonneux qu’vn Amant, & vn Amant malheureux ; il ne nous vit pas plus toſt, qu’il connut que nous n’auions que des choſes fâcheuſes à luy dire. En effet, comme il me demanda ſi Fenice n’auoit point veû Clelie ? ie luy dis froidement que non : & comme il demanda en ſuite à Herminius, s’il ne ſçauoit rien de Clelie ? il luy reſpondit la meſme choſe : ſi bien que cette eſgalité de reſponce luy eſtant ſuſpecte, il nous regarda auec des yeux qui nous demandoient tant de choſes, que les noſtres ſans en auoir le deſſein, luy en dirent plus qu’il n’en vouloit ſçauoir : car il vit de la douleur dans les miens, & il remarqua qu’Herminius deſtournoit la teſte pour ne rencontrer pas les ſiens. Si bien que ne pouuant demeurer plus long temps dans cette cruelle incertitude ; eh de grace, nous dit-il, dittes moy promptement ce que vous ne me dittes pas : car ſi vous ne le faites, i’iray chez Clelie, malgré la deffence de Clelius : & ie feray des choſes ſi deſraiſonnables, que vous vous repentirez de ne m’auoir pas fait connoiſtre mon malheur. D’abord nous vouluſmes deſguiſer la verité, mais il n’y eut pas moyen & nous fuſmes contraints de luy dire ce que nous ſçauions. En mon particulier, ie luy apris que Fenice ayant eſté chez Clelie, auoit eſté fort ſurpriſe de trouuer qu’elle luy faiſoit extrémement froid : & qu’elle l’auoit encore eſté dauantage, d’entendre qu’elle auoit parlé de luy d’vne maniere qui luy auoit fait iuger qu’elle penſoit auoir ſuiet de s’en pleindre. Pour Herminius, il luy dit encore quelque choſe de plus fâcheux : car non ſeulement il luy aprit que Clelie auoit parlé d’vne façon qui faiſoit voir qu’elle auoit l’eſprit irrité ; mais encore qu’elle s’eſtoit informée aſſez obligeamment de la ſanté d’Horace, lors que Stenius eſtoit arriué aupres d’elle : de ſorte qu’Aronce aprenant ces deux choſes, en eut vne douleur tres ſenſible. Si bien que ne pouuant pas viure dans vne ſi cruelle incertitude, il nous dit qu’il vouloit abſolument parler à Clelie : pour ſçauoir de ſa propre bouche, ce qui l’obligeoit à changer de ſentimens pour luy. Ce qui m’embarraſſoit fort en cette rencontre, eſtoit que ie ne comprenois point pourquoy Clelie faiſoit froid à Fenice, quand meſme elle auroit voulu rompre auec Aronce : car de dire que c’eſtoit parce que ie l’aimois, & que i’eſtois aimé de luy, c’eſtoit faire eſgallement tort à l’eſprit, & à la generoſité de Clelie : ainſi ie ne ſçauois qu’en penſer. Mais enfin Madame, apres qu’Aronce eut cherché cent inuentiós pour pouuoir parler à cette belle Perſonne, il fit ſi bien qu’il en trouua vne : il eſt vray que le hazard contribua à la luy donner : car vn hóme de qualité eſtant mort à Capouë, & la couſtume voulant qu’on allaſt viſiter ſa Femme, Aronce fit ſi adroitement eſpier l’occaſion de la viſite qu’y feroit Sulpicie, afin de regler la ſienne ſur celle là, qu’il fit ce qu’il auoit pretendu de faire : car il aiuſta ſi bien les choſes, qu’il ſe rencontra à la Porte de cette Maiſon en deüil, iuſtement comme Sulpicie & ſa Fille y arriuoient. De ſorte que comme i’eſtois aueque luy, & que ie ſçauois ſon deſſein, i’aiday à marcher à Sulpicie, qui nous reçeut fort ciuilement : & Aronce donna la main à Clelie, qui rougit dés qu’elle le vit, & qui ne le reçeut pas auec la meſme douceur de ſa Mere : ou ſi elle en eut, ce fut vne douceur froide, qui n’auoit rien de cét air obligeant qu’elle auoit accouſtumé d’auoir pour luy. Cependant il arriua, pour faciliter le deſſein d’Aronce, que comme nous euſmes trauerſé vne Court qui eſt à la Maiſon où nous eſtions, & que nous fuſmes ſous vn magnifique Portique qui eſt au bas de l’Eſcalier ; il arriua, dis-ie, que Sulpicie rencontra vne Parente fort proche du Mort, qui ſortoit comme nous entrions : & qui ſuiuant la couſtume de quelques Femmes qui diſent touſiours beaucoup plus qu’on ne leur demande, ſe mit à luy raconter non ſeulement la maladie de ſon Parent, mais encore tous les chagrins qui pouuoiét luy auoir eſchauffé le ſang, & cauſé le mal qui l’auoit fait mourir. En ſuite elle luy raconta tous les remedes qu’on luy auoit donnez ; la diſpoſition qu’il auoit faite de ſon Bien ; & vniuerſellement tout ce qui eſtoit arriué à cét homme depuis dix ou douze ans, iuſques à ſes dernieres paroles. De ſorte que noſtre deſſein voulant que nous ne quitaſſions pas ces Dames auec qui nous eſtions, ie me mis à eſcouter cette longue Narration, pendant qu’Aronce parloit à Clelie. D’abord elle auoit voulu s’approcher de Sulpicie : mais comme elle l’auoit voulu faire, Aronce s’y eſtoit oppoſé auec vne adreſſe ſi pleine de ciuilité, qu’elle n’auoit pû luy tenir toute la rigueur qu’elle vouloit auoir pour luy. Ie ſuis pourtant perſuadé, qu’elle ne fut pas trop marie d’eſtre forcée de parler à Aronce : qui ne vit pas plus toſt Sulpicie engagée à eſcouter cette Dame qu’elle auoit rencontrée, que prenant la parole ; eh de grace charmante Clelie, luy dit-il, aprenez moy d’où vient que non ſeulement vous me deffendez de vous eſcrire, mais que vous parlez de moy comme ſi ie vous auois offenſée, & que ie ne fuſſe pas auſſi innocent que malheureux, quoy que ie ſois le plus malheureux de tous les hommes ? Ie penſois, luy dit-elle en rougiſſant, que vous eſtiez ſi bien auec Fenice, que vous ne vous ſouciyez pas d’eſtre mal auec Clelie. Quoy Madame, reprit-il fort eſtonné, vous croyez que Fenice ait quelque part en mon cœur ? Fenice que ie ne voy preſques iamais ; Fenice qui eſt ardemment aimée du plus cher de mes Amis : & Fenice enfin qui ne m’eſt conſiderable que parce que ie ſçay par elle vne partie de ce que vous faites, & de ce que vous dittes, depuis que ie n’ay plus la liberté d’eſtre moy meſme le teſmoin de vos actions, & l’admirateur de toutes vos paroles. Encore vne fois Madame, pourriez vous croire qu’vn cœur qui vous adore, en pûſt adorer vne autre ? & n’eſt-ce pas aſſez que ie ſois mal auec Clelius ; qu’il m’ait deffendu de vous voir ; que vous m’ayez deffendu de vous eſcrire ; & que ie craigne que mon Riual ne ſoit plus heureux que moy ; ſans que vous m’accuſiez encore auec vne iniuſtice qui n’eut iamais d’eſgalle ? Ie ne ſçay pas Aronce, luy dit-elle froidement, ſi vous aimez Fenice : mais ie ſçay que vous en auez reçeu des Lettres, & que vous auez eſté aſſez broüillez enſemble, pour y auoir eſté bien. Cependant (adiouſta-t’elle, ſans luy donner loiſir de l’interrompre) cela ne change rien à voſtre Fortune : car puis que mon Pere m’a deffendu de ſouffrir que vous m’aimiez, & qu’il m’a commandé de receuoir l’affection d’Horace, il n’y aura autre changement à la choſe, ſinon que ie luy obeïray auec moins de repugnance que ie n’euſſe fait : Quoy Madame (reprit Aronce auec vne douleur mortelle dans les yeux) vous obeïrez à Clelius ; vous ne ſoufrirez plus mon affection : & vous receurez celle de mon Riual ! ha ſi cela eſt, vous n’auez qu’à vous preparer à vous réjoüir de ma mort : car dans les ſentimens où vous eſtes, elle vous donnera ſans doute de la ioye. Mais afin que ie puiſſe du moins auoir la conſolation de mourir iuſtifié, accuſez moy exactement du crime qu’on me ſuppoſe : dittes moy quand i’ay aimé Fenice ; quand nous auons eſté broüillez enſemble ; & quand nous auons eſté bien ? & ſi ie ne deſtruits toutes ces impoſtures, tenez moy pour le plus laſche de tous les hommes ; oſtez moy entierement l’eſperance ; & c’eſt à dire oſtez moy la vie. Parlez donc diuine Clelie, pourſuiuit-il, mais parlez ſans deſtourner vos beaux yeux : afin qu’ils puiſſent voir dans les miens toute l’innocence de mon cœur, & toute l’ardeur de mon amour. Clelie entendant parler Aronce comme il faiſoit, commença de douter de ce qu’on luy auoit dit de luy : de ſorte que le regardant alors auec vn peu moins de froideur ; de grace Aronce, luy dit-elle, ne vous iuſtifiez point : car i’aime encore mieux auoir de la colere que de la douleur : c’eſt pourquoy, puis qu’il faut de neceſſité que vous me perdiez, laiſſez moy croire que ie vous ay perdu. Non non Madame, reprit-il, ie n’endureray pas cette iniuſtice, & il faut abſolument que ie ſois iuſtifié. Comme Aronce acheuoit de prononcer ces paroles, & qu’il commençoit d’eſperer de pouuoir apaiſer Clelie, Fenice ſuiuie de deux de ſes Amies, deſcendit de l’Eſcallier au pied duquel nous eſtions : de ſorte qu’Aronce qui ne croyoit pas qu’elle fuſt là, & qui ſçauoit que Clelie venoit de l’accuſer d’auoir quelque affection pour Fenice, fut ſi ſurpris de la voir, qu’il ne pût s’empeſcher de donner quelques marques de l’agitation de ſon eſprit. Neantmoins comme il vouloit guerir Clelie du ſoupçon qu’elle auoit, il affecta de ſalüer Fenice plus froidement qu’il n’auoit accouſtumé : ſi bien que cette Perſonne qui ne ſçauoit pas la cauſe de cette diminution de ciuilité, & qui ſe ſouuint de la froideur que Clelie auoit euë pour elle la derniere fois qu’elle l’auoit veuë, ne pût s’empeſcher de luy en faire la guerre. Ha Aronce, luy dit-elle, c’eſt trop que d’eſtre mal auec vous, & auec Clelie : ce n’eſt pas, adiouſta Fenice, qu’elle ne ſoit aſſez belle pour meriter d’occuper tous vos regards : mais elle ne doit pas auoir toute voſtre ciuilité. Aronce et Clelie furent ſi ſurpris de ce que dit Fenice ; & Fenice paſſa ſi viſte, qu’ils n’eurent pas le temps de luy reſpondre. Ils commencerent pourtant tous deux de luy dire quelque choſe : mais comme ie l’ay deſia dit, Fenice s’arreſta ſi peu, qu’ils n’eurent pas le loiſir de l’acheuer. Ils ne purent meſme ſe rien dire, & ie ne pûs auſſi aller apres Fenice qui ne m’auoit point veû, parce que Sulpicie finit la conuerſation auec cette Dame qui l’auoit arreſtée. De ſorte que par ce moyen, Aronce au lieu de pouuoir acheuer de ſe iuſtifier, ſe retrouua dans vn nouuel embarras : car le changement de ſon viſage, & ce que Fenice luy auoit dit, remirent le ſoubçon dans le cœur de Clelie : ſi bien que quoy qu’Aronce luy parlaſt touſiours, en montant l’Eſcalier, elle ne luy reſpondit pas & elle a meſme aduoüé qu’elle ne l’entendit guere. Vous pouuez donc iuger Madame, que lors qu’ils furent dans cette Chambre de deüil, il ne luy fut pas aiſé de l’entretenir : & quand Sulpicie en ſortit, Clelie agit auec tát d’adreſſe, qu’elle m’engagea malgré moy à luy donner la main. Il eſt vray qu’Aronce n’en fut pas plus malheureux : car il trouua en Sulpicie, à qui il aida à marcher, vne bonté pour luy qui luy donna quelque conſolation. Elle ne luy dit pourtant que des choſes tres fâcheuſes : car elle le confirma dans la croyance où il eſtoit que Clelius eſtoit fort irrité contre luy, & qu’il ne s’apaiſeroit pas aiſément : il eſt vray qu’elle luy teſmoigna en eſtre ſi fâchée qu’il luy en fut infiniment obligé. Mais comme elle voulut confondre les ſentimens de Clelie auec les ſiens, & luy faire entendre qu’elle en eſtoit auſſi bien marrie ; ha Madame, luy dit-il, Clelie n’eſt pas ſi equitable que vous ! & il s’en faut bien que ie n’aye autant de ſuiet de me loüer de ſa bonté que de la voſtre. Vous prenez ſans doute la modeſtie de ma Fille, reprit Sulpicie, pour vne marque d’indifference : mais ie vous reſpons qu’elle rend iuſtice à voſtre vertu : & que ſi ie pouuois iamais auoir aſſez de credit ſur l’eſprit de Clelius, pour le faire changer de ſentimens, vous verriez qu’elle vous donneroit des marques de l’eſtime qu’elle a pour vous. Aronce n’oſa pas luy dire ce que Clelie luy auoit dit, de peur d’irriter cette belle Perſonne à qui ie parlois : mais dés que ie voulus luy demander pourquoy elle vouloit deſeſperer Aronce, en le traitant ſi cruellement ; Aronce, reprit-elle, n’eſt peut-eſtre pas ſi innocent que vous le croyez : & vous eſtes peut-eſtre bien meilleur Amy que vous ne penſez, en parlant à ſon auantage. Clelie me dit cela en des termes ſi obſcurs, que comme ie ne ſçauois pas qu’elle croyoit qu’Aronce aimoit Fenice, ie n’auois garde de ſçauoir ce qu’elle vouloit dire : auſſi luy reſpondis-ie ſi ambigûmét, & noſtre conuerſation fut ſi embroüillée, que nous nous ſeparaſmes ſans nous entendre. De ſorte que lors qu’Aronce & moy fuſmes ſeuls, nous ne ſçauions qu’imaginer : car il eſtoit ſi eſtonné de voir que Clelie l’accuſoit d’aimer Fenice, & i’en fus ſi eſpouuanté, quand il me le dit, que ie ne ſçauois qu’en penſer : Aronce eſtoit meſme ſi affligé, qu’on ne pouuoit pas l’eſtre dauantage. Pour moy ie connus bien apres ce qu’il me dit, ce que Clelie auoit eu deſſein de me dire, lors qu’elle m’auoit dit que i’eſtois peut-eſtre meilleur Amy que ie ne penſois : car croyant qu’Aronce aimoit Fenice que i’aimois, elle eſtoit perſuadée que ie faiſois plus que ie ne deuois de parler à ſon auantage. Cependant nous cherchions inutilement d’où venoit la ialouſie de Clelie, dont la cauſe eſtoit bien eſloignée : car il faut que vous vous ſouueniez que ie vous ay dit que lors qu’Horace fut la premiere fois pour taſcher de deſcouurir ſi Aronce eſtoit amoureux de Clelie, il le trouua qu’il tenoit vne Lettre que Fenice m’auoit eſcrite : & que pour en cacher vne qu’il auoit reçeuë de Clelie, il luy laiſſa lire celle de Fenice, dont Horace ne connoiſſoit point l’eſcriture. Or Madame, il eſtoit arriué que durant qu’il gardoit la Chambre pour la bleſſure qu’il auoit reçeuë, Stenius luy montra fortuitement vne Chanſon qui eſtoit eſcrite de la main de Fenice qu’il voyoit quelquesfois : ſi bien qu’Horace reconnoiſſant cette eſcriture pour eſtre la meſme de la Lettre qu’il auoit veuë entre les mains de ſon Riual, il commença de s’imaginer qu’Aronce aimoit en deux lieux, & que ie n’eſtois que ſon Confident aupres de Fenice. Si bien que racontant toute cette auanture à Stenius, il ſe mit à exagerer l’iniuſtice de Clelie, de luy preferer vn homme qui ne luy donnoit qu’vn cœur partagé. De ſorte que Stenius croyant effectiuement qu’Aronce auoit quelque intelligence auec Fenice, & penſant rendre office à Horace, il fut chez Clelie ſans luy en rien dire : & il tourna la conuerſation d’vne maniere, qu’il fit entendre à cette belle Perſonne, que i’eſtois le Confident d’Aronce aupres de Fenice, quoy que ie paſſaſſe pour en eſtre l’Amant ; ou que ſi cela n’eſtoit pas, Aronce me trahiſſoit. Il luy aſſura meſme qu’il auoit veû vne Lettre de Fenice à Aronce : & il le luy aſſura ſans faire vn ſcrupule de probité pour ce menſonge là, parce qu’Horace luy ayant dit qu’il en auoit effectiuement veû vne entre les mains d’Aronce, ce n’eſtoit pas vn menſonge conſiderable, que de changer vne circonſtance de la choſe. Cependant Stenius fit ce qu’il vouloit faire, puis qu’il mit de la ialouſie dans le cœur de Clelie, & qu’il fut cauſe qu’Aronce fut tres malheureux : car il n’y auoit pas moyen de deuiner ce qui cauſoit l’iniuſtice de Clelie. De ſorte qu’il ſe trouuoit alors tres miſerable : principalement parce que Clelius luy auoit deffendu ſa Maiſon ; qu’Horace ſe portoit tous les iours mieux ; que Clelius le voyoit tres aſſiduëment : & qu’on aſſuroit par la ville qu’il luy auoit promis Clelie. Aronce ſentoit bien dans ſon cœur, que deuant autant qu’il deuoit à Clelius, il ne deuoit pas s’oppoſer au deſſein qu’il auoit de diſpoſer de ſa Fille : & qu’ainſi l’equité ne luy permettoit pas de chercher à perdre Horace, puis qu’il le regardoit comme vn homme à qui il vouloit faire eſpouſer Clelie : ſi bien que la iuſtice et l’amour voulant des choſes differentes, il ſe trouuoit fort embarraſſé. Mais au milieu de tant de malheurs, il ſentoit la ialouſie de Clelie plus que toutes choſes : auſſi l’excés de ſa paſſion luy fit elle faire les plus iniuſtes propoſitions du monde, tout equitable qu’il eſt. Car encore qu’il ſceuſt que i’eſtois aſſez amoureux de Fenice, il vouloit luy faire quelque inciuilité publique, afin que Clelie le ſçachant ne creuſt plus qu’il l’aimoit : il vouloit meſme que ie ne la viſſe plus du tout durant quelque temps : & il vouloit enfin guerir Clelie, ſans conſiderer ſi les remedes qu’il y vouloit employer eſtoient iuſtes, ou iniuſtes. Mais à la fin, apres auoir bien penſé à ce que l’on pouuoit faire pour luy, nous reſoluſmes qu’il prieroit Herminius de parler de ſa part à Clelie, & de l’obliger à luy dire tout ce qu’elle auoit dans le cœur : & ie luy perſuaday auſſi d’employer Arricidie, pour perſuader à Clelius de ne s’opinaſtrer pas tant à ne vouloir donner ſa Fille qu’à vn Romain : car i’eſtois fortement perſuadé que ſi Clelius ne la donnoit point à Horace, il la donneroit volontiers à Aronce, tout inconnu qu’il eſtoit. Et en effet Madame, nous fuſmes chez Herminius, & chez Arricidie, qui nous promirent de faire ce que nous ſouhaitions. Mais comme la diligence eſtoit neceſſaire en cette occaſion, parce qu’Horace, à ce que l’on diſoit, deuoit ſortir dans trois ou quatre iours, Arricidie fut dés le lendemain au matin trouuer Clelius ; & Herminius promit d’aller voir Clelie l’apreſdiſnée. Mais pour commencer par la conuerſation d’Arricidie, qui aimoit fort Aronce, ie vous diray que cette officieuſe Femme, ne fut pas pluſtoſt auec Clelius, qu’entrant d’abord en matiere ; ie ne ſçay, luy dit-elle, ſi vous prendrez bien ce que ie m’en vay vous dire : mais ie ſçay que ie n’y ay nul intereſt, que celuy du repos de voſtre Famille. Arricidie eſt ſi accouſtumée, repliqua Clelius, à trauailler à celuy de tous ſes Amis, que ie ſuis perſuadé qu’elle ne peut iamais auoir que de bonnes intentions. Puis que cela eſt, repliqua-t’elle, faites moy donc la grace de me reſpondre, & de me reſpondre ſincerement. Ie vous le promets, reprit Clelius, & ie vous le promets ſans peine : car ie ne puis iamais reſpondre d’autre ſorte. Dittes moy donc ie vous en coniure, repliqua-t’elle, s’il n’eſt pas vray qu’Aronce eſt vn des hommes du monde le mieux fait, qui a le plus de cœur, le plus d’eſprit, le plus de vertu, le plus d’agréement, & que c’eſt enfin l’homme de toute la Terre que vous eſtimez le plus, & que vous auez le plus aimé ? Ie l’aduouë, reſpondit Clelius : mais puis que cela eſt, repliqua-t’elle, pourquoy ne l’aimez vous plus, & qu’a-t’il fait pour vous obliger à le haïr ? Il a eu l’audace d’aimer ma Fille, reprit Clelius, & il a eu l’ingratitude d’oublier qu’il me doit la vie, & que ie l’ay fait ce qu’il eſt : mais ie luy aprendray bien que les Romains ſçauent punir les ingrats. N’allez pas ſi viſte Clelius, luy dit-elle, & prenez garde que les Romains en penſant punir les ingrats, ne s’expoſent à auoir eux meſmes de l’ingratitude : car enfin vous auez ſauué la vie à Aronce, il eſt vray, mais il n’eſtoit qu’vn Enfant : ainſi on peut dire qu’il n’a pas veû de ſes propres yeux, ce que vous auez veû des voſtres, ce qu’il a fait pour vous, lors qu’il a combatu pour vous ſauuer la vie, comme vous me l’auez raconté vous meſme. Ainſi il ne faut pas conter ce qu’il vous doit, ſans conter auſſi ce que vous luy deuez : & il faut enfin que vous me diſiez preciſément pourquoy vous voulez donner Clelie à Horace, qui ne vous a pas ſauué la vie, qui eſt moins honneſte homme qu’Aronce, quoy qu’il le ſoit beaucoup ; & pourquoy vous la refuſez à ce dernier ? ie pourrois ſi ie le voulois, repris Clelius, vous dire en deux mots qu’il ſuffit qu’Aronce ne ſçache pas ſa naiſſance, pour trouuer fort mauuais qu’il ait oſé tourner les yeux vers ma Fille : mais comme vous me diriez ſans doute, qu’il a les ſentimens ſi nobles, qu’il n’y a pas lieu de douter de ſa qualité ; i’ay vne autre raiſon à vous dire, qui ne reçoit point de replique : car enfin Horace ; eſt Romain & ſelon toutes les apparences Aronce ne l’eſt pas. Ha Clelius (s’eſcria Arricidie en riant) cette raiſon eſt bien plus foible que celle que vous n’alleguez pas : & pour moy ie vous aduouë, que ie ne puis ſouffrir la fantaiſie qu’ont tous les Romains, de ſe mettre ſi hardiment au deſſus de tous les autres Peuples du Monde. Car apres tout, la vertu eſt de tout Païs : & de quelque lieu de la Terre que ſoit Aronce, ie l’eſtime autant qu’vn Romain. Croyez moy Clelius, adiouſta-t’elle en riant encore, ne ſoyez point plus difficile que vos Peres, qui pour auoir des Femmes, furent rauir celles de leurs voiſins : & ne le ſoyez pas meſme plus qu’vn de vos Rois, qui eſpouſa vne Eſclaue de Corinthe, tout grand Prince qu’il eſtoit, ſans s’aller mettre dans la fantaiſie qu’elle n’eſtoit pas Romaine : car pour vous montrer qu’il ne ſuffit pas d’eſtre Romain, pour auoir tout ce qu’il faut pour meriter d’eſtre aimé de vous ; Tarquin n’eſt-il pas Romain & Fils d’vn Romain & d’vne Romaine ? cependant ie vous ay entendu dire qu’il n’a pas le cœur d’vn veritable Romain, qu’il eſt le Tyran, & non pas le Roy de Rome, que c’eſt vn ambitieux, vn cruel, & vn parricide, que ſa Femme eſt vne impitoyable, qui a paſſé ſur corps de ſon Pere, & qu’elle eſt la plus meſchante Perſonne de ſon Sexe. Apres cela, oſerez vous encore ſouſtenir, que ce ſoit vne bonne raiſon à m’alleguer, que de me dire qu’Aronce n’eſt pas Romain, & qu’Horace eſt de Rome ? Car comme il eſt des Romains ſans vertu, ie ſouſtiens qu’il peut y auoir des vertueux qui ne ſont pas Romains : & qu’ainſi il ne faut pas dire que vous deuez choiſir Horace, au preiudice d’Aronce, puis que le dernier a encore plus de merite que l’autre, que vous luy auez plus d’obligation, & que Clelie l’eſtime dauantage. Si vous eſtiez née à Rome, reprit Clelius, vous verriez ce que c’eſt que d’eſtre née Romaine : & vous connoiſtriez quel eſt ce lien inuiſible, & cette amour de la Patrie, qui attache tous les Citoyens les vns aux autres : car pour Tarquin, ie le regarde comme vn Monſtre, qui a vſurpé la puiſſance Souueraine qui ne luy apartenoit pas : & ie ne le conſidere point comme vn Roy legitime, ny comme vn Romain. Mais puis que les vices de Tarquin, reprit Arricidie, font que vous ne le conſiderez pas comme vn Romain, faites auſſi par vne eſgalle raiſon, que les vertus d’Aronce, vous obligent à le conſiderer comme s’il l’eſtoit. Non non Arricidie, repliqua Clelius, vous ne me perſuaderez pas : puis qu’il eſt vray que i’ay reſolu de donner ma Fille à Horace, & de ne la donner iamais à Aronce : en effet puis qu’il n’eſt pas Romain, & qu’il eſt ingrat, ie ne dois pas le regarder comme vn homme qui ſerait capable d’eſpouſer tous mes intereſts aueuglément. Car enfin Arricidie, ie veux vn Gendre qui aime ma Patrie autant que moy, & qui haïſſe le Tyran de Rome autant que ie le haïs : c’eſt pourquoy ie trouue en la perſonne d’Horace, tout ce que ie puis ſouhaiter. Cependant comme ie preuoy qu’il ſeroit difficile à Aronce, veû la folle paſſion qu’il a dans la teſte, qu’il pûſt voir Horace heureux ; i’ay deſſein de l’obliger, deuant que ce Mariage ſoit reſolu, de s’en retourner aupres du Prince de Carthage : & de luy commander de ne reuenir point icy, tant que l’amour qu’il a dans le cœur y ſera. Vous auez donc poſitiuement promis Clelie à Horace, reprit Arricidie ; ie ne la luy ay pas encore promiſe, repliqua Clelius, parce que ie veux la luy faire deſirer quelque temps : mais ie la luy ay fait eſperer, & i’ay reſolu, dés qu’il ſortira de la Chambre, de luy annoncer cette agreable nouuelle. Mais ſçauez vous bien, reſpondit Arricidie, ſi cette nouuelle ſera auſſi agreable à Clelie qu’à Horace ? ie la croy ſi bien née, repliqua-t’il, que ie preſupoſe que tout ce qui me plaiſt luy doit plaire. En verité, reprit Arricidie, ie n’euſſe pas creû que vous euſſiez ſi peu aimé Aronce : & qu’vne Chimere de Romain que vous auez dans la fantaiſie, & que vous voulez qui y ſoit, pûſt tenir contre toutes les bonnes qualitez d’Aronce : car enfin, ſi nous voiyons que le Soleil n’eſclairaſt qu’à Rome, nous pourrions croire que puis qu’elle auroit ce Priuilege particulier, elle pourroit auoir celuy d’auoir plus de Gens d’honneur que toutes les autres Villes : mais comme vous le ſçauez, le Soleil reſpand ſa lumiere par toute la Terre, & il y a des hommes vertueux par tout le Monde. I’ay oüy dire autrefois, pourſuiuit-elle, qu’il n’y auoit en toute la Grece que ſept hommes qu’on y appelloit Sages par preference à tous les autres : encore les Grecs croyent-ils eſtre bien riches de ſageſſe : & vous pretendez que tous les Romains ſoient ſages. Croyez moy Clelius, ſi vous vouliez bien chercher dans vos vieilles Chroniques, vous trouueriez qu’il y a eu des vices à Rome dés ſa naiſſance : & que s’il y a de la difference des Romains aux autres, c’eſt que leur vertu eſt plus ſauuage, & plus rude ; & ie ſuis fortement perſuadée, puis que ie ne vous perſuade point, que la qualité dominante des Romains, eſt l’opiniaſtreté : puis que ſi cela n’eſtoit pas, vous vous rendriez à mes raiſons, à mes prieres, & à vous meſme : car ie ſuis aſſurée que durant que ie vous ay parlé d’Aronce, voſtre cœur vous a dit plus de cent fois que i’auois raiſon, & que vous auiez tort. Clelius entendant parler Arricidie, dont il connoiſſoit la franchiſe, ne voulut plus diſputer contre elle : & ayant reſolu de la refuſer, il voulut la refuſer ciuilement, c’eſt pourquoy il la remercia de l’intereſt qu’elle prenoit à ſa Fille : mais il luy parla touſiours ſi fierement pour Aronce, qu’elle connut bien qu’il n’auoit rien à eſperer : & en effet croyant qu’il ſeroit inutile de le tromper, elle ne luy donna nulle eſperance. D’autre part Herminius trouua l’eſprit de Clelie ſi irrité, qu’elle ne voulut pas ſeulement ſouffrir qu’il luy parlaſt d’Aronce : & elle trouua ſi mauuais qu’il luy fiſt parler par vn autre d’vne ſemblable choſe, que quand il n’euſt pas eſté broüillé auec elle, il y auroit eſté mal par cette ſeule raiſon : car plus elle auoit d’eſtime pour Herminius, moins elle trouuoit bon qu’il vouluſt iuſtifier Aronce aupres d’elle : ſi bien que ce malheureux Amant fut dans vn deſeſpoir incroyable. En mon particulier, i’eus auſſi quelque chagrin : car comme Fenice eſt vn peu bizarre, & vn peu iniuſte, elle ſe mit dans la fantaiſie de ſe prendre à moy de ce que Clelie luy auoit fait froid, & de ce qu’Aronce n’auoit pas eu aſſez de ciuilité pour elle, lors qu’elle l’auoit veû auec Clelie : & elle pretendit meſme que ie deuois rompre auec tous les deux à ſa conſideration : de ſorte que nous euſmes vn grand démeſlé, qui me guerit preſques de mon amour. Mais pour en reuenir à Aronce, il fut encore plus malheureux qu’il n’eſtoit : car Clelius s’eſtant mis dans la fantaiſie qu’il s’eſloignaſt de Capouë deuant qu’Horace eſpouſaſt Clelie, il fut le trouuer pour le luy dire : & il le luy dit en effet ſi fortement, qu’il ne ſçauoit que luy reſpondre : car comme il luy deuoit toutes choſes, & qu’il le regardoit touſiours comme le Pere de Clelie, il n’oſoit s’emporter contre luy ; ioint qu’il connoiſſoit bien qu’il l’auroit fait inutilement. Il eſſaya donc de luy toucher le cœur, par toutes les tendreſſes imaginables : & lors qu’il vit qu’il ne pouuoit le fléchir, il le coniura auec ardeur de luy laiſſer la liberté de demeurer aupres de luy, ou s’il ne le vouloit pas, de luy permettre du moins de dire adieu à Clelie. Mais quoy qu’il pûſt dire, il n’obtint rien de ce qu’il luy demandoit : de ſorte qu’Aronce eſtant tranſporté de douleur, & ne pouuant la renfermer toute dans ſon ame ; ha impitoyable Clelius, s’eſcria-t’il, pourquoy me ſauuaſtes vous la vie, ou pourquoy me donnez vous la mort ? Quoy qu’il en ſoit, dit Clelius, il faut partir : & il faut partir ſans quereller vne ſeconde fois Horace, & ſans voir ma Fille. Ha Clelius, reprit bruſquement Aronce, ie ne vous reſponds de rien, ſi vous ne faites que Clelie me commande de partir, & me deffende d’attaquer Horace. Ce n’eſt pas que ie ne ſçache bien le reſpect que ie vous dois, mais ma raiſon eſt plus foible que mon amour : & ſi celle qui la cauſe ne me commande de ſa propre bouche de ſouffrir que mon Riual ſoit heureux, & de me reſoudre à mourir miſerable, ie ne ſçay pas ſi ie ne vous deſobeïray point. Puis qu’il faut que Clelie vous commande de partir (repliqua fierement Clelius en s’en allant) elle vous le commandera, mais ce ſera par vne Lettre ſeulement : car ie vous declare qu’elle ne ſortira point de ſa Chambre, que vous ne ſoyez ſorty de Capouë. Vous pouuez iuger Madame, en quel eſtat demeura Aronce : qui ſe repentit vn moment apres de ce qu’il auoit dit de rude à Clelius : car malgré ſon amour, il connoiſſoit bien que cét illuſtre Romain n’eſtoit par fort coupable de vouloir pluſtoſt donner ſa Fille à Horace, dont il connoiſſoit la naiſſance, que de la donner à vn homme dont il ne ſçauoit pas la veritable condition. Il voyoit bien auſſi qu’il n’auoit pas grand ſuiet de ſe pleindre de ſon Riual : & c’eſt ce qui rendoit ſon malheur plus grand. Mais ce qui le luy rendoit encore plus inſuportable, eſtoit la colere de Clelie : car il craignoit que la haine qu’il penſoit qu’elle auoit alors pour luy, ne diſpoſaſt ſon cœur à aimer Horace, qui eſtoit la choſe du monde qu’il aprehendoit le plus. En effet en l’eſtat où eſtoit alors ſon ame, il n’imaginoit rien de plus doux dans ſa fortune, que de pouuoir penſer que Clelie haïroit ſon Riual en l’eſpouſant. Cependant Clelius, ſuiuant ce qu’il auoit dit à Aronce, fit eſcrire vn Billet à Clelie, où il n’y auoit que ces paroles.
SI Aronce part de Capouë dans trois iours ; & qu’il en parte ſans voir Horace, ie pleindray ſon malheur : mais s’il n’obeït pas au commandement que ie luy fais de partir, ie le haïray plus que perſonne n’a iamais haï.

Vous pouuez penſer Madame, quel fut le deſeſpoir d’Aronce, apres auoir leû ces cruelles paroles. Il fut ſi grand, que ie creûs qu’il expireroit de douleur ; mais à la fin ſe faiſant vne violence extréme, il reſpondit à Clelie de cette ſorte.