Clément Marot, sa vie, ses œuvres

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Clément Marot, sa vie, ses œuvres
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 76 (p. 634-651).
CLEMENT MAROT

Œuvres de Clément Marot, annotées, revues sur les éditions originales et précédées de la vie de Clément Marot, par M. Ch. d’Héricault, 1 vol. grand in-8o ; Garnier frères.

Voilà bientôt un demi-siècle que la critique moderne s’est avisée de remettre en lumière, de commenter et d’annoter les monumens littéraires et poétiques de notre XVIe siècle. La mine est riche, et promet de se prêter encore à plus d’un genre d’études et de recherches. Le premier qui s’en empara, dès le début des luttes littéraires de la restauration, fut M. Sainte-Beuve. C’étaient ses premières armes ; il sortait du collège, déjà critique consommé, sinon par expérience, du moins par vocation, chercheur et curieux, amoureux de détails plus que de théories, et s’attachant à ces poésies abandonnées, à ces vieux maîtres hors de mode, par instinct de novateur en quête d’autorités. Il voulait abriter de modernes audaces sous d’anciennes célébrités. Peut-être cédait-il aussi à la contagion d’amis archéologues tels qu’Auguste Le Prévost, Nodier, Victor Hugo : c’étaient ses cathédrales à lui que les rimeurs de la pléiade. Il raconta leurs vies, tira de l’oubli leurs œuvres, nettoya leurs portraits enfumés, mais toujours en lettré plutôt qu’en chroniqueur, donnant le pas aux aperçus de la critique sur les informations de l’histoire. Il marchait à un but et servait une cause. En secouant la poudre où dormaient ces vieux vers, il entendait prouver que le mouvement poétique en France n’avait pas commencé seulement à Malherbe. C’était Boileau qu’il réfutait en évoquant Marot, Ronsard, Desportes et tous les autres. Chacun alors, dans la lutte engagée, payait sa dette à sa manière et bataillait comme il lui semblait bon, les uns en philosophes, les autres en biographes. La querelle ne faisait que de naître, il restait tant de lances à rompre !

Vingt ans plus tard, tout était clos : la lice était déserte, les lutteurs au repos. Il ne s’agissait plus d’établir à grand’peine la légitimité de certains procédés, de certaines licences en matière de césure ; les nouveaux téméraires étaient amnistiés, les vieux maîtres réhabilités : que restait-il à faire ? Une génération nouvelle, s’avançant à son tour, découvrit dans la mine un filon vierge encore. L’histoire domina tout, l’histoire et l’érudition. C’étaient des jeunes gens rompus pour la plupart aux études paléographiques, nourris de manuscrits, se jouant avec le XVIe siècle, intimes avec le XVe, et possédant leur moyen âge tout entier, non par ouï-dire et sur la foi d’autrui, mais pour l’avoir pratiqué, exploré eux-mêmes et de leurs yeux. On ne sait pas assez tout ce que cette jeunesse a tenté et produit depuis douze ou quinze ans, tout ce qu’on lui doit de solides recherches sur nos vieux écrivains, tout ce qu’elle a fouillé, comparé, critiqué, tous les textes, les uns presque ignorés, les autres mal connus, qu’elle a ou rétablis ou accompagnés d’utiles commentaires. Ce qu’il y a de particulier, c’est que la plupart de ces jeunes gens, aujourd’hui presque mûrs, sont hommes d’imagination non moins que de labeur, et que, s’ils se piquent d’exactitude à toute épreuve dans leurs essais philologiques, ils ne sont pas sans caprice et sans aventure dans leurs propres compositions. Aux premiers rangs de cette phalange, érudite et fantaisiste tout ensemble, nous avons à plus d’une reprise remarqué M. Charles d’Héricault. Peut-être est-il connu moins par le savoir qu’il possède, et dont il a fait preuve comme éditeur et comme commentateur, que par d’assez nombreux romans, peintures fidèles de certains coins de notre, vieille France, semés de scènes heureusement conçues où se trahit avec un rare esprit d’observation l’art de mettre en lumière les mœurs et les caractères. Tout n’est pas éphémère et seulement destiné au plaisir des oisifs dans ces fictions normandes : si rapidement qu’elles aient pu être écrites, elles ont le caractère d’un travail sérieux, et nous nous gardons bien d’en faire trop bon marché. Elles manquent peut-être un peu d’abandon et de simplicité, l’auteur ne se résout pas toujours à faire assez de sacrifices, il voit à la fois trop de choses et se tient trop pour obligé de les dire toutes et de n’en rien omettre ; mais la plupart du temps il les dit avec art, en termes où se révèlent une vraie connaissance et un sentiment vif de l’esprit de notre langue. Nous n’en devons pas moins laisser à qui de droit, au public, au vrai juge de ces sortes d’écrits, le soin d’encourager la veine romanesque de M. d’Héricault ; c’est un travail d’un autre genre, plus sévère et non moins attrayant, que nous voulons recommander à ceux qui savent encore tenir en juste estime les efforts d’une critique substantielle, savante et originale.

Quel est donc ce travail ? L’œuvre de Clément Marot rendue à sa pureté native grâce à la révision et aux comparaisons les plus patientes et les plus sûres des primitives éditions. Le texte restitué est précédé d’une vie du poète, portrait de l’homme et de son époque, qui est à lui seul tout un livre. Nul n’était en mesure de tracer ce portrait avec un plus heureux mélange d’exactitude et d’imagination. Le sujet est charmant, le temps et le personnage délicieux à peindre. C’est en Quercy, dans la bonne ville de Cahors, au bord du Lot, ce torrent encaissé et limoneux, dans ce pays riant et coloré, rocailleux et fertile, que Marot vient au monde. Il est de famille normande ; ses parens habitaient les environs de Caen, et, sans qu’on sache trop pourquoi, étaient venus planter leur tente sous ce soleil méridional. L’enfant garda toute sa vie le souvenir de son pays, bien qu’il en fût sorti dès l’âge le plus tendre. « En une matinée, dit-il, n’ayant dix ans, en France fus mené. »

Est-ce attacher trop d’importance aux influences de race et de climat que de voir comme M. d’Héricault dans l’amalgame du sang normand et du soleil quercynois une des causes de cette verve tempérée, de cette délicatesse de tour et d’expression, de ce badinage élégant, la vraie gloire d’un si charmant esprit ? Et n’est-ce pas également ce mélange qui explique chez le poète un certain fonds de sérieux et de mélancolie caché sous les saillies du plus hardi libertinage, dégénérant plus tard en gravité huguenote, et produisant ces prétendues versions des psaumes., ces pâles imitations qui devaient lui valoir une autre renommée, peut-être encore plus bruyante, sinon d’aussi bon aloi ?

Quittant le Quercy pour la France, c’est à la cour que Clément avait été conduit, à la cour de la reine Anne, sorte de petit Parnasse que présidait cette princesse un peu pédante, mais élégante et bonne, sachant du grec et du latin, hospitalière aux lettres, entourée de femmes aimables et préparant les voies à la renaissance des Valois par les mêmes moyens dont ils devaient user, les femmes et la poésie, mais avec un vernis plus chrétien. C’était aux environs de l’an 1507 : l’enfant, avec ses dix années, devait donc être né vers 1497. À cette cour, son père, Jean Marot, avait trouvé moyen de s’introduire à titre de poète, car il rimait aussi, et passait même pour un des coryphées de l’école alors à la mode, la plus lourde, la plus guindée, la plus ampoulée des écoles, celle des grans rhétoricqueurs, farcis de latin et de grec, dont Rabelais s’amuse par la bouche de l’écolier limosin, celle dont le petit Clément devait avoir l’honneur de faire bientôt bonne justice. Grâce à son fils, ce Jean Marot n’est pas tout à fait inconnu ; il assistait au siège de Gênes, à la suite du roi Louis XII, et avait composé et dédié à la reine Anne un grand récit en vers de cette campagne d’Italie. De là peut-être un surcroît de faveur qui lui avait permis d’inviter sa famille à venir le rejoindre à Blois et à Paris.

Mais la reine Anne s’en alla de ce monde, et le roi son époux n’eut rien de plus pressé que de mettre à la porte les comédiens, les baladins, même aussi les poètes, et Jean Marot comme les autres. Ce fut un bonheur pour Clément : son père avait entrepris de le dresser à l’art des vers, et Dieu sait si le pauvre enfant eût échappé à l’influence du gran rhétoricqueur, tandis qu’après cette disgrâce on le laissa chercher fortune et se pourvoir d’un état moins précaire que le métier de poète de cour. Il essaya de la basoche et recouvra sa liberté, battant le pavé des écoles et du palais. Quant à son père, ne pouvant vivre sans protecteur, il se tourna vers l’héritier du trône, monseigneur de Valois, qui venait d’épouser la fille aînée de la reine décédée : il lui adressa un rondeau désolé, et en obtint la grâce insigne d’être couché sur les états de sa maison.

L’écolier cependant, le basochien, devenait poète malgré lui, non par les procédés et les enseignemens paternels, par de meilleures leçons : il était amoureux, voulut peindre sa flamme et la peignit en vers. La belle, par malheur, ne goûtait pas cette musique. Elle était vertueuse ou coquette, Clément perdit son temps. « J’ai trop chanté pour elle, dit-il, trop sifflé, trop attendu devant sa porte. J’ai trop souffert, je quitte tout ; j’abandonne le don d’aymer qui est si cher vendu : je vais voir s’il y a encore quelque honneur à la guerre, et si les combats sont aussi rudes qu’une maîtresse. »

Le voilà donc laissant là le palais et courant la carrière des armes. Il devient page de messire Nicolas de Neuville, seigneur de Villeroy. Ce riche possesseur de la maison dite des Tuileries, qui allait quelques années plus tard passer aux mains de François Ier, avait grand crédit à la cour. Il était encore jeune, bien que déjà secrétaire des finances, ne manquait pas d’esprit, et se plaisait à protéger les lettres. Il prit son page en affection, en fit presque son camarade, encouragea sa muse encore timide, et prépara sa renommée en devinant son talent. Rien pourtant à cette première période ne laissait voir dans les vers de Clément grand espoir d’originalité. Il restait disciple de son père, lequel vivait toujours, et ne cessait d’inspirer à son fils le plus absolu respect. La poésie de ce fils, sans affecter les savantes allures, car sa première éducation avait été trop négligée pour qu’il fît grand abus de citations et de souvenirs classiques, sa poésie n’en était pas moins froide, abstraite et contournée, selon le patron du jour ; du reste, pur amateur, demi-soldat, demi-poète, écrivain de commande, quêteur obséquieux, ne pratiquant que le petit côté de la poésie de cour, dont il allait pourtant, à peu d’années de là, devenir un des modèles les plus fins et les plus excellens.

La transformation du poète ne devait s’opérer que par un changement complet survenu dans sa vie. D’abord il était passé de la maison de Villeroy au service de la duchesse d’Alençon, la célèbre Marguerite, devenue depuis reine de Navarre, et le cœur, la raison, l’esprit et le langage, tout chez Marot s’était renouvelé au commerce assidu et sous l’active influence de cette femme supérieure ; puis son père était mort vers 1526, et par une sorte d’héritage, sur le rôle des gens à gages de Mgr de Valois, le frère de Marguerite, devenu roi de France, devenu François Ier, le fils avait été, non sans peine et sans bien des prières de la duchesse elle-même, substitué au père ; au lieu de Jean, on inscrivit Clément. C’était presque une dette du prince : dans l’année précédente, Clément devant Pavie avait partagé l’infortune royale et s’était vaillamment conduit. Blessé au bras, prisonnier comme le roi, mais délivré plus tôt que lui, grâce au dédain des impériaux pour le petit butin et les petites gens, il avait regagné la France, et oncques depuis ne paraît avoir manié ni lance ni épée. Il s’était donné tout aux lettres, ne courant plus qu’un seul but, n’exerçant que sa nouvelle charge, et s’y révélant bientôt avec un éclat, un succès au-dessus de toute espérance, mais au prix de bien des tourmens, au prix de deux exils et de tribulations assez cuisantes pour avoir, selon toute apparence, de beaucoup abrégé sa vie.

Est-ce donc seulement cette charge de cour, ce titre de valet de chambre, cette rente assurée sur l’épargne royale, qui du soir au matin l’avait remis à neuf et affranchi de la rouille scolastique et pédante des d’Authon, des de Bigne, des Delavigne, des Crétin, et autres émules de son père ? Non, mais il avait subi je ne sais quelle influence de cette entrée plus directe à la cour, de cette facilité d’approcher de plus près la personne royale, de l’action personnelle de ce roi qui, sans qu’on puisse dire comment, avait du magicien et fascinait son monde : plein d’aimables défauts, faible et changeant, sans défense contre les séductions, « atteint des dames au corps et à l’esprit, » comme disait de lui le vicomte de Saulx, aimant le faste pour le faste, la guerre pour la guerre, affolé de chasse et de plaisirs, pauvre roi s’il en fut, et cependant grande figure, éclipsant tout ce qui l’environnait et semant autour de lui par ses regards et ses paroles la vie, la flamme, le talent, le dévouement et le succès. Ce qu’il faut reconnaître, ce qui n’est pas douteux, c’est que Marot est un autre homme, un autre poète, parle une langue plus ferme, plus précise, plus claire et plus correcte, une langue où le mot propre ne se fait pas attendre, quand c’est au roi qu’il adresse ses vers. On dirait qu’il n’est vraiment lui-même qu’en présence de cette majesté, qu’il a besoin du tête-à-tête avec son souverain pour oser devenir naturel, pour être à l’aise, pour se livrer à ses ébats, s’abandonner à son sourire, et, comme le dit si bien M. d’Héricault, « à ces élans de noble fierté qui relèvent si originalement sa malicieuse humilité. » Lisez l’épitre où il raconte au roi certain vol domestique, vrai ou faux, qui lui donne occasion d’implorer galamment les largesses royales, est-il dans notre langue, en ce genre de poésie légère, depuis La Fontaine et Voltaire jusqu’à Musset, beaucoup de vers plus fins, plus souples, plus délicats ? On ne peut pas dire que les pièces adressées à François Ier soient toutes également supérieures et l’emportent à ce même degré sur celles qui ne se recommandent que de plus modestes patrons ; mais dans toutes le ton et le langage sont plus francs et mieux inspirés, il est aisé de s’en convaincre, bien qu’à vrai dire et à mieux regarder ce soit non pas le roi, mais une autre influence plus souveraine encore qui ait répandu sur notre poète sa vivifiante inspiration.

Ici nous touchons au roman. Que Marot ait ressenti, dès son entrée peut-être chez la duchesse d’Alençon, et à coup sûr un peu plus tard, le charme tout-puissant qu’exerçait cette femme sur tous ceux qui s’en approchaient, aussi bien les plus fiers esprits que les plus nobles cœurs, il n’y a rien là de contestable ; mais les biographes n’y vont pas de main morte, et du moment que le poète, en sa prose et ses vers, leur apprend qu’il a soupiré, ils ont la certitude que ses soupirs ont été persuasifs, et sans autre scrupule ils vous font de Clément l’amant heureux de Marguerite. Ce n’est pas tout : comme avant sa passion pour la reine de Navarre et depuis l’amourette obscure et peu encouragée dont nous avons parlé plus haut nous savons que Marot eut le cœur pris assez longtemps par un objet mystérieux, peut-être de haut parage et à coup sûr du nom de Diane, voici selon les biographes ce qu’il faut en conclure : cette beauté S’était autre que Diane de Poitiers, c’est elle qu’aima Marot, et il en fut aimé. M. d’Héricault ne demanderait pas mieux, mais par malheur les dates sont inflexibles. Le bonheur de Marot remonterait à une époque où la future duchesse de Valentinois était encore un astre inconnu de la cour. Il eût fallu que le hasard fît voyager le poète en Normandie pour qu’il y découvrît les charmes de la comtesse de Maulevrier : dès lors autant vaut croire que c’est d’une autre Diane qu’il s’était fait l’esclave, ce nom mythologique étant alors très à la mode et à coup sûr porté par plus d’un visage agréable. Ainsi voilà Marot dépossédé d’une bonne fortune dont il jouissait depuis un siècle ou deux : son nouvel historien la lui dérobe sans pitié. Il en est à peu près de même en ce qui touche Marguerite, non que la noble dame professât dans ses œuvres grande sévérité et qu’après avoir lu ce qu’a tracé sa plume on soit très disposé à répondre de sa vertu ; mais l’esprit de parti a fort exagéré les choses : les uns voulant qu’elle fut une sainte, il a fallu que pour les autres elle devînt une Messaline. Or il n’en était rien : elle avait les mœurs de son temps, l’esprit porté à la galanterie et aux propos légers ; mais on ne peut citer ni un mot, ni un fait, ni l’apparence d’une preuve qui permette d’affirmer qu’elle ait jamais donné autre chose à Marot qu’un bienveillant regard et d’aimables paroles. M. d’Héricault aborde ces questions avec une équité égale à son savoir. Il ouvre une sorte d’enquête, et démontre pertinemment que tous les biographes n’ont fait honneur à son héros de cette conquête royale que pour avoir tous copié, sans examen et par routine celui qui le premier avait forgé la fable, l’abbé Lenglet Dufresnoy.

Quant à nous, sans même avoir besoin de pénétrer dans ces mystères, sans vouloir en percer le voile, nous nous bornons à l’évidence, à ce fait sans conteste et le seul important, la passion du poète et l’empire absolu auquel il se soumit. Que gagna-t-il, que perdit-il à cet empire ? Il y gagna son talent de poète, il y perdit le repos de sa vie. Les deux propositions sont également vraies sans la moindre hyperbole. Avant d’appartenir à la duchesse d’Alençon, Marot faisait des vers et pouvait passer pour poète, mais quels vers ! quel poète ! nous l’avons dit : des vers confits de pédantisme, un poète attardé dit vieux Parnasse de la reine Anne, rien de vivant, rien de neuf, un jeune suranné. Tandis qu’à la chaleur, aux rayons de ce mâle esprit, de cette intelligence prompte et virile, allant droit au but, sans fausse rhétorique, et unissant les séductions de la grâce féminine aux attraits de la pure raison, je ne sais quoi d’Aspasie et de Socrate tout ensemble, ce qu’il y avait de verve naturelle, de finesse native, de franche imagination, d’entrain, de bonne humeur chez notre Quercynois s’éveilla, s’alluma, et produisit le vrai Marot. Grâce à cette lumière, il vit clair dans ses idées et les exprima nettement. Ces jeux d’esprit, ces froides allégories, ces afféteries métaphysiques qu’il employait à tout propos comme les maîtres ses modèles, et par exemple ces mots abstraits, doute, bon vouloir, ferme espoir, ferme amour, dont il faisait des personnages et pour ainsi dire ses héros, allaient désormais disparaître ou ne plus se montrer qu’en abdiquant cette personnalité factice pour devenir tout simplement le ferme amour, le bon vouloir, le doute, etc. Et dans tout le reste de son style même changement, même retour au vrai, au simple, au naturel. Encore un coup, cette métamorphose était du fait de Marguerite. C’est donc à elle qu’il a dû son talent, sa gloire, ce renom qui depuis trois cents ans ne s’est pas éclipsé un seul jour ; mais ses tribulations, ses tourmens, ses malheurs, sa prison, ses exils, c’est à elle qu’il les doit aussi.

Dans cette cour aventureuse, éprise de nouveautés et de fruit défendu, accueillant avec prédilection les opinions les plus hardies qui commençaient à poindre, qu’on se figure ce jeune provincial sans naissance, admis par le seul droit de son esprit au dangereux honneur d’une haute familiarité. Ne va-t-il pas, pour se faire bien venir et pour gagner ses éperons, dépasser en ardeur les élégans railleurs parmi lesquels il vit ? Et, s’il est par malheur amoureux, que ne fera-t-il pas pour capter un regard ou un sourire de plus ? Telle est l’histoire de ce pauvre Clément : dans les premiers momens, chacun l’excite et l’applaudit ; le roi lui-même, comme la duchesse, prend plaisir à ses témérités ; mais le temps change, le ciel se couvre ; ce qui n’était d’abord pour tous ces gens de cour qu’amusement et causeries devient crime d’état : les prisons s’ouvrent et les bûchers s’allument : un beau matin, sans qu’il sache comment, voilà Marot sous les verrous. Pour cette fois, il le prend en riant. Le roi ne peut l’abandonner ; il lui écrit ces vers :

Roy des Françoys, plein de toutes bontez,
Quinze jours a, je les ay bien comptez,
Et dès demain seront justement seize,
Que je fuz faict confrère au dioceze
De Sainct-Marry, en l’église Sainct-Pris,
Si vous diray comment je fuz surpris…

Après le récit de sa mésaventure, il termine en ces mots :

Si vous supply, sire, mander par lettre.
Qu’en liberté vos gens me vueillent mettre…
Très humblement requérant vostre grâce
De pardonner à ma trop grande audace,
D’avoir empris ce sot escript vous faire :
Et m’excusez, si, pour le mien affaire,
Je ne suis point vers vous allé parler :
Je n’ay pas eu le loysir d’y aller.


Le roi répond en prose, non pas à son poète, mais à la cour des aides, et par lettres missives dont voici la teneur : « nos aînés et féaux, nous avons été averti de l’emprisonnement de notre cher et bien amé valet de chambre ordinaire Clément Marot,… et nous voulons, nous mandons et très expressément enjoignons que, toutes excusations cessantes, ayés à le délivrer et mettre hors desdites prisons. Si n’y faites faute, car tel est notre plaisir. Donné à Paris ce 1er jour de novembre 1527, etc. »

Le poète fut donc élargi ; mais sa verve railleuse ne gagna pas « grand’chose en prudence. Nous le voyons trois ou quatre ans plus tard compris dans une procédure avec cinq ou six insoumis comme lui pour des méfaits ecclésiastiques, et relâché non sans peine sous la caution d’Estienne Clavier, secrétaire « des roy et royne de Navarre ; » puis enfin un plus gros orage allait éclater sur lui. L’affaire des placards avait exaspéré le roi et mis fin tout à coup à son tolérant sourire. Tant que les novateurs s’étaient bornés à parler des abus du clergé et même à mutiler quelques statues de saints, il les avait traités en étourdis sans conséquence, et n’avait sévi qu’à moitié ; mais placarder en une nuit sur tous les murs de la grand’ville, même à l’entrée du palais de justice, jusqu’aux portes du Louvre et dans son propre cabinet les plus insolentes menaces contre lui-même et contre son pouvoir, ce n’était plus de la réforme, c’était de la rébellion, le cas devenait pendable. De là ce brusque changement dans la direction judiciaire des affaires protestantes à partir de novembre 1534, de là cette procession solennelle en plein hiver, suivie tête nue par le roi, et ce discours où il jurait de se couper son propre bras et d’immoler ses fils, s’il les savait infectés d’hérésie, et cet ajournement à trois jours lancé contre soixante-treize suspects, parmi lesquels figure en toutes lettres son cher et amé valet de chambre ordinaire Clément Marot.

Clément était absent, en route pour la capitale, et s’était arrêté à Blois, sans autre pensée, nous dit-il, que de faire sa cour aux dames, lorsqu’un postillon lui donna connaissance de ce qui se passait à Paris. Prudemment il fit volte-face et courut droit en Béarn ; puis, ne s’y trouvant pas même assez en sûreté, il prit sa course vers l’Italie, passa les Alpes comme il put, dans l’hiver de 1535, et ne s’arrêta qu’à Ferrare. Là du moins un asile lui semblait assuré. Renée, la-seconde fille de Louis XII, laide, boiteuse, pédante et anti-papiste, avait double raison pour protéger Marot : il avait chanté son mariage et fuyait les rigueurs catholiques. Il fut reçu par elle comme un nouvel Ovide et un autre Calvin. Pendant près d’une année on le vit présider un cercle de précieuses et de théologiennes que la duchesse avait appelées de France, et qu’animaient surtout le zèle et le savoir de Mme de Soubise et de sa fille, Mme de Pons ; mais le duc de Ferrare était loin de partager les enthousiasmes et d’épouser les querelles de sa femme : son protecteur et son ami, l’empereur Charles-Quint, l’invitant à ne point tolérer que son palais devînt une officine de commérages et de pamphlets, il résolut de renvoyer en France tout oe petit troupeau. Marot eut vent de son dessein, et s’alla réfugier à Venise ; mais l’ennui le gagna dans cette ville de silence et de dissimulation. Il prit sa plume, écrivit au dauphin une épître attendrie, prétexta des affaires, le besoin de revoir sa famille, disant d’ailleurs « qu’il était tout changé, ne parloit plus que sobrement, s’arrêtoit sur chaque mot une heure, avant de le prononcer, et ne répondoit à tout que de la tête. » Le roi connut l’épître et se reprit à sourire : le moment était bien choisi, on était las de sévérités : Rome elle-même conseillait la douceur. Marot fat écouté, il eut un sauf-conduit, et vers la fin de 1536, après deux ans d’absence, il repassait la frontière, séjournait quelque temps à Lyon, puis rentrait dans sa vraie patrie, la cour ; mais à quelles conditions et en quelles circonstances ?

D’abord, selon toute apparence, il avait abjuré. On n’en a pas la certitude, seulement tous ses compagnons d’exil n’étaient rentrés qu’en abjurant ; il n’est donc guère probable qu’il ait pu s’affranchir de cette loi commune. Lui-même, dans certains vers, semble faire allusion à quelque gros ennui de ce genre. Et ce n’était pas là son seul mécompte, tout était si changé dans cette cour depuis ces deux années ! La reine Marguerite paraissait si prudente, et tout le monde s’observait tant ! Plus de joyeux ébats, de libres moqueries ! Et puis la place de Marot en son absence s’était trouvée remplie, il n’allait plus régner seul, sans rivaux : une ligue s’était formée de poètes de bas étage qui, à défaut de talent, professaient la vertu, et qu’unissait cette pensée commune de rendre au nouveau-venu la vie insupportable.

Marot comprit qu’il fallait louvoyer, et s’arma lui-même de prudence. Pour sa rentrée, il fit une pièce de vers intitulée le Dieu ffard’ à la court, titre aujourd’hui vieilli, par conséquent bizarre. mais franche et heureuse inspiration. C’était un salut poétique adressé à tous ceux qu’il revoyait, et un traité de paix offert aux envieux dont il redoutait les embûches. Dans cette série de souhaits noblement exprimés et d’un ton plus ému, plus sérieux, plus élevé qu’à lui n’appartient d’ordinaire, après avoir demandé à Dieu de protéger, de garder la France avant tout, puis le roi, la reine, les princes, les dames, les défenseurs du royaume, en un mot toute la fleur de lys, il s’arrête et ajoute :

Doy-je finir l’élégie présente
Sans qu’un Dieu gard encores je présente ?
Non, mais à qui ? puisque Françoys pardonne
Tant et si bien qu’à tous exemple il donne,
Je dis Dieu gard à tous mes ennemys
D’aussi bon cœur qu’à mes plus chers amys.


Cet appel à la conciliation ne fut pas entendu. La guerre éclata bientôt, et sur-le-champ devint ardente. Les amis de Marot, les marotins, repoussèrent en riant, sous forme d’escarmouche, les lourds assauts des sagontins. On désignait ainsi les adversaires de notre poète, du nom de François Sagon, qui s’était fait leur chef. Ce personnage représentait les vieilles mœurs, la vieille société, les vieux débris du moyen âge, et affichait une sainte indignation contre les écrivains « lascifs et paganisans, » Marot tout le premier. C’était un honnête homme, mais un pauvre poète, aussi empesé qu’atrabilaire. On fit pleuvoir de part et d’autre les injures, les brocards, les calomnies, les hyperboles, et l’avantage, grâce à la forme, parut rester aux marotins. Le roi lui-même recouvra peu à peu l’affection, la confiance pour son cher et amé valet de chambre. On le voit en 1539 lui faire une grosse faveur, le don d’une « maison, grange et jardin, le tout enclos de murailles et situé au faubourg Saint-Germain, en la rue du clos Bonneau. » Dans l’acte de donation, le roi déclare qu’il entend récompenser les bons, continuels et agréables services du donataire, et lui donner « meilleure volonté de persévérer de bien en mieulx. »

On le voit donc, Marot avait fait taire ses ennemis, mais non sans perdre à la bataille quelque chose de son talent. Il avait dû forcer son naturel, éteindre sa joyeuse humeur, sa légèreté, son insolence, prendre des airs rangés, prêcher la paix et la concorde. Qu’en devait-il résulter ? Qu’une fois sur cette pente, peu à peu, insensiblement, il allait retomber dans les défauts de sa jeunesse, redevenir rhétoricqueur ; sa phrase allait quitter ses allures lestes et pimpantes, s’alourdir et se contourner, perdre la netteté, la précision en même temps que la grâce. C’était un enfant sans souci, le badinage était sa muse, la gravité ne lui pouvait venir que comme un masque et le faire grimacer. A chaque événement de certaine importance, il se croyait, comme autrefois, tenu de faire son épître : mais c’était froid et compassé. La réunion de Nice, la visite de la reine de Hongrie, la venue même de l’empereur, ne l’inspirèrent que très médiocrement, et comme en même temps qu’il voulait plaire au roi, consolider sa nouvelle fortune et déconcerter ses rivaux qui l’épiaient et jetaient feu et flamme chaque fois qu’il lui échappait quelque trait d’involontaire hilarité, comme en se contraignant ainsi au Louvre ou à Chambord il ne renonçait pas à son secret commerce avec ses vieux amis les réformés, lesquels en continuelles alarmes, traqués de près, n’avaient assurément aucune envie de rire, on peut dire que la gravité l’envahissait de toutes parts et mettait son esprit en déroute. Il n’en rimait pas moins et même l’idée lui vint, peut-être à la prière de quelques luthériennes ou de quelques pasteurs, de sanctifier son talent. De là cette ambition de lutter avec le roi-prophète et de traduire les psaumes en vers français..

Son entreprise resta d’abord secrète, puis, je ne sais comment, le roi en fut instruit, et, loin de s’en fâcher, trouva l’acte louable et les vers de son goût. Aussitôt le succès fut immense à la cour ; on se disputait les copies de ces odes sacrées, on les récitait en musique, les adaptant aux airs de vaudevilles les plus en vogue en ce temps-là. Le roi les avait pris tellement en estime qu’au moment du passage de Charles-Quint à Paris il voulut que Marot offrit ses trente psaumes, les seuls qu’il eût encore traduits, au catholique empereur, et celui-ci, loin d’en refuser l’hommage, le paya de deux cents doublons d’or.

Par malheur, la Sorbonne se mêla de l’affaire. Elle s’était émue au bruit de ces chansons. Tout essai d’interprétation en langue profane, ou vulgaire d’un fragment des saintes Écritures lui était naturellement suspect, et la renommée du traducteur, ses œuvres, ses anciens exploits, n’étaient pas faits pour calmer ses soupçons. Elle fit prier le roi d’abandonner aux calvinistes ces sortes de passe-temps. Le roi se le tint pour dit, et ne fit pas le moindre effort pour soutenir celui qu’il avait tant encouragé. Cet abandon mit notre homme en émoi : le sol lui parut trembler, et, pratiquant sa prudente méthode, il prit la fuite, et sans autre façon courut s’enfermer à Genève ; mais c’était là que l’attendait sa plus cruelle disgrâce. Les saints de la nouvelle Jérusalem l’avaient autrefois ménagé quand il pouvait leur ouvrir en cachette la porte du cabinet du roi ; fugitif et abandonné, il ne fut plus pour eux qu’un allié compromettant, un libertin douteux dans ses croyances, nourri des vanités mondaines. Ils le forcèrent à déguerpir ; le pauvre diable n’eut plus d’autre ressource que de se jeter en Piémont, où les armées du roi tenaient campagne. Il s’abrita derrière les hallebardes françaises, sous l’aile du maréchal de Boutières, qui avait, dit-on, reçu le mot du roi pour ne pas trop l’abandonner. Aussi, peu de mois après, à l’occasion de Cérisoles et de la gloire du duc d’Enghien, il se sentit renaître et retrouva quelques accens de ses premières années. C’était le chant du cygne. Il put apprendre encove que ses vers avaient fait un certain bruit en France et qu’à la cour on parlait de Marot, puis il s’éteignit en 1544 à l’âge de quarante-sept ans.

Voilà cette vie bizarre et décousue, pleine d’inconséquences, de légèretés, de faiblesses, mais ennoblie et relevée par des dons merveilleux et des trésors d’esprit. Le personnage est équivoque, il n’inspire qu’un médiocre intérêt ; le talent est de premier ordre, de la trempe la plus fine et du grain le plus délicat. On sait qu’à peine était-il mort, les réformés s’emparèrent de ses psaumes, les portèrent aux nues et en firent une partie essentielle et intégrante de leur culte. Ce qu’il s’en vendit de milliers d’exemplaires, au dire des contemporains, peut à peine se croire. C’est presque un avant-goût des grandes publicités de nos jours. Ce succès, bien qu’affermi et perpétué dans les églises protestantes jusqu’au XVIIIe siècle, n’avait vraiment pour base qu’un engouement, presque un caprice de l’esprit de secte. Il y a sans doute çà et là certains vers bien tournés, certains équivalons heureux et de couleur expressive, le talent, même quand il s’expatrie et quitte les climats qui lui sont favorables, ne laisse pas que de donner quelque trace de vie ; mais dans ces psaumes travestis les beaux passages ne sont que rares étincelles au milieu d’une véritable nuit. La maigreur de la traduction se fait d’autant mieux sentir que le texte est plus majestueux, plus solennel et plus puissant. Encore un coup, ce n’est pas là qu’il faut chercher Marot. Il n’est lui-même que dans son temps, à sa vraie place et pas ailleurs. Cherchez-le pendant les douze années où, pas encore persécuté, inquiété tout au plus, mais sûr du roi, heureux, à son aise et tranquille, il laisse épanouir cet art de dire des riens et d’en faire quelque chose, art indéfinissable, chatoyant, fugitif, art tout français, et pour lequel il fut (nous empruntons sa langue) « fait, filé et tissé. » Pourquoi ne céderions-nous pas à une tentation qu’approuverait peut-être le lecteur, celle de citer ici, en terminant cette esquisse, quelques vers, si connus qu’ils soient, de cette épitre au roi dont nous avons déjà parlé, l’épitre du larcin.


AU ROI
On dict bien vray : la maulvaise fortune
Ne vient jamais, qu’elle n’en apporte une,
Ou deux, ou trois avecques elle, sire !
Vostre cueur noble en sçauroit bien que dire,
Et moi chétif, qui ne suis roy, ne rien,
L’ay éprouvé. Et vous compteray bien,
Si vous voulez, comment vint la besongne.
J’avois ung jour un valet de Gascongne,
Gourmant, yvroigne et asseuré menteur,
Pipeur, larron, jureur, blasphémateur,
Sentant la hart de cent pas à la ronde,
Au demeurant le meilleur filz du monde,
Prisé, loué, fort estimé des filles
Par les bourdeaux, et beau joueur de quilles.
Ce vénérable hillot fut adverty
De quelque argent que m’aviez départy,
Et que ma bourse avoit grosse apostume ;
Si se leva plustost que de coustume,
Et me va prendre en tapinoys icelle,
Puis la vous mist très bien soubz son esselle,
Argent et tout, cela se doit entendre,
Et ne croy point que ce fust pour la rendre,
Car oncques puis n’en ay ouy parler.
Brief, le villain ne s’en voulut aller
Pour si petit ; mais encor il me happe
Saye et bonnet, chausses, pourpoinct et cappe ;
De mes habitz, en effect, il pilla
Tous les plus beaux, et puis s’en habilla
Si justement qu’à le voir ainsi estre,
Vous l’eussiez prins en plein jour pour son maistre.
Finablement de ma chambre il s’en va
Droict à l’estable, où deux chevaux trouva ;
Laisse le pire et sur le meilleur monte ;
Picque et s’en va. Pour abréger le compte,
Soiez certain qu’au partir du dict lieu
N’oublya rien, fors à me dire adieu…
Bien tost après ceste fortune-là,
Une aultre pire encores se mesla
De m’assaillir……..
C’est une lourde et longue maladie
De trois bons moys, qui m’a toute essourdie
La pauvre teste et ne veult terminer.
Voilà comment depuis neuf mois en çà
Je suis traicté. Or ce que me laissa
Mon larronneau, longtemps a, l’ay vendu,
Et en sirops et julez despendu.
Ce neantmoins ce que je vous en mande
N’est pour vous faire ou requeste ou demande ;
Je ne veulx point tant de gens ressembler,
Qui n’ont soucy aultre que d’assembler.
Tant qu’ils vivront, ils demanderont eulx ;
Mais je commence à devenir honteux,
Et ne veulx plus à vos dons m’arrester.
Je ne dy pas, si voulez rien prester,
Que ne le preigne. Il n’est point de presteur,
S’il veut prester, qui ne fasse ung debteur.
Et sçavez vous, sire, comment je paye ?
(Nul ne le sçait, si premier ne l’essaye) ;
Vous me debvrez, si je puis, de retour,
Et vous ferez encores un bon tour :
A Cette fin qu’il n’y ait faulte nulle,
Je vous ferai une belle cédulle
A vous payer (sans usure, il s’entend) ;
Quand on verra tout le monde content,
Ou si voulez, à payer ce sera,
Quand vostre loz et renom cessera.

Sans aller jusqu’au bout de l’épître, ajoutons le huitain qui la suit :


A UNG SIEN AMI SUR CE PROPOS :
Puis que le roy a désir de me faire
À ce besoing quelcque gracieux prest,
J’en suis content, car j’en ay bien affaire,
Et de signer ne fuz oncques si prest.
Parquoy vous pry sçavoîr de combien c’est
Qu’il veult cédulle, aflin qu’il se contente.
Je la feray tant seure, si Dieu plaist,
Qu’il n’y perdra que l’argent et l’attente.


Peut-on tendre la main d’une façon plus leste, d’un ton plus dégagé, sous un voile plus transparent, avec plus d’insistance et sans moins s’abaisser ? L’esprit relève tout. Cet art de postuler en termes délicats, presque avec dignité, qu’il s’agisse d’argent, de titres, de faveurs, la différence importe peu, cet art suprême du courtisan, dont les phases diverses, les infinies nuances forment toute une histoire, convenez que dans cette épître il fait mieux que de naître, qu’il est au moins adulte et parvenu du premier coup à sa pleine croissance, presque à sa perfection. Quel que soit cependant le charme de cette pièce, nous donnerions de notre poète une incomplète idée, et notre citation lui aurait porté dommage, si le lecteur restait sous cette seule impression. Nous voudrions montrer sous ses autres aspects ce libre et gracieux talent ; mais comment faire sans se laisser aller à copier tout un volume ? Ses rondeaux, ses dialogues, ses élégies non moins que ses épîtres, nous donner aient ample moisson. Ne puisons que dans ses in-promptu, petites pièces qu’on appelait alors épigrammes, laissant au mot son acception naïve, et sans y attacher l’idée acerbe qui prévaut aujourd’hui : c’est dans cet abondant recueil qu’on peut presque au hasard recueillir quelques notes qui donnent une idée juste de l’artiste et de l’instrument. En voici quatre qui ne sont ni les meilleures ni les plus remarquées, mais qu’on peut réunir comme différant entre elles et de mode.et de ton :


DE CUPIDO ET DE ANNE.
Amour trouva celle qui m’est amère,
Et j’y estois, j’en sçay bien mieulx le compte ;
« Bon jour, dit-il, bon jour, Vénus, ma mère. »
Puis tout à coup il veoit qu’il se mescompte,
Dont la couleur au visage luy monte
D’avoir failly : honteux Dieu sçait combien.
« Non, non, amour, ce dis-je, n’ayez honte,
Plus cler voyans que vous s’i trompent bien. »


A UN JEUNE ÉCOLIER MALADE.
Charles, mon fils, prenez courage,
Le beau temps vient après l’orage,
Après maladie santé :
Dieu a trop bien en vous planté,
Pour perdre ainsi son labourage.


HUITAIN
Plus ne suis ce que j’ay esté,
Et ne le saurois jamais estre ;
Mon beau printemps et mon esté
Ont faict le saut par la fenestre.
Amour, tu as esté mon maistre,
Je t’ay servy sur tous les dieux.
O si je povois deux fois naistre
Comme je te servirais mieulx !


RÉPONSE.
Ne menez plus tel desconfort,
Jeunes ans sont petites pertes ;
Vostre aage est plus meur et plus fort
Que ces jeunesses mal expertes.
Boutons serrez, roses ouvertes,
Se passent trop légèrement ;
Mais du rosier les feuilles vertes
Durent beaucoup plus longuement.


DE MADAME LA DUCHESSE D’ALENÇON.
Ma maistresse est de si haulte valeur
Qu’elle a le corps droit, beau, chaste et pudique ;
Son cueur constant n’est, pour heur ou malheur,
Jamais trop gay, ne trop mélancolique.
Elle a au chef ung esprit angélique,
Le plus subtil qui onc aux cieulx voila.
O grand merveille ! on peult veoir par cela
Que je suis serf d’ung monstre fort estrange ;
Monstre je dy, car, pour tout vray, elle a
Corps fémenin, cueur d’homme et teste d’ange.


Ne vous offensez pas des hiatus, glissez sur quelques mots, sur quelques tours par trop vieillis, mais en bien petit nombre, et convenez que tout le reste est jeune, alerte, animé, attachant. Quelle simplicité et quelle concision ! quel mouvement et quelle grâce ! quelle finesse de pensée, quel à-propos, quelle douce et franche plaisanterie ! Tous les trésors, toutes les perles de cette poésie fugitive dont les trois siècles qui vont suivre verront éclore les plus exquis modèles, ne les trouvez-vous pas dans cet écrin du XVIe siècle, déjà presque complets, presque achevés ? Nous admettons qu’on puisse être insensible à ce genre de poésie, que les étrangers et même parmi nous de superbes esprits n’attachent aucun prix aux vers de La Fontaine, ne trouvent aucun charme aux étincelles de Voltaire ou aux caprices de Musset : puisqu’ils le disent, il faut les croire, sauf à les plaindre ; mais pour ceux qui ont le sens de ces finesses de palette, de ces ondoyantes couleurs, de ces savantes demi-teintes, nous les prions de vouloir bien nous dire si la magie de ces trois enchanteurs ne devient pas plus explicable et ne perd pas quelque chose de son prestige original lorsqu’on voit quels exemples les avaient précédés, et ce qu’en fait de ravissantes bagatelles leur avait enseigné notre vieux Quercynois. La part de gloire qui revient à Marot est encore rehaussée pour peu qu’on se demande si de son temps, même après lui, et pendant près d’un siècle, ce tact, cette mesure, cette délicatesse, ont eu beaucoup d’imitateurs. De vraies beautés sans doute se font jour chez Ronsard et chez ses satellites, mais l’emphase et la rhétorique s’emparent d’eux à chaque instant. Les douze ou quinze années où Marot est lui-même, dans l’équilibre de son talent, avant sa décadence et après ses débuts, voilà pour l’histoire littéraire de la France un point tout lumineux qu’on ne peut trop étudier. C’est entre le moyen âge qui s’éteint et le grand siècle qui s’annonce une sorte de transaction aimable et séduisante, un trait d’union, comme on dit aujourd’hui. Marot est à la fois le dernier poète du moyen âge et le premier des temps modernes. Cette position intermédiaire est son grand privilège et sa bonne fortune. Le monde classique, Boileau en tête, lui a fait honneur de qualités qui avaient trois siècles d’existence, mais d’une existence oubliée. Ces gentillesses nationales, ce badinage élégant dont il fut le metteur en œuvre habile et avisé, on l’en supposa l’inventeur ; on prit pour une révélation ce qui n’était qu’un souvenir. De là cette amnistie et ces lettres de grâce tombées des hauteurs du Parnasse.

Mais ce qui devait assurer au poète de François Ier la bienveillante sympathie du poète de Louis XIV, malgré ses affinités avec le moyen âge, c’est un don supérieur chez Marot, le don d’avoir compris ou plutôt deviné le génie de la langue française, et de ravoir su défendre aussi bien contre le pédantisme scolastique des vieux débris du XVe siècle que contre l’autre pédantisme pseudoclassique du XVIe représenté par la pléiade. On peut, sans rien outrer, affirmer que par son exemple il a sauvé l’esprit de notre langue, et M. d’Héricault a bien le droit de terminer ainsi son impartiale et instructive étude : « aussi longtemps que notre génie sera sobre et vif, que notre intelligence sera fine et mesurée, notre langue claire et sensée, maître Clément sera glorieux. »


L. VITET.