Clémentine (Reybaud, RDDM)/01

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Clémentine (Reybaud, RDDM)
Revue des Deux Mondes, période initialetome 21 (p. 393-437).
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LES ANCIENS


COUVENS DE PARIS.




TROISIEME RECIT.
CLEMENTINE




I.

Onze heures sonnaient à l’horloge du château de la Roche-Farnoux, et la nuit sereine était faiblement éclairée par la lune. L’astre aux froids rayons promenait son disque pâle à travers de légers nuages et répandait un crépuscule transparent sur les plateaux arides qui séparent la haute Provence des fertiles rivages du littoral. Les grandes murailles, les hautes tours du château se dessinaient en noir sur le fond éclairci du ciel et couvraient leur ombre les maisonnettes du village de Farnoux. Tout mouvement avait cessé-dans le-vieux-manoir comme dans les humbles demeures des vassaux, aucun bruit ne s’élevait aux alentours, on n’entendait pas même les chiens de garde lâchés dans la première cour. C’était à peine si le silence-universel était troublé de loin en loin par le vol de quelque oiseau nocturne qui, après avoir plané long-temps, s’abattait tout à coup sur le faîte crénelé du mur où s’abritait sa nichée.

Pourtant une fenêtre située à l’un des angles du château était encore entr’ouverte, et si quelque hibou curieux était venu se percher au balcon qui faisait saillie au-dessus d’une espèce de gouffre formé par la pente du roc, s’il eût regardé à travers la profonde embrasure, son œil jaunâtre aurait été ébloui par la lumière de la lampe posée sur une table de chêne, au milieu de la bibliothèque.

Cette bibliothèque était une pièce de médiocre grandeur, tapissée de rayons où, pêle-mêle avec une centaine de volumes, gisaient les paperasses poudreuses accumulées depuis trois siècles dans les archives de la famille de Farnoux. Des coquilles d’une médiocre valeur et des échantillons de minéralogie, jetés en guise de serre-papier sur les manuscrits, témoignaient du peu de soin qu’on prenait de cette collection et du peu de prix qu’on attachait à ces vieilles éditions, qui, pour la plupart cependant, portaient sur leur titre le nom des Estienne et des Elzevir. Quelques livres plus modernes étaient épars sur la table, à côté d’une écritoire de faïence blanche, toute diaprée de taches d’encre et de signes hiéroglyphiques, comme celles dont se servent les écoliers. À cette heure avancée, deux personnes veillaient encore, assises en face l’une de l’autre, aux côtés de la table, et dans ce nocturne tête-à-tête, elles n’échangeaient guère que quelques monosyllabes. Immobiles et absorbées dans une silencieuse occupation, elles formaient un naïf et charmant tableau.

L’une écrivait, penchée sur un lourd pupitre, dont la basane usée attestait les longs services : c’était une jeune fille parfaitement belle. Ses formes tout à la fois sveltes et fortes, annonçaient un complet développement. Quoique ses traits fussent encore d’une délicatesse presque enfantine, l’ovale pur de son visage, la régularité de son profil, donnaient à sa beauté un caractère de perfection incomparable. Elle était habillée à la mode du temps et avec une élégance fort recherchée pour une demoiselle qui vivait cachée dans un vieux château, au fond de la province la plus reculée du royaume. Elle portait une robe de lisard blanc brodé en couleur avec une jupe bouffante de même étoffe, et le ruban noir serré à son cou soutenait une croix de pierres fines. Ses cheveux, disposés en grosses boucles étagées sur les tempes, formaient derrière la tête un épais chignon, pareil à un nœud de soie brune entremêlée de fils d’or. Le bonnet posé sur cette magnifique chevelure s’élevait droit sur le front comme une pyramide ; nous renonçons à en donner une idée, car il faudrait recourir aujourd’hui à un glossaire pour décrire ce léger édifice de dentelles et de rubans, pour expliquer lequel de ces précieux bouts de chiffons s’appelait le croissant, le solitaire, le firmament, etc., etc. Le personnage assis de l’autre côté de la table était un jeune garçon à peu près du même âge que cette charmante demoiselle ; mais tandis qu’elle était déjà dans toute la fleur de sa beauté, il avait encore les formes grêles, les traits indécis de l’adolescence. Les boucles épaisses de sa chevelure, qu’il portait longue et séparée sur le front, retombaient en ce moment sur sa joue fraîche et ronde. Sa tête était penchée sur la table, et ses jolis yeux, d’un bleu sombre, étaient fixés avec une naïve anxiété sur une feuille de papier blanc pliée en forme de caisse. Il observait au fond de cette espèce de prison une collection d’insectes, lesquels relevaient leurs antennes et agitaient leurs pattes microscopiques à travers une poignée d’herbe fraîche.

— Ah ? mon Dieu quel malheur s’écria tout à coup le jeune naturaliste: le bupreste galonné a dévoré toutes mes émeraudines et toutes mes coccinelles!

— C’est évident, mon cousin, dit la jeune fille sans relever la tête, âne moitié de votre collection d’insectes vivans dévore journellement l’autre moitié.

— C’en est fait, il faut que j’extermine toutes ces bêtes féroces, reprit le petit entomologiste en enfonçant une longue épingle dans élytres cuivrés du scarabée qui se reposait triomphant et repu sous une feuille de plantain. Il plaça ensuite l’insecte sanguinaire dans une boîte de carton où étaient alignés déjà une foule de ces brillans coléoptères qu’il collectionnait en secret, au lieu de repasser ses auteurs latins et de répéter ses leçons. Après quoi, se levant sans bruit, il vint s’accouder au dossier de l’immense fauteuil où était assise la jeune fille. Celle-ci continua un moment la lettre commencée, comme si elle ne se fût point aperçue que son petit cousin avait quitté sa place ; puis, se retournant tout à coup, elle effleura du bout de sa plume les yeux du jeune homme et lui dit en riant :

— Ah ! curieux! vous lisez par-dessus mon épaule!

— Je vous assure que non, ma cousine, s’écria-t-il ingénument j’avais les yeux fermés, et je crois que j’allais m’endormir. Est-ce que je veux surprendre vos secrets ?

— Ah ! vous vous figurez que j’ai des secrets ! interrompit-elle. Puis, se retournant tout-à-fait avec un geste de familiarité fraternelle et tendre, elle ajouta : Je n’ai point de secret, Antonin, surtout pour toi. Lis si tu veux.

— Vraiment, M. l’abbé a raison ; tu pourrais me donner des leçons d’écriture, ma chère Clémentine, dit-il en s’asseyant sans façon au bras du fauteuil ; voilà des caractères moulés. Moi, j’ai beau m’appliquer, je ne fais que des pattes de mouche.

— C’est une suite de ta passion pour les insectes, dit-elle en riant ; je crois que tu traînes toujours quelqu’une de ces bestioles au bec de ta plume. — Voilà que nous ne nous faisons pas faute de nous tutoyer comme autrefois interrompit Antonin. Ah si ma mère-nous entendait ! Aussi, quelle idée de m’avoir défendu de te dire tu et toi? Pourquoi dois-je te porter maintenant tous ces respects et te parler avec tant de cérémonie ?

— Parce que je ne suis plus une petite fille, mon petit cousin répondit-elle avec un sérieux adorable ; parce qu’il n’est pas séant de prendre ces libertés enfantines avec une demoiselle de dix-sept a passés…

— C’est bon, c’est bon, interrompit Antonin ; cela ne m’empêchera pas de te tutoyer quand nous serons seuls, car autrement je ne trouverais rien à te dire. Oui, oui, je n’y manquerai pas quand nous chasserons aux papillons, quand nous jouerons au volant sur l’esplanade quand nous veillerons ici, en cachette, comme ce soir.

— C’est cela, interrompit-elle à son tour, tu voudras toujours babiller et jouer avec moi comme ’un franc écolier. Allons, monsieur le baron un peu de tenue s’il vous plaît, asseyez-vous là, posément, et, puisque vous voulez connaître mes petits secrets, lisez cette lettre.

À ces mots, elle se rangea pour lui faire place sur le vaste fauteuil où tous deux tenaient à l’aise comme dans un canapé ; puis elle avança le pupitre, et, une main appuyée au bras d’Antonin, elle suivit des yeux pendant qu’il lisait :


A Mlle Cécile de Verveilles, au couvent des dames Bénédictines de l’adoration perpétuelle du Saint-Sacrement, à Paris.

« La Roche-Farnoux, ce 20 mai 17…

«MA CHÈRE CÉCILE,

« Quoique je n’aie pas rempli la promesse que j’avais faite de t’écrire aussitôt après mon arrivée je me suis bien gardée de l’oublier, et je t’assure que, depuis notre séparation, je n’ai pas passé un seul jour sans songer à toi. J’ai soigneusement renfermé dans un coffret tous les gages d’amitié que je reçus en partant de mes chères compagnes ; tous ces petits objets sont pour moi de précieuses reliques, et je ne souffre pas qu’aucune main y touche, ni même que personne les regarde. Le mystère que j’en fais a tourmenté long-temps M. le baron Antonin de Barjavel, mon cousin. Il aurait donné tout au monde pour savoirs qu’il y avait dans ce coffret que je n’ouvrais jamais que quand j’étais seule, et dont j’ai toujours là clé dans ma poche. Comme il est extrêmement curieux….. ? »

— Par exemple! murmura Antonin.

« Comme il est extrêmement curieux, » répéta la jeune fille en posant son doigt effilé sur la ligne commencée, et Antonin continua : « il parvint à me surprendre tandis que je considérais ce qu’il appelait mon trésor, et demeura tout confondu en voyant au fond du coffret mes image, mes chapelets et mes agnus.

« Ah ma chère Cécile, combien la vie du monde est différente de la vie du couvent ! Ne t’imagine pas toutefois que tout est dissipation et vanité autour de moi, que j’ai beaucoup de divertissemens, et que l’on voit ici grande compagnie. C’est tout le contraire ; il venait plus de visites en un jour dans le parloir de notre maison qu’on n’en reçoit ici dans toute l’année. Ne va pas croire non plus que j’habite une jolie maison de campagne entourée d’arbres, de prairies et de parterres où coulent des fontaines. Le château de Farnoux est situé sur un rocher où il n’y a pas un brin de verdure, et l’on y mourrait certainement de soif, si on n’avait la précaution de garder dans une citerne l’eau qui tombe du ciel. C’est comme une Thébaïde, et sans doute le désert où vécut le grand saint Antoine n’avait pas un aspect plus aride et plus désolé que les environs de la Roche-Farnoux. Le château n’est pas régulièrement bâti comme notre couvent ; il ressemble à une forteresse. L’architecture en est fort ancienne à ce que l’on dit, et c’est pour cela qu’il y a des murailles si hautes, des fenêtres si petites, des passages si sombres et des escaliers si étroits. L’enceinte en est si vaste, que je n’ose m’aventurer toute seule à travers les corridors. Il y a au rez-de-chaussée de grandes salles inhabitées depuis cent ans et plus, où je ne suis jamais entrée… »

— Parce que tu es toujours transite de peur, dit Antonin en s’interrompant ; il te semble à chaque détour que tu vas rencontrer l’homme noir ou la Tarasque…

— Je suis revenue de ces enfantillages, répondit la jeune fille en tâchant de sourire.

— Cependant tu ne te hasarderais pas à aller, la nuit, toute seule, continua le petit baron ; tu aurais peur de rencontrer un revenant. En ce moment même, tu n’es pas tout-à-fait rassurée, et tu n’oses rester ici sans moi. Eh! eh! ce n’est pas sans raison ; tu pourrais voir des choses terribles chacun sait que les esprits hantent volontiers les vieux châteaux, et qu’ils se montrent de préférence sur le minuit.

— Tais-toi, Antonin, tais-toi, interrompit-elle avec un tressaillement involontaire ; ne parlons pas de cela ; il me semble que je vais avoir peur…

— Et tu dis que tu n’es plus une petite fille s’écria le malicieux garçon en riant aux éclats ; voyez un peu cette grande demoiselle qui a peur des loup-garoux, à dix-sept ans passés!

— Eh bien ! oui, je ne suis qu’une enfant, une enfant comme toi, répliqua-t-elle, piquée ; et retirant sa lettre, elle ajouta : C’est ennuyeux de passer son temps à lire comme les grandes personnes ; veux-tu jouer aux osselets, mon petit cousin? Il haussa les épaules, et, ramenant la missive sur le pupitre, il reprit : « La Roche-Farnoux est certainement l’endroit le plus triste de la terre ; pourtant M. le marquis de Fameux, mon grand-oncle le préfère à tous les beaux domaines qu’il possède en d’autres pays. C’est ici qu’il s’est retiré en quittant la cour et depuis nombre d’années il n’a bougé de cette solitude. Comme il est veuf et n’a point d’enfans tout ce qui reste de notre famille s’est réuni autour de lui. Hélas ! la mort a frappé souvent sur notre maison, et nous ne sommes pas nombreux ici. Maintenant il n’y a plus auprès de mon grand-oncle que mes deux tantes, mon jeune cousin et moi, la dernière venue à la Roche-Farnoux. Je confesse, ma chère Cécile, que j’y serais morte d’ennui et de tristesse, si je n’y eusse retrouvé Antonin. »   — C’est bien aimable de ta part, de parier de moi en ces termes à tes amies, dit le petit baron en se rengorgeant.

— Lis, lis toujours, murmura Clémentine avec un léger sourire. Il continua « Antonin et moi avons été élevés ensemble jusqu’à la mort de ma pauvre mère. Je l’aime beaucoup, malgré ses défauts. Je puis l’avouer entre nous : d’abord, il est paresseux, si paresseux, que M. l’abbé Gilette, son précepteur, un savant homme s’il en fut, dit qu’il y a presque perdu son latin. Moi, je l’accuse, en particulier, d’être parfois un peu taquin, extrêmement étourdi, et, comme je t’en ai donné la preuve, passablement curieux. »

— Est-ce tout ? fit Antonin en repoussant la lettre d’un air d’indignation comique et en jetant un regard courroucé sur sa cousine, laquelle ne répondit que par un mouvement de tête et lut tout haut à son tour :

« Toutefois je l’aime tendrement, mon jeune cousin, et, s’il fallait nous quitter encore, j’en serais sensiblement affligée. Ses légers défauts sont rachetés par mille belle qualités. Il a beaucoup d’esprit, l’humeur fort douce et le cœur d’un vrai gentilhomme ; mais, fût-il moins aimable, je lui serais tout de même affectionnée par reconnaissance : c’est la seule personne qui m’aime ici !… »

— Ne crois pas cela, Clémentine, interrompit-il d’un air de faible conviction.

Elle sourit avec amertume et répéta : « Lui seul m’aime ici, je le sais bien. Je suis orpheline : ni mon grand-oncle ; ni mes tantes ne remplacent les parens que j’ai perdus ; mais Antonin est véritablement mon frère, et, quand il sera un homme, je pourrai compter sur lui. »

— C’est vrai, dit-il attendri ; c’est vrai, ma bonne Clémentine.

Ils s’embrassèrent avec effusion et après un moment de silence, la jeune fille dit d’un ton pénétré : — Va, ton amitié seule m’aide à supporter les peines que j’éprouve. Je n’ai pas exprimé la moitié de ce que je sens dans cette lettre. Ah ! mon cher Antonin, sans toi je serais morte certainement, je serais morte de chagrin. Je suis comme une étrangère ici, et je le vois chaque jour plus clairement, ma tante Joséphine ne m’aime guère, et ma tante de Barjavel ne m’aime pas du tout.

— Ma Mère s’occupe de toi cependant, observa Antonin. Souvent elle te fait venir dans sa chambre tandis que ma tante Joséphine n’aime pas à te voir auprès d’elle : ne l’as-tu pas remarqué?

— Oui, mais elle me donne parfois de petits noms d’amitié, et elle prend garde à ce qui me fait plaisir ou peine. Ce matin même je m’en suis aperçue. Il est venu des marchands colporteurs, et on les a fait monter dans la salle verte. J’y étais par hasard, et j’allais me retirer bien vite, car, vois-tu, je ne me soucie guère de ces beaux ajustemens dont on m’oblige à me parer ; mais ma tante Joséphine, qui entrait en ce moment, m’a retenue pour me faire choisir une robe et . comme elle s’est aperçue que je, regardais à peine ces étoffes qu’on déployait devant nous, elle a murmuré avec un soupir –Vous n’avez goût à rien, ma pauvre enfant ; il faut pourtant vous parer et tâcher d’être gaie, sinon mon oncle sera mécontent… M. le marquis entrait justement dans la salle, personne ne s’y attendait, car midi n’avait pas sonné, il s’en fallait d’un grand quart d’heure. Mon oncle s’est avancé en toussant, et en chevrotant, et en regardant de tous côtés comme d’habitude. Tu sais combien il est sévère sur la tenue et l’étiquette. Il s’est aperçu sur-le-champ que j’étais en robe courte, et, venant droit à moi, il s’est écrié : — Dieu me pardonne, mademoiselle je crois que vous êtes en cornette et en déshabillé. Ce négligé messied à une fille de votre condition, et vous ne devez pas paraître ainsi devant moi.

J’ai voulu m’excuser, mais la voix m’a manqué. J’étais si tremblante, que mes genoux ployaient et que ma tante Joséphine a avancé la main pour me soutenir. — C’est moi, mon oncle, qui suis en faute, a-t-elle dit. J’ai retenu Clémentine au moment où elle allait s’habiller. Je vous supplie de recevoir mes excuses. — Puis, me serrant la main, elle a ajouté tout bas : Mon cœur, choisissez le taffetas rose-vif, faites la révérence, et montez vite à votre chambre ; car vous étouffez, vous allez pleurer. Ma belle tante ne me dit jamais de ces mots-là, Antonin.

— C’est qu’elle est d’un caractère très réservé, répondit-il. Jamais elle ne parle familièrement à personne, pas même à moi, son fils unique ; Pourtant elle m’aime, je n’en puis douter.

— Tu la crains cependant.

— C’est vrai, cousine ; aussi je ne lui ai jamais désobéi.

— Pas même quand elle t’a défendu de me tutoyer, dit Clémentine en souriant ; pas même quand elle t’a signifié qu’il fallait jeter par les fenêtres toutes tes collections de chenilles?

— Oh ! c’est différent, ceci, s’écria Antonin avec feu ; je serais capable de braver les ordres de ma mère et même la colère de mon oncle quand il s’agit de toi de mes insectes.

— Merci, dit la jeune fille en riant de tout son cœur et en agaçant du bout de l’ongle un beau scarabée noir, lequel rôdait autour du pupitre et traînait péniblement une féverole attachée à l’une de ses pattes en guise de boulet ; merci, Antonin. Je suis charmée de voir de quel dévouement tu es capable pour moi et pour toutes ces petites bête. — Puis, changeant tout à coup de propos, elle ajouta avec un soupir : C’est demain dimanche, jour de repos et de récréation. Comme nous allons nous ennuyer du matin au soir !

— Après la messe, nous demanderons ta permission de jouer au volant, répondit Antonin ; cela nous servira de prétexte pour aller jusqu’à l’extrémité de la terrasse. Là je te montrerai une chose extrêmement curieuse, un nid de fourmis noires ; elles sont en train maintenant de faire leur récolte, et tu les verras au travail.

— Cela nous fera toujours passer un moment, dit Clémentine avec un léger bâillement ; mais ensuite ?

— Ensuite, nous tâcherons de nous amuser comme tout le monde s’amuse ici, dit naïvement Antonin.

— C’est-à-dire point du tout répliqua la jeune fille.

Antonin réfléchit un peu, puis il dit avec conviction :

— La Roche-Farnoux est, à ce qu’on assure, un des plus beaux châteaux qu’on puisse voir ; on y vit à souhait et à profusion, comme dit M l’abbé. Bonne chère beaux habits, beaucoup de valets, un train royal. Pourtant ma mère, ma tante Joséphine, toi, moi, tout le monde s’y ennuie prodigieusement. Je voudrais bien savoir pourquoi.

— Je le sais, moi, répondit Clémentine ; c’est qu’il n’y vient jamais personne et qu’on rencontre toujours face à face les mêmes visages.

— Tu as raison, dit vivement Antonin ; tu as raison, et la preuve, c’est que ma mère, ma tante et toi-même, vous étiez d’humeur plus gaie il y a deux mois, lorsque M. de Champguérin venait, presque tous les jours, rendre ses devoirs mon oncle.

— M. de Champguérin est retourné à la cour, murmura Clémentine sans répondre à cette remarque de son cousin ; il est reparti pour longtemps nous ne le reverrons que l’année prochaine, peut-être. Peut-être plus tôt, dit Antonin ; aujourd’hui il y avait une petite fumée là-bas derrière la colline.

— Eh bien qu’est-ce que tu crois que cela nous annonce ? demanda Clémentine avec émotion et en tournant les yeux vers la fenêtre.

— Cela nous annonce qu’il y a du monde au château de Champguerin, puisque les cheminées fument.

La jeune fille ne releva pas cette observation ; elle garda le silence, et, la tête penchée sur le pupitre, elle se mit à pourchasser le scarabée qui fuyait à reculons et trébuchait à chaque grain de sable tombe sur la basane. Puis, comme l’horloge sonna, elle compta les heures et dit en se levant au douzième coup : — Minuit, déjà minuit ! Viens vite, Antonin, il est temps de nous retirer.

— Un moment, répondit-il ; quelqu’un pourrait entrer ici. Laisse-moi cacher mes livres et mes boîtes.

— Tu crains que M. l’abbé n’y mette la main et n’exécute de plein saut les ordres de ma belle tante.

— Le digne homme s’en garderait ; il m’enseigne ce qu’il peut de grec et de latin. Lorsqu’il s’aperçoit que je n’ai pas envie de prendre ma leçon, il fait semblant de s’endormir et me laisse feuilleter tout à mon aise mes livres d’histoire naturelle. Allons, ajouta-t-il en prenant le flambeau, allons, peureuse, je vais te reconduire jusqu’à la porte de ta chambre, ensuite je regagnerai la mienne à tâtons.

— C’est singulier, dit la jeune fille en promenant autour d’elle un regard pensif et animé, il me semble que je n’ai pas peur ce soir. Donne-moi le flambeau je retournerai seule à ma chambre. C’est plus prudent ; tu fais toujours du bruit avec tes talons, et ma belle tante pourrait nous entendre.

— Soit, dit Antonin d’un air goguenard ; nous allons voir ce grand courage.

Ils se séparèrent après s’être fraternellement serré la main. Le baron descendit lestement l’escalier en limaçon de la bibliothèque et sa jolie cousine s’engagea dans un de ces longs corridors qui serpentait à travers l’édifice et reliaient les divers corps-de-logis. Elle s’en allait d’un pas léger, la tête haute, et regardait sans frémir son ombre passer sur la muraille ; pourtant, à mesure qu’elle avançait, elle pressait le pas et prêtait l’oreille avec quelque inquiétude aux bruits confus de la nuit. Enfin elle atteignit son appartement. Tout y était tranquille et silencieux comme lorsqu’elle en était sortie une heure auparavant. A la lourde la veilleuse qui brûlait dans la cheminée, elle aperçut sa fille de chambre profondément endormie sur un fauteuil.

— Ça, Josette, dit-elle en la réveillant pousse le verrou, et dêpêche-toi de me déshabiller.

— Ah ! mademoiselle, excusez-moi, je reposais un peu, répondit la suivante en se relevant en sursaut ; on dirait qu’il se fait tard ; le jour n’est pas loin peut-être.

— Tant mieux ! murmura Clémentine avec un accent singulier d’émotion et de secrète joie.

Lorsque Josette l’eut déshabillée, elle fit sa prière ; puis, avant de se mettre au lit, elle alla ouvrir sa fenêtre, et, accoudée sur le balcon de pierre, elle regarda à travers les ombres transparentes de la nuit elle regarda long-temps les crêtes de la montagne, qui s’élevait comme un rempart entre Champguérin et La Roche-Farnoux.

II.

Avant de poursuivre ce récit, il est à propos de dire dans quelles circonstances le marquis de Farnoux s’était retiré du monde, et comment il était venu se fixer dans ce vieux château, bâti au milieu d’une contrée déserte et à peu près sauvage.

M. de Farnoux appartenait à une de ces anciennes familles provençales dont la fortune, obérée pendant les guerres civiles, s’était lentement rétablie à la cour. Dans sa première jeunesse, il avait été page de la reine Anne d’Autriche ; plus tard:, il eut une charge qui le plaça près de la personne du roi. Toute sa vie s’était écoulée dans cette haute servitude, et pendant un demi-siècle il en avait accompli les devoirs minutieux avec une si scrupuleuse exactitude, il avait fait si assidûment sa cour, qu’on l’avait surnommé tout d’une voix le parfait courtisan. Il s’était marié jeune encore à une riche héritière, laquelle ne lui donna point d’enfans et mourut en lui laissant de grands biens. La pauvre femme l’avait fort aimé, quoiqu’il lui eut donné beaucoup de rivales, et qu’à l’exemple du roi son maître, il n’eût point fait mystère de ses amours. Ce grand seigneur, cet heureux courtisan était arrivé à l’apogée de sa fortune, lorsqu’il annonça tout à coup la résolution de renoncer au monde. C’était un parti irrévocable, car il déclara en même temps qu’il venait avec l’agrément du roi, de résigner toutes ses charges. On parla tout un jour de cette nouvelle à Versailles ; on fit des conjectures infinies, on tâcha d’expliquer la détermination de M de Farnoux. Les uns l’attribuèrent à quelque diminution dans la faveur du roi, d’autres assurèrent que c’était une conversion, et que le marquis abandonnait la cour pour s’enfermer chez les capucins ; mais un bon gentilhomme, son commensal et son ami lequel avait été comme lui page de la reine. expliquait plus naturellement le fait. Eh! Eh ! disait-il, le digne seigneur s’aperçoit qu’il n’est plus à la fleur de l’âge ; le temps est pas où les dames l’appelaient le beau Farnoux et se disputaient son cœur. Se voyant ainsi sur son déclin, il a sagement résolu de quitter le monde où il a tenu si long-temps une place si haute et si enviée. Ainsi devraient finir tous les courtisans ; il ne leur est pas permis d’avoir le visage ridé et la taille voûtée. En ce pays il faut être toujours jeune. galant, triomphant à la cour, le roi seul peut vieillir.

Le marquis avait deux sœurs dont il ne s’était jamais occupé ni même soucié, car elles ne portaient point le nom de Farnoux, étant nées du second mariage de la marquise douanière, laquelle, âpres quelques années de veuvage, avait épousé un homme de robe. Apres cette espèce de mésalliance, la bonne dame s’était retirée du monde et n’avait revu son fils qu’à de rares intervalles. Le marquis ne s’était point mêlé d’établir ses sœurs, et encore moins de faire la fortune de leurs maris. Il ne leur avait jamais donné d’autre marque de souvenir et d’intérêt que de leur envoyer ses vœux pour le jour de l’an, et de les faire complimenter à chaque événement important arrivé dans la famille. Jamais il n’était allé personnellement leur rendre visite, et il ne connaissait pas leurs enfans.

En quittant Versailles, il se rendit à Paris, où il n’était pas venu depuis nombre d’années, et le même soir il se fit conduire chez ses sœurs en grand carrosse, son coureur en avant, un écuyer à la portière et trois ou quatre laquais suspendus derrière la lourde machine, aux panneaux de laquelle resplendissaient les armoiries de la maison de Farnoux.


Les sœurs du marquis habitaient un petit hôtel sur le quai de la Tournelle. L’aînée, qui se nommait Mme de Saint-Elphège, était veuve depuis long-temps et avait entièrement consacré sa vie à l’éducation de deux filles charmantes, dont l’une était déjà mariée. L’autre sœur du marquis, ne pouvant suivre son mari, un brave officier de marine qui naviguait dans les Indes occidentales, demeurait chez Mme de Saint-Elphège avec sa fille unique, récemment mariée aussi. Toutes ces personnes formaient une famille nombreuse et dont la société était fort recherchée. Le petit hôtel du quai de la Tournelle était assidûment fréquenté par la bonne compagnie. Une fois la semaine il y avait cercle, et les beaux esprits y foisonnaient aussi bien que les gens de qualité.

Le vieux courtisan descendit de son carrosse, appuyé au bras de son écuyer, et gravit le perron en toussant et en traînant les jambes. Quand le petit laquais qui se tenait dans l’antichambre eut entendu son nom, il courut ouvrir les deux battans et annonça tout effaré M. le marquis de Farnoux. eut un moment de stupéfaction dans le salon, où la famille était réunie ; tout le monde se leva en silence, et Mme de Saint Elphège s’avança en s’écriant :

— Ah ! monsieur le marquis, qu’on était loin de s’attendre ici à l’honneur de votre visite Est-il passible que j’aie enfin le bonheur de vous recevoir chez moi ! Quel heureux événement !

— J’en suis moi-même comblé de joie, répondit le marquis avec une profonde révérence et en se laissant conduire à la place d’honneur près cheminée Ensuite il jeta un coup d’œil autour du salon. Il n’y avait en ce moment aucun étranger, et les trois nièces du marquis étaient seules debout devant lui. C’étaient des beautés de genre différent, que, dans la société tant soit peu précieuse de l’hôtel Saint-Elphège on avait surnommées les trois Grâces. La plus âgée n’avait pas vingt ans ; la plus jeune, qui n’était point mariée encore, venait d’accomplir sa dix-septième année. Elles étaient habillées presque pareillement, à peu près comme les portraits qui sont restés des femmes célèbres de cette époque, avec les cheveux frisés en spirales, la taille longue et busquée, la gorge un peu découverte, des nœuds de rubans dans coiffure et un fil de perles au cou. Le vieux marquis demeura tout charmé à leur aspect. Bien que ses regards fussent accoutumés à rencontrer les triomphantes beautés de la cour, il n’avait jamais vu d’aussi ravissantes personnes. Après les avoir un instant contemplées, il se tourna vers ses sœurs et leur dit gravement Madame de Saint-Elphège, madame de Sénanges, présentez-moi donc mes nièces.

Mme de Sénanges prit par la main une des trois Grâces, et dit en souriant : — Monsieur le marquis, voici ma fille unique, ma chère Éleonore. Nous avons eu l’honneur de vous faire part, il y a quelques mois de son mariage avec le baron de Barjavel.

— Vous vous êtes un peu trop hâtée peut-être de la marier, répondit le marquis en hochant la tête ; les Barjavel sont d’assez bonne maison je le sais, une famille languedocienne très puissante autrefois, mais à peu près ruinée par les guerres du temps de la ligue.

— Oui, monsieur le marquis comme la vôtre y au service du roi répondit fièrement la jeune femme. Seulement les Barjavel n’ont pas su, comme vous, relever leur fortune.

— C’est pourquoi je persiste à dire qu’on s’est trop hâté de vous marier, belle brunette, répliqua familièrement le marquis. J’aurais mieux fait pour vous. N’en parlons plus.

— Ma fille aînée s’est mariée aussi avec votre agrément, se hâta de dire Mme de Saint-Elphège. J’ai eu l’honneur de vous présenter son mari, un brave officier…

— Un officier de fortune, interrompit le marquis toujours du même ton tranchant et familièrement poli. À la vérité, on reconnaît en lui de grands talens, et, s’il n’est pas tué, il pourra faire son chemin. N’a-t-on pas vu de nos jours un homme qui avait fait ses premières armes en robe noire, par-devant messieurs du Châtelet, devenir lieutenant-général des armées du roi et maréchal de France Votre mari, ma belle nièce, n’a pas une pire origine que M. de Catinat.

À ce compliment équivoque, la jeune femme rougit et baissa les yeux sans répondre, en reculant derrière sa mère.

—Il raille, cousine, lui dit tout bas la petite baronne de Barjavel d’un air d’indignation. Voici ma seconde fille, ma Joséphine, dit Mme de Saint-Elphège en amenant devant le marquis une petite personne fraîche ; blonde, gracieuse et jolie comme un ange.

— J’espère qu’on n’a pas encore songé à la marier, cette mignonne-là, s’écria M. de Farnoux en flattant du bout des doigts la joue rosé de l’aimable jeune fille ; sa physionomie annonce un charmant naturel. Il faut la garder, ma sœur. Les filles qu’on établit ne comptent plus dans une famille ; elles ont beau conserver pour leurs parens la même amitié, le même respect ; il y a toujours là un mari, un étranger, un intrus qui leur est plus cher que père et mère et dont elles ne peuvent plus se séparer.

À cette espèce de boutade, les belles nièces se regardèrent, surprises et presque courroucées ; mais le respect leur ferma la bouche. Mme de Saint-Elphège tâcha de prendre la chose en plaisanterie, et dit en souriant: — Soyez tranquille, monsieur le marquis ; si vous nous faites encore l’honneur de venir nous voir, nous aurons grand soin d’éloigner les gendres.

— Bien obligé, ma sœur ; vous n’aurez pas à prendre cette peine, répondit le marquis. Je viens vous faire mes adieux. Ayant résolu de quitter le monde, j’ai résigné toutes mes charges. Ce matin je suis parti de Versailles pour n’y plus retourner.

— Que dites-vous, monsieur? décria Mme de Saint-Elphège avec un profond étonnement. Tout lui semblait possible de la part de son frère, tout, excepté la nouvelle qu’il venait de lui annoncer. Elle était convaincue que le vieux courtisan ne pouvait pas plus exister hors de atmosphère de la cour que les espèces qui peuplent l’Océan hors de leur élément naturel.

— Ma résolution vous surprend, continua le marquis d’un ton léger à travers lequel perçait une secrète amertume. Que voulez-vous, ma sœur ! on se lasse de tout, même des choses les plus enviées et des plaisirs les plus vifs. La chasse me fatigue, les comédies m’ennuient, et je ne m’amuse plus au bal. Je n’ai jamais aimé le jeu, et aujourd’hui je m’endors au lansquenet, tandis que des dames que je ne veux pas nommer me gagnent mon argent. Bref, j’ai reconnu, à des signes certains que les vanités du siècle n’étaient plus rien pour moi et j’ai résolu de me faire ermite. Toutefois je ne suis point disposé à me priver ce tous les agrémens de cette misérable vie j’aime toujours les habits magnifiques, les beaux meubles, la bonne chère, et je prétends vivre toujours en grand seigneur dans ma solitude.

— Cela est d’autant plus aisé, que vous pouvez choisir entre plusieurs ermitages également agréables, dit en souriant Mme de Sénanges d’abord votre château de Nanteuil en Valois, , ensuite celui de Maligny et notre belle terre du Gatinais. Toutes ces résidences ont l’avantage de n’être qu’à quelques lieues de Paris et vous y aurez toujours compagnie.

— C’est pour cela qu’elles ne sauraient me convenir, répondit le marquis. Afin de rompre définitivement avec le monde, je m’en vais a la Roche-Farnoux.

— A la Roche-Farnoux répétèrent les deux dames ; mais c’est un endroit où l’on ne peut arriver en carrosse, un pays de loups! — L’air y est extrêmement sain, répondit le vieillard ; je m’y porterai bien.

Les jeunes nièces du marquis s’étaient peu à peu retirées au fond du salon, et, n’osant se remettre devant leur métier a tapisserie, elles babillaient tout bas, comme pour laisser toute liberté au grave entretien qu’on venait d’aborder près de la cheminée.

Mme de Saint-Elphège s’assit à côté du marquis, et lui dit d’un air affligé qui n’était pas feint: — Mon frère, votre résolution me cause une sensible douleur, car j’en envisage toutes les suites. Nous allons vous devenir tout-à-fait étrangères. Lorsque vous viviez à Versailles, nous n’avions pas souvent, il est vrai, la satisfaction de vous rendre nos devoirs ; mais nous pouvions, en quelques heures, accourir près de vous, si vous nous aviez mandées. Maintenant vous serez à deux cents lieues de nous, et, si vous persistez à rester dans la retraite que vous avez choisie, nous ne vous verrons plus.

— Au contraire, ma sœur. répondit tranquillement le marquis, au contraire, nous pourrons nous voir chaque jour, car je viens vous proposer de venir avec moi à la Roche-Farnoux. Vous êtes veuve, vous êtes libre par conséquent, et rien ne s’oppose à ce que vous vous retiriez près de moi avec votre seconde fille.

À cette proposition inattendue, Mme de Saint-Elphège garda le silence et baissa la tête avec un geste imperceptible de refus, tandis que sa sœur murmurait consternée : — Il faudrait donc se quitter! Hélas! nous avons passé notre vie sous le même toit et élevé ensemble nos enfans. Qu’il serait cruel de nous séparer ainsi!

À cette espèce de reproche, le marquis releva les sourcils d’un air surpris, secoua sa vaste perruque et se rengorgea dans sa cravate de dentelle puis, au lieu de provoquer une réponse plus explicite, il changea brusquement de propos et se prit à discourir sur les agrémens de la saison et la beauté du temps, qui lui permettraient de faire son voyage en carrosse découvert. Après un quart d’heure de cette conversation, il se leva, et, s’affermissant à grand’peine sur ses jambes goutteuses, il dit d’un ton dégagé : — Je pars dans une huitaine de jours, et j’espère vous emmener, ma chère Adélaïde. Si Mme de Sénanges était veuve et libre comme vous, je la presserais de nous accompagner et de demeurer avec moi. En l’absence de son mari, s’il lui plaisait de nous visiter, elle serait la très bien-venue à la Roche-Farnoux. Eh! eh! qui m’aime me suive Je comblerai les personnes qui vivront autour de moi, et, à la fin… j’ai quatre-vingt mille livres de rentes que je n’’emporterai pas. Bien des gens voudraient me persuader que le vrai moyen de n’être point seul durant les dernières années de ma vie, ce serait de me remarier ; mais ce n’est qu’à la dernière extrémité que je ferais une pareille sottise. Mes sœurs, je vous baise les mains.

Les deux dames balbutièrent quelques paroles de dévouement et de respect ; mais Mme de Saint-Elphège n’osa articuler ni un consentement ni un refus. En rentrant, elle dit à sa sœur : — Je suis atterrée. Si je le laisse partir seul, nous sommes déshéritées, c’est certain… Voilà nos filles qui reviennent ; ne leur parlons de rien encore, mais je crois que j’irai à la Roche-Farnoux.

— Quoi ! ma sœur, vous êtes décidée déjà ! s’écria Mme de Sénanges les larmes aux yeux. Quel sacrifice !

— Il est inévitable, répondit M de Saint-Elphège avec fermeté. Considérez notre situation, la médiocrité de notre fortune et le danger où nous sommes de perdre ce grand héritage. Le marquis nous a indirectement menacées de se remarier. Il n’y a pas à balancer, ma sœur ; je dois le suivre et ne le plus quitter jusqu’au jour où je lui aurai fermé les yeux.

— Me préserve le ciel de souhaiter sa fin ! dit en soupirant Mme de Sénanges ; mais c’est une consolation pour moi penser. qu’il est bien vieux.

— En effet, cet exil ne peut durer long-temps, murmura de Saint-Elphège. Joséphine est presque une enfant ; elle sera bien jeune encore quand je la ramènerai.

Les trois Grâces entrèrent en ce moment ; il vint beaucoup de monde et l’on se divertit comme de coutume à d’agréables passe-temps. La musique, la conversation et la bassette occupèrent la compagnie, qui se retira fort tard, environ sur les dix heures. Mme de Saint-Elphège passa aussitôt dans sa chambre en emmenant sa fille cadette. Celle-ci comprit à l’instant qu’il s’agissait de quelque communication importante, et se prit à sourire lorsque sa mère lui dit : — Renvoyez Finette et fermez la porte, ma chère enfant ; j’ai à vous parler.

Mme de Saint-Elphège était ce soir-là d’une beauté surprenante ; on l’avait fort admirée, et plus d’un charmant cavalier lai avait prodigué ses galans respects. Elle jouissait encore secrètement de son triomphe et se répétait à elle-même les doux propos, les discrètes flatteries dont l’agréable bruit l’avait poursuivie toute la soirée. Avant de se rapprocher de Mme de Saint-Elphège, qui s’était assise et défaisait lentement ses manchettes gauffrées, elle alla vers la table de toilette, se pencha de devant la glace avec un geste charmant de satisfaction, de naïf orgueil, et dit avec un léger sourire : — Eh bien ! ma mère, vous allez me parler encore de quelque proposition de mariage que vous êtes en train refuser ?

— Non, ma fille, répondit de Saint Elphège ; non, ce n’est pas de mariage qu’il s’agit. — Et, après un moment de silence, elle ajouta d’un air d’enjouement forcé et en tâchant de sourire : — À moins toutefois que vous n’ayez l’ambition d’épouser votre oncle M. le marquis de Farnoux.

— Moi, ma mère !... s’écria la Jeune fille en changeant de visage.

— Rassurez-vous se hâta de répondre Mme de Saint-Elphège. Ma fille, je n’ai pas parlé sérieusement ; il n’est point question de vous sacrifier ainsi, et ce que j’exige de votre raison, de votre obéissance est mille fois plus facile.

Alors elle lui apprit la proposition du marquis et l’intention où elle était de l’accepter. Mlle de Saint-Elphège entendit sans beaucoup s’émouvoir cette déclaration. Comme presque toutes les personnes fort jeunes, elle avait une certaine légèreté, une grande confiance en l’avenir et une disposition obstinée à voir le beau côté de toutes choses Après avoir attentivement écouté sa mère, elle s’écria gaiement: — Mon oncle veut donc nous emmener au bout du monde, et nous partons dans huit jours, sans délai ni rémission? Voyez pourtant à quoi sont exposées les vieilles filles de dix-sept ans passés! Si j’eusse été mariée à seize ans comme ma sœur et ma cousine, je ne serais point exilée à la Roche-Farnoux.

Le lendemain, on commença les visites d’adieu et les préparatifs du départ, tout cela sans trop décerne ni de regret. On se consolait tacitement, on espérait, sans se l’avouer, un prompt retour en considérant les infirmités et l’âge avancé du marquis.

La compagnie qui fréquentait l’hôtel du quai de la Tournelle fut consternée pourtant à la nouvelle de ce prochain départ. Les beaux esprits composèrent à ce sujet des sonnets et des devises où figuraient des amours éplorés et un astre près de s’éclipser dans un brumeux lointain. Mlle de Saint-Elphège fit un demi-volume de ces pièces et de ces emblèmes: elle accueillait avec satisfaction ces hommages désolés, car en réalité elle ne regrettait personne, son cœur était libre, et elle se laissait emmener avec la plus tranquille résignation dans ce vieux manoir que les habitués de l’hôtel Saint-Elphège comparaient à l’horrible rocher où l’Oracle envoya jadis l’innocente Psyché.

Trois semaines plus tard, par une franche soirée d’avril et un beau clair de lune, le marquis et toute sa suite arrivaient à la Roche-Farnoux. Il avait fallu laisser les carrosses au dernier village, car au-delà le chemin n’était guère praticable que pour les piétons et les bêtes de somme. Le marquis était seul dans une espèce de chaise à porteurs ; Mme de Saint-Elphège et sa fille allaient en litière. Les pauvres femmes, assises côte à côte dans cette espèce de boite, se serraient l’une contre l’autre, et souvent frissonnaient en mesurant de l’œil les précipices que côtoyait le sentier à peine frayé qu’on appelait la route du haut pays ; elles tremblaient chaque fois que le mulet de devant secouait ses grelots et prenait une allure un peu vive. La belle Joséphine, qui, en vraie Parisienne qu’était, n’avait guère parcouru que les allées du bois de Vincennes et les boulingrins du Luxembourg, s’écriait toute transie de peur : — Seigneur mon Dieu où sommes-nous! Qui donc peut en ce pays sauvage ? Il n’est pas sûr que nous arrivions vivantes ! Ah ! ma mère! un si affreux chemin doit aboutir directement au fond de quelque précipice! Puis sa gaieté, sa bonne humeur naturelle l’emportant sur ses frayeurs, elle se comparait en riant à ces héroïnes des romans de chevalerie qui allaient ainsi par monts et par vaux à travers de lointains royaumes.

Les voyageurs atteignirent enfin le dernier plateau de cette longue chaîne de montagnes qu’ils gravissaient depuis plusieurs heures, et ils aperçurent à la clarté de la lune les toits inégaux, les sombres murailles et la lourde façade du château. Au pied de cette noire et muette demeure, on distinguait, sur le penchant du roc, les maisonnettes couvertes en tuiles rouges des paysans et le mur d’enceinte qui les protégeait. Déjà toutes les lumières étaient éteintes, et le plus profond silence régnait dans le bourg ; l’on n’apercevait non plus aucune clarté aux fenêtres du château.

— Je crois, mordieu! que personne ici ne m’attend ! s’écria le marquis, qui en faisant arrêter sa chaise devant la porte unique du bourg, laquelle était fermée ; est-ce qu’on n’aurait pas reçu mes ordres?

Le premier maitre d’hôtel qui venait derrière à cheval, s’avança tout tremblant et affirma qu’une partie des gens étaient partis dès la veille pour préparer les appartemens et le souper. Évidemment ils n’étaient pas encore arrivés, et l’on n’était pas prévenu au château ni dans le bourg de l’arrivée du seigneur de Farnoux.

Mme de Saint-Elphège et sa fille jetèrent un coup d’œil autour d’elles et demeurèrent blotties au fond de leur litière, tandis qu’on heurtait à coups redoublés la porte du bourg. Le marquis était sorti de la chaise et frappait le sol de sa canne en fulminant des menaces. Cependant on ne se pressait point d’ouvrir, et les valets de pied, las de commençaient à lancer des pierres contre la porte: ils parlaient d’y mettre le feu, lorsqu’un rustre en chemise parut derrière le guichet, et apostropha tout d’abord le seigneur de la Roche-Farnoux et les gens de sa suite des noms de contrebandiers et de voleurs.

Le marquis furieux daigna lui explique lui-même qui il était, en lui promettant de le faire pendre. L’on entendit aussitôt le grincement des doubles verrous et le choc de la barre qu’on retirait précipitamment ; puis la porte s’ouvrit comme d’elle-même, et laissa apercevoir une étroite ruelle non pavée et bordée de constructions boiteuses qu’on eût plus aisément prises pour des toits à pourceaux que pour des maisons : c’était la grand’rue du bourg.

Le marquis était rentré dans sa chaise à porteurs ; il commença à gravir avec son cortège cette pente raide, tandis qu’un valet courait en avant pour faire ouvrir le château. Au bruit de cette cavalcades tous les habitans, réveillés en sursaut, s’étaient précipités aux lucarnes ouvertes, en guise de fenêtres, sur la façade de leurs logis. Mlle de Saint-Elphège entrevoyait, du fond de sa litière, ces figures basanées n’osaient se montrer en plein clair de lune et regardaient furtivement à travers les volets délabrés, comme si elles se tenaient là en embuscade. La pauvre fille eut presque peur, et elle murmura à l’oreille de sa mère : — Voyez, madame, voyez un peu ces visages farouches ! Ce sont les vassaux de mon oncle, de vrais paysans, je n’en avais jamais vu. Comme ils sont laids !

Les clés du manoir seigneurial étaient depuis nombre d’années entre les mains d’un gentillâtre du pays, lequel avait pris le titre de concierge et gouverneur du donjon de la Roche-Farnoux. C’était lui qui percevait les redevances, surveillait les corvées et faisait balayer une fois l’an les appartemens du château. Cet important personnage allait se mettre à table, lorsque la cloche et une voix tonnante qui l’appelait par son nom retentirent simultanément jusqu’au fond de la tourelle qu’il habitait avec son valet. Le bonhomme faillit tomber à la renverse quand il apprit que le marquis de Farnoux montait la grand’rue du bourg et allait arriver dans quelques momens. Il passa son baudrier sur sa jaquette de panne, se coiffa de travers d’un chapeau qu’il ne mettait qu’aux bonnes fêtes, et arriva tout juste à temps pour recevoir le marquis à l’entrée de la cour d’honneur. Les deux dames suivaient de près mais, au moment où leur litière passait la première porte, le mulet de devant s’abattit, et le valet qui le montait faillit se tue en tombant sur le pavé. Quoique Mme Elphège ne fût point superstitieuse, cet accident la frappa comme un sinistre présage ; elle se détourna en frémissant et dit d’une voix troublée : — Ma fille, j’ai mal fait peut-être de vous amener ici !

— Pourquoi donc, ma mère ? répliqua-t-elle avec gaieté ; pourquoi regretteriez-vous d’être venue ? La Roche-Farnoux ne me paraît pas, à la vérité, l’endroit du monde le plus agréable ; mais, s’il plaît à Dieu nous n’allons pas nous y installer pour toujours !

Les valets passèrent devant avec des flambeaux qui se trouvaient heureusement dans les bagages. En entrant dans le vestibule, le marqua se tourna vers le concierge-gouverneur qui le suivait chapeau bas, et lui dit sèchement : — Monsieur de la Graponnière, il paraît qu’on n’a pas reçu mes ordres ici ?

— Non, certainement non, monsieur le marquis, balbutia-t-il en s’inclinant jusque terre ; je suis au désespoir. Ah ! monseigneur, qu’allez-vous penser d’une telle réception ?… — C’est bon, interrompit le marquis en considérant la table robuste, la forte encolure et le visage légèrement enluminé du gentilhomme campagnard. Vous n’avez presque pas vieilli, la Graponnière ; vous avez l’air d’un jeune homme ; cela me réjouit de vous voir si vigoureux et si frais. Vous avez, si j’ai bonne mémoire, une dizaine d’années de plus que moi ?

— Davantage, monseigneur, davantage, ce me semble, répondit-il sans hésiter, et oubliant sans doute, ainsi que le marquis, que celui-ci lui avait fait l’honneur de le tenir sur les fonts et d’être son parrain l’année même qu’il quitta le château paternel pour aller à la cour et qu’il entra dans les pages de la reine régente.

La Graponnière ouvrit lui-même les portes de la première salle et se hâta d’avancer des sièges autour d’une table sur laquelle les laquais avaient provisoirement planté leurs flambeaux ; puis il se mit à essuyer avec sa manche la poussière semi-séculaire qui faisait couche sur les meubles et à balayer avec son chapeau les toiles d’araignée. Il y avait des années que le soleil ni l’air ne pénétraient plus dans cette vaste pièce dont les croisées restaient toujours fermées ; l’atmosphère était froide, imprégnée d’humidité comme dans une cave. Les deux dames s’assirent, en frissonnant et en se serrant l’une contre l’autre, sur un des coffres de voyage qu’on venait monter. Tandis qu’elles se reposaient et considéraient avec un certain effroi ce que promettaient ces premiers arrangemens, le marquis faisait le tour de la salle d’un pas ferme, les mains derrière le dos et les yeux levés vers les lambris. La Graponnière le suivait tout effaré, lui demandant ses ordres, et observant avec confusion l’empreinte visible que chacun de ses pas traçait sur le plancher poudreux. Le bonhomme tremblait dans l’attente et l’effroi d’une explosion de colère, et il demeura stupéfait lorsque le marquis, se retournant tout à coup et le regardant en face, lui dit d’un air agréable : — Je suis, parbleu! content de me retrouver ici. C’est dans cette salle que je me tenais ordinairement pour être à portée de m’échapper à l’heure des leçons. Eh! eh! voici la table sur laquelle je jouais aux cartes avec ma grand’tante, une Farnoux qui est morte sans alliance, âgée de près de cent ans….. Qu’on ouvre les chambres, afin que j’aille aussi m’y reconnaître.

— Sur-le-champ, monseigneur, s’écria La Graponnière ; je vais moi-même. 

— Un moment, interrompit le marquis en s’asseyant enfin ; l’air de la Roche-Farnoux m’a donné un appétit furieux, ce qui ne m’était pas arrivé depuis long-temps: je veux souper.

À cette déclaration précise, le maître-d’hôtel, qui venait de jeter un coup d’œil dans les cuisines, leva les mains au ciel d’un air effaré, et le premier valet de chambre hasarda la proposition d’ordonner aux habitans du village d’apporter sur l’heure tout ce qu’il y avait chez eux de bon à manger. Le marquis haussa les épaules et reprit en regardant ses gens de travers : Mon vieux la Graponnière, je casse pour aujourd’hui mon maître-d’hôtel et te donne sa charge ; que vas-tu me faire servir?

— Mon propre souper, monseigneur, répondit hardiment La Graponnière ; mon propre souper, un lapin en sauce piquante et une salade de pois chiches, si vous daignez accepter.

— C’est parfait! s’écria le marquis ; il y a nombre d’années que je n’ai fait un repas semblable.

On mit le couvert avec les gobelets, les assiettes festonnées et les flacons au long col qui se trouvaient encore sur le dressoir. Un moment après. La Graponnière revint escorté de son valet et plaça triomphalement sur la table les mets dont un parfum caractéristique revêtait le haut goût. Un fromage de chèvre, un pain de méteil assez dur et une bouteille de gros vin complétaient le repas. Le marquis fit asseoir Mme de Saint-Elphège à sa droite et Mlle de Saint-Elphège à sa gauche La Graponnière faisant fonction de maître-d’hôtel découpa et servit le gibier ; mais les deux dames ne purent seulement toucher à ce rajout relevé avec des condimens indigènes ni aux pois chiches noyés dans des flots d’huile verte : elles durent se contenter de l’unique plat de dessert, et, pour la première fois de leur vie, elles soupèrent avec du pain et du fromage. Le marquis, au contraire, mangeait de grand appétit la sauce à l’ail, les légumes en salade, et buvait à plein verre le vin noir et capiteux que lui versait La Graponnière. Il fut toutefois des excuses à sa sœur et à sa nièce du repas qu’elles venaient de prendre, et leur cita à ce propos un des faits mémorables de sa vie : lui, étant de service auprès du roi à Fontainebleau, sa majesté alla un jour à la chasse et se trouva vers le soir, presque à jeun, bien loin dans la forêt. Il y avait aux environs quelques métairies où l’on aurait pu se procurer un repas complet, mais le roi ne mange que ce qui est achète par les officiers de sa bouche. On fit approcher le coureur de vin, lequel suivait toujours la chasse à cheval, portant comme en cas une collation enfermée dans un baudrier de drap rouge, et un flacon d’argent rempli de vin d’Espagne. Le roi avait grand’faim, il soupa avec une pomme d’api, une orange confite et une douzaine de macarons. Ce fut le premier gentilhomme de service qui lui donna la serviette et lui versa à boire pendant ce mémorable repas. Après ce récit, le marquis se leva de table et passa dans sa chambre à coucher, précédé par La Graponnière.

Mme de Saint-Elphège et sa fille gagnèrent l’appartement qu’on leur avait préparé à la hâte ; c’était celui de la grand’tante du marquis, de cette vieille demoiselle de Farnoux, qui avait vécu près de cent ans. Mlle de Saint-Elphège fit le tour de la chambre, visita les portes, regarda dans la cheminée, dont le manteau faisait saillie à hauteur d’homme, et s’arrêta un moment devant le lit à quenouille, large de six pieds et caché sous des rideaux de drap gros vert ; ensuite elle vint s’asseoir près de la table, où l’on avait mis les flambeaux, et dit tranquillement : — Ma mère, il me semble que je dormirai mieux sur cette chaise que dans le grand lit, car je me figure que les chauves-souris et beaucoup d’autres vilaines bêtes nichent dans les plis des rideaux.

— J’ai fait monter le matelas de notre litière, répondit en soupirant Mme de Saint-Elphège. Tâchons, ma fille, de nous reposer un peu. Jésus! qu’il fait froid! Ne vous semble-t-il pas que l’on respire ici un air moisi?

— Ce sont tous ces vieux meubles qui répandent comme une odeur de vétusté ; il semble que tout ce qu’on touche va tomber en poussière.

— N’êtes-vous point fatiguée, mon enfant?

— Non, ma mère j’ai dormi aujourd’hui dans la litière. Reposez-vous ; moi je préfère veiller encore jusqu’à ce que le sommeil me gagne. Que je voudrais avoir un livre un ouvrage quelconque !

— Elle se prit à fureter dans le tiroir de la table, et trouva un le de taptsserie commencé

— Voyez! dit-elle en l’étalant sur ses genoux, voici une broderie entreprise il y a au moins un demi-siècle. Je me figure que quelque méchante fée m’a conduite ici pour l’achever, et que, lorsque j’aurai mis le dernier point au bout de ce canevas nous quitterons la Roche-Farnoux.

— En ce cas, follette dépêchez-vous, dit en souriant tristement Mme de Saint-Elphège. Puis, se mettant à genoux sur le prie-Dieu, elle laissa son visage sur ses mains jointes pour cacher à sa fille les larmes qui, malgré elle, coulaient de ses yeux. La pauvre femme pensait à l’hôtel du quai de la Tournelle, à sa chambre, des fenêtres de laquelle on apercevait le cours de la Seine et les tours de Notre-Dame. La jeune fille, au contraire, ne pensait guère à ce qu’elle avait laissé, et conservait son insouciante gaieté. Elle se sentait si jeune, il y avait en elle tant d’espoir et de vie, que rien ne pouvait l’abattre ni l’attrister. Ses prévisions n’allaient pas au-delà du lendemain, et si elle songeait confusément à l’avenir, c’était avec une grande confiance en sa destinée. Ce soir-là même, au lieu de partager les impressions mélancoliques de Mme de Saint-Elphège, elle chantonnait en travaillant à ce vieil ouvrage de tapisserie qu’une dame de Farnoux semblait lui avoir légué.

Les deux dames se couchèrent tard ; mais ni l’une ni l’autre ne put dormir pendant cette première nuit. Dès que leurs yeux se fermaient, elles étaient brusquement réveillées par des bruits vagues et soudains, de sourds frôlemens : c’étaient les hirondelles nichées dans l’embrasure des fenêtres qui, prenant les clartés de la lampe pour le point du jour, heurtaient les vitrières de leurs ailes ; c’était une légion de souris qui trottaient, effarées, entre le mur et la tapisserie. Vers le matin cependant, Mlle de Saint-Elphège s’endormit, tandis que sa mère se levait sans bruit et allait se promener sur le rempart qui s’avançait comme une terrasse devant les fenêtres de son appartement.

Les gens qui avaient dû précéder le marquis arrivèrent dans la matinée ; ils s’étaient égarés en prenant un chemin de traverse et avait traîné à grand’peine avec eux le reste des bagages. On commença sitôt a arranger et à décorer les principaux appartemens du château. Le marquis transporta dans cette antique demeure le luxe qui l’environnait à la cour. Pendant près d’une année, on travailla à réparer et à embellir ces grandes chambres délabrées, ces salles à peu près nues que La Graponmère ne faisait jamais balayer, et où l’araignée avait si long-temps filé en paix ses réseaux impalpables. Lorsque les tentures et les meubles eurent été renouvelés partout, Mme de Saint-Elphège s’avisa de demander au marquis comment il ferait arranger la bibliothèque.

Le vieux courtisan parut étonné de la question ; il n’avait peut-être jamais ouvert en sa vie d’autre livre que l’almanach de la cour, et méprisait fort les belles-lettres

— Qu’est-ce que cette chambre qu’on appelle la bibliothèque? dit-il en allongeant la lèvre d’un air dédaigneux ; une espèce de grenier où sont entassés quelques bouquins rongés de poussière. Il est inutile d’y rien changer.

— Mais, mon frère, observa Mme de Saint-Elphège, les papiers, les titres de votre maison sont parmi ces vieux livres.

— N’en prenez pont souci, madame, répondit fièrement le marquis, les titres de la maison de Farnoux ne sont point dans ses archives ; ils sont écrits partout dans l’histoire de Provence et dans les anciennes chartes. Nous n’avons que faire de nos parchemins pour établir nos droits et ce que nous sommes.

Après cette installation complète, on put juger que la résolution du marquas était irrévocable, et qu’il passerait le reste de ses jours à la Roche-Farnoux. Ce séjour était cependant des moins agréables, malgré les arrangemens magnifiques qu’on y avait faits. Les embellissemens intérieurs n’en avaient pas changé l’aspect général, et le paysage qu’on découvrait des fenêtres était toujours aussi triste. Il n’aurait pas été impossible peut-être de créer autour du château un terrain artificiel et d’y faire croître quelques arbres ; mais aux yeux du marquis c’était chose tout-à-fait inutile. Comme il ne s’était guère promené que dans les jardins des résidences royales, il ne faisait pas grand cas des sentiers bordés d’arbustes, des parterres irrégulièrement tracés sur des pentes de terrain, et encore moins des beautés agrestes de la campagne. En fait de paysage, il n’aimait que ceux des tapisseries de Flandre, et jamais de sa vie il n’avait été tenté de cueillir une fleur sauvage.

La maison du marquis se composait d’une livrée nombreuse, de quelques serviteurs exclusivement attachés à sa personne, et de deux individus qui sortaient tout-à-fait des rangs de la domesticité. Le premier était un pauvre prêtre ne possédant que sa soutane et son bréviaire ; il avait le titre d’aumônier et desservait la chapelle du château. Le second, — c’était La Graponnière, — remplissait les fonctions d’écuyer de main et accompagnait partout son maître. Tous deux avaient leur couvert à la table du marquis, faisaient sa partie d’hombre, et aidaient les dames de la maison à lui tenir compagnie. C’était comme une petite cour qui le servait avec crainte et soumission. La domination qu’il exerçait sur son entourage était facile, absolue, car elle se basait sur la plus puissante de toutes les influences, l’influence de l’intérêt personnel. Chacun savait que l’héritage du vieux seigneur enrichirait ceux qui l’avaient servi et qui l’entouraient de complaisances, de respects assidus.

D’abord Mme de Saint-Elphège essaya de s’accoutumer à cette vie tout-à-fait séparée du monde ; elle voulut sincèrement se complaire dans ces nouvelles habitudes, mais elle avait malheureusement trop d’esprit pour s’amuser avec des gens qui en avaient si peu. Les soirées surtout lui semblaient mortellement longues. On les passait dans la salle qui précédait la chambre du marquis. L’aumônier et La Graponnière dormaient les yeux ouverts dès qu’ils n’avaient plus les cartes à la main, et prenaient part à la conversation en faisant de loin en loin un geste d’automate. Quant à M de Farnoux, il ne causait pas, il racontait, il racontait toujours les mêmes histoires. Le vieux courtisan avait assisté à tous les événemens considérables de l’époque, il avait vu de près tous les personnages fameux de ce temps-là mais il n’était rien resté dans son esprit des faits historiques dont il avait été témoin, et il ne parlait guère des gens célèbres qu’il avait connus. C’était un homme sans portée, un valet de haute naissance qui avait passé sa vie à servir le roi son maître, comme il l’appelait, et dont l’intelligence s’était exclusivement appliquée à retenir les puérilités du cérémonial et de l’étiquette. Sa conversation roulait ordinairement sur les circonstances difficiles où il s’était parfois trouvé quand il avait l’honneur d’être un des quatre premiers gentilshommes de la chambre, et sur les faits mémorables qui s’étaient passés sous ses yeux à propos du bougeoir ou de la chemise de nuit du roi. Il expliquait à fond les devoirs et les prérogatives du grand-maître, du grand-chambellan, du premier maître d’hôtel, etc. ; il définissait les questions de préséance et établissait clairement auquel de ces grands officiers appartenait l’honneur de tirer la manche droite du roi ou de lui ôter ses chausses.

Ces discours amusèrent d’abord Mlle de Saint-Elphège ; mais lorsqu’elle sut à peu près par cœur le cérémonial de la cour, elle n’écouta plus son vieil oncle qu’avec des distractions intérieures, des baîllemens étouffés, et, lorsqu’il lui eut raconté pour la vingtième fois la même anecdote, elle commença à la trouver insipide.

Au bout de quelques mois, la santé délabrée du marquis s’était tout à-fait rétablie ; il dormait tout d’un somme, mangeait bien, buvait sec et avait coutume de répéter chaque jour à la fin de ses quatre repas que l’air de la Roche-Farnoux était un remède souverain à toutes les infirmités. Il n’y avait pas trouvé cependant la fontaine de Jouvence ; son visage conservait toutes ses rides, il maigrissait à mesure qu’il venait en santé, et sa peau desséchée prenait graduellement une couleur de momie. À ces signes, les anciens du bourg qui avaient connu la vieille demoiselle de Farnoux prédirent que le marquis vivrait cent ans ; les gens de sa maison, au contraire, se figuraient que son aspect caduc annonçait le terme prochain de ses jours.

Pendant cette première année, Mme de Saint-Elphège tomba dans une maladie de langueur qui ne lui causait pas de grandes souffrances ; elle n’était peut-être pas encore mortellement frappée, mais un continuel ennui, une sourde et secrète mélancolie la minaient ; elle dépérissait lentement, sans avoir conscience de sa situation. Mlle de Saint-Elphège résistait mieux que sa mère à cette monotone existence ; les vives et tenaces espérances de la jeunesse la soutenaient ; elle parlait de l’hôtel du quai de la Tournelle, de sa famille absente, de tout ce qu’elle avait quitté, comme si elle entrevoyait le terme prochain de son exil.

Environ trois ans plus tard, la vie uniforme des habitans de la Roche-Farnoux fut troublée par un triste événement : Mme de Saint-Elphège mourut. A ses derniers momens, elle fit promettre à sa fille d’achever courageusement l’œuvre à laquelle toutes deux s’étaient dévouées, et de rester auprès du marquis pour que l’immense héritage de la maison de Farnoux ne sortît point de la famille. Peu de temps auparavant, Mme de Sénanges avait perdu son mari mais les deux sœurs n’eurent point la consolation de se revoir. Mme de Sénanges arriva pour pleurer avec sa nièce et pour faire la partie de son frère, lequel avait de l’humeur lorsqu’il était forcé de jouer avec l’abbé Gilette et La Graponnière seulement.

Quelques années s’écoulèrent encore, et, dans ce laps de temps, !c bruit courut une fois dans le château qu’un jeune gentilhomme du pays, ayant demandé la main de Mlle de Samt-Elphège, avait été refusé parce que le marquis avait déclaré que sa nièce devrait quitter la Roche-Farnoux, si elle était mariée. La même année, Mme de Sénanges mourut presque subitement. Ce dernier évènement affecta le marquis, il eut peur de s’ennuyer ; La Graponnière devenait sourd, l’abbé Gillette tenait mal ses cartes et jouait avec une distraction inouie ; Mlle de Saint-Elphège avait souvent une physionomie fort triste, et le soir, dans la salle, on sentait un certain vide, surtout autour de la table de jeu. Mais les rangs éclaircis se reformèrent bientôt : la mort, qui laissait s’accumuler tant d’années sur la tête de M. de Farnoux, frappa coup sur coup dans sa famille. La sœur de Mlle de Saint-Elphège, cette charmante personne qui avait épousé un officier de fortune, mourut de douleur en apprenant que son mari avait été tué à la bataille de Steinkerque ; elle laissa une petite orpheline dejà belle à miracle comme toutes les femmes de cette maison. Peu de temps après, la baronne de Barjavel perdit aussi son mari.: Elle restait presque sans fortune, et il n’y avait pas à hésiter ; un mois plus tard, elle se retirait avec son fils unique, un enfant de six ans, à la Roche-Farnoux.

L’arrivée de la jeune veuve combla le vide dont le marquis s’était un moment aperçu ; il lui fit grand accueil, et témoigna qu’il était particulièrement charmé de la revoir. Quoiqu’il ne pût souffrir les enfans il ne vit point de trop mauvais œil le petit Antonin, et ne tarda pas à lui donner une marque de sa bienveillance en confiant son éducation à l’abbé Gilette, lequel échangea alors ses fonctions d’aumônier contre celles de précepteur. Un religieux, dont le couvent était à quatre ou cinq lieues de la Roche-Farnoux, vint dès-lors tous les dimanches pour dire la messe dans la chapelle.

La baronne de Barjavel ne s’était point étonnée en arrivant à la Roche-Farnoux ; l’aspect de ce vieux château, de cette contrée aride, de ce paysage sans ruisseaux et sans arbres, ne l’avait point contristée. C’était femme belle et austère qui vivait beaucoup en elle-même, et se fortifiait dans l’orgueil de sa vertu. Elle considérait tous ses devoirs comme également sérieux, et accomplissait avec la même exactitudes les plus puériles et les plus importantes obligations. Son vieil oncle lui témoignait des égards particuliers ; parfois même il retrouvait en lui parlant quelques-unes des formules galantes que les gens du bel air employaient près des dames au temps où on l’appelait le beau Farnoux. Lorsque le deuil de la jeune veuve fut fini, le marquis conçut un instant un projet inoui dont elle seule eut connaissance. Un matin, il passa dans son appartement, et lui demanda cérémonieusement sa main. À cette proposition, la jeune femme demeura un moment interdite, stupéfaite ; ensuite. elle refusa gravement, avec douceur et fermeté.

— C’est bien, ma nièce, répondit-il après l’avoir attentivement écoutée ; d’après votre réponse, je vois que vous ne vous remarierez jamais ; cela me contente ; de cette manière, vous resterez toujours près de moi. Mlle de Saint-Elphège aurait désiré que la fille unique de sa sœur fût élevée comme le petit Antonin à la Roche-Farnoux ; mais le marquis déclara qu’elle devait rester dans le couvent où on l’avait mise à la mort de sa mère, ajoutant qu’il ne voulait la voir que lorsqu’elle serait une grande demoiselle. Tous eux qui l’entendirent sourirent intérieurement à ce propos: le marquis avait alors quatre-vingts ans passes la petite fille sept ans à peine. Pourtant il eut le temps d’accomplir ses intentions, et le jour arriva où il put dire à Mlle de Saint-Elphège : — Il y a long-temps que je n’ai entendu parler de cette petite fille qui est chez les dames du Saint-Sacrement Si je ne me trompe elle va sur ses dix-huit ans à présent ; ma nièce elle tiendrait fort bien sa place ici, ce me semble ; il faut qu’elle vienne.

La volonté du marquis s’accomplit sans délai, et un soir la jeune orpheline, Mlle Clémentine de l’Hubac, arriva à la Roche-Farnoux. Mlle de Saint-Elphège n’éprouvait qu’une médiocre affection pour cette nièce qu’elle n’avait jamais vue ; pourtant, lorsqu’elle la reçut à l’entrée du château, son cœur s’émut profondément. L’aspect de cette jeune fille lui fit faire un subit et douloureux retour vers le passé ; elle se rappela le jour où gaie, heureuse, confiante en l’avenir, elle était arrivée aussi à la Roche-Farnoux, et avait résolûment franchi le seuil de cette demeure où sa mère entrait frappée d’un fatal pressentiment. À ce souvenir, ses yeux se remplirent de larmes, et elle murmura en embrassant Clémentine : — Hélas ! mn entant, vous voici donc aussi !

Le marquis attendait la nouvelle venue dans la salle verte ; elle s’avança sans oser le regarder, et le salua en fléchissant le genou comme pour lui marquer sa soumission et son respect. Il la releva aussitôt, la considéra un moment, fit le simulacre de l’embrasser, et dit en se tournant vers Mlle de Saint-Elphège : — Voilà, certes, une belle personne ! sa physionomie annonce qu’elle a beaucoup d’ esprit ; nous la ferons jouer à l’hombre.

Mme de Barjavel accueillit Clémentine avec la bonne grace réservée qu’elle mettait en toutes choses. Antonin seul eut une grande joie en revoyant la charmante pensionnaire ; ils avaient passé ensemble les premières années de leur vie dans le petit hôtel du quai de la Tournelle, et s’aimaient véritablement d’une fraternelle affection. Il y avait alors vingt ans accomplis que le marquis s’était retiré à la Roche-Farnoux ; jamais, depuis cette époque, on ne l’avait vu malade, et les facultés de son esprit se soutenaient comme la vigueur de son corps. Il marchait d’un pas ferme, la taille droite, la tête haute, et faisait encore trembler tout le monde quand il élevait la voix. L’égoïsme impérieux, l’opiniâtreté naturelle de son caractère, s’étaient même fortifiés à mesure qu’il vieillissait, et il y avait certainement en lui plus d’énergie et de passion qu’autrefois, lorsque le joug d’une illustre domesticité pesait sur lui et qu’il était à tout heure aux ordres du roi son maître.


III.

Le lendemain du jour où Clémentine et son jeune cousin avaient fait une longue veillée dans la bibliothèque, la cloche de la chapelle sonna de bonne heure le premier coup de la messe A cet appel, tout le monde se disposa à se rendre dans la salle verte. On désignait ainsi la pièce qui précédait l’appartement du marquis, parce qu’elle était tendue d’une verdure de Flandre, sorte de tapisserie de grand prix représentant des arbres en charmilles et des boulingrins gazonnés dans la perspective desquels coulaient des cascades fantastiques. Cette décoration d’un ton clair et tendre, reposait la vue de l’aride paysage qu’on voyait à travers les croisées. L’ameublement, d’une lourde richesse, était dans le goût de l’époque et contrastait avec l’architecture simple et sévère de la salle. Un tableau placée au-dessus du chambranle sculpté de la large cheminée frappait d’abord les regards c’était le portrait en pied du marquis en habit de cour.

Avant le second coup de la messe, Mlle de Saint-Elphège et la baronne de Barjavel entrèrent presque en même temps dans la salle verte. Sans se haïr précisément ces deux femmes n’avaient jamais donné à leurs relations un caractère d’intimité. Bien qu’elles fussent à peu près du même âge, il y avait entre elles des contrastes frappans : l’une était une vieille fille aux traits effilés, au teint pâle, l’autre une femme dont la beauté souveraine rayonnait d’un éclat à peine affaibli. Les raffinés, les beaux esprits qui fréquentaient jadis l’hôtel du quai de la Tournelle et composaient des sonnets sur le départ de la belle Joséphine, auraient certes hésité à reconnaître la plus jeune des Graces dans cette personne au front mélancolique, à la taille raide et fluette, qui marchait en serrant les coudes et faisait la révérence tout d’une pièce. La pauvre fille se coiffait et s’habillait encore comme lorsqu’elle avait quitté Paris, et le vieil oncle, auquel cette toilette surannée plaisait beaucoup, lui disait parfois en manière de compliment : — Ma nièce vous me représentez tout-à-fait une dame de la cour de la feue reine.

La baronne parut surprise en voyant Mlle de Saint-Elphège, et levant les yeux vers le cadran qui marquait le quart avant neuf heures, elle lui dit : — Nous nous sommes trop pressées, ma cousine ; le père Cyprien ne faisait que de mettre pied à terre quand on a sonné le premier coup de la messe, et nous allons attendre long-temps.

— Le père Cyprien est descendu dans la chapelle sans s’arrêter! s’écria Mlle de Saint-Elphège ; c’est sans doute parce qu’il ne s’est trouvé personne ici pour le recevoir.

— Pardonnez-moi, ma cousine répondit la baronne, j’y était, et sa révérence s’est reposée un moment.

La tante Joséphine pinça les lèvres d’un air contrarié. Mme de Barjavel s’était levée pour aller regarder si la grande horloge du château marquait la même heure que le cadran de la salle verte. Après un instant de silence et d’hésitation, Mlle de Saint-Elphège reprit : — Savez-vous, ma cousine, si le père Cyprien a passé, en venant, par Champguérin ?

— Oui, sans doute, répondit la baronne sans tourner la tête il m’a même annoncé l’arrivée de M. de Champguérin et sa prochaine visite À cette nouvelle, le cœur de la vieille fille tressaillit ; une faible rougeur se répandit sur ses traits et leur rendit une fraîcheur passagère ;: mais cet éclat s’évanouit comme une lueur, et Mme de Barjaveln en quittant la croisée, se retrouva encore en face de la même figure soucieuse et blême. L’humeur mélancolique de Mlle de Saint-Elphège ne se manifestait que par des signes involontaires, et jamais il ne lui était échappé une parole qui pût faire supposer qu’elle n’était point satisfaite de son sort. Personne n’avait reçu la confidence de ses regrets, de ses espérances déçues, de l’ennui qui la consumait si long-temps et que trahissait sa physionomie éteinte. Aussi Mme de Barjavet fut-elle singulièrement étonnée lorsqu’elle l’entendit s’écrier en se levant brusquement : — Jésus-Dieu! toutes les journées qu’on passe ici sont mortellement longues ; mais celle-ci va me sembler éternelle ! l’heure s’est arrêtée, je crois, entre les aiguilles immobiles de cette horloge ! ’Le commun des hommes s’afflige de la marche rapide du temps : qu’on amène à la Roche-Farnoux ceux qui trouvent la vie trop courte !

Mme de Barjavel regarda du côté de la porte comme pour s’assurer que personne n’avait entendu ce discours ; puis elle dit tranquillement: — Vous ne vous êtes donc pas encore habituée ici, ma cousine?

— Non, pas tout-à-fait ; vous le voyez, répondit-elle avec amertume ; et vous?

— Moi? je ne pense pas comme vous, dit la baronne avec un sourire sérieux ; quoi qu’il puisse advenir, la Roche-Farnoux sera pour moi un séjour de prédilection…

— Apparemment vous y avez trouvé le bonheur? interrompit Mlle de Saint-Elphège d’un ton presque ironique.

— Oui, ma cousine, répondit Mme de Barjavel toujours avec la même physionomie grave et sérieuse.

La vieille fille hocha la tête d’un air peu convaincu ; dans ce mouvement, ses yeux rencontrèrent le miroir en face duquel elle était assise près de sa cousine, et qui reflétait leur image comme deux portraits dans le même cadre. Le contraste la frappa douloureusement ; elle considéra un moment ce visage dont le temps avait respecté la beauté correcte, ces yeux fiers et brillans, cette attitude de reine ; puis, faisant un triste retour sur elle-même, sur sa beauté flétrie et consumée dans le long martyre des espérances vaines, des illusions déçues, des sombres impatiences, elle pensa qu’en effet Mme de Barjavel avait été heureuse, puisqu’elle était encore belle.

La Graponnière entra en ce moment ; après avoir fait ses révérences, il recula de quelques pas, et resta debout près de la porte. Prenez un siège, monsieur, dit la baronne avec une inclination de tête.

Il salua derechef et s’assit sur un pliant en attendant la permission de parler. L’écuyer de main avait un peu vieilli ; il était fort sourd ; sa taille commençait à se voûter, et le vermillon de sa joue avait perdu sa vive nuance ; cependant tout le monde au château affectait de dire qu’il avait encore l’air d’un vert compagnon. C’était une manière de faire la cour au marquis, lequel s’était réellement persuadé que son filleul avait dix bonnes années de plus que lui, ce qui, tout bien calculé, donnait à La Graponnière plus d’un siècle d’existence. Le marquis se figurait qu’il ne pouvait mourir tant qu’il voyait devant lui cette espèce d’avant-garde ; la seule présence de son écuyer de main suffisait pour le mettre en belle humeur, et depuis long-temps il ne l’appelait plus autrement que son vieux La Graponnière.

Mlle de Saint-Elphège jeta les yeux sur cette figure ridée, et dit en soupirant — Quand j’arrivai ici, ce bonhomme était déjà sur le retour de l’âge, et ma pauvre mère avait bien des années de moins que lui ; pourtant elle est morte depuis long-temps, et il vit encore ! l’air de la Roche-Farnoux tue les personnes jeunes et prolonge la vie des vieillards.

— Je le crois, répondit la baronne ; celui-ci commence à se dessécher petit à petit: c’est signe de longévité.

Au dernier coup de la messe, Clémentine entra dans la salle parée comme le voulait son grand-oncle, et son livre d’Heures à la main. Elle fit ses trois révérences avec la gravité, la modestie et la bonne grâce d’une demoiselle bien élevée, puis elle s’assit un peu à l’écart et demeura en silence, les yeux baissés et la taille droite, comme il convenait à une pensionnaire des dames du Saint-Sacrement ; mais sa physionomie démentait ce tranquille maintien : l’expression de sa bouche, l’éclat de son teint, décelaient sans doute à son insu quelque émotion intérieure, quelque vive et secrète satisfaction, car Mlle de Saint-Elphège en fut frappée : — Ma nièce, lui dit-elle, qui donc vous a parlé ce matin ? vous paissez contente?

— Non, ma tante, en vérité, répondit-elle naïvement et le front couvert d’une rougeur subite ; personne ne m’a parlé, si ce n’est Josette — Eh ! que vous a-t-elle dit ? demanda négligemment Mlle de Saint-Elphège.

— Qu’elle avait fait un bien mauvais rêve, répondit Clémentine toujours du même ton ingénu.

Le vague soupçon qui avait traversé l’esprit de la vieille fille se dissipa aussitôt ; elle ne chercha plus à pénétrer ce qui se passait dans l’esprit de sa nièce, et se borna à lui dire en manière d’avertissement : — Pendant la messe, M. le marquis a les yeux sur tout le monde, il ne faudrait pas avoir des distractions et sourire derrière son livre d’Heures.

Un moment près, l’abbé Gilette entra en saluant gauchement et en jetant les yeux de tous côtés, comme s’il eût cherché quelqu’un jusque sous les meubles.

— Votre élève n’est donc pas avec vous monsieur l’abbé ? demanda Mme de Barjavel. — Il arrive sur mes pas certainement, madame la baronne, se hâta de répondre le digne homme en regardant avec anxiété du côté de la porter tantôt je l’ai vu habillé, et son valet de chambre était train de lui remettre ses gants, son mouchoir, son chapeau.

— Ne cherchez pas à l’excuser, monsieur l’abbé, interrompit Mme de Barjavel d’un ton sévère ; encore un moment, et il se sera fait attendra. Voilà M. de la Graponnière qui se range près de la porte ; on ouvre, M. le marquis va paraître, et Antonin n’est pas ici ! Je suis très mécontente.

— Le voilà ma tante, le voilà ! dit vivement Clémentine, qui venait d’apercevoir le petit baron remontant à toutes jambes la grande cour.

Une toux sèche se fit entendre et annonça la présence du marquis : un valet ouvrit les deux battans, et La Graponnière s’inclinant jusqu’à terre en étendant la main. Au même instant, Antonin entra dans la salle, tout rouge, tout essoufflé et composant son maintien. Le marqua ne parut que quelques secondes après lui et ne put s’apercevoir de son absence.

— On n’a rien à lui dire, il ne s’est pas fait attendre, murmura Clémentine en respirant profondément, comme une personne soulagée d’une grande inquiétude.

Le marquis s’avança ferme sur ses jambes, une main appuyée au bras de La Graponnière et tenant de l’autre une longue canne à pomme d’or. Il portait un habit bleu-clair chamarré de passement d’argent ; un large baudrier soutenait son épée, et une écharpe nouée sur le côté maintenait sa longue taille. Son chapeau à bords retrousses en triangle et orné d’une ganse de pierreries était posé sur une vaste perruque dont les anneaux retombaient sur tes épaules. Son visage, sillonnée de rides innombrables, était comme encadré dans cette énorme frisure, et n’avait, pour ainsi dire, plus rien de vivant que deux prunelles noires d’un éclat et une mobilité singulière.

Chacun s’était approché en rendant ses respects ; le marquis répondit par une simple inclination de tête et jeta autour de lui un rapide coup d’œil. Ensuite il dit de sa voix cassée : — Qu’a donc le baron de Barjavel ? Son ajustement me paraît un peu chiffonné, et il a le visage rouge comme s’il avait pris un coup de soleil.

Antonin devint pourpre et se hâta d’arranger son rabat, qui, en effet, tombait de travers sur les boutonnières mal fermées de son justaucorps.

— Prends garde murmura Clémentine, qui s’était insensiblement rapprochée en étalant sa grande jupe bouffante de manière à le cacher un peu : prends garde, tes souliers sont tout poudreux.

Personne n’entendit ces paroles ; mais le marquis en saisit l’intention, et au grand étonnement de tout le monde, il s’écria d’un air de bonne humeur: — Voilà Mlle de l’Hubac fort en souci pour la tenue de son cousin. Je l’approuve si elle l’a grondé. Allons, monsieur, offrez la main à cette belle demoiselle, et ne marchez point trop vite derrière moi.

À ces mots, il passa le premier, frappant le carreau de sa canne et appuyant à peine au bras de La Graponnière. En descendant, Clémentine ralentit le pas de manière qu’elle put dire au jeune baron : — Ma belle tante est fâchée, je t’en avertis. Mais d’où viens-tu donc ainsi, le visage tout en feu et tes habits en désordre, comme si tu avais couru les champs ? Je sais sûre que tu étais à la poursuite de quelqu’une de ces vilaines petites bêtes que tu tiens dans des prisons de papier.

— Tais-toi ! répondit Antonin d’un air triomphant, j’ai trouvé le capricorne vert-doré, celui qui sent la rose. Il est là dans ma poche.

Mlle de l’Hubac haussa les épaules et dit en lui pinçant légèrement — : — Etourdi que tu es ! Et si cette bestiole se met à chanter pendant la messe ? Il fallait tout d’abord la cacher dans la bibliothèque.

— Le temps m’a manqué, répliqua-t-il vivement. Comme je revenais en toute hâte, j’ai rencontré M. de Champguérin, lequel m’a arrêté…

— Ah ! murmura Clémentine en retirant instinctivement sa main tremblante de la main du petit baron ; tu l’as vu, il t’a parlé !

Ils arrivaient au seuil de la chapelle, et Antonin n’eut pas le temps de répondre. Mlle de l’Hubac entendit la messe avec des distractions si évidentes, que, pour la seconde fois, la tante Joséphine l’observa, préoccupée de certains soupçons.

Mlle de Saint-Elphège n’avait pas naturellement une grande pénétration ; mais ce qui s’était passé jadis dans son propre cœur la rendait clairvoyante. Elle se rappelait le temps, bien éloigné déjà, où une circonstance insignifiante, un nom prononcé par hasard, la jetaient dans de secrètes agitations, et où elle priait ainsi son livre d’Heures toujours ouvert à la même page et le regard errant sur les vieux vitraux de la chapelle. Il lui sembla que Clémentine avait cette physionomie tout à la fois radieuse et pensive, parce que M. de Champguérin était de retour, et une commisération mêlée de jalousie s’éveilla dans le cœur vide et desséché de la vieille. fille. A l’issue de la messe, s’empara de sa nièce, bien résolue à ne pas la perdre de vue un seul moment pendant cette journée.

On dînait à midi, selon l’antique usage, et chaque jour, en sortant de table, le marquis faisait ce qu’il appelait sa promenade c’est-à-dire qu’il parcourait trois fois de long en large la terrasse du château, s’arrêtant à chaque tour devant le parapet pour regarder les toits du village et le chemin pierreux qui conduisait à la Roche-Farnoux. La Graponnière se tenait près de lui, chapeau bas, l’avant-bras étendu et le poing à la hauteur du coude ; puis venaient les dames, le parasol à la main et la robe troussée sur les côtés, comme il était alors d’usage pour sortir à pied. Le petit baron accompagnait ce groupe, grave de son mieux, et restant en arrière quand il pouvait pour observer les processions de fourmis noires qui parcouraient le sol calciné de la terrasse.

Ce jour-là, le marquis allait d’un pas leste, que son écuyer de main s’essoufflait à le suivre ; au premier tour, il s’arrêta droit devant le parapet et les yeux fixés sur le chemin.

— Holà ! qu’est-ce que tout ce monde là-bas? fit-il en désignant plusieurs cavaliers qui descendaient les pentes raides de la montagne dont le sommet brûlé s’élevait en face de la Roche-Farnoux ; mon vieux La Graponnière, mets tes lunettes, et dis-moi si tu reconnais cette livrée.

— Non, monseigneur ; même avec mes lunettes, je ne saurais apercevoir ce que vous distinguez si bien avec vos yeux, répondit obséquieusement La Graponnière.

— Moi, je vois très bien d’ici des jaquettes vertes, dit étourdirent le jeune baron. Ces gens-là sont à M. de Champguérin, et le voilà lui-même qui chevauche devant eux,

— Voyez un peu quel escadron ! s’écria le marquis avec ce mouvement dédaigneux des lèvres qui lui était particulier ; sans doute ces laquais vêtus comme des dragons vont sonner le cavalquet en traversant le village. Quel train et quelle suite pour un Champguerin!

À ces mots, Mlle de Saint-Elphège fit un geste d’approbation tacite. Clémentine rougit d’indignation comme si elle eût reçu une offense personnelle, et Mme de Barjavel, se tournant vers le marquis, lui dit tranquillement : — Je croyais, monsieur, que les Champguérin était presque aussi anciens que les Farnoux. — Je n’en disconviens. pas, répliqua vivement le marquis : ils datent d’un siècle après nous ; mais voilà long-temps qu’ils sont en décadence. Le père de celui-ci n’était pas un grand personnage, bien qu’il eût une charge qui lui donnait bouche à cour. Il mangeait au serdeau avec !es garçons de la chambre, et n’avait jamais l’honneur de faire aucun service autour de la personne du roi. Son fils n’a pas avancé sa fortune non plus, quoiqu’il soit tout pétri d’ambition et qu’il ait toujours tourné ses visées vers un riche établissement ; mais on ne trouve pas facilement des héritières empressées de se marier avec un gentilhomme ruiné.

Il y avait dans ces dernières paroles une allusion que Mlle de Saint-Elphège comprit seule et qui amena sur ses lèvres un sourire amer. Clémentine garda le silence, et ce fut Mme de Barjavel qui releva pour seconde fois cette espèce d’attaque.

— Pardonnez-moi, monsieur, dit-elle toujours avec le même sang-froid ; mais il me semble précisément que M. de Champguérin avait fait un grand mariage, qu’il avait épousé une héritière.

— Laquelle est morte sans avoir hérité, répliqua le marquis en ricanant, de manière que Champguérin est resté un mince seigneur comme ci-devant, et qu’il se trouve de plus chargé d’un enfant, d’une fille inhabile à succéder aux droits de sa mère. Voilà en effet un bel établissement et le moyen de relever une maison! Demandez à ma nièce de Saint-Elphège ce qu’elle en pense.

— Je pense que M de Champguérin tentera de rétablir sa fortune par un nouveau mariage, répondit la vieille fille en tournant les yeux vers Clémentine ; mais personne ne comprit l’expression de ce regard et la secrète intention de ces paroles.

Le marquis remit sa main-sur le bras de La Graponnière, frappa un coup de sa longue canne sur les dalles, et commença son second tour de promenade. Quand il fut de retour devant le parapet, il s’arrêta encore et reprit du ton de dignité cérémonieuse dont il ne se départait que par momens : — Malgré ce que j’en ai dit, je tiens M. de Champguérin un parfait gentilhomme ; je déclare que je suis fort son serviteur, et que je me trouve fort honoré de ses visites.

— C’est un seigneur tout-à-fait poli et de très bonne conversation, se hasarda à dire La Graponnière ; par malheur, il ne joue pas l’hombre.

— Eh ! eh ! nous pourrions essayer, répondit le marquis ; il serait toujours de ta force, mon vieux sentencieusement : — Ma nièce de l’Hubac est a seule personne ici qui ait les dispositions véritables pour ce jeu savant, difficile et profond. Il faudra pourtant user encore bien des jeux de cartes avant qu’elle le sache ; mais je le lui prédis dès aujourd’hui, dans dix ans elle le jouera comme moi : c’est alors que je ferai volontiers ma partie d’hombre ! — Dans dix ans, miséricorde! murmura la jeune fille en regardant involontairement sa tante Joséphine.

— C’est singulier, observa le petit baron en suivant des yeux le groupe qui s’avançait, voilà M. de Champguérin qui arrive par le chemin d’en haut, et ce matin même je l’ai vu là-bas près de la Grotte aux -Lavandières.

— Plaît-il? que dites-vous, Antonin? fit la tante Joséphine en se tournant avec le geste d’un chien de garde qui dresse l’oreille et flaire dans l’air.

— Seigneur Dieu ! murmura Clémentine derrière son cousin vas-tu avouer maintenant que tu te promenais à l’heure de la messe!

Le petit baron se mordit les lèvres et hésita, cherchant une réponse qu’il ne put trouver, car il ne savait pas faire un mensonge. A son grand étonnement, sa mère intervint et le tira d’embarras. — Antonin se trompe, dit-elle froidement à Mlle de Saint-Elphège ; il est impossible d’apercevoir, des fenêtres du château, quelqu’un qui se promène aux alentours de la Grotte-aux-Lavandières.

— Il n’y a pas de doute, mon cousin, vous vous êtes trompé ; ajouta vivement Clémentine, à moins, toutefois, que vous n’ayez la vue assez perçante pour reconnaître quelqu’un à travers ces grands rochers sous lesquels passe le chemin.

— La chose me paraît absolument impossible, dit La Graponnière en relevant ses gros sourcils.

Le jeune baron s’inclina d’un air convaincu, comme si, âpres ces trois autorités, il ne lui était plus permis d’ouvrir la bouche ; puis, tandis que le marquis commençait son troisième tour de promenade, il trouva moyen de se rapprocher de sa cousine et de lui dire à demi-voix

— J’ai vu M. de Champguérin ; je l’ai vu, puisque je lui ai parlé. A la vérité, j’ai cru deviner qu’il n’était pas charmé de la rencontre.

— Tais-toi, mais tais-toi donc! interrompit-elle en lui montrant de coin de l’œil la tante Joséphine, qui se retournait pour les écouter.

Le marquis acheva sa promenade du même pas égal et ferme, ensuite il regagna la salle verte. Après avoir remis à La Graponnière sa canne, ses gants et son chapeau, il s’assit sur son grand fauteuil à dossier, en invitant les trois dames à se placer autour de lui ; le jeune baron resta debout à ses côtés ; l’écuyer de main se mit discrètement derrière le fauteuil de son maître.

Quiconque eût observé en ce moment le groupe qui entourait le vieux seigneur se serait facilement aperçu que tous les visages n’avaient pas leur expression habituelle, et que la visite qu’on attendait était loin de paraître à tout le monde un événement indifférent. Mlle de Saint-Elphège, le buste raide, les mains croisées sur ses genoux, dans une attitude immobile, pinçait de temps en temps ses lèvres avec un mouvement qui décelait un certain fiel intérieur, une irritation contenue. –Clémentine, assise près de sa tante, avait les yeux baissés sur l’éventail dont elle ouvrait et refermait machinalement les fragiles bâtons, une secrète émotion précipitait les battemens de son cœur, et, par momens, une rougeur fugitive passait sur sa joue, comme les reflets d’une flamme cachée entre les parois d’un vase d’albâtre. Mme de Barjavel elle-même, cette femme d’une sérénité si froide, semblait avoir perdu quelque chose de son inaltérable tranquillité, elle relevait avec une fierté plus gracieuse son front de reine, et tournait parfois vers la porte un regard presque impatient.

Enfin le pas des chevaux résonna sur le pavé sonore de la grande cour, et, quelques momens après, on annonça M. de Champguérin. À ce nom, le marquis se leva en secouant son immense perruque avança trois pas et s’inclina à plusieurs reprises, tandis que les dames debout à leur place, faisaient une profonde révérence.

M. de Champguérin entra de très bonne grâce et présenta ses respects. — Monsieur, lui répondit le marquis avec de nouvelles révérences, je vous supplie d’agréer mes très humbles services et de me tenir pour l’homme du monde qui vous est le plus passionnément dévoué.

Après avoir débité cette formule de compliment qu’il adressait invariablement depuis trois quarts de siècle à toute personne de qualité, le vieux courtisan reprit sa place, et, montrant à M. de Champguérin le siège le plus. rapproché du sien, il l’invita du geste à s’asseoir, puis, il lui dit d’un ton moins solennel Eh ! eh ! votre arrivée me surprend agréablement ; on ne s’attendait guère ici, monsieur, à l’honneur de votre visite, et même ma nièce de Saint-Elphège a maintes fois pronostiqué que vous ne reviendriez pas avant quelque vingt ans.

— Mademoiselle s’est occupée de moi en mon absence! c’est trop de bonté, et j’en éprouve une sensible joie! s’écria M. de Champguérin avec une affectation de reconnaissance et de respect qui fit jaillir un de colère des yeux de la vieille fille.

— Et je pensais comme ma nièce, continua le marquis ; à votre âge, monsieur, je ne visitais pas si souvent mes domaines. Nous étions tous ainsi de notre temps ; l’air de la province nous paraissait malsain, et il fallait un ordre du roi pour exiler les jeunes gens de la cour.

— Pardonnez-moi, monsieur le marquis, répondit en souriant M. de Champguérin ; mais il me semble qu’il y a bon nombre d’années déjà que je suis en ce monde, et que naturellement je dois être désabusé de tout ce qui séduit les jeunes gens.

À ces mots, il leva machinalement les yeux vers le miroir où se réfléchissait sa belle figure, comme pour constater cependant que les années ne lui avaient encore rien ôté, et que, quoique l’heure où il avait en ses quarante ans révolus fût déjà sonnée, il conservait tous les avantages de la jeunesse. Ce rapide coup d’œil amena sur ses lèvres fines et vermeilles un vaniteux sourire ; il posa son chapeau sur la canne à bec de corbin qui lui servait de cravache, fit légèrement sonner les longs éperons d’argent dont ses bottes molles étaient armées, et reprit d’un ton dégagé : — Je suis dégoûté du monde et fort revenu de toute ambition à votre exemple, monsieur le marquis, j’ai résolu de finir mes jours dans la retraite, et c’est pour toujours, cette fois, que je reviens à Champguérin.

À cette déclaration inattendue, le cœur de Clémentine tressaillit d’une joie si violente que son visage en pâlit. Mlle de Saint-Elphège changea aussi de couleur ; elle devint blême d’étonnement et de colère. Quant à Mme de Barjavel, elle fit simplement un geste de tête, comme pour manifester que cette nouvelle lui était agréable. Le marquis s’agita dans son fauteuil leva les yeux au ciel et s’écria : — À votre âge monsieur, vous avez quitté le monde ! c’est trop tôt !

— Trop tôt et trop tard, ajouta Mlle de Saint-Elphège.

— Ceci ne se comprend guère, ma nièce, observa le marquis après réflexion. .

— Je m’explique, poursuivit imperturbablement la vieille fille ; j’ai dit trop tôt, parce que M. de Champguérin pourrait attendre long-temps un événement qu’il désire peut-être ; trop tard, parce qu’en restant à la cour il a généreusement dépensé le meilleur de son bien.

— Il est vrai, mademoiselle ; je me suis à peu près ruiné au service du roi, répondit froidement M. de Champguérin.

— C’est un malheur inoui ! répliqua Mlle de Saint-Elphège d’un air d’intérêt et de sympathie hypocrite ; une foule d’honnêtes gens ont fait leur fortune précisément de la même manière, monsieur, que vous avez détruit la vôtre.

— Ils ont été plus heureux que moi et sans doute plus avisés, lui répondit-il toujours du même ton ; parfois, je le reconnais, j’ai manqué de sagesse. Puis, arrêtant sur elle un regard indéfinissable d’ironie et de secret dédain, il ajouta : — Peut-être, mademoiselle, m’accusez-vous aussi dans le fond de votre ame d’avoir manqué de patience ?

— Il vous en fallait certainement pour attendre les faveurs de la cour, répondit évasivement Mlle de Saint-Elphège, déjà intimidée et fuyant devant l’ennemi qu’elle avait imprudemment provoqué. — Et presque aussitôt, comme pour achever de l’apaiser, elle ajouta ! — Excusez-moi, monsieur ; j’oubliais de vous demander des nouvelles d’une petite personne qui doit vous être bien chère ; où l’avez-vous laissée, cette jolie enfant ? — Vous lui faites trop d’honneur, mademoiselle, répondit-il sèchement ; elle m’a accompagné dans mon voyage et se trouve actuellement à Champguérin.

— Votre fille, monsieur, votre petite Alice? dit vivement Clémentone ; que je voudrais la voir!

— Vous me la présenterez, dit sérieusement le marquis, je serai charmé d’avoir sa visite.

— Est-ce qu’elle pourra venir jusqu’ici? demanda Clémentine.

— Certainement, mademoiselle, répondit en riant M. de Champguérin e!!e y viendra comme elle est venue de Paris, entre les bras de sa nourrice ; mais je crains qu’elle ne vous aborde pas avec tout le respect convenable, et que vous ne puissiez comprendre son petit jargon.

— N’importe, monsieur, répondit le marquis d’un ton gracieux je tiens à ce que vous me présentiez cette demoiselle de Champguérin à la bavette ; cela me fera plaisir de la revoir un jour lorsqu’elle sera grande et belle comme ma nièce de l’Hubac.

— Bonté divine cela arrivera ainsi peut-être pensa Mlle de Saint-Elphège.

Chacun fut frappé de la même idée, et tous les regards se tournèrent involontairement vers le marquis avec une sorte de stupeur ; mais le vieux seigneur ne s’aperçut point de ce mouvement presque aussitôt réprimé ; il n’avait jamais soupçonné que ceux qui l’entouraient ne fussent pas parfaitement contens de leur sort, et que, puisqu’il se portait bien et se plaisait à la Roche-Farnoux, tout le monde ne s’y trouvât pas complètement heureux. Aussi, se redressant sur son fauteuil, reprit-il d’un air allègre : — Pour mon compte, Champguérin, je trouve que vous avez bien fait de revenir. Faites-moi souvent l’honneur de monter à la Roche-Farnoux, tout le monde sera charmé de votre visite. Quand votre fille sera grandelette, elle fera amitié avec mes nièces, qui la recevront de leur mieux.

— Je ne doute pas de leurs bontés pour Alice, et je leur en rends graces, répondit-il avec un geste de remerciement qui s’adressait à Mme de Barjavel, laquelle s’inclina et ne répondit que par un sourire bienveillant. Clémentine, émue et joyeuse, murmura en joignant ses belles mains : — Je l’aimerai de tout mon cœur, ce petit ange !

Lorsque M. de Champguérin prit congé, le marquis insista pour le reconduire jusqu’au bas des degrés. Les trois-dames étaient restées à leur place.

— La tête de mon oncle s’affaiblit, dit Mlle de Saint-Elphège avec un dépit concentré ; voyez un peu quel accueil et quels empressemens pour un homme qu’il avait tantôt en si petite estime, dont il rabaissait si fort la fortune et le mérite : — Si l’esprit de mon oncle baisse, sa santé se raffermit répondit Mme de Barjavel d’un ton flegmatique où perçait cependant une maligne intention ; il ira loin encore, ma cousine, vous aurez le temps de vous accoutumer à la Roche-Farnoux.

Le petit baron, qui jusque-là était resté bouche close, osa risquer alors son mot dans la conversation.

— Madame, dit-il en s’adressant à sa mère d’un ton respectueux, veuillez me permettre une question d’où vient que mon oncle n’a point demandé à M. de Champguérin des nouvelles de la cour? Est-ce qu’il ne se soucie plus du tout de savoir ce qui se passe dans le monde.

— Je ne sais, mon fils, car il ne m’en a rien dit, répondit simplement Mme de Barjavel.

— Moi, je l’ai deviné, dit Mlle de Saint-Elphège ; depuis plusieurs années, mon oncle a cessé de s’informer de tous ceux qu’il a connus autrefois, il se garde même de prononcer leur nom ; jamais il ne parle de ses contemporains, et il ferait mauvais visage à quiconque s’aviserait de lui donner de leurs nouvelles. Or, savez-vous pourquoi ? parce qu’il ne veut pas qu’on lui apprenne qu’ils sont tous morts

— Le voici dit vivement la baronne ; Antonin, faites mettre la table de jeu et placez-vous derrière votre oncle pour suivre la partie.

Le jeu commença. Dès les premiers tours Clémentine cessa de suivre des yeux les cartes qui passaient sur le tapis, et, se retirant peu à peu dans l’embrasure d’une fenêtre, elle y resta le visage tourné vers le rideau entr’ouvert et le regard errant sur la campagne.

Le petit baron, assis à deux pas derrière son oncle, tournait ainsi le dos à sa belle cousine et se sentait tout près de s’endormir, comme La Graponnière, les yeux ouverts.

— Monsieur, lui dit tout à coup le marquis en se retournant, c’est singulier comme vous sentez bon, vous sentez la rose. Est-ce que vous avez un bouquet?

— Non, monsieur, en vérité, répondit-il en rougissant.

— Pourtant je ne me trompe pas, vous sentez la rose, répéta le marquis en posant son jeu et en se tournant tout-à-fait.

— C’est ton maudit capricorne vert doré, dit tout bas Clémentine derrière son cousin ; donne, que je le jette par la fenêtre.

— Plaît-il ? fit le marquis en prêtant l’oreille ; voilà, je crois, Mlle de l’Hubac qui parle à l’oreille de son cousin. — Et, après les avoir un moment considérés, il ajouta d’un air moitié riant ; moitié grondeur : Tirez-vous donc de là, baron ; depuis que vous regardez mon jeu, il ne me vient pas une belle carte ; vous me portez malheur aujourd’hui. Allez faire compagnie à votre cousine, qui s’ennuie toute seule à la fenêtre. Je persiste à croire que vous avez un bouquet pour elle dans votre poche. — Et où l’aurait-il pris, bon Dieu murmura Mlle de Saint-Elphège est-ce qu’il a jamais fleuri une rose à la Roche-Farnoux ?

Vers le déclin du jour, les dames quittèrent la salle pour faire, comme de coutume, une courte promenade hors des murs du château. La baronne et Mlle de Saint-Elphège n’allaient pas au-delà d’un petit oratoire bâti au bord du chemin, et dont les degrés formaient une espèce de siège. De cet endroit, la vue embrassait presque entièrement l’horizon et parcourait à vol d’oiseau tous les alentours. Ordinairement les deux dames s’asseyaient au pied de l’oratoire, tandis que le petit baron et sa cousine se promenaient en compagnie de l’abbé Gilette sur cette masse de pierres calcinées qu’on appelait la Roche-Farnoux. Le bon abbé avait entrepris de décrire les espèces végétales qui croissaient sur ces couches calcaires, et il composait un herbier pendant ses promenades. De son côté, le petit baron travaillait à sa collection d’insectes et pourchassait toutes les variétés de sauterelles qui vivaient sur ces pentes arides, entre les tiges grêles de l’hysope et de la lavande.

Ce jour-là, les deux femmes s’arrêtèrent comme de coutume devant l’oratoire ; mais, par une sorte d’accord tacite, elles s’isolèrent autant que possible l’une de l’autre sans se séparer. La baronne tira un livre de sa poche et se mit à lire avec une attention si soutenue, que sa cousine put se considérer comme tout-à-fait seule et libre de suivre ses propres pensées. La vieille fille soupira et jeta un long regard sur le paysage. De cette place, où elle venait s’asseoir presque chaque jour depuis tant d’années, on voyait une ligne blanche s’allonger sur la croupe grisâtre de la montagne ; c’était le sentier mal tracé qu’on appelait la route du bas pays. Mille fois Mlle de Saint-Elphège s’était dit dans le fond de son âme qu’elle donnerait avec joie la moitié de sa vie pour pouvoir reprendre ce chemin, dût-elle franchir à genoux les rudes versans de la montagne. En ce moment, elle avait perdu l’espoir et presque la volonté de voir finir son exil ; inquiète, abattue, secrètement dévorée par un mal indéfinissable, par une passion jalouse mêlée d’amour et de haine, elle s’acharnait à creuser les soupçons qu’elle avait conçus, et commentait dans son esprit les incidens de la matinée. Son regard triste errait perdu à l’horizon, où se découpait nettement la silhouette noire de quelques pins courbé sur des abîmes. Après avoir réfléchi et rêvé ainsi long-temps, elle se tourna vers la baronne et lui dit en poursuivant tout haut son idée:

— Je crois, ma cousine, qu’il se trame sous nos yeux des choses contraires au bien et à la tranquillité de notre famille.

Mme de Barjavel posa son livre sur ses genoux et releva la tête sans mot dire.

— Oui, ma cousine, poursuivit Mlle de Saint-Elphège, je prévois les desseins d’un homme ambitieux qui espère rétablir quelque jour sa fortune avec les biens de la maison de Farnoux. Savez-vous pourquoi M. de Champguérin n’a fait que reparaître dans le monde, pourquoi vous le voyez déjà de retour ? C’est parce qu’il a le désir, la volonté d’obtenir la main de ma nièce.

— C’est impossible, répondit sans s’émouvoir la baronne.

— Impossible! pourquoi? demanda aigrement la vieille fille.

— Parce que M. de Champguérin sait à n’en point douter que le marquis de Farnoux lui refuserait la main de Mlle de l’Hubac.

— Mais il se gardera de la lui demander, interrompit Mlle de Saint Elphège ; actuellement il tentera de se faire aimer de Clémentine et d’obtenir une promesse qu’elle tiendrait plus tard, n’en doutez pas ; mon oncle ne sera pas immortel…

— Ainsi vous croyez que le moment viendra ou vous partirez de la Roche-Farnoux? Interrompit à son tour Mme de Barjavel.

— Oui, je te crois encore, répondit la pauvre fille.

La baronne se tourna vers l’oratoire qui était dédié à saint Roch et, désignant la niche où l’on voyait la statuette du patron des pestiférés en habit de pèlerin, son bourdon à la main et son fidèle boule-dogue derrière lui, elle dit tranquillement

— Ma cousine, vous êtes comme cette figure, toujours debout en habit de voyage, les yeux tournés vers le chemin et toute prête à partir ; cependant bien des années ont passé et passeront encore pendant lesquelles vous resterez comme elle à la place où vous êtes. Au nom du ciel! résignez-vous en personne sage, en personne chrétienne, et ne fondez aucun espoir sur la mort de notre oncle.

— Votre conseil est bon, et je le suivrai, ma cousine, répondit Mlle de Saint-Elphège d’un air de froide déférence et avec une amertume mal contenue je vois d’ailleurs que vous êtes prévenue en faveur de M. de Champguérin, et qu’à grand’peine vous me croirez peut-être lorsqu’il aura gagné le cœur de ma nièce, lorsqu’elle voudra l’épouser.

— C’est impossible! répéta la baronne avec un léger sourire et en reprenant sa lecture.

Durant cet entretien, Clémentine, le jeune baron et l’abbé Gilette poursuivaient leur promenade. L’abbé, le corps penché et la soutane retroussée dans ses poches, errait çà et là, fouillant tous les plis du terrain pour trouver un panicaut à tête bleue, qui devait compléter la série de ses chardons. Antonin le suivait en manœuvrant son filet de gaze, et jetait des cris de triomphe lorsqu’il était parvenu à attraper quelque grande sauterelle aux ailes jaunes bordées de noir, quelque cigale au corselet d’acier qui claquetait encore, enivrée par les derniers rayons du soleil. Le jeune entomologiste, peu curieux de botanique. considérait d’un air de commisération le digne, précepteur, qui plongeait intrépidement la main dans les touffes de chardons et se piquait rudement aux sépales dont les pointes aiguës protégeaient une triste fleur couleur de plomb. — Monsieur l’abbé, lui disait-il, croyez-moi, laissez là toutes ces vilaines plantes hérissées. de dards, et chassons ensemble l’argus-corydon et le grand-flambé, le bon Dieu n’a fait croître ni roses, ni violettes sur ces rochers, mais il y a mis de beaux papillons ; ce sont des fleurs vivantes qu’on cueille dans l’air avec ce petit réseau de soie. Je les aime bien mieux que ces affreux chardons bleus dont vous emplissez votre herbier. Bien, bien, nous verrons, monsieur, répondait le bon abbé en se courbant derechef sur le sol, il me manque encore la chardonnerette à fleurs jaunes.

Clémentine avait lentement poursuivi sa promenade et était allée attendre le bon précepteur et son élève à une place où elle aimait à se reposer. En cet endroit du chemin s’élevait un rocher à pic au pied duquel il y avait une excavation naturelle dont les parois inégales et peu profondes formaient, à hauteur d’homme, un cintre surbaissé. Cette voûte, d’où suintaient constamment de larges gouttes d’eau, était tapissée de plantes qui se plaisent dans les lieux sombres ; à l’entrée croissaient des arbustes sauvages, de grandes ronces dont les enfans du bourg n’avaient jamais laissé mûrir les fruits violets. Dans le fond de cette espèce d’antre où il eût été malaisé de pénétrer, on apercevait à travers le feuillage noir des ronces et les longues tiges cendrées des hippophaës une ouverture produite par l’écartement de deux ouches calcaires que quelque convulsion du monde antédiluvien avait placées debout comme le chambranle d’une porte. Un souffle d’air passait continuellement à travers ce ténébreux soupirail et répandait sous la voûte une vive fraîcheur. L’eau qui tombait par gouttes du rocher filtrait lentement au dehors et formait une petite mare sur le bord de laquelle on avait planté quelques saules dont le tronc seul avait grandi, et qui végétaient presque sans feuillage, noirs et tordus comme des arbres morts. Lorsqu’une température brûlante ne desséchait pas ce rustique bassin, les femmes du village venaient y blanchir leur linge. Cet usage, que les seigneurs de Farnoux toléraient de temps immémorial, était passé en droit, et les gens du pays, comme pour consacrer cette prise de possession, avaient appelé ce creux de rocher la Grotte-aux-Lavandières.

Mlle de l’Hubac s’assit, pensive, sur le tronc renversé d’un de ces vieux saules dont les racines altérées plongeaient en vain dans la source tarie, et suivit d’un regard distrait les deux amateurs d’histoire naturelle qui vaguaient à quelques pas de là, l’un courbé vers la terre, explorant patiemment chaque tas de pierre où pouvait croître un brin d’herbe, l’autre le nez en l’air et promenant d’une main agile son filet dans le vide. La pauvre enfant songeait à la rencontre dont lui avait parlé le petit baron. L’espèce de mystère que M. de Champguérin avait fait de cette promenade matinale aux environs du château jetait son esprit dans d’involontaires conjectures et ravivait un souvenir qui, depuis plusieurs mois, la préoccupait souvent et troublait profondément son cœur.

Après s’être assurée que nul œil curieux ne s’ouvrait sur elle aux alentours, elle tira un papier de sa poche et le lut lentement. C’était la lettre commencée la veille dans la bibliothèque et qu’elle avait furtivement achevée dans sa chambre, après la visite de M. de Champguérin. La dernière page de cette missive ne présentait pas ces caractères réguliers, ces lignes correctes qu’admirait tant le petit baron ; l’écriture en était inégale, tremblée, et, vers la fin, les mots, presque effacés, tombaient en désordre dans la marge. Clémentine demeura long-temps les yeux baissés sur ce papier, relisant avec émotion ses propres confidences, et répétant tout bas ce passage :

« Oh chère, bien chère Cécile, si tu savais ce qui s’est passé ici aujourd’hui! Je viens de voir une personne qui arrive de Paris, qui est allée peut-être te demander à la grille, qui aurait pu me donner de tes nouvelles, et à laquelle je n’ai pourtant osé faire la moindre question. Cette personne, dont je ne t’ai pas encore parlé, c’est M. de Chamguérin-les-Templiers, un gentilhomme du pays, notre plus proche voisin, car son château est guère qu’à deux lieues de la Roche-Farnoux.

« Lorsque j’arrivai ici au commencement de l’hiver dernier, M. de Champguérin, qui demeure ordinairement à la cour, était en congé dans ses terres. Il avait perdu sa femme depuis quelques mois et le chagrin qu’il ressentait de cette mort le tenait éloigné du monde. Pourtant il paraissait consolé, et avait même quitté son deuil quand je le vis pour la première fois, si bien que j’aurais ignoré qu’il était veuf, si ma tante Joséphine ne lui eût parlé en ma présence de feu Mme Champguérin. D’abord il venait très rarement rendre ses devoirs à mon oncle. Ensuite ses visites devinrent plus fréquentes, et, en vérité, on ne s’ennuyait plus ici quand il y était. Je voudrais bien te faire son portrait, ma chère Cécile ; mais je ne saurais. Il faudrait avoir autant d’esprit que lui pour t’expliquer en quoi consistent l’agrément de sa conversation et l’excellence de son langage. Quant à sa personne. je peux t’en montrer d’ici l’exacte ressemblance. Te rappelles-tu ce grand tableau à l’entrée du cloître qui représente saint George enfonçant son épée dans la gorge du dragon? Eh bien ! c’est la frappante image M. de Champguérin ; ce sont ses grands yeux noirs, son port de tête, son air tranquille et fier. Je n’aurais jamais pensé que le visage d’un homme pût ressembler si parfaitement à celui d’un saint devant lequel on se prosterne et qu’on prie à genoux.

« Durant tout l’hiver dernier, M. de Champguérin ne discontinua point ses visites ; malgré le vent et la pluie, il montait deux fois la semaine à la Roche-Farnoux, et sa présence nous aidait fort à supporter les ennuis de la mauvaise saison. De cette manière, le temps s’écoula to)ut doucement, et le printemps revint, le beau printemps qui réjouit toute la création. Une après-midi, le ciel était si clair et le soleil si brillant, que ma tante de Barjavel fut tentée de descendre la Roche-Farnoux. Elle me permit de l’accompagner, et nous nous en allâmes assez loin par des chemins qui ne ressemblent guère, je t’assure, aux jolies allées de ce grand jardin où nous nous sommes si souvent promenées ensemble. Comme nous arrivions à un endroit qu’on appelle la Grotte-aux-Lavandières, ma belle tante se retourna en jetant un petit cri. — Écoutez, me dit-elle un peu émue, c’est étrange! on dirait le galop d’un cheval entre ces rochers. Au même instant, nous aperçûmes un cavalier qui courait à bride abattue sur ces pentes rapides. Il pouvait s’y tuer sous nos yeux. Mon sang se glaça dans mes veines, et ma belle tante devint toute pâle de frayeur. C’était M. de Champguérin qui descendait ainsi le chemin bordé de précipices. En nous voyant, il ralentit l’allure de son cheval et, au moment de nous joindre, il mit pied à terre. — Ah! monsieur, s’écria ma belle tante, que vous m’avez causé une mortelle frayeur! — Madame, répondit-il, j’espérais cette rencontre. Et j’eusse passé sans hésiter sur ces abimes. Puis il ajouta en soupirant: Je suis monté à la Roche-Farnoux pour prendre congé de M. le marquis. Une lettre arrivée ce matin me force à partir sur-le-champ. — Quoi! monsieur, demain? s’écria ma tante. — Ce soir même madame ; il a fallu m’y résoudre, répondit-il d’un air qui marquait bien l’affliction où le jetait ce brusque départ. J’en fus si touchée que les larmes me vinrent aux yeux. Après s’être un moment entretenu avec ma belle tante, il se tourna vers moi et me dit du même air attristé : –– Mademoiselle, je viens prendre aussi vos ordres pour Paris ; qu’avez-vous à me commander ? — J’étais toute tremblante et me sentais au cœur quelque chose qui m’étouffait ; pourtant j’eus encore assez de présence d’esprit pour lui faire ma révérence et lui répondre d’une voix intelligible : — Je vous suis obligée, monsieur. Si vous voulez me faire plaisir d’aller voir au couvent des dames du Saint-Sacrement Mlle Cécile de Verveilles et de la complimenter de ma part, j’en aurai une sensible reconnaissance. — Soyez persuadée, mademoiselle, que je m’acquitterai de vote commission avec tout le zèle imaginable, me répondit-il vivement ; soyez certaine que j’aurai l’honneur de voir Mlle de Verveilles. — Puis, s’adressant de nouveau à ma tante, il l’assura que les personnes qu’il laissait à la Roche-Farnoux seraient toujours présentes à son souvenir. En parlant ainsi, il avait cueilli au bord du chemin une petite branche d’hysope. — Je l’emporte, dit-il. Cette fleurette, éclose près de la Grotte-aux-Lavandières, est mille fois plus belle à mes yeux que toutes les roses des jardins de Versailles.

« Un moment après il partit. Ma belle tante le suivit des yeux jusqu’à l’endroit où tourne le chemin, ensuite elle s’en retourna lentement, moi, je restai à la même place tant que je pus entendre le galop de son cheval, et après je m’en allai aussi… Depuis ce jour, je tombai une mortelle tristesse. Ma tante Joséphine assurait que M. de Champguérin ne reviendrait jamais, et j’avais fini par le croire.

« Mais ma tante ne disait pas la vérité, aujourd’hui, aujourd’hui même, M. de Champguérin était de retour. Oh ! ma chère Cécile, je l’ai revu ; mais j’étais si interdite, si troublée en le regardant, en l’écoutant parler, que je n’ai pas osé lui demander s’il s’était souvenu de t’aller faire une visite à la grille. Peut-être ne m’enhardirai-je jamais jusqu’à lui adresser cette question Écris-moi, ma Cécile s’il s’est rappelé sa promesse ; dis-moi, dis-moi bien tout l’entretien que vous avez eu ensemble.

« En commençant cette lettre, je ne pensais pas la finir ainsi ; il ne me semblait pas qu’il y eût tant de secrets dans le fond de mon ame ; je les ai découvert à mesure que je t’écrivais. Oh ma plus chère amie, je viens de le confier des choses que je ne m’étais pas encore avouées à moi-même… »

Clémentine était si absorbée dans cette lecture, qu’elle n’avait pas aperçu le petit baron, qui se rapprochait d’elle avec précaution et en faisant un détour pour arriver derrière l’espèce de siège où elle était assise. Quand il se fut ainsi glissé auprès d’elle, il avança brusquement la main par-dessus son épaule et se saisit de la lettre en s’écriant : — Voyons un peu la fin de ces grandes confidences ! Je suis curieux de savoir ce que tu dis encore de moi à Mlle de Verveilles. — Antonin, je t’en prie, ne lis pas ! s’écria Mlle de l’Hubac en se levant tout éperdue.

— Ah ! ah ! je suis donc bien maltraite dans cette dernière page ! dit-il en riant.

Clémentine essaya de reprendre sa lettre mais l’espiègle tournait autour d’elle en élevant la feuille déployée au-dessus de sa tête et en répliquant d’un air narquois : — Laisse donc je veux montrer à M. l’abbé cette écriture moulée… Je veux lui lire les beaux propos que tu tiens sur mon compte et les belles épithètes dont tu m’honores : paresseux, curieux à l’excès… Voyons le reste.

Il se mit à courir à reculons en cherchant la dernière page :

— Arrête ! Antonin je t’en supplie, s’écria Clémentine avec un accent si profond de douleur et d’effroi que le petit baron s’arrêta court.

— Qu’est-ce ? qu’as-tu donc ? dit-il.

Elle reprit la lettre, qu’il lui abandonna sans résistance, et se rassit en sanglotant.

— Mon Dieu mon Dieu qu’est-ce donc ? s’écria Antonin tout ému : ma bonne Clémentine, je te demande bien pardon de t’avoir contrariée… Tiens, j’en conviens, je suis un étourdi un méchant, un véritable écolier, un petit garçon ; mais je me repens de t’avoir affligée… Pardonne-moi…

Elle lui tendit la main en se couvrant le visage de son mouchoir. — Allons, allons, ne pleure plus, reprit-il d’un ton caressant et en la forçant à relever la tête, ne pleure plus ; je vais te montrer l’endroit où j’ai trouvé le capricorne qui sent la rose ; c’est dans le tronc de ce vieux saule ; viens voir.

Elle se releva en souriant et en essuyant d’une main la trace de ses larmes, tandis que de l’autre elle cachait sa lettre au plus profond de poches. Antonin lui montra, dans le tronc du saule, le creux où s’abritait l’insecte parfumé, et entreprit de lui décrire les mœurs des cérambix ; mais, s’apercevant bientôt que sa cousine écoutait avec distraction cette dissertation savante, il s’interrompit brusquement et dit en lui donnant un petit coup sur le bout des doigts : — Ah mauvaise ! tu boudes encore ! Mais qu’est-ce qu’il y a donc dans cette lettre ? J’ai bien le droit de le savoir. Ne me disais-tu pas, hier soir encore que tu n’avais point de secrets pour moi ?

— Oui, je disais cela hier. murmura-t-elle en soupirant.

— Et aujourd’hui ? demanda le petit baron en ouvrant de grands yeux moqueurs.

— Aujourd’hui c’est la même chose, répondit-el avec une affectation de légèreté, mais il ne me plaît pas que tu relises tous les complimens que je t’ai adressés ; tu es déjà bien assez glorieux sans cela, Dieu merci ! Cà, monsieur le baron, donnez-moi la main et allons retrouver ma belle tante.


Mme CHARLES REYBAUD.