Cléopâtre (Benserade)/Acte premier

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Antoine de Sommaville (p. 1-19).

ACTE Premier.


Scène I.

M. Antoine. Lucile. Dircet, & autres gardes d’Antoine.
Antoine.


Trouve-tu ma miſère à quelque autre commune ?
Ne puis-je pas ſans peur deffier la fortune ?
Peut-elle eſ‍tre plus rude, & peut-elle inventer
De nouvelles façons de me perſecuter ?
5Encore un coup, Lucile, en l’eſ‍tat deplorable
Où m’a réduit le Ciel, ſuis-je reconnoiſ‍ſable ?
Un mortel pourroit-il, ſans ſe trouver confus,
Voyant ce que je ſuis croire ce que je fus ?
Diroit-on qu’on m’a veu plus craint que le tonnerre ?

10Qu’on a veu dans ces mains la moitié de la terre ?
Et cet ingrat Ceſar qui me tient aßiegé,
Diroit-il que ce bras autrefois l’a vangé ?
Qu’il a vengé ſon oncle, & que Brute, & Caßie
Ont pour s’en échaper leur trame raccourcie,
15Que ces cœurs généreux dans un commun malheur,
Pour éviter mon bras ont eu recours au leur ?
Helas leur déſeſ‍poir vaut mieux que mon attente !

Lucile.

Ce ſont traits de fortune.

Antoine.

Ce ſont traits de fortune.Ha qu’elle eſ‍t inconſ‍tante !
Voy comme elle a changé, tout vivoit ſous ma loy,
20Je penſois que le Ciel fut au deſ‍ſous de moy,
Mais les dieux aux plus grands font voir qu’ils ont des maîſ‍tres,
J’avois lors des amis, je n’ay plus que des traiſ‍tres,
Ils eſ‍toient aßidus à me faire la cour,
Je n’es‍tois jamais ſeul, ny la nuic‍t, ny le jour,
25Maintenant on me quitte, & de tout ce grand nombre
Pas un ſeul ne me reſ‍te, à peine ay-je mon ombre,
Cependant ta pitié conſole mon deſ‍tin,
Ton fidelle ſecours me ſuit juſqu’à la fin,

Ton amitié ſubſiſ‍te, & ceſ‍t ce qui m’étonne,
30Tu hais qui me trahit, tu fuis qui m’abandonne,
Tu ne t’éloignes point de mon ſort rigoureux,
Sans toi je me dirais tout à fait malheureux.

Lucile.

Je ſerois bien ingrat.

Antoine.

Je ſerois bien ingrat. Moins que cette inhumaine
Qui trahit ma fortune, & qui cauſe ma peine,
35Cruel reſ‍ſouvenir de mes vieilles douleurs !
Cleopatre, Lucile, a fait tous mes malheurs,
Ses yeux ſont les auteurs des maux dont je ſouſ‍pire,
Ils m’ont fait leur eſclave, & m’ont coûté l’Empire,
Depuis que leur éclat a changé mon bonheur,
40Pour avoir trop d’amour, je n’ay plus eu d’honneur,
J’ay mépriſé la gloire, & j’ay pris l’habitude
D’aymer la liberté moins que la ſervitude,
Et depuis qu’avec moy Cleopatre a veſcu,
Je n’ay fait des combats que pour eſ‍tre vaincu :
45Tu ſçais comme autrefois peu jaloux de ma gloire
Pour ſuivre ſes vaiſ‍ſeaux je quittay la vic‍toire,
En ce combat naval où je fus ſurmonté,
Où Ceſar ne vainquit que par ma lâcheté,

Je la vis qui fuyoit, mon ame en fut atteinte,
50Et Je fis par amour ce qu’elle fit par crainte,
Sur le front de mes gens on vid la honte agir,
L’amour qui m’aveuglait m’empeſcha d’en rougir,
Apres ce des-honneur pas un ne voulut vivre,
Le plus lâche ayma mieux mourir que de me ſuivre,
55Et la mer ſous nos pieds rougit de toutes parts
De la honte du Chef, & du ſang des ſoldarts.

Lucile.

Si depuis qu’à ſes yeux voſtre ame eſt aſſervie
Tous vos faits ont terny l’honneur de voſtre vie,
Si voſtre ſort changea quand ſon œil vous ſurprit,
60Accuſez ſon viſage, & non pas ſon eſprit,
„ Quand le ſubtil appas d’une beauté nous bleſſe
„ Nous ne ſommes vaincus que par noſtre faibleſſe :
Chaſſez de voſtre eſprit ces injuſtes ſoupçons,
Le ſort vous perſecute en aſſez de façons ;
65La reine vous trahit ?

Antoine.

La reine vous trahit ? Ouy me trahit, Lucile,
De tous mes ennemis elle eſt la plus ſubtile,
Bien que ceux qui m’aymoient ſe retirent de moy,
Bien que je trouve en eux des manquements de foy,

Et qu’ils me faſſent voir leur eſprit infidelle,
70Je n’en murmure point, je ne me plains que d’elle,
Tous mes autres malheurs m’ont en vain combattu,
J’ai dans mon infortune exercé la vertu ;
Mais me voir lâchement trahy de Cleopatre,
C’eſtoit là le ſeul coup qui me pouvoit abatre.

Lucile.

75Trahy d’elle ? Et comment ?

Antoine.

Trahy d’elle ? Et comment ? Par des vœux complaiſants,
S’entendre avec Ceſar, luy faire des préſents,
Luy prêter contre moy le ſecours de mes armes,
Employer pour luy plaire, & ma vie, & ſes charmes,
N’est-ce pas me trahir ? N’est-ce pas juſtement
80Provoquer la fureur d’un miſérable amant ?
Que Ceſar m’ait vaincu ſur la terre, & ſur l’onde,
Qu’il diſpose tout ſeul de l’Empire du monde,
Qu’il m’ait fait mille affronts, & qu’il ait oublié
L’honneur que je luy fay d’estre ſon allié,
85Que je ſouffre l’effet de ſa haine ancienne,
Qu’il ait accru ſa gloire aux dépens de la mienne,
Ce n’eſt point pour cela que je luy veux du mal,
J’ayme mon ennemy, mais je hay mon Rival ;

Et ceſt ce qu’aujourdhuy mon bras luy veut apprendre
90En ce dernier combat qu’il nous faut entreprendre :
Aſſez proche du port mes vaiſſeaux ſe ſont mis,
Et ſont preſts de ſe joindre aux vaiſſeaux ennemis,
Le reſte de mes gens échapé de l’orage
Doit combattre ſur terre, & borde le rivage,
95J’eſpere que ſur l’un de ces deux elemens
Mes armes trouveront d’heureux evenemens,
Il faut que je ſuccombe, ou que Ceſar recule.

Lucile.

Ce beau deſſein vous rend digne du ſang d’Hercule.

Antoine.

Enfin je veux, Lucile, en ce dernier effort
100Ou gagner, ou me perdre, eſtre vainqueur, ou mort,
Si le ſort me pourſuit je pourray me réduire
Au point où ſa rigueur ne me ſçaura plus nuire.

Lucile.

Je vous ſuivray par tout, les hommes genereux
„ Sçavent bien n’eſtre plus quand ils ſont malheureux.

Dircet.

105En ce noble deſſein où l’honneur vous engage,

Nous ferons voir auſsi des effets de courage,
Et quoy que tout vous quitte en ce malheur commun,
Cent ſe perdront encor pour en conſerver un.
Mais j’aperçoy la Reine.

Antoine.

Mais j’aperçoy la Reine. À l’aſpect de ſes charmes
110Quel juſte déſeſpoir ne mettroit bas les armes ?
Quand je voy ſa beauté qui trouble ma raiſon,
Je ne puis ſoupçonner ſon cœur de trahiſon,
Je ne ſaurois penſer qu’il me ſoit infidelle,
Et je croy qu’elle m’ayme, à cauſe qu’elle eſt belle.


Scène II.

Cleopatre. Antoine. Lucile. Eras. Charmion. Dircet, & autres gardes.
Cleopatre à Antoine.

115
Avez-vous réſolu de ſortir aujourdhuy
Pour cõbler tous mes ſens de frayeur, & d’ennuy ?
Seigneur, conſiderez les dangers de Bellonne,

Songez que ſa fureur ne reſ‍pecte perſonne,
Que ſa rage eſ‍t aveugle au milieu du combat,
120Et qu’elle traite un Roy comme un ſimple ſoldat,
Ne ſervez point d’objec‍t à ſa brutalle envie,
Demeurez en repos, conſervez vos‍tre vie,
Et qu’un autre que vous, prodigue de ſon ſang,
Dans les ocaſ‍ions ocupe vos‍tre rang,
125Qu’il combatte ſans vous, s’il gagne la vic‍toire
Il en aura la peine, & vous aurez la gloire.

Antoine.

La guerre eſ‍t l’exercice où mes bras ſont vieillis,
Et je hay les lauriers que je n’ay pas cueillis,
Il faut vaincre aujourdhuy l’ennemy qui s’obſ‍tine,
130Et renverſer l’eſ‍poir baſ‍ty ſur ma ruine,
Le démon de Ceſar a triomphé du mien,
Et mon ſuperbe Empire eſ‍t maintenant le ſien,
Avecque le ſecours des puiſ‍ſances céleſ‍tes
Nous en conſerverons les miſérables reſ‍tes :
135Ou ſ‍i le Ciel, ma Reine, eſ‍t contraire à mes vœux,
Vous gagnerez beaucoup perdant un malheureux,
Et le coup de ma mort vous rendra ſoulagée
De l’inutile faix dont vous eſ‍tes chargée :
Je ne me trouve plus digne de vous ſervir,

140Je n’ay plus rien en moy qui vous puiſſe ravir,
Nud, delaiſsé, trahy, n’ayant plus rien d’illuſtre,
Et mon peu de mérite ayant perdu ſon luſtre,
Autrefois j’eſtois Prince, et ma condition
Meloit dans mes deffaux quelque perfection,
145Maintenant que je ſuis ſans ſupport, & ſans aide,
Privé de mes grandeurs, aimez qui les poſſede,
Que vos yeux ſur Ceſar faſſent un doux effort,
Et qu’il ſoit bienheureux, pourvu que je ſois mort,
Que mon bien ſoit pour luy, faites qu’il en herite,
150S’il n’a pas tant d’amour il a plus de merite,
Son bonheur, et le mien naiſtra de mon trepas,
Il vous poſſedera, je ne le verray pas.

Cleopatre.

Es-tu las de ma vie, et quand je ſerai morte
Verras-tu mieux, cruel, l’amour que je te porte ?
155Contre nos ennemis iray-je me jetter ?
Suivray-je le deſſein que je te veux oſter ?
Tu verras ſi je t’ayme, & ſi je te reſpecte,
Ouy je veux ceſſer d’eſtre, ou de t’eſtre ſuspecte.

Antoine.

Vive, et que le Ciel change vos maux en biens,
160Que vos jours ſoient heureux, et plus longs que les miens.

Cleopatre.

Votre ſoupçon injuſte eſt contraire à l’envie
Que vous ſemblez avoir de prolonger ma vie,
Et ceſt là m’impoſer une trop rude loy
De vouloir que je vive, & douter de ma foy.
165Quoy donc vous preſumez qu’une ardeur deloyalle
S’allume comme ailleurs dans une ame royalle ?
Quoy les maux que je ſouffre, & ceux que j’ay ſoufferts,
L’honneur que j’ay perdu, le ſceptre que je perds
Ne vous aſſurent pas que je ſuis demeurée
170Dans la fidélité que je vous ay jurée ?

Antoine.

Ha ce diſcours me donne un remords éternel !
Icy l’acuſateur eſt le plus criminel,
Je ſouffre juſtement ce reproche homicide,
Et vous faites ingrat qui vous faiſoit perfide,
175La juſtice a formé voſtre accuſation,
Et la mienne merite une punition :
Vous n’avez jamais mis d’obſtacle à ma victoire,
Et nostre amour n’est point le tombeau de ma gloire,
J’ay perdu mon empire, hé bien ceſt un malheur
180Qu’il faut attribuer à mon peu de valeur,
Il en faut acuſer les ſubtiles amorces

Qu’a pratiqué Ceſar à corrompre mes forces,
J’avois beaucoup d’amis qui marchoient ſur mes pas,
Depuis j’ai recognu que ce n’en etoit pas,
185Et dans la lâcheté de leur fuite commune
Qu’ils étaient ſeulement amis de ma fortune ;
Mais croire que mon cœur m’ait mis à l’abandon,
Ceſt commettre une offenſe indigne de pardon,
Et je ſuis criminel d’avoir oſé me plaindre
190D’un mal que noſtre amour deût m’empécher de craindre,
Et puis quand mon malheur viendroit de vos apas,
Je ſerois malheureux, ſi je ne l’eſtois pas.

Lucile.

Nous tardons bien long-temps.

Antoine continue.

Nous tardons bien long-temps. Mais vostre foy m’aſsure,
Mon ſoupçon vous offenſe, & lui fait une injure,
195Et quand je ſouffrirois un tourment infiny,
Ma peine ſeroit douce, & mon crime impuny.

Lucile tout bas.

Qu’une femme aiſément le ſéduict, & l’abuſe !
Abſente, elle eſt coupable, & preſente, il s’acuſe.

Cleopatre.

Puis qu’un juste remords vous reduit à ce point,
200Pour voſtre châtiment ne m’abandonnez point,
Ne voyez le combat que des tours de la ville,
Et laiſsez au fourreau voſtre fer inutille,
Que ſans vous noſtre armée acheve ſon deſsein,
Et ſoyez en le chef ſans en être la main.

Antoine.

205S’il eſt vray qu’un grand cœur quand ſa faute eſt punie
Souffre moins dans le mal que dans l’ignominie,
Si pour la ſeule honte un ſupplice est affreux,
Le mien ne pouvait pas eſtre plus rigoureux :
Ceſar ſera vainqueur ſans que ce bras l’affronte ?
210Il rougira de ſang, je rougiray de honte ?
Ceſt icy le dernier de nos ſanglants combas,
Et je ſeray vivant, & je n’y mourray pas ?
Le Ciel verra ma main rebelle à mon courage,
Et ſans me ſecourir je verray mon naufrage ?
215Faut-il qu’abandonnant la generoſité,
Ma derniere action ſoit une lâcheté ?
Mon cœur n’affecte plus cette grandeur ſuprême,
Ma honte ceſt ma gloire, & pour tout dire, j’ayme.

Lucile tout bas.

Qu’amour en peu de temps rend un cœur abattu,
220Et que ce puiſſant vice affoiblit la vertu !

Antoine à Lucile.

Tu vois que mes projets ſont réduits en fumée,
Lucile, prends le ſoin de conduire l’armée,
Puis que cette beauté qui me tient ſous ſa loy
Veut encore épargner ce qui n’eſt plus à moy :
225Cependant que mes yeux admireront ſes charmes,
Fay ce que je doy faire, anime nos gendarmes,
Et ſi mon exercice en ce temps leur déplaist,
Qu’ils ſoient victorieux pour leur propre intereſt,
Antoine abſolument poſſede Cleoptre,
230N’ayant plus à gagner, il n’a plus à combatre.

Lucile.

Eſt-ce là le moyen de diſputer ſa mort ?
Sans vous pourrons-nous faire un genereux effort ?
Comment ſoutiendrons-nous le coup de la tempeſte ?
Que pourra faire un corps qui n’aura point de teſte ?
235Vous me pardonnerez, ſi mon cœur librement
Dans nos preſſants malheurs vous dit ſon ſentiment,
Quoy voulez-vous encore aux yeux de tout le monde

Eſtre oiſif ſur la terre, & fugitif ſur l’onde ?
Continuez l’honneur de vos premiers explois,
240Voſtre ſeul nom jadis fit trembler tant de Rois,
Vous avez attaqué celuy qui vous affronte,
Et vous avez vaincu celuy qui vous ſurmonte ;
Suivez vos grands deſſeins, tâchez de reſiſter,
Dans voſtre malheur mſeme on vous peut redouter :
245Si Madame eſt l’objet dont voſtre ame eſt ravie,
Vous devez conſerver ſon ſceptre, & voſtre vie,
Vous voyez que Ceſar l’aſsiège avec ardeur,
Faut-il que ſa beauté rüine ſa grandeur ?
Et lui pouvez-vous dire en voſtre amour extréme,
250Je ne vous deffends point, parce que je vous aime ?
Que ce cœur où la gloire établit ſon ſejour
Faſſe d’une molleſſe un genereux amour :
Une mort au combat peut borner vostre peine
Belle pour un amant, digne d’un capitaine,
255Nous mourrons à vos pieds devant que le deſtin
Faſſe de voſtre vie un glorieux butin,
Et pour moy je mourray plus content que tout autre,
Si mon ſang à l’honneur de ſe méler au voſtre.

Antoine.

Un diſcours prononcé ſi genereuſement

260Ne peut-il revoquer voſtre commandement ?
Ma Reine, permettez ſans ternir ma loüange,
Que ce bras vous deffende, & que ce bras me vange.

Cleopatre.

Malgré moy j’y conſens, à la charge, Seigneur,
Que vous refroidirez cette bouillante ardeur ;
265Ne vous engagez point dans le peril des armes,
Épargnez voſtre ſang pour épargner mes larmes.

Antoine. la baiſant

Ce baiſer ſecondé d’un ſeul de vos regars
Me peut faire aujourdhuy vaincre mille Ceſars.


Scène III.

Cleopatre. Eras. Charmion.
Cleopatre.


Doux apuy de mes jours, fidelles confidentes,
270À qui mes paſsions ſont toutes évidentes,
Et de qui l’amitié partage mes ennuis,
Helas que doy je faire en l’état où je ſuis !
Ma couronne chancelle, & Céſar ne reſpire
Que de voir mes Etats unis à ſon Empire,

275Le Tibre eſt ſur le point de commander au Nil,
Si mon fidelle amant n’empeſche ce peril,
Mais ceſt là le ſurcroiſt de ma peine ſoufferte,
Je crains plus ſon danger que je ne crains ma perte,
Et je me voy reduite à cet étrange point
280Que je veux reſiſter ne me deffendant point ;
Et cependant il croit que je luy ſuis traitreſſe,
Et que ſon ennemi luy ravit ſa maitreſſe,
Son eſprit défiant ſe peut l’imaginer.

Eras.

Madame, il a raiſon de vous en ſoupçonner.

Cleopatre.

285Que dites-vous ?

Eras.

Que dites-vous ? Il ſçait que ſa maitreſſe l’aime,
Mais croit-il voſtre cœur enney de ſoy-meſme ?
Que ſans le ſoulager vous puiſsiez vous trahir,
Et que pour trop l’aimer, vous deviez vous hair ?
Dans ce juſte ſoupçon quelque mal qu’il reſſente,
290Il blâme ſa fortune, il vous juge innocente,
Et ce grand cœur reçoit votre infidelité
Comme une dure loy de la neceſsité.

„ À ſuivre nostre bien nature nous oblige,
Croira-t-il qu’en vous ſeule elle ait fait un prodige ?
295Ce mal tiendra toujours ſon eſprit ocupé,
Et toujours il croira que vous l’aurez trompé :
Donc puis qu’injuſtement il croit voſtre eſprit trâitre,
Puis qu’il vous croit perfide, à cauſe qu’il faut l’eſtre,
Et qu’il eſt naturel de trahir en ce point,
300Trahiſsez le, Madame, & ne le trompez point.

Cleopatre.

Je n’attendois de vous qu’une amitié fidelle
Qui me fit ſupporter ma fortune cruelle,
Mais je voy que mon mal n’en devient pas plus doux,
Et que mes ennemis m’ayment autant que vous,
305Je tire également le ſujet de mes larmes
De vous par vos conſeils, de Céſar par ſes armes :
Je quitterois Antoine, & ce perfide cœur
Trahiroit le mérite à cauſe du malheur ?
Mon amour périroit comme une amour commune
310Au naufrage fatal de ſa bonne fortune ?
Et la postérité diroit à nos neveux,
Antoine fut aymé tandis qu’il fut heureux ?
Ha que plutost les dieux avec le foudre meſme
Arrachent de mon front le royal diadême,

315Et qu’ils donnent plutoſ‍t cent mâitres inhumains
Au ſceptre malheureux qui tombe de mes mains !
Que Ceſar triomphant brule, ſaccage, pille,
Qu’il ſoit vic‍torieux juſques ſur ma famille,
Qu’il prenne, qu’il uſurpe, & qu’il raviße aux miens
320La puiſ‍ſance, & l’eſ‍poir de r’entrer dans leurs biens.

Charmion.

Que voſ‍tre majeſ‍té penſe au doux nom de mere,
Songez à vos enfans.

Cleopatre.

Songez à vos enfans. Oubliray-je leur pere ?

Charmion.

Mais ſi le pauvre Antoine eſt ſenſ‍ible à ſon mal,
Doit-il pas ſouhaiter d’avoir un tel Rival ?
325Ce qu’il ne ſçauroit faire avec toutes ſes armes
Voſ‍tre beauté le peut du moindre de ſes charmes,
Puniſ‍ſez donc celuy dont il eſ‍t outragé,
Qu’il ſoit un peu jaloux, mais tout à fait vengé,
Que Ceſar ſoit vaincu, que vos pays ſoient calmes,
330D’une œillade amoureuſe arrachez lui ſes palmes,

Et que vos chers enfans, ce threſor precieux,
Puiſ‍ſent devoir la vie, & le ſceptre à vos yeux.

Cleaopatre.

En vain tous vos diſcours aſ‍ſaillent ma conſ‍tance,
Ils ne pourront jamais forcer ma reſ‍iſ‍tance ;
335Vains, & foibles attraits, qui n’avez rien de doux,
Faites des malheureux plutoſ‍t que des jaloux.