Cléopâtre (Bertheroy)/Partie 1/Chapitre III

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Armand Colin et Cie (p. 39-65).

CHAPITRE III

Une fête à l’île d’Antirrhodos. — La salle du festin. — Le Maneros. — Les chants de fête égyptiens.

Ce jour-là il y avait dans Alexandrie une animation extraordinaire. Du Port des Rois à l’île d’Antirrhodos une quantité inaccoutumée de barques allaient et venaient, transportant la foule bariolée des esclaves. Cléopâtre donnait un grand festin pour célébrer l’anniversaire de la naissance d’Antoine. Déjà, à cette occasion, des fêtes nombreuses s’étaient succédé ; pendant une semaine, oubliant les hontes de la défaite et les incertitudes du lendemain, le peuple s’était rué, à la suite de ses maîtres, au Gymnase, à l’Hippodrome et dans tous les endroits de plaisir.

Mais, cette fois, c’était d’une solennité plus grande encore qu’il s’agissait. L’île d’Antirrhodos, où Cléopâtre avait un palais de plaisance, et dont les abords étaient ordinairement fermés, allait être accessible à tous. Autour des salles du banquet des tables avaient été dressées en plein air pour la foule ainsi que pour la milice d’Antoine ; de plus on devait boire les couronnes[1] en l’honneur de l’association nouvelle des Inséparables dans la Mort, que le Triumvir venait de fonder pour remplacer désormais celle des Jours Inimitables. Enfin on avait annoncé que les objets d’or et d’argent et les coupes de prix qui devaient servir au festin seraient indistinctement distribués entre les convives[2].

Dès les premières lueurs du soleil, Kaïn s’était transporté dans l’île pour ordonner les préparatifs de cette fêle unique et veiller à ce que tout fut fait selon la volonté de Cléopâtre. Le Chef des esclaves, Psylle d’origine, inspirait à ses subordonnés une terreur très grande. Rarement cependant il se servait du fouet à triple tête de scorpion qui pendait à sa ceinture ; mais les paroles de commandement sortaient de ses lèvres avec un sifflement aigu, pareil au cinglement des lanières de cuir sur les épaules nues des travailleurs ; et sa force physique, la force d’un Hercule libyen, en imposait aux plus indisciplinés parmi les esclaves.

En ce moment une troupe de jeunes Lacédémoniens était occupée à vider sur le rivage de l’île les galères remplies de quartiers de viande, de fruits de provenance exotique et de provisions de toutes espèces. Des esclaves sortaient en courant des salles basses du palais et croisaient leurs compagnons qui s’y rendaient chargés de corbeilles pesantes. Tous étaient vêtus de tuniques de coccina[3], différemment teintes mais de forme semblable, qui laissaient à découvert une épaule et tout un côté de la poitrine ; leur tête était rasée scrupuleusement selon la coutume adoptée à la cour des Lagides.

Dans les bosquets et sous les ombrages des allées, de petits Nubiens complètement nus et de taille pareille avaient été placés à des distances égales pour tenir les flambeaux ; en attendant l’arrivée de la reine ils jouaient à se poursuivre avec des pierres bleues qu’ils ramassaient dans le sable chaud de l’île.

Des Égyptiens, maigres et jaunes, roulaient devant eux de lourds tonneaux de vin dont ils allaient remplir des réservoirs de marbre ; à ces réservoirs étaient ajustés de longs cols de cigogne au bec d’argent finement ciselé qui vomissaient le liquide en cascades écumeuses. Ils avançaient péniblement, tout en échangeant les plaisanteries habituelles à leur race, car le peuple d’Égypte est un peuple gai.

« Cette liqueur-là, dit l’un d’eux, ne fera pas, je suppose, regretter aux soldats d’Antoine le vin libyque qu’ils boivent à Parœtonium, ni aux marins du port d’Eunoste le vin d’Antiphræ ou la bière d’orge que l’on distribue dans les tavernes des Navalia[4]. Les richesses de la grande reine sont donc inépuisables pour qu’après toutes ses défaites le vin de l’abondance coule encore comme aux plus beaux jours du royaume ?

— Les richesses de Cléopâtre ne sont pas près d’être taries, dit un vieux qui s’était attelé à un tonneau avec son écharpe et tirait en tête. Ne voyez-vous pas d’ici le mausolée qu’elle a fait construire sur le cap Lochias ? Il contient, dit-on, plus de trésors que les trois cent mille habitants d’Alexandrie n’en pourraient amasser pendant un siècle. Et n’avez-vous pas entendu, hier encore, le grand prêtre Paësi lui reprocher publiquement, devant le Sérapeum, ses prodigalités et ses folies ? »

Soudain Kaïn apparut sur le péristyle.

« Silence, maudits chiens, hurla-t-il, ou je vous envoie de compagnie tourner la meule jusqu’à la fin de vos jours ! »

Sans attendre l’effet de cette menace, il pivota sur ses talons et rentra dans l’intérieur du palais. On y préparait la table autour de laquelle devaient seulement prendre place Cléopâtre et Antoine avec les principaux personnages de la cour.

Le lieu du festin ressemblait à un temple ; les lambris des murs disparaissaient complètement sous d’épaisses lames d’or ; la voûte, oblongue et très élevée, était étoilée d’une multitude de pierreries éblouissantes. Les saphirs, les rubis, les émeraudes, les callaïs, les opales flamboyaient, semblables à des étincellements d’astres dans la profondeur fluide de l’éther. Une profusion de sardoines habilement parsemées mettait à ces ciels lumineux des reflets de soleils couchants ; et, comme d’énormes stalactites, des lustres de topazes transparentes y pendaient.

Les huit portes monumentales de la salle étaient faites avec l’ébène massif de Meroë[5]. Sur ces portes immenses des écailles de tortue de l’Inde étaient appliquées en relief ; au milieu de chacun des compartiments brillait une large émeraude, symbole de l’œil mystérieux d’Osiris.

Peu à peu la table du festin se couvrait de vaisselle rare et de pièces d’argenterie portant le sceau des maîtres orfèvres d’Alexandrie et de Sidon ; des réchauds de jaspe de forme étrange, les uns allongés en losanges, les autres arrondis en coupes, étaient disposés sans symétrie apparente, mais avec un art exquis, pour supporter les vaisseaux d’or apyre, dans lesquels les mets avaient subi la cuisson. Des récipients de bronze en forme d’obélisque[6] contenaient les shaï, sortes de pâtés froids faits de gibier et de fleur de farine. Dans des amphores revêtues d’argent ajouré aux anses fleuries de pierres précieuses, on avait versé les vins fameux du Massique et de la Grèce. De hauts vases murrhins[7], laissant courir dans l’opacité de leur substance des bandes ondulées pourpre, blanc et couleur de flamme, étaient placés devant chaque convive. Aux extrémités de la table, l’une au levant, l’autre au couchant, se dressaient deux grandes urnes de cristal faites à Akko de Phénicie avec le sable blanc du fleuve Bélus et dans lesquelles était présentée l’eau du Nil pour les ablutions rituelles.

Cependant l’heure avançait. Kaïn appela les esclaves employés au luminaire ; ils vinrent, armés de longs bâtons de cyprès, au bout desquels brûlait une torche de résine. En un clin d’œil les milliers de lampes et de flambeaux s’allumèrent. Alors ce fut un éblouissement. De tous les côtés de la salle, des jets de lumière partaient et allaient se briser aux aiguilles évidées des stalactites de topaze qui les renvoyaient colorés, selon la diversité de leurs rayons, en fusées de toutes les nuances du prisme. À la voûte, les étoiles de rubis et de saphir fulguraient, faisant courir des météores à la surface polie des vaisselles, noyant des soleils au fond des coupes d’or brillant. Les anneaux de sardoines, les lunes d’opale se réfléchissaient sur les immenses plats d’électrum, les émeraudes incrustées dans les portes croisaient le miroitement de leurs feux à travers le col cristallin des urnes.

Maintenant tout était prêt. Kaïn, après avoir jeté un dernier coup d’œil sur l’ensemble des tables, traversa l’île pour aller au-devant de la foule. Taïa était attendue la première, précédant le chœur des musiciens qui allaient saluer Cléopâtre et Antoine à leur arrivée ; elle-même, après le festin, devait chanter au son des harpes ; et ce n’était pas un des moindres attraits de la jeune Libyenne que cette voix pure et sonore dont Cléopâtre avait fait cultiver le développement par les soins des maîtres les plus habiles.

Elle vint en effet dans une trirème que protégeait un tendelet de pourpre. La reine exigeait que son esclave favorite eût dans ces circonstances un appareil quasi royal. L’étroite barque glissa parmi les roseaux et vint aborder à un estuaire qui servait de port à l’île. Kaïn l’attendait, agenouillé sur le sable, prêt à saisir la chaîne d’argent que devait lui tendre le timonier. Un esclave se précipita pour lui épargner cette besogne ; mais le Psylle l’écarta d’un geste violent.

Taïa descendit ; une légère tunique de gaze peinte voilait à peine les contours de son corps ; ses bras nus étaient encerclés de bracelets de lapis ; à ses jambes d’autres anneaux s’enroulaient, pareils à des serpents. Un bandeau d’or souple retenait son épaisse chevelure. Autour de son cou brillait le collier à figurines émaillées que Cléopâtre y avait placé le soir de sa réconciliation avec Antoine.

C’était la première fois que Kaïn se trouvait en présence de la jeune fille depuis ce même soir où il l’avait défendue contre la brutalité des Grecs au chantier du Sebasteum ; aussi s’attendait-il à une parole affectueuse, ou tout au moins à un regard ; mais Taïa passa sans faire attention à lui, indifférente comme toujours à ce qui n’était pas Cléopâtre.

Pourtant il était resté agenouillé, tenant encore dans sa main la chaîne d’argent et ses yeux s’étaient fermés à demi, comme s’il cherchait à retrouver au dedans de lui-même la trace lumineuse d’une vision aimée.

Il ne resta pas longtemps plongé dans ce recueillement ; de toutes parts des embarcations arrivaient, portant les musiciens, les chanteurs et la foule du peuple. D’autres barques, des pacton[8] en forme de radeaux faits de joncs tressés, amenaient la milice d’Alexandrie et les soldats d’Antoine ; ils se tenaient debout, serrés les uns contre les autres, sans s’inquiéter de l’eau qui baignait leurs pieds, très excités par l’appât du festin et aussi par la joie de revoir leur chef. Plusieurs s’étaient échappés de Parœtonium, désobéissant aux ordres de Cornélius Gallus qui avait déjà donné des gages de servitude à Octave Auguste[9].

Tous ces gens s’étaient amassés sur le rivage ; soudain un immense cri de joie sortit à la fois de leurs poitrines ; ils venaient d’apercevoir, quittant le port royal d’Alexandrie, la trirème d’or de Cléopâtre et d’Antoine qui arrivait lentement, laissant derrière elle un immense nuage bleu, la fumée de l’encens brûlé à la poupe.

À mesure que l’embarcation se rapprochait, les acclamations augmentaient. Quand elle fut près d’aborder, ce devint du délire ; les cris de la multitude couvraient le chœur des musiciens qui s’étaient rangés pour faire cortège à la nouvelle Isis et au fils d’Hercule.

Revêtue de la robe isiaque, Cléopâtre s’avança. L’image de l’urœus sacré ombrageait son front ; ses yeux, dont la couleur était changeante, regardaient loin devant eux ; ils semblaient refléter l’infini des flots et les abîmes plus insondables encore de son cœur.

Sur son passage, les choristes psalmodiaient un vieux refrain populaire égyptien ; chaque théorie de chanteurs en scandait une phrase qu’accompagnait un ronflement de tambourins et de sistres :

La prêtresse d’Hathor est une palme d’amour,
Une palme d’amour auprès du Roi.
Noire est sa chevelure, plus que le noir de la nuit,
Plus que les baies du prunellier ;
Rouge sa joue plus que les grains de jaspe rouge,
Plus que l’entame d’un régime de palmes.
Ses seins sont bien plantés sur sa poitrine[10].

À côté de Cléopâtre et la dépassant d’une demi-coudée, marchait Antoine. Le triumvir portait le costume des souverains d’Arménie ; une longue saie aux couleurs écarlates enveloppait son torse puissant ; sur sa tête s’élevait la cidaris pointue, surmontée d’une triple rangée de perles. Sa barbe, qu’il laissait pousser tout entière, s’épanouissait en touffes abondantes.

Derrière Antoine et Cléopâtre venaient, dans l’ordre prescrit par le cérémonial, le grand prêtre Paësi et les invités de la maison royale.

Ils entrèrent dans la salle du festin ; les deux souverains prirent place sur un lit de pourpre rehaussée d’or.

Quand tous les invités furent assis, de jeunes esclaves vinrent distribuer les couronnes. Elles étaient faites de plusieurs sortes de fleurs et particulièrement de roses et de feuillages de nard ; les convives s’en ceignirent le front, le cou et la taille.

La masse du peuple se rua autour des tables dressées en plein air et sur lesquelles, dans les intervalles du banquet, on introduisit des combats de coqs et de cailles dressés à l’avance à ce jeu barbare.

Cependant Antoine, que des fêtes répétées avaient rendu à ses vieilles habitudes de débauche, paraissait plus gai que jamais et plaisantait avec ses compagnons d’armes. Le vin avait déjà coulé dans les coupes et les mets rares avaient circulé en abondance. Les larges portes d’ébène de la salle furent ouvertes, et la foule qui était dehors se mêla aux convives royaux.

Alors le triumvir se leva ; ses soldats s’étaient groupés autour de lui ; il effeuilla les pétales de sa couronne dans sa coupe ; puis après l’avoir portée à ses lèvres il la présenta à Cléopâtre qui la vida d’un trait. Tous les Inséparables dans la Mort, tous ceux qui s’étaient fait serment de ne pas se survivre les uns aux autres et de sacrifier leur vie pour la même cause, vinrent à leur tour boire les couronnes. Les coupes circulaient de main en main ; chaque fois qu’il en passait une devant Antoine, le triumvir y prenait une large gorgée.

À la fin, quand les derniers pétales des fleurs eurent été effeuillés, Antoine fit de nouveau remplir sa coupe ; aux acclamations des convives, il la tint élevée sur le front de Cléopâtre et, d’une voix de buveur heureux que des libations copieuses n’avaient pas affaiblie, il chanta :

Oui, buvons aux Inséparables.
Que les dieux leur soient favorables,
Que les Amours planent sur eux !
Ceux qui savent chanter et boire
Sont plus proches de la victoire
Que les tristes et les peureux !

Dans le breuvage aux reflets roses
Puisons l’oubli des jours moroses
Et l’ardeur du devoir pressant.
Au lendemain de nos orgies
Plus fortes sont nos énergies
Et plus fiévreux est notre sang.
XX

La vie est courte, la mort proche ;
Buvons ! Et bientôt sans reproche
Nous combattrons jusqu’au dernier.
Que peut-on regretter sur terre
Quand avant d’affronter la guerre
On a vécu son rêve entier ?

Un tumulte indescriptible suivit ces couplets. Antoine était bien à ce moment-là redevenu l’idole de ses soldats et le maître du peuple.

Seul, pendant cette scène de triomphale joie, Paësi était demeuré muet ; ses bras pendaient immobiles sous les plis de l’éphod que retenait à sa taille une splendide ceinture de fin lin ; sur sa poitrine aussi immobile que celle d’un dieu de granit, le zodion saint étincelait.

Antoine l’interpella :

« Eh bien ! respectable Paësi, ni les vins capiteux du Massique ni les liqueurs ambrosiaques dont Cléopâtre n’a donné le secret qu’à une seule de ses esclaves n’ont donc pu réussir à te dérider ? Te voilà aussi renfrogné que si tu avais pour tout souper des macres arrosés d’eau du Nil, — la plus savoureuse, dit-on, qui soit au monde, ce que j’ignore, n’en ayant jamais goûté. »

Le vieux prêtre souleva ses paupières ridées.

« Il vaudrait mieux pour vous, Marc-Antoine, dit-il, ainsi que pour l’auguste reine Cléopâtre, que vous en eussiez fait plus souvent usage. Autrefois les rois d’Égypte étaient accoutumés à des aliments simples ; ils se nourrissaient de chair de veau et d’oie et ne devaient boire qu’une certaine mesure de vin, afin d’éviter de donner à leurs sujets l’exemple honteux de l’ivresse.

— En ce cas, répliqua Antoine, ils ne leur donnaient pas non plus une ample part à leurs festins ni aux réjouissances d’une fête comme celle-ci. »

Des murmures approbatifs se firent entendre. Cléopâtre passa ses bras nus et parfumés autour du cou de son amant :

« Ne tourmente donc pas ainsi mon prêtre, Antoine ! dit-elle avec un sourire. Paësi est né triste et mourra triste ; les dieux en ont décidé ainsi. »

Le triumvir poussa un rire bruyant.

« Félicitons-nous alors de ne l’avoir pas enrôlé dans notre association des Inséparables. Je souhaite pour traverser le Styx voir des visages plus gais que le sien. Mais, quoi que tu puisses dire, divine Cléopâtre, le Grand Prêtre a quelque pensée plus sombre aujourd’hui. Il se sera endormi dans le temple de Sérapis et y aura fait sans doute un mauvais rêve. »

Paësi cette fois étendit les bras ; il répondit d’une voix dure :

« Il n’est pas besoin de faire de tels rêves pour que la crainte des catastrophes prochaines fasse trembler ceux que la folie ou l’ivresse n’ont pas encore atteints. Dois-je vous rappeler tous les présages malheureux qui vous concernent et tous les avertissements que les dieux nous ont donnés par des signes ? À votre approche les ibis sacrés se sont enfuis de nos temples ; parmi l’horreur des nuits occidentales la voix des typhons a gémi ; dans Albe votre statue de marbre a sué le sang ; dans Athènes elle a été renversée, seule, au milieu des autres restées debout !

— Assez ! assez ! cria Antoine (il affectait de rire très haut, mais en réalité il craignait sur la foule superstitieuse le mauvais effet des paroles du prêtre). — Belle Taïa, fais-nous entendre quelque chant d’amour ; cela nous purgera les oreilles des gémissements de cet oiseau de mauvais augure ! »

La gaîté interrompue un instant par ce colloque reprit plus vive. Bientôt apparurent des musiciennes en grand nombre diversement vêtues. Des jeunes filles syriennes, belles d’une beauté langoureuse particulière à leur race, portaient dans leurs mains des cithares d’argent ; leur tête fine était ornée du voile de Sidon, que les femmes d’Égypte avaient su rendre plus transparent encore en séparant avec l’aiguille les fils de ce léger tissu ; des Syracusaines, glorieusement parées de longues robes surchargées de broderies, se tenaient debout, inclinées sur les volutes d’or de leurs harpes ; enfin de jeunes Athéniennes couronnées de violettes et de lierre, presque nues sous la mince tunique couleur de safran, pressaient contre leur poitrine la lyre à cinq cordes. Toutes devaient suivre la phrase musicale de la chanteuse et l’accompagner sur un rythme que décidait le caprice de son inspiration.

Au milieu d’elles Taïa s’avança ; ses yeux ardents et fauves se posèrent sur le visage divin de Cléopâtre ; sa voix passionnée phrasait les paroles de l’hymne, comme si elle-même les eût composées à cet instant pour répondre à un besoin de sa pensée. Elle dit :

« Ton amour pénètre en mon sein, de même que le vin se répand dans l’eau ; de même que le parfum s’amalgame à la gomme ; de même que le lait se mêle au miel.

— Ô ma souveraine, ô ma sœur ! les baies odorantes qui causent ton ivresse, je ne les jetterai point aux quatre vents du ciel ; on ne les écrasera pas à la veillée de l’inondation, en Syrie avec des bâtons de cyprès, en Éthiopie avec des branches de palmier, sur les hauteurs avec des rameaux de tamaris, dans la plaine avec des tiges de souchet.

— Mais pour te plaire je m’embarquerai sur le canal, j’entourerai mes épaules de myrte et j’arriverai à Ouktnoui et j’adresserai ma prière à ton dieu :

« Que ma sœur soit pendant la nuit comme la source d’eau dont les myrtes sont semblables à Phta ; qu’elle éclaire la terre de sa beauté, que Memphis garde pour elle la boîte de fard qu’on apporte de Nofrino ! »

— Je serai sur le rempart, mon sein plein de fleurs de persea, mes cheveux alourdis d’essences[11]. »

Elle s’agitait, se grisant elle-même au souffle vibrant de ses paroles ; ses yeux n’avaient pas quitté le visage de Cléopâtre. La reine, les bras étendus sur les deux bords de sa couche, avait abaissé ses paupières lourdes et semblait écouter sa suivante dans un recueillement voluptueux.

D’un rythme plus lent, que soutenaient à peine les arpèges onduleux des luths, Taïa reprit :

« Le figuier ouvre sa bouche et son feuillage va dire : apprends de moi ce qu’on te veut.

— Je viens vers une maîtresse qui certes est une reine ; et moi je suis l’esclave de la bien-aimée ; elle m’a fait mettre dans son parc, elle ne m’a pas donné un breuvage commun.

— Le petit sycomore, qu’elle a planté de sa main, ouvre sa bouche pour parler. Ses accents sont doux comme l’écume d’un miel excellent ; ses touffes sont gracieuses, plus fleuries que celles du sorbier, chargées de baies plus rouges que la cornaline ; ses feuilles sont serrées et bariolées comme l’agate ; son bois est de la couleur du jaspe vert ; ses grains sont comme le tamaris ; son ombre est fraîche et éventée de brise :

— Ô ma souveraine, ô ma sœur, viens ! Passe un instant ici au milieu des jeunes femmes. Le verger est dans son beau jour ; les gouverneurs des domaines se réjouissent et tressaillent de plaisir à ta vue ; tes esclaves défilent en ta présence, armés de leurs outils, grisés de leur ardeur à courir vers toi. Les serviteurs viennent avec leur appareil, apportant de la bière et toutes sortes de pains mêlés, des plantes nombreuses et tous les fruits plaisant à tes lèvres, matin après matin, trois jours de suite.

— Ô souveraine, ton maître est assis à ta droite : fais ce qu’il veut ; enivre-le selon son désir ! La salle où l’on boit est bouleversée par l’ivresse. Soulève ton voile sans crainte ; moi, j’ai le sein fermé ; mes yeux ne diront pas ce qu’ils ont vu et ma bouche gardera le silence. »

Elle se tut. De nouveau les coupes avaient été remplies et vidées ; d’autres musiciens étaient venus prendre place sur l’estrade avec des instruments bruyants, des sistres, des tambourins, des sambouques, dont ils accompagnèrent les dernières phrases musicales de la chanteuse. En même temps un adolescent entra dans la salle ; il marchait gravement, le corps enguirlandé de fleurs, portant dans ses mains une petite momie en bois sculpté, étendue dans un cercueil. Il la présenta à Cléopâtre en disant :

« Regarde ceci et hâte-toi de boire et de jouir ; car telle tu seras après la mort. »

Cléopâtre prit la momie des mains de l’adolescent ; elle la donna à Marc-Antoine, en répétant la même formule. Puis chaque assistant à son tour accomplit le rite et prononça les mots consacrés.

C’était là ce qu’on appelait le Maneros[12] ; les Égyptiens, qui se plaisaient aux contrastes violents, avaient dès longtemps adopté cette coutume d’introduire dans leurs fêtes, au moment où la gaîté était à son comble, le symbole inoublié de la mort.

Quand la momie eut ainsi circulé de main en main, un chœur de jeunes hommes, qui avait remplacé Taïa au centre de l’estrade, entonna un hymne ; c’était un de ces chants où dominait un sentiment, toujours le même, cher à la théologie de l’Égypte : l’adoration de la vie en toutes ses formes avant que les puissances destructives aient réussi à l’anéantir.

Ils entonnèrent d’une voix forte :

Ra se lève
Au matin ;
Toum achève
Son destin.
L’homme engendre
Et son fruit,
Sans attendre,
Est détruit.

Fais un heureux jour,
Ô prêtre aux mains pures,
Ô Nofrihotou !

Un ah ! énervé, que poussaient tous les assistants, était l’applaudissement obligatoire de cette finale à chaque fois qu’elle revenait ; et leurs mains qu’ils frappaient l’une contre l’autre soutenaient la mesure et accompagnaient les chanteurs.

Le chœur reprit :

La narine
Hume l’air ;
La poitrine
Boit l’éther,
Jusqu’à l’heure
Où nous prend
La demeure
Du Dieu grand.

Fais un heureux jour,
Ô prêtre aux mains pures,
Ô Nofrihotou !

Des parfums nouveaux avaient été apportés ; maintenant sur les réchauds fumait l’essence du pays de Pounit, que l’on ne pouvait faire brûler qu’après le coucher du soleil. D’autres coupes plus profondes étaient distribuées, dans lesquelles les esclaves versaient une liqueur d’ambre.

Les chanteurs continuèrent ensemble :

Ta sœur t’aime,
À ses pieds
Cours et sème
Des pourpiers,
Des offrandes

De crocus,
Des guirlandes
De lotus.

Fais un heureux jour,
Ô prêtre aux mains pures,
Ô Nofrihotou !

Une pluie de fleurs, toutes les fleurs de l’île, arrachées par les mains avides des Alexandrins, s’épandit alors sur Antoine et sur Cléopâtre. Les deux souverains disparaissaient presque sous l’amoncellement des pétales embaumés ; frénétiquement toutes les mains battaient, hâtant par leurs claquements sonores le rythme des instruments :

Que ta fête
Soit sans prix :
Oins ta tête
D’ambre gris,
Geins ta taille
De lin blanc,
Tau tressaille
Dans ton flanc.

Fais un heureux jour,
Ô prêtre aux mains pures,
Ô Nofrihotou !

À ce moment, une nuée de jeunes vierges vint se placer sur le devant de l’estrade ; des écharpes transparentes les enveloppaient savamment, laissant nus et libres leurs jambes souples et leurs bras encore graciles. Elles aussi marquèrent des pieds et des mains le mouvement qui s’accélérait, au point de donner à peine aux chanteurs le temps de prononcer les paroles.

Ils dirent :

Livre, livre
Au plaisir
Qui t’enivre
Ton désir ;
Chante et danse
Jusqu’au soir
Du silence
Sans espoir.

Fais un heureux jour,
Ô prêtre aux mains pures,
Ô Nofrihotou !

Un ah ! plus formidable que les autres couvrit cette finale. Maintenant dans les allées comme dans la salle immense, d’un bout à l’autre de l’île, les convives s’étreignaient, pris de fièvre, dansant au son des instruments et des voix, sous les feux de la voûte illuminée et dans le prolongement des verdures. Et de plus en plus le mouvement se précipitait ; les paroles se heurtaient.

Ce fut au milieu de cris sauvages que le chœur acheva son hymne :

Va, redouble
Tes transports ;
Mets le trouble
Dans ton corps.
Le temps presse :
Plus qu’hier
Mets l’ivresse
Dans ta chair.

Fais un heureux jour,
Ô prêtre aux mains pures,
Ô Nofrihotou ![13]

Le matin, quand le soleil se leva, les amschirs fumaient encore ; mais Antoine et Cléopâtre avaient disparu dans leur trirème, laissant le peuple d’Alexandrie consommer à son aise l’orgie de la veille.


  1. Voir note justificative no 12, p. 295.
  2. Plutarque, Antoine, LXXXI.
  3. Voir note justificative no 13, p. 296.
  4. Voir note justificative no 14, p. 297.
  5. Gabriel Peugnot, Du luxe de Cléopâtre dans ses festins.
  6. Voir note justificative no 15, p. 299.
  7. Voir note justificative no 16, p. 300.
  8. Voir note justificative no 17, p. 301.
  9. Dion Cassius, LI.
  10. Voir note justificative no 18, p. 301.
  11. Voir note justificative no 19, p. 302.
  12. Voir note justificative no 20, p. 304.
  13. Voir note justificative no 21, p. 305.