Cléopâtre (Bertheroy)/Partie 1/Chapitre VI

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Armand Colin et Cie (p. 103-117).

CHAPITRE VI

Taïa, prévenue de l’incendie des vaisseaux, en avertit Cléopâtre. — Fureur de la reine. — Taïa lui propose d’aller elle-même à l’oasis d’Augila demander l’alliance de Magas, roi des Nasamones. — Départ du convoi.

Une nuit, Taïa, prévenue du désastre par un message de Kaïn, pénétra inopinément dans le palais pour en prévenir Cléopâtre. Malgré l’heure insolite, les femmes de service qui veillaient autour de l’appartement royal la laissèrent passer sans y prendre garde, connaissant la place importante que la jeune Libyenne occupait dans l’intimité de sa maîtresse.

Cléopâtre dormait. Ses deux bras, encerclés de perles passées sur des fils d’or, étaient arrondis au-dessus de sa tête comme une auréole resplendissante. Le haut de sa gorge était recouvert d’une grosse chaîne flexible, d’où pendait un scarabée de jaspe aux élytres en pâte de verre bleu rayée d’or. L'insecte mystique reposait entre les deux seins de la nouvelle Isis, soulevé et abaissé régulièrement par les ondes voluptueuses de son souffle.

De la voûte élevée du lit une lampe descendait, où brûlait lentement une mèche de fin lin plongeant dans l’essence embaumée du styrax. Ce lit ressemblait à un autel ; des quatre côtés s’élevaient de hautes colonnes formées par les torses de sphinx grecs à poitrine de femme ; leurs ailes déployées soutenaient de lourdes draperies d’hyacinthe et de pourpre pareilles à celles des sanctuaires. Sur le devant de la couche des bas-reliefs, sculptés dans l’or massif, représentaient les différentes scènes de la vie terrestre d’Isis à la recherche des dépouilles d’Osiris, son frère et son époux, tombé dans les embûches de Typhon.

En pénétrant inopinément auprès de Cléopâtre, la jeune Libyenne n’avait pas songé qu’elle allait la trouver endormie ; elle resta un moment immobile, arrêtée par cet obstacle imprévu du sommeil, mais décidée quand même à ne pas retarder sa pénible confidence.

Elle monta les six degrés de marbre recouverts de tapis de Sidon qui conduisaient à la couche royale et attendit.

Au bout de quelques minutes Cléopâtre sourit sans ouvrir les yeux ; quelque vision de gloire ou d’amour passait sans doute devant ses paupières closes ; peut-être vivait-elle en ce moment le rêve de l’île heureuse là-bas avec Antoine, dans un coin ignoré du monde, — peut-être se voyait-elle au contraire entrer en triomphatrice dans Rome, où elle jurait quelquefois par le Capitole de siéger en souveraine maîtresse.

Ses bras noués se détachèrent et vinrent s’abattre sur le lit ; un frémissement courut le long de son corps ; entre les seins le scarabée mystique se soulevait, mû avec plus de force par l’oppression subite du réveil.

Alors Taïa d’une voix claire, la voix dont elle appelait naguère les pâtres errants à travers les dunes de la Cyrénaïque, acheva d’éveiller Cléopâtre.

« Grande Reine, je viens de recevoir un message de Kaïn ; écoutez-moi. »

Cléopâtre se dressa sur son lit et reconnut sa suivante :

« Toi, Taïa ? Pourquoi viens-tu à cette heure ? Qu’y a-t-il ?

— Les Arabes ont brûlé les vaisseaux que Kaïn avait fait transporter dans le golfe ; la plus grande partie des richesses est tombée entre leurs mains… »

La reine ne lui laissa pas le temps d’achever.

« Misérable folle, c’est toi qui es cause de ce désastre ; c’est toi qui m’as suggéré l’idée de mettre Kaïn à la tête de l’expédition ; avec un autre chef que lui, mes vaisseaux eussent passé sans encombre ; je cherchais un homme capable de tenir tête à mes ennemis ; tu m’as fait prendre un Psylle, un charmeur de vipères.

— Grande Reine, il n’existe pas dans les deux Égyptes d’homme qui vous soit plus dévoué que Kaïn : il a accepté de faire ce que les plus fidèles d’entre vos serviteurs avaient refusé ; grâce à lui, quelques-uns de vos vaisseaux ont été sauvés ; en défendant les autres, il a reçu une blessure terrible. Ce sont les Arabes…

— Ces explications sont inutiles ! exclama Cléopâtre. Kaïn sera mis à mort avec une partie de ses hommes ; les autres seront renvoyés aux mines après avoir subi le supplice du fouet. Il faut qu’il y ait autant de sang versé qu’il y a eu d’or perdu par leur faute.

« Je vois bien d’où le coup est parti, ajouta-t-elle. C’est Didius, gagné par Octave, qui aura lancé des hordes sauvages contre mes navires[1]. Oh ! cet Octave, quel moyen trouver pour m’en défendre ? Antoine lui-même, malgré sa bravoure, demeure impuissant devant la force écrasante de son rival. Pour le combattre, il nous faudrait une armée nombreuse ; au lieu de cela, autour de moi, il n’y a que défections et lâchetés… »

Taïa était devenue pensive.

« Tout n’est pas perdu encore, dit-elle, Reine ; il vous reste de grandes ressources ; si vous voulez consentir à m’entendre… »

Cléopâtre l’interrompit de nouveau :

« Tais-toi ! tes avis, je ne les ai déjà que trop écoutés. Tous ceux qui m’ont conseillée m’ont perdue. Si j’avais suivi mes seules inspirations, je serais à présent la maîtresse de l’empire, la dominatrice du monde. Mais toujours j’ai eu auprès de moi des êtres qui se sont mis en travers de mes plans, Paësi, toi, tant d’autres encore. »

Elle frémissait, secouée par le flot montant de sa colère ; et Taïa eût dû être effrayée du ton menaçant de sa voix et du froncement redoutable de ses sourcils. Mais l’esclave favorite était accoutumée à ces emportements ; elle s’agenouilla sur les degrés, sa belle tête appuyée contre le bas-relief de la couche, et attendit que le calme fût revenu dans l’âme troublée de sa maîtresse.

Cependant Cléopâtre, toujours dressée, continuait à murmurer des paroles de découragement et d’amertume ; un affolement lui venait à la pensée de rester isolée dans son royaume, entravée à toute heure dans sa liberté, en butte aux conspirations de ses alliés anciens devenus ses ennemis.

Puis sa colère se fondant en un sentiment de pitié sur elle-même et sur ses projets anéantis, elle abaissa les yeux sur Taïa et lui dit d’une voix plus apaisée :

« Que fais-tu là ? Retire-toi et ne reviens que sur mon ordre.

— Nouvelle Isis, répondit Taïa sans quitter sa posture agenouillée, vous savez que votre esclave vous aime ; laissez-la, de grâce, vous proposer un moyen de tout sauver.

— Encore, si ce n’était que mes richesses perdues ! reprit Cléopâtre sans l’écouter. Des richesses, j’en ai suffisamment pour couvrir le sol de l’Égypte, depuis Alexandrie jusqu’aux Pyramides. Quand j’en aurai rempli mon mausolée du Lochias, il m’en restera encore assez pour charger des navires en nombre égal à ceux que l’imprudence de Kaïn vient de me faire perdre. Mais ce n’est plus seulement de l’or qu’il me faut pour rétablir ma puissance ; l’or ne lutte pas contre l’idée, et l’idée c’est la domination envahissante de l’Occident incarnée dans Octave. Ah ! ils le sentent bien ceux qui m’abandonnent dans l’inertie de mes trésors, dans la vanité de mes joyaux, presque aussi impuissante que les Pharaons qui reposent dans la mort au milieu de richesses incalculables. Pour repousser cette force, il faudrait une force semblable ; il faudrait qu’un homme se levât, traînant derrière lui tout un monde assoiffé de conquêtes nouvelles.

— Je sais où trouver cet homme », répondit simplement Taïa.

Cléopâtre regarda la jeune fille et ne put s’empêcher de sourire.

« Ma pauvre petite, le sommeil trouble ton cerveau. Va te reposer et continuer de rêver seule. Pour moi, je ne me fais plus d’illusions ; tout est fini cette fois, à moins qu’Antoine ne revienne de Parœtonium avec une armée bien organisée que le prestige de sa présence soutiendra encore. C’est là maintenant contre Octave mon dernier espoir de salut.

— Ce qu’Antoine ne peut accomplir à lui seul, il le fera vaillamment secondé, dit Taïa ; et, puisque l’appui des nations alliées vous échappe, pourquoi ne pas chercher ailleurs des moyens d’action ? N’avez-vous jamais pensé, Grande Reine, que près de vous, presque aux portes de votre royaume, il existe un élément formidable de destruction que vous pourriez faire servir à votre défense ? De l’immense désert Libyque surgirait de terre à votre appel un fourmillement d’hommes, une nuée de Barbares. Vous ne connaissez pas comme moi la force indomptable de ces races sauvages. Lancées contre le monde, elles balayeraient comme un cyclone tous vos ennemis coalisés. »

Cléopâtre était devenue attentive.

« C’est donc une invasion du continent blanc par le continent noir que tu me proposes là ? dit-elle. Mais, en admettant que l’idée soit bonne et que ces peuplades acceptent de combattre pour moi, comme tu le prétends, où trouver un chef qui les conduise et dans quel intérêt ce chef les armerait-il pour me défendre ?

— Dans l’intérêt de sa propre vengeance. Le chef auquel j’ai pensé est Magas, le roi des Nasamones. Vous le connaissez, divine Cléopâtre. C’est à lui que vous m’avez achetée toute enfant, lorsque vous étiez descendue dans l’oasis d’Amon pour consulter l’oracle du dieu.

— Je m’en souviens, dit Cléopâtre. Un colosse enveloppé dans une peau de bête et qui me regardait avec des yeux farouches. Et toi, petite Taïa, tu courais autour de lui comme une gazelle sauvage. Nul n’aurait pensé alors qu’un jour viendrait où tu serais assez savante pour discuter avec la reine d’Égypte les destinées des empires. »

La Libyenne baisa la main que lui laissa prendre sa maîtresse, puis elle continua :

« Ce Magas est un descendant des Carthaginois et, comme tel, il nourrit contre Rome une haine terrible, la haine accumulée de trois générations d’hommes. Bien souvent je l’ai entendu le soir sous sa tente raconter les horreurs du siège de Carthage, dont son aïeul avait été témoin ; ce récit, entremêlé de cris de fureur, frappait vivement mon imagination d’enfant. Je le vois encore brandissant sa hache de fer au-dessus de sa tête et renouvelant avec les accents d’un fanatisme féroce le serment de vengeance que son père lui avait fait prêter sur le tombeau de ses ancêtres. S’il n’a pas encore satisfait sa haine, c’est qu’il attend pour cela une occasion sûre. À vous, Reine, de la lui fournir, en l’associant à Marc-Antoine contre Octave. »

Taïa parlait avec une conviction chaude qui peu à peu gagnait l’âme facile à impressionner de Cléopâtre ; puis, malgré elle, la reine avait foi dans la justesse de vue de cette fille du désert qui avait su prendre sur son esprit un réel empire.

« Ce Magas a donc sous ses ordres une armée puissante ? demanda-t-elle.

— Innombrable. D’ailleurs il peut en outre faire appel à tous les Libyens nomades répandus dans la plaine depuis Thèbes jusqu’au lac Tritonis ; les Ligures, les Lytophages, les Marmarides, les Garamantes se rueront à sa suite avec joie ; car il est le plus redoutable et le plus respecté de tous les rois de la région.

— Mais pour organiser cette cohue de Barbares, reprit encore Cléopâtre, il faut du temps : or Octave est à nos portes ; Péluse est gardée à vue, Alexandrie est menacée…

— Ni l’une ni l’autre de ces deux places n’est encore prête à se rendre. Vous savez mieux que moi, Reine, quelles ressources Péluse et Alexandrie contiennent pour résister à l’attaque prévue de César-Octave. D’ailleurs Antoine, avec ce qu’il aura réuni de troupes, pourra les couvrir en attendant. Grande Reine, confiez-moi un message pour Magas ; nous sommes à l’époque de l’année où il monte avec ses hommes dans l’oasis d’Augila faire la récolte des dattes ; en partant sans tarder je le rencontrerai ; ne me refusez pas cette faveur. »

Cléopâtre, au fond d’elle-même, était déjà décidée ; elle se disait qu’il serait toujours temps de s’enfermer dans son mausolée au milieu de ses richesses ; cependant, par tendresse pour Taïa, elle feignit d’hésiter encore.

« Mais il y a treize jours de distance d’ici Augila. Ne redoutes-tu pas les dangers de la route ?

— Vous me donnerez une escorte. Nous passerons par le temple d’Amon, dont le chemin est déjà frayé par des caravanes nombreuses ; d’Amon à Augila il y a à peine cinq journées ; le désert, loin de m’effrayer, m’attire et la pensée de vous servir me soutiendra.

— Tu partiras donc, puisque tu le veux ; mais j’exige que tu aies un convoi bien organisé et digne de ma suivante favorite. Demain dès le lever du soleil je donnerai mes ordres à ce sujet. En attendant, repose-toi. »

Taïa s’étendit sur les degrés et s’endormit ; mais Cléopâtre resta éveillée. Avec cette mobilité d’esprit particulière à sa nature qui la faisait passer presque sans transition du découragement à l’espérance et que justifiaient d’ailleurs les revirements nombreux de sa fortune politique, elle se laissa emporter une fois encore par le courant rapide de ses ambitions ; et quand l’aube parut, elle se voyait assise sur le trône de Rome que lui avait conquis l’armée innombrable des Barbares.

Le soir de ce même jour la caravane était formée ; on avait été chercher dans le quartier du Camp Macédonien les éléphants de l’Inde qui étaient exclusivement réservés au service de Cléopâtre. C’étaient d’énormes animaux admirablement dressés pour la traversée du désert. Sur l’un d’eux s’étalait un pavillon somptueusement décoré et aménagé d’étoffes filigranées d’or et de coussins soyeux où Taïa prit place. La Libyenne avait voulu revêtir le costume de sa nation, qui consistait en une égide de peau de chèvre teinte en rouge et en une jupe courte d’étoffe rude recouvrant le bas de son corps ; des plaques de métal brillaient autour de son cou, s’incrustant presque dans sa chair brune. Ainsi, Taïa avait l’air d’une reine sauvage regagnant ses contrées lointaines.

Un second éléphant portait les femmes qu’elle avait choisies pour l’accompagner pendant le voyage : deux jeunes Grecques de Salamine à qui elle avait appris l’art de chanter comme elle au son des harpes les refrains favoris de la reine d’Égypte.

Quatre eunuques venaient à leur suite ; ils disparaissaient presque au sommet de leur gigantesque monture sous l’amoncellement des broderies et des joyaux dont ils étaient couverts.

Enfin deux autres éléphants avaient été chargés de lourds coffrets contenant les présents et les vaisselles d’or que Cléopâtre envoyait au roi Magas.

À la tête du cortège et massés en colonnes pressées, les cent cavaliers de l’escorte avaient grand’peine à maintenir au pas l’allure de leurs jeunes chevaux, habitués à courir librement dans les plaines qui avoisinaient le camp d’Alexandrie ; ces animaux fougueux secouaient leur crinière et poussaient des hennissements sonores ; quelques-uns se cabraient sous le frein tendu — et leur poitrail lisse brillait quelques secondes entre leurs sabots comme la surface polie des boucliers.

Par derrière, fermant la marche, venaient les serviteurs et les esclaves ; ils conduisaient les ânes porteurs des provisions de la route. L’eau des ablutions puisée dans l’aiguade d’Alexandrie et l’eau à boire prise dans le Nil étaient enfermées dans de larges outres ; des cornes contenaient le baume et les parfums ; dans des cages d’osier peint et tressé des cailles vivantes voletaient ; des quartiers d’oie conservés dans le sel, des gâteaux de farine d’épeautre remplissaient de larges corbeilles ; tout cela était accroché sur les flancs de ces ânes qui étaient presque aussi hauts que des chevaux et qui avançaient allègrement, malgré leur charge pesante.

La caravane, ainsi ordonnée, traversa l’avenue Canopique, entra dans le quartier du Serapeum et quitta la ville par le tranquille faubourg de Nécropolis.


  1. Dion Cassius, L. V.