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Cléopâtre (Bertheroy)/Partie 2/Chapitre VII

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CHAPITRE VII

Toilette de Cléopâtre pour la mort. — Arrivée d’Octave. — Kaïn apporte l’urœus. — Derniers moments de Cléopâtre. — Mort de Taïa et de Kaïn.

Cléopâtre s’était préparée à la mort comme à une solennité glorieuse. Sous prétexte de voir une dernière fois avant de partir pour Rome les suivantes qu’elle aimait, elle avait fait demander à César de les laisser cette nuit auprès d’elle. Par leurs soins, son corps avait été oint de parfums exquis, ses cheveux avaient été saturés d’essence ; un cercle d’antimoine, habilement tracé autour de ses paupières, donnait à ses yeux un éclat particulier et les rendait pareils à deux pierres précieuses enchâssées dans le bronze ; une couche légère de vermillon avivait d’un rose ardent les contours de ses lèvres et la pointe de ses seins ; ses pieds admirables reluisaient sous une onction de vernis parfumé composé de benjoin et de nard.

Jamais pour les nuits fastueuses passées avec Jules César ou Marc-Antoine — les deux hommes qu’elle avait le plus aimés — elle ne s’était autant complu à se faire belle que pour les baisers de l’époux mystique dont elle attendait la venue.

Seule parmi les suivantes, Taïa était dans le secret de cette mort ; pourtant son agitation fiévreuse de la veille avait fait place à un grand calme ; et c’était avec une gravité souriante, augmentée d’une nuance de tendresse plus vive, qu’elle accomplissait ses fonctions auprès de sa divine maîtresse.

Cependant l’heure fixée par Octave pour le départ de la reine approchait, et Kaïn n’avait pas encore apporté la corbeille au fond de laquelle devait être caché l’urœus sacré. Cléopâtre s’impatientait comme dans l’attente d’un rendez-vous d’amour ; et tandis que la Libyenne lui nouait au cou la tunique filigranée d’or :

« Pourvu qu’il vienne, Taïa ! soupirait-elle.

— Ne craignez rien, Grande Reine, répondait Taïa ; Kaïn ne manquera pas à sa parole. »

À ce moment elles perçurent le bruit d’un cortège franchissant avec une cadence mesurée l’avenue du palais. C’était l’Imperator qui venait prendre possession de sa royale prisonnière. On entendit les soldats gravir lourdement les degrés de l’escalier de marbre ; à des intervalles réguliers ceux qui étaient devant s’arrêtaient pour laisser au groupe des licteurs qui escortaient Octave le temps d’avancer. Dans une salle contiguë à celle où était Cléopâtre les hommes se rangèrent ; et César parut, accompagné d’Aréus et des licteurs.

L’Imperator avait alors trente-trois ans, mais il avait conservé l’apparence frêle d’un éphèbe. Il entra, appuyé sur l’épaule du philosophe, et s’avança d’un pas tranquille, comme un maître dans cette demeure. Les hauts cothurnes dont il était chaussé dissimulaient la petitesse de sa taille ; une toge d’étoffe sombre et de forme presque semblable à la robe prétexte des adolescents l’enveloppait, laissant voir aux contours des manches l’indusium de nuance plus claire. Les yeux, d’une limpidité parfaite, brillaient sous l’auréole des cheveux bouclés ; les dents, petites et écartées comme celles d’un enfant, luisaient à travers les lèvres souriantes ; le nez seul, par ses arêtes fermement dessinées, mettait dans la grâce juvénile de ce visage — si soigneusement rasé qu’on y cherchait encore le duvet de la première jeunesse — une note volontaire et puissante.

À sa venue, Cléopâtre n’avait pas bougé du trône sur lequel elle était assise. Déjà indifférente à tout ce qui l’entourait, elle se recueillait pour la mort ; ainsi elle était si parfaitement belle, si pareille à une divinité, que pour la première fois Octave se troubla en l’abordant. Mais ce fut là un écart de sa volonté à peine sensible ; avec une aisance parfaite il s’inclina profondément devant la reine ; il affecta même de lui donner le titre qu’elle préférait :

« Nouvelle Isis, tout est prêt pour le départ ; vos serviteurs sont à vos ordres, et moi, le premier d’entre eux, j’attends votre bon plaisir. »

Il avait dit cela avec une sincérité si bien jouée qu’un instant la reine se demanda si tout ce que lui avait raconté Paësi n’était pas un nouveau subterfuge du Grand Prêtre. Sa beauté et les avances qu’elle avait faites à César auraient-elles réellement produit l’effet qu’elle en attendait ? Mais elle surprit un léger sourire sur les lèvres d’Aréus. Le philosophe, moins fort que le disciple, avait laissé deviner ses impressions.

Elle répondit :

« Prince, depuis la mort de Marc-Antoine, j’ai rejeté loin de moi tous mes joyaux ; mais aujourd’hui, pour suivre à Rome le maître du monde, je ne saurais être trop parée. Permettez q ue je me fasse revêtir de tous les insignes de ma royauté. »

En réalité sa préoccupation unique était de donner à Kaïn le temps d’arriver ; et, tandis que ses femmes s’attardaient à entourer ses bras et son cou d’anneaux précieux, elle songeait en elle-même au moyen d’échapper à la perfidie d’Octave, si le libérateur attendu lui faisait défaut. Taïa, sans parler, partageait son angoisse.

Enfin à la porte de la salle où la garde d’Octave s’était arrêtée, une discussion vive s’éleva, dominée par une voix tonnante ; et bientôt après Paësi, seul, entra. Le Grand Prêtre semblait bouleversé.

« Qu’y a-t-il ? demanda Octave.

— Les soldats refusent de laisser passer le Chef des esclaves de la reine qui lui apporte comme chaque jour les fleurs de lotus cueillies pour elle. »

Cléopâtre se retourna vers Octave :

« Le dernier moment de la reine d’Égypte dans son royaume sera-t-il attristé par un acte tyrannique de César ? — Je désire avoir les fleurs que cet esclave m’apporte. »

L’Imperator frappa dans ses mains.

« Qu’on laisse passer cet homme ! » dit-il au soldat qui se présenta.

Alors Kaïn entra à son tour dans la salle où était Cléopâtre. Il tenait sur ses bras une large patère d’or, qui disparaissait sous un amoncellement de lotus. Cette patère servait à recueillir le sang des victimes dans les sacrifices ; c’était tout ce qu’il avait trouvé parmi les objets du temple, pour placer l’urœus qu’il venait d’arracher à la barque sainte, où depuis des siècles il vivait, nourri de farine détrempée dans du miel[1]. Et les fleurs, disposées ainsi qu’elles l’étaient sur cette patère, avaient des grâces mystérieuses, comme celles dont le peuple ornait les divinités propices au jour des grandes panégyries d’Égypte. Elles semblaient elles-mêmes languir d’un mal secret, inclinant leurs corolles et vibrant de secousses intermittentes, tiraillées au bas de leur tige par des caresses invisibles.

Cléopâtre fit déposer la patère à côté d’elle, sur une console où son diadème était réuni à d’autres joyaux ; son regard rencontra Kaïn qui s’éloignait, et le remercia.

Ensuite elle appela ses femmes pour achever de la parer.

Octave et Aréus, suivis des licteurs, s’étaient mis à l’écart sur la plate-forme qui prolongeait la chambre. Octave regardait la mer ; il pensait qu’au delà de cette grande ligne qui ondulait à perte de vue devant lui, à droite et à gauche, puis au delà encore, des pays s’étendaient, qui tous subissaient sa domination ; et un orgueil immense faisait frissonner son corps frêle.

Cependant Cléopâtre lentement ôtait une à une les fleurs de la patère, dont ses femmes ornaient les tresses de ses cheveux et qu’elles entremêlaient à son diadème. Quand sa main rencontra les anneaux souples de l’urœus, la reine eut un mouvement de joie. Au contact de cette main, le serpent s’était dressé, subitement réveillé de son sommeil ; il gonflait sa tête, qui maintenant formait un disque lumineux ; les larges taches d’or dont son corps était parsemé étincelaient parmi ses écailles luisantes. Une fascination sortait de ses petits yeux couleur d’émeraude, sur lesquels Cléopâtre dardait ses yeux sombres ; et toute la luxure du monde antique était contenue dans ce double regard.

De ses deux mains, Cléopâtre le prit ; elle éleva le disque brillant que formait la tête du reptile à la hauteur de son front.

« Te voilà donc enfin ! c’est toi, toi que j’attendais ! » lui dit-elle à voix basse avec une accentuation passionnée.

Elle le noua autour de sa taille sous les plis flottants de sa tunique ; et à travers les mailles de l’étoffe les anneaux brillants de l’urœus transparaissaient comme les plaques d’une ceinture d’or. D’abord il ne bougea pas ; puis peu à peu sa gueule étroite se releva toute frémissante, et parcourut la poitrine lactée de Cléopâtre, cet abîme de voluptés infinies ; puis il s’y blottit tout d’une coulée, engourdi sans doute par la tiédeur de cette chair parfumée, bercé par le soulèvement de ces ondes vivantes.

Mais Cléopâtre voulait des amours plus aiguës, des baisers plus poignants. Ses doigts souples s’allongèrent sur les écailles luisantes de l’urœus. Alors le serpent sacré rouvrit les yeux ; son corps se raidit ; sa tête se gonfla comme tout à l’heure en un disque resplendissant ; il sembla hésiter un instant comme s’il cherchait à quelle place se poserait sa morsure ; puis il s’arrêta et parut subitement transfiguré, revêtu tout entier d’une poussière de soleil : il avait trouvé la rose vivante, la fleur éternelle où s’épanouissait la tentation des siècles ; et sur le bout du sein gauche — que, plus que l’autre, les battements du cœur soulevaient — profondément il enfonça son dard.

Cléopâtre réprima un cri ; ses yeux se voilèrent ; la fraîcheur, que les écailles glissantes du serpent avaient communiquée à sa chair, se changeait maintenant en une brûlure dévorante, quelque chose comme une traînée de feu qui courait dans toutes ses veines.

Rapidement Taïa, pour voiler l’urœus, avait jeté sur les épaules de la reine une écharpe de gaze lamée d’argent, tandis que Paësi, qu’une émotion religieuse avait jusque-là tenu immobile, cherchait à calmer l’agitation des suivantes.

Puis le Grand Prêtre alla rejoindre sur la terrasse César et Aréus ; il voulait les empêcher de troubler par leur présence les derniers moments de la reine d’Égypte.

Cependant Cléopâtre continuait à se débattre en des spasmes. Ses yeux mi-clos étaient fixés toujours sur les yeux ardents de l’urœus, qui la contemplait avec une curiosité lascive. Dans le paroxysme où elle était arrivée, elle lui adressait des paroles qu’il semblait comprendre ; elle serrait ses deux mains sur sa poitrine pour l’y attacher plus étroitement.

Taïa se pencha sur eux ; elle saisit la tête du serpent, qu’elle promena sur le haut de son bras nu, jusqu’à ce qu’elle eût senti à son tour l’acuité de la morsure ; alors elle se coucha aux pieds de Cléopâtre.

Maintenant l’urœus démesurément s’allongeait, excité par cette proie nouvelle, cherchant autour de lui d’autres victimes. Et, comme Aréus regardait du côté de la salle, il aperçut la tête fulgurante du serpent qui se dressait au-dessus de celle de Cléopâtre. D’un mouvement léger, le philosophe toucha le bras de César ; l’Imperator se retourna : tous deux comprirent.

Ils écartèrent Paësi, qui voulait leur barrer le passage, et s’approchèrent de Cléopâtre. Elle était déjà presque immobile, tendue dans une dernière contraction.

Octave blêmit ; le plus beau trophée de son triomphe allait lui échapper. Il jeta les yeux machinalement autour de la salle, pour chercher du secours. Tout à coup l’idée lui surgit que l’homme qui avait apporté le serpent devait connaître le moyen d’en guérir la morsure ; il appela une des suivantes.

« Cet homme qui est venu il y a un instant avec une corbeille de fleurs n’est-il pas un Psylle ? lui demanda-t-il.

— Oui, prince ! répondit la jeune fille.

— Qu’on aille le chercher et qu’on le ramène aussitôt ! » ordonna-t-il.

Un des licteurs se précipita et ne tarda pas à revenir avec Kaïn, qu’une inquiétude vague avait retenu dans la salle voisine.

Octave lui montra la reine.

« Sauve cette femme, lui dit-il d’une voix brève ; ta fortune et ta liberté seront assurées. »

Mais le Psylle venait d’apercevoir Taïa inanimée aux pieds de sa maîtresse ; il poussa un grand cri et se précipita sur elle. Ses lèvres cherchèrent la morsure du serpent ; et, quand elles l’eurent trouvée, elles s’y appliquèrent dans une succion désespérée.

Octave se pencha sur lui, menaçant :

« Fais ce que je t’ordonne, esclave ! » répétait-il en tremblant de colère.

Mais Kaïn n’entendait même pas, les lèvres frénétiquement appuyées sur la blessure de Taïa, perdu tout entier dans l’extase de ce semblant de possession.

À cet instant, Cléopâtre eut un dernier sursaut ; puis ses muscles se détendirent, sa tête s’abaissa sur sa poitrine, tandis qu’un sourire de béatitude entr’ouvrait ses lèvres. Elle était morte.

Alors Octave fut pris d’une grande colère.

« Qu’on tue cet homme ! ordonna-t-il en montrant Kaïn. Ici même, immédiatement ! Qu’on le tue ! »

Deux licteurs s’approchèrent avec leur glaive levé du Psylle, qui ne fit pas un mouvement ; ils le frappèrent — et le sang de Kaïn inonda Taïa, dont le visage pantelant d’amour était resté tourné vers le visage divin de Cléopâtre.


  1. Élien.