Clair de lune (recueil, 1884)/Mademoiselle Cocotte
MADEMOISELLE COCOTTE
Nous allions sortir de l’Asile quand j’aperçus dans un coin de la cour un grand homme maigre qui faisait obstinément le simulacre d’appeler un chien imaginaire. Il criait, d’une voix douce, d’une voix tendre : « Cocotte, ma petite Cocotte, viens ici, Cocotte, viens ici, ma belle », en tapant sur sa cuisse comme on fait pour attirer les bêtes. Je demandai au médecin : — Qu’est-ce que celui-là ? Il me répondit : — Oh ! celui-là n’est pas intéressant. C’est un cocher, nommé François, devenu fou après avoir noyé son chien.
J’insistai : — Dites-moi donc son histoire. Les choses les plus simples, les plus humbles, sont parfois celles qui nous mordent le plus au cœur.
Et voici l’aventure de cet homme qu’on avait sue tout entière par un palefrenier, son camarade.
Dans la banlieue de Paris vivait une famille de bourgeois riches. Ils habitaient une élégante villa au milieu d’un parc, au bord de la Seine. Le cocher était ce François, gars de campagne, un peu lourdaud, bon cœur, niais, facile à duper.
Comme il rentrait un soir chez ses maîtres, un chien se mit à le suivre. Il n’y prit point garde d’abord ; mais l’obstination de la bête à marcher sur ses talons le fit bientôt se retourner. Il regarda s’il connaissait ce chien. — Non, il ne l’avait jamais vu.
C’était une chienne d’une maigreur affreuse, avec de grandes mamelles pendantes. Elle trottinait derrière l’homme d’un air lamentable et affamé, la queue entre les pattes, les oreilles collées contre la tête, et s’arrêtait quand il s’arrêtait, repartant quand il repartait.
Il voulait chasser ce squelette de bête et cria : « Va-t’en. Veux-tu bien te sauver. — Hou ! hou ! » Elle s’éloigna de quelques pas et se planta sur son derrière, attendant ; puis, dès que le cocher se remit en marche, elle repartit derrière lui.
Il fit semblant de ramasser des pierres. L’animal s’enfuit un peu plus loin avec un grand ballottement de ses mamelles flasques ; mais il revint aussitôt que l’homme eut tourné le dos.
Alors le cocher François, pris de pitié, l’appela. La chienne s’approcha timidement, l’échine pliée en cercle, et toutes les côtes soulevant la peau. L’homme caressa ces os saillants, et, tout ému par cette misère de bête : « Allons, viens » dit-il. Aussitôt elle remua la queue, se sentant accueillie, adoptée, et, au lieu de rester dans les mollets de son nouveau maître, elle se mit à courir devant lui.
Il l’installa sur la paille dans son écurie ; puis il courut à la cuisine chercher du pain. Quand elle eut mangé tout son soûl, elle s’endormit, couchée en rond.
Le lendemain, les maîtres, avertis par leur cocher, permirent qu’il gardât l’animal. C’était une bonne bête, caressante et fidèle, intelligente et douce.
Mais, bientôt, on lui reconnut un défaut terrible. Elle était enflammée d’amour d’un bout à l’autre de l’année. Elle eut fait, en quelque temps, la connaissance de tous les chiens de la contrée qui se mirent à rôder autour d’elle jour et nuit. Elle leur partageait ses faveurs avec une indifférence de fille, semblait au mieux avec tous, traînait derrière elle une vraie meute composée des modèles les plus différents de la race aboyante, les uns gros comme le poing, les autres grands comme des ânes. Elle les promenait par les routes en des courses interminables, et quand elle s’arrêtait pour se reposer sur l’herbe ils faisaient cercle autour d’elle, et la contemplaient la langue tirée.
Les gens du pays la considéraient comme un phénomène ; jamais on n’avait vu pareille chose. Le vétérinaire n’y comprenait rien.
Quand elle était rentrée, le soir, en son écurie, la foule des chiens faisait le siège de la propriété. Ils se faufilaient par toutes les issues de la haie vive qui clôturait le parc, dévastaient les plates-bandes, arrachaient les fleurs, creusaient des trous dans les corbeilles, exaspérant le jardinier. Et ils hurlaient des nuits entières autour du bâtiment où logeait leur amie, sans que rien les décidât à s’en aller.
Dans le jour, ils pénétraient jusque dans la maison. C’était une invasion, une plaie, un désastre. Les maîtres rencontraient à tout moment dans l’escalier et jusque dans les chambres des petits roquets jaunes à queue empanachée, des chiens de chasse, des bouledogues, des loups-loups rôdeurs à poil sale, vagabonds sans feu ni lieu, des terre-neuve énormes qui faisaient fuir les enfants.
On vit alors dans le pays des chiens inconnus à dix lieues à la ronde, venus on ne sait d’où, vivant on ne sait comment, et qui disparaissaient ensuite.
Cependant François adorait Cocotte. Il l’avait nommée Cocotte, sans malice, bien qu’elle méritât son nom ; et il répétait sans cesse : « Cette bête-là, c’est une personne. Il ne lui manque que la parole. »
Il lui avait fait confectionner un collier magnifique en cuir rouge qui portait ces mots gravés sur une plaque de cuivre : « Mademoiselle Cocotte, au cocher François. »
Elle était devenue énorme. Autant elle avait été maigre, autant elle était obèse, avec un ventre gonflé sous lequel pendillaient toujours ses longues mamelles ballottantes. Elle avait engraissé tout d’un coup et elle marchait maintenant avec peine, les pattes écartées à la façon des gens trop gros, la gueule ouverte pour souffler, exténuée aussitôt qu’elle avait essayé de courir.
Elle se montrait d’ailleurs d’une fécondité phénoménale, toujours pleine presque aussitôt que délivrée, donnant le jour quatre fois l’an à un chapelet de petits animaux appartenant à toutes les variétés de la race canine. François, après avoir choisi celui qu’il lui laissait pour « passer son lait », ramassait les autres dans son tablier d’écurie et allait, sans apitoiement, les jeter à la rivière.
Mais bientôt la cuisinière joignit ses plaintes à celles du jardinier. Elle trouvait des chiens jusque sous son fourneau, dans le buffet, dans la soupente au charbon, et ils volaient tout ce qu’ils rencontraient.
Le maître, impatienté, ordonna à François de se débarrasser de Cocotte. L’homme désolé chercha à la placer. Personne n’en voulut. Alors il se résolut à la perdre, et il la confia à un voiturier qui devait l’abandonner dans la campagne de l’autre côté de Paris, auprès de Joinville-le-Pont.
Le soir même, Cocotte était revenue.
Il fallait prendre un grand parti. On la livra, moyennant cinq francs, à un chef de train allant au Havre. Il devait la lâcher à l’arrivée.
Au bout de trois jours, elle rentrait dans son écurie, harassée, efflanquée, écorchée, n’en pouvant plus.
Le maître, apitoyé, n’insista pas.
Mais les chiens revinrent bientôt plus nombreux et plus acharnés que jamais. Et comme on donnait, un soir, un grand dîner, une poularde truffée fut emportée par un dogue, au nez de la cuisinière qui n’osa pas la lui disputer.
Le maître, cette fois, se fâcha tout à fait, et, ayant appelé François, il lui dit avec colère : « Si vous ne me flanquez pas cette bête à l’eau avant demain matin, je vous fiche à la porte, entendez-vous ? »
L’homme fut atterré, et il remonta dans sa chambre pour faire sa malle, préférant quitter sa place. Puis il réfléchit qu’il ne pourrait entrer nulle part tant qu’il traînerait derrière lui cette bête incommode ; il songea qu’il était dans une bonne maison, bien payé, bien nourri ; il se dit que vraiment un chien ne valait pas ça ; il s’excita au nom de ses propres intérêts ; et il finit par prendre résolûment le parti de se débarrasser de Cocotte au point du jour.
Il dormit mal, cependant. Dès l’aube, il fut debout et, s’emparant d’une forte corde, il alla chercher la chienne. Elle se leva lentement, se secoua, étira ses membres et vint fêter son maître.
Alors le courage lui manqua, et il se mit à l’embrasser avec tendresse, flattant ses longues oreilles, la baisant sur le museau, lui prodiguant tous les noms tendres qu’il savait.
Mais une horloge voisine sonna six heures. Il ne fallait plus hésiter. Il ouvrit la porte : « Viens », dit-il. La bête remua la queue, comprenant qu’on allait sortir.
Ils gagnèrent la berge, et il choisit une place où l’eau semblait profonde. Alors il noua un bout de la corde au beau collier de cuir, et ramassant une grosse pierre, il l’attacha à l’autre bout. Puis il saisit Cocotte dans ses bras et la baisa furieusement comme une personne qu’on va quitter. Il la tenait serrée sur sa poitrine, la berçait, l’appelait « ma belle Cocotte, ma petite Cocotte », et elle se laissait faire en grognant de plaisir.
Dix fois il la voulut jeter, et toujours le cœur lui manquait.
Mais brusquement il se décida, et de toute sa force il la lança le plus loin possible. Elle essaya d’abord de nager, comme elle faisait lorsqu’on la baignait, mais sa tête, entraînée par la pierre, plongeait coup sur coup ; et elle jetait à son maître des regards éperdus, des regards humains, en se débattant comme une personne qui se noie. Puis tout l’avant du corps s’enfonça, tandis que les pattes de derrière s’agitaient follement hors de l’eau ; puis elles disparurent aussi.
Alors, pendant cinq minutes, des bulles d’air vinrent crever à la surface comme si le fleuve se fût mis à bouillonner ; et François, hagard, affolé, le cœur palpitant, croyait voir Cocotte se tordant dans la vase ; et il se disait, dans sa simplicité de paysan : « Qu’est-ce qu’elle pense de moi, à c’t’heure, c’te bête ? »
Il faillit devenir idiot ; il fut malade pendant un mois ; et, chaque nuit, il rêvait de sa chienne ; il la sentait qui léchait ses mains ; il l’entendait aboyer. Il fallut appeler un médecin. Enfin il alla mieux ; et ses maîtres, vers la fin de juin, l’emmenèrent dans leur propriété de Biessard, près de Rouen.
Là encore il était au bord de la Seine. Il se mit à prendre des bains. Il descendait chaque matin avec le palefrenier, et ils traversaient le fleuve à la nage.
Or, un jour, comme ils s’amusaient à batifoler dans l’eau, François cria soudain à son camarade :
— Regarde celle-là qui s’amène. Je vas t’en faire goûter une côtelette.
C’était une charogne énorme, gonflée, pelée, qui s’en venait, les pattes en l’air en suivant le courant.
François s’en approcha en faisant des brasses ; et, continuant ses plaisanteries :
— Cristi ! elle n’est pas fraîche. Quelle prise ! mon vieux. Elle n’est pas maigre non plus.
Et il tournait autour, se maintenant à distance de l’énorme bête en putréfaction.
Puis, soudain, il se tut et il la regarda avec une attention singulière ; puis il s’approcha encore comme pour la toucher, cette fois. Il examinait fixement le collier ; puis il avança le bras, saisit le cou, fit pivoter la charogne, l’attira tout près de lui, et lut sur le cuivre verdi qui restait adhérent au cuir décoloré : « Mademoiselle Cocotte, au cocher François. »
La chienne morte avait retrouvé son maître à soixante lieues de leur maison !
Il poussa un cri épouvantable et il se mit à nager de toute sa force vers la berge, en continuant à hurler ; et, dès qu’il eut atteint la terre, il se sauva éperdument, tout nu, par la campagne. Il était fou !