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Clair de lune (recueil, 1905)/La Légende du Mont Saint-Michel

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Clair de luneParis P. Ollendorff15 (p. 127-140).
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LA LÉGENDE
DU MONT-SAINT-MICHEL

LA LEGENDE
DU MONT SAINT-MICHEL


Je l’avais vu d’abord de Cancale, ce château de fées planté dans la mer. Je l’avais vu confusément, ombre grise dressée sur le ciel brumeux.

Je le revis d’Avranches, au soleil couchant. L’immensité des sables était rouge, l’horizon était rouge, toute la baie démesurée était rouge ; seule, l’abbaye escarpée, poussée là-bas, loin de la terre, comme un manoir fantastique, stupéfiante comme un palais de rêve, invraisemblablement étrange et belle, restait presque noire dans les pourpres du jour mourant.

J’allai vers elle le lendemain dès l’aube à travers les sables, l’œil tendu sur ce bijou monstrueux, grand comme une montagne, ciselé comme un camée, et vaporeux comme une mousseline. Plus j’approchais, plus je me sentais soulevé d’admiration, car rien au monde peut-être n’est plus étonnant et plus parfait.

Et j’errai, surpris comme si j’avais découvert l’habitation d’un dieu à travers ces salles portées par des colonnes légères ou pesantes, à travers ces couloirs percés à jour, levant mes yeux émerveillés sur ces clochetons qui semblent des fusées parties vers le ciel et sur tout cet emmêlement incroyable de tourelles, de gargouilles, d’ornements sveltes et charmants, feu d’artifice de pierre, dentelle de granit, chef-d’œuvre d’architecture colossale et délicate.

Comme je restais en extase, un paysan bas-normand m’aborda et me raconta l’histoire de la grande querelle de saint Michel avec le diable.

Un sceptique de génie a dit : « Dieu a fait l’homme à son image, mais l’homme le lui a bien rendu. »

Ce mot est d’une éternelle vérité et il serait fort curieux de faire dans chaque continent l’histoire de la divinité locale, ainsi que l’histoire des saints patrons dans chacune de nos provinces. Le nègre a des idoles féroces, mangeuses d’hommes ; le mahométan polygame peuple son paradis de femmes ; les Grecs, en gens pratiques, avaient divinisé toutes les passions.

Chaque village de France est placé sous l’invocation d’un saint protecteur, modifié à l’image des habitants.

Or, saint Michel veille sur la Basse-Normandie, saint Michel, l’ange radieux et victorieux, le porte-glaive, le héros du ciel, le triomphant, le dominateur de Satan.

Mais voici comment le Bas-Normand, rusé, cauteleux, sournois et chicanier, comprend et raconte la lutte du grand saint avec le diable.

Pour se mettre à l’abri des méchancetés du démon, son voisin, saint Michel construisit lui-même, en plein Océan, cette habitation digne d’un archange ; et, seul, en effet, un pareil saint pouvait se créer une semblable résidence.

Mais comme il redoutait encore les approches du Malin, il entoura son domaine de sables mouvants plus perfides que la mer.

Le diable habitait une humble chaumière sur la côte ; mais il possédait les prairies baignées d’eau salée, les belles terres grasses où poussent les récoltes lourdes, les riches vallées et les coteaux féconds de tout le pays ; tandis que le saint ne régnait que sur les sables. De sorte que Satan était riche, et saint Michel était pauvre comme un gueux.

Après quelques années de jeûne, le saint s’ennuya de cet état de choses et pensa à passer un compromis avec le diable ; mais la chose n’était guère facile, Satan tenant à ses moissons.

Il réfléchit pendant six mois ; puis, un matin, il s’achemina vers la terre. Le démon mangeait la soupe devant sa porte quand il aperçut le saint ; aussitôt il se précipita à sa rencontre, baisa le bas de sa manche, le fit entrer et lui offrit de se rafraîchir.

Après avoir bu une jatte de lait, saint Michel prit la parole :

— Je suis venu pour te proposer une bonne affaire.

Le diable, candide et sans défiance, répondit :

— Ça me va.

— Voici. Tu me céderas toutes tes terres.

Satan, inquiet, voulut parler :

— Mais…

Le saint reprit :

— Écoute d’abord. Tu me céderas toutes tes terres. Je me chargerai de l’entretien, du travail, des labourages, des semences, du fumage, de tout enfin, et nous partagerons la récolte par moitié. Est-ce dit ?

Le diable, naturellement paresseux, accepta.

Il demanda seulement en plus quelques-uns de ces délicieux surmulets qu’on pèche autour du mont solitaire. Saint Michel promit les poissons.

Ils se tapèrent dans la main, crachèrent de côté pour indiquer que l’affaire était faite, et le saint reprit :

— Tiens, je ne veux pas que tu aies à te plaindre de moi. Choisis ce que tu préfères : la partie des récoltes qui sera sur terre ou celle qui restera dans la terre.

Satan s’écria :

— Je prends celle qui sera sur terre.

— C’est entendu, dit le saint.

Et il s’en alla.

Or, six mois après dans l’immense domaine du diable, on ne voyait que des carottes, des navets, des oignons, des salsifis, toutes les plantes dont les racines grasses sont bonnes et savoureuses, et dont la feuille inutile sert tout au plus à nourrir les bêtes.

Satan n’eut rien et voulut rompre le contrat, traitant saint Michel de « malicieux ».

Mais le saint avait pris goût à la culture ; il retourna retrouver le diable :

— Je t’assure que je n’y ai point pensé du tout ; ça s’est trouvé comme ça ; il n’y a point de ma faute. Et, pour te dédommager, je t’offre de prendre, cette année, tout ce qui se trouvera sous terre.

— Ça me va, dit Satan.

Au printemps suivant, toute l’étendue des terres de l’Esprit du mal était couverte de blés épais, d’avoines grosses comme des clochetons, de lins, de colzas magnifiques, de trèfles rouges, de pois, de choux, d’artichauts, de tout ce qui s’épanouit au soleil en graines ou en fruits.

Satan n’eut encore rien et se fâcha tout à fait.

Il reprit ses prés et ses labours et resta sourd à toutes les ouvertures nouvelles de son voisin.

Une année entière s’écoula. Du haut de son manoir isolé, saint Michel regardait la terre lointaine et féconde, et voyait le diable dirigeant les travaux, rentrant les récoltes, battant ses grains. Et il rageait, s’exaspérant de son impuissance. Ne pouvant plus duper Satan, il résolut de s’en venger, et il alla le prier à dîner pour le lundi suivant.

— Tu n’as pas été heureux dans tes affaires avec moi, disait-il, je le sais ; mais je ne veux pas qu’il reste de rancune entre nous, et je compte que tu viendras dîner avec moi. Je te ferai manger de bonnes choses.

Satan, aussi gourmand que paresseux, accepta bien vite. Au jour dit, il revêtit ses plus beaux habits et prit le chemin du Mont.

Saint Michel le fit asseoir à une table magnifique. On servit d’abord un vol-au-vent plein de crêtes et de rognons de coq, avec des boulettes de chair à saucisse, puis deux gros surmulets à la crème, puis une dinde blanche pleine de marrons confits dans du vin, puis un gigot de pré-salé, tendre comme du gâteau ; puis des légumes qui fondaient dans la bouche et de la bonne galette chaude, qui fumait en répandant un parfum de beurre.

On but du cidre pur, mousseux et sucré, et du vin rouge et capiteux, et, après chaque plat, on faisait un trou avec de la vieille eau-de-vie de pommes.

Le diable but et mangea comme un coffre, tant et si bien qu’il se trouva gêné.

Alors saint Michel, se levant formidable, s’écria d’une voix de tonnerre :

— Devant moi ! devant moi, canaille ! Tu oses… devant moi…

Satan éperdu s’enfuit, et le saint, saisissant un bâton, le poursuivit.

Ils couraient par les salles basses, tournant autour des piliers, montaient les escaliers aériens, galopaient le long des corniches, sautaient de gargouille en gargouille. Le pauvre démon, malade à fendre l’âme, fuyait, souillant la demeure du saint. Il se trouva enfin sur la dernière terrasse, tout en haut, d’où l’on découvre la baie immense avec ses villes lointaines, ses sables et ses pâturages. Il ne pouvait échapper plus longtemps ; et le saint, lui jetant dans le dos un coup de pied furieux, le lança comme une balle à travers l’espace.

Il fila dans le ciel ainsi qu’un javelot, et s’en vint tomber lourdement devant la ville de Mortain. Les cornes de son front et les griffes de ses membres entrèrent profondément dans le rocher, qui garde pour l’éternité les traces de cette chute de Satan.

Il se releva boiteux, estropié jusqu’à la fin des siècles ; et, regardant au loin le Mont fatal, dressé comme un pic dans le soleil couchant, il comprit bien qu’il serait toujours vaincu dans cette lutte inégale, et il partit en traînant la jambe, se dirigeant vers des pays éloignés, abandonnant à son ennemi ses champs, ses coteaux, ses vallées et ses prés.

Et voilà comment saint Michel, patron des Normands, vainquit le diable.

Un autre peuple avait rêvé autrement cette bataille.