Clair de lune (recueil, 1905)/Nos lettres
NOS LETTRES
NOS LETTRES
Huit heures de chemin de fer déterminent le sommeil chez les uns et l’insomnie chez les autres. Quant à moi, tout voyage m’empêche de dormir, la nuit suivante.
J’étais arrivé vers cinq heures chez mes amis Muret d’Artus pour passer trois semaines dans leur belle propriété d’Abelle. C’est une jolie maison bâtie à la fin du dernier siècle par un de leurs grands-pères, et restée dans la famille. Elle a donc ce caractère intime des demeures toujours habitées, meublées, animées, vérifiées par les mêmes gens. Rien n’y change ; rien ne s’évapore de l’âme du logis, jamais démeublé, dont les tapisseries n’ont jamais été déclouées, et se sont usées, pâlies, décolorées sur les mêmes murs. Rien ne s’en va des meubles anciens, dérangés seulement de temps en temps pour faire place à un meuble neuf, qui entre là comme un nouveau-né au milieu de frères et de sœurs.
La maison est sur un coteau, au milieu d’un parc en pente, jusqu’à la rivière qu’enjambe un pont de pierre en dos d’âne. Derrière l’eau, des prairies s’étendent où vont, d’un pas lent, de grosses vaches nourries d’herbe mouillée, et dont l’œil humide semble plein des rosées, des brouillards et de la fraîcheur des pâturages. J’aime cette demeure comme on aime ce qu’on désire ardemment posséder. J’y reviens tous les ans, à l’automne, avec un plaisir infini ; je la quitte avec regret.
Après que j’eus dîné dans cette famille amie, si calme, où j’étais reçu comme un parent, je demandai à Paul Muret, mon camarade :
— Quelle chambre m’as-tu donnée, cette année ?
— La chambre de tante Rose.
Une heure plus tard, Mme Muret d’Artus suivie de ses trois enfants, deux grandes fillettes et un galopin de garçon, m’installait dans cette chambre de la tante Rose, où je n’avais point encore couché.
Quand j’y fus seul, j’examinai les murs, les meubles, toute la physionomie de l’appartement, pour y installer mon esprit. Je le connaissais, mais peu, seulement pour y être entré plusieurs fois et pour avoir regardé, d’un coup d’œil indifférent, le portrait au pastel de tante Rose, qui donnait son nom à la pièce.
Elle ne me disait rien du tout, cette vieille tante Rose en papillotes, effacée derrière le verre. Elle avait l’air d’une bonne femme d’autrefois, d’une femme à principes et à préceptes, aussi forte sur les maximes de morale que sur les recettes de cuisine, d’une de ces vieilles tantes qui effraient la gaieté et qui sont l’ange morose et ridé des familles de province.
Je n’avais point entendu parler d’elle, d’ailleurs ; je ne savais rien de sa vie ni de sa mort. Datait-elle de ce siècle ou du précédent ? Avait-elle quitté cette terre après une existence plate ou agitée ? Avait-elle rendu au ciel une âme pure de vieille fille, une âme calme d’épouse, une âme tendre de mère ou une âme remuée par l’amour ? Que m’importait ? Rien que ce nom : « tante Rose », me semblait ridicule, commun, vilain.
Je pris un des flambeaux pour regarder son visage sévère, haut suspendu dans un ancien cadre de bois doré. Puis, l’ayant trouvé insignifiant, désagréable, antipathique même, j’examinai l’ameublement. Il datait, tout entier, de la fin de Louis XVI, de la Révolution et du Directoire.
Rien, pas une chaise, pas un rideau, n’avait pénétré depuis lors dans cette chambre, qui sentait le souvenir, odeur subtile, odeur du bois, des étoffes, des sièges, des tentures, en certains logis où des cœurs ont vécu, ont aimé, ont souffert.
Puis je me couchai, mais je ne dormis pas. Au bout d’une heure ou deux d’énervement, je me décidai à me relever et à écrire des lettres.
J’ouvris un petit secrétaire d’acajou à baguettes de cuivre, placé entre les deux fenêtres, en espérant y trouver du papier et de l’encre. Mais je n’y découvris rien qu’un porte-plume très usé, fait d’une pointe de porc-épic et un peu mordu par le bout. J’allais refermer le meuble quand un point brillant attira mon œil : c’était une sorte de tête de pointe jaune, et qui faisait une petite saillie ronde, dans l’encoignure d’une tablette.
L’ayant grattée avec mon doigt, il me sembla qu’elle remuait. Je la saisis entre deux ongles et je tirai tant que je pus. Elle s’en vint tout doucement. C’était une longue épingle d’or, glissée et cachée en un trou du bois.
Pourquoi cela ? Je pensai immédiatement qu’elle devait servir à faire jouer un ressort qui cachait un secret, et je cherchai. Ce fut long. Après deux heures au moins d’investigations, je découvris un autre trou presque en face du premier, mais au fond d’une rainure. J’enfonçai dedans mon épingle : une petite planchette me jaillit au visage, et je vis deux paquets de lettres, de lettres jaunies, nouées avec un ruban bleu.
Je les ai lues. Et j’en transcris deux ici :
« Vous voulez donc que je vous rende vos lettres, ma si chère amie ; les voici, mais cela me fait une grande peine. De quoi donc avez-vous peur ? que je les perde ? mais elles sont sous clef. Qu’on me les vole ? mais j’y veille, car elles sont mon plus cher trésor.
« Oui, cela m’a fait une peine extrême. Je me suis demandé si vous n’aviez point, au fond du cœur, quelque regret ? Non point le regret de m’avoir aimé, car je sais que vous m’aimez toujours, mais le regret d’avoir exprimé sur du papier blanc cet amour vif, en des heures où votre cœur se confiait non pas à moi, mais à la plume que vous teniez à la main. Quand nous aimons, il nous vient des besoins de confidence, des besoins attendris de parler ou d’écrire, et nous parlons, et nous écrivons. Les paroles s’envolent, les douces paroles faites de musique, d’air et de tendresse, chaudes, légères, évaporées aussitôt que dites, qui restent dans la mémoire seule, mais que nous ne pouvons ni voir, ni toucher, ni baiser, comme les mots qu’écrivit votre main. Vos lettres ? Oui, je vous les rends ! Mais quel chagrin !
« Certes, vous avez eu, après coup, la délicate pudeur des termes ineffaçables. Vous avez regretté, en votre âme sensible et craintive et que froisse une nuance insaisissable, d’avoir écrit à un homme que vous l’aimiez. Vous vous êtes rappelé des phrases qui ont ému votre souvenir, et vous vous êtes dit : « Je ferai de la cendre avec ces mots. »
« Soyez contente, soyez tranquille. Voici vos lettres. Je vous aime. »
« Non, vous n’avez pas compris, vous n’avez pas deviné. Je ne regrette point, je ne regretterai jamais de vous avoir dit ma tendresse. Je vous écrirai toujours, mais vous me rendrez toutes mes lettres, aussitôt reçues.
« Je vais vous choquer beaucoup, mon ami, si je vous dis la raison de cette exigence. Elle n’est pas poétique, comme vous le pensiez, mais pratique. J’ai peur, non de vous, certes, mais du hasard. Je suis coupable. Je ne veux pas que ma faute atteigne d’autres que moi.
« Comprenez-moi bien. Nous pouvons mourir, vous ou moi. Vous pouvez mourir d’une chute de cheval, puisque vous montez chaque jour ; vous pouvez mourir d’une attaque, d’un duel, d’une maladie de cœur, d’un accident de voiture, de mille manières, car, s’il n’y a qu’une mort, il y a plus de façons de la recevoir que nous n’avons de jours à vivre.
« Alors, votre sœur, votre frère et votre belle-sœur trouveront mes lettres ?
« Croyez-vous qu’ils m’aiment ? Moi, je ne le crois guère. Et puis, même s’ils m’adoraient, est-il possible que deux femmes et un homme, sachant un secret, — un secret pareil, — ne le racontent pas ?
« J’ai l’air de dire une très vilaine chose en parlant d’abord de votre mort et ensuite en soupçonnant la discrétion des vôtres.
« Mais nous mourrons tous, un jour ou l’autre, n’est-ce pas ? et il est presque certain qu’un de nous deux précédera l’autre sous terre. Donc, il faut prévoir tous les dangers, même celui-là.
« Quant à moi, je garderai vos lettres à côté des miennes, dans le secret de mon petit secrétaire. Je vous les montrerai là, dans leur cachette de soie, côte à côte dormant, pleines de votre amour, comme des amoureux dans un tombeau.
« Vous allez me dire : » Mais, si vous mourez la première, ma chère, votre mari les trouvera, ces lettres. »
« Oh ! moi, je ne crains rien. D’abord, il ne connaît point le secret de mon meuble, puis il ne le cherchera pas. Et même s’il le trouve, après ma mort, je ne crains rien.
« Avez-vous quelquefois songé à toutes les lettres d’amour trouvées dans les tiroirs des mortes ? Moi, depuis longtemps j’y pense, et ce sont mes longues réflexions là-dessus qui m’ont décidée à vous réclamer mes lettres.
« Songez donc que jamais, vous entendez bien, jamais une femme ne brûle, ne déchire, ne détruit les lettres où on lui dit qu’elle est aimée. Toute notre vie est là, tout notre espoir, toute notre attente, tout notre rêve. Ces petits papiers, qui portent notre nom et nous caressent avec de douces choses, sont des reliques, et nous adorons les chapelles, nous autres, surtout les chapelles dont nous sommes les saintes. Nos lettres d’amour, ce sont nos titres de beauté, nos titres de grâce et de séduction, notre orgueil intime de femmes, ce sont les trésors de notre cœur. Non, non, jamais une femme ne détruit ces archives secrètes et délicieuses de sa vie.
« Mais nous mourons, comme tout le monde, et alors… alors ces lettres, on les trouve ? Qui les trouve ? l’époux ? Alors que fait-il ? — Rien. Il les brûle, lui.
« Oh ! j’ai beaucoup songé à cela, beaucoup. Songez que tous les jours meurent des femmes qui ont été aimées, que tous les jours les traces, les preuves de leur faute tombent entre les mains du mari, et que jamais un scandale n’éclate, que jamais un duel n’a lieu.
« Pensez, mon cher, à ce qu’est l’homme, le cœur de l’homme. On se venge d’une vivante ; on se bat avec l’homme qui vous déshonore, on le tue tant qu’elle vit, parce que… oui, pourquoi ? Je ne le sais pas au juste. Mais, si on trouve, après sa mort, à elle, des preuves pareilles, on les brûle, et on ne sait rien, et on continue à tendre la main à l’ami de la morte, et on est fort satisfait que ces lettres ne soient pas tombées en des mains étrangères et de savoir qu’elles sont détruites.
« Oh ! que j’en connais, parmi mes amis, des hommes qui ont dû brûler ces preuves, et qui feignent ne rien savoir, et qui se seraient battus avec rage s’ils les avaient trouvées quand elle vivait encore. Mais elle est morte. L’honneur a changé. La tombe c’est la prescription de la faute conjugale.
« Donc je peux garder nos lettres qui sont, entre vos mains, une menace pour nous deux.
« Osez dire que je n’ai pas raison.
« Je vous aime et je baise vos cheveux.
J’avais levé les yeux sur le portrait de la tante Rose, et je regardais son visage sévère, ridé, un peu méchant, et je songeais à toutes ces âmes de femmes que nous ne connaissons point, que nous supposons si différentes de ce qu’elles sont, dont nous ne pénétrons jamais la ruse native et simple, la tranquille duplicité, et le vers de Vigny me revint à la mémoire :
Toujours ce compagnon dont le cœur n’est pas sûr.