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Clair de lune (recueil, 1909)/L’Enfant (inédit)

La bibliothèque libre.
Clair de luneLouis Conard, libraire-éditeur (p. 231-240).


L’ENFANT.


On parlait, après le dîner, d’un avortement qui venait d’avoir lieu dans la commune. La baronne s’indignait : Était-ce possible, une chose pareille ! La fille, séduite par un garçon boucher, avait jeté son enfant dans une marinière ! Quelle horreur ! On avait même prouvé que le pauvre petit être n’était pas mort sur le coup.

Le médecin, qui dînait au château ce soir-là, donnait des détails horribles d’un air tranquille, et il paraissait émerveillé du courage de la misérable mère, qui avait fait deux kilomètres à pied, ayant accouché toute seule, pour assassiner son enfant. Il répétait : « Elle est en fer, cette femme ! Et quelle énergie sauvage il lui a fallu pour traverser le bois, la nuit, avec son petit qui gémissait dans ses bras ! Je demeure éperdu devant de pareilles souffrances morales. Songez donc à l’épouvante de cette âme, au déchirement de ce cœur ! Comme la vie est odieuse et misérable ! D’infâmes préjugés, oui, madame, d’infâmes préjugés, un faux honneur, plus abominable que le crime, toute une accumulation de sentiments factices, d’honorabilité odieuse, de révoltante honnêteté poussent à l’assassinat, à l’infanticide, de pauvres filles qui ont obéi sans résistance à la loi impérieuse de la vie. Quelle honte pour l’humanité d’avoir établi une pareille morale et fait un crime de l’embrassement libre de deux êtres !

La baronne était devenue pâle d’indignation.

Elle répliqua : « Alors, docteur, vous mettez le vice au-dessus de la vertu, la prostituée avant l’honnête femme ! Celle qui s’abandonne à ses instincts honteux vous paraît l’égale de l’épouse irréprochable qui accomplit son devoir dans l’intégrité de sa conscience ! »

Le médecin, un vieux homme qui avait touché à bien des plaies, se leva, et, d’une voix forte :

— Vous parlez, madame, de choses que vous ignorez, n’ayant point connu les invincibles passions. Laissez-moi vous dire une aventure récente dont je fus témoin.

Oh ! madame, soyez toujours indulgente, et bonne, et miséricordieuse ; vous ne savez pas ! Malheur à ceux à qui la perfide nature a donné des sens inapaisables ! Les gens calmes nés sans instincts violents, vivent honnêtes, par nécessité. Le devoir est facile à ceux que ne torturent jamais les désirs enragés. Je vois des petites bourgeoises au sang froid, aux mœurs rigides, d’un esprit moyen et d’un cœur modéré, pousser des cris d’indignation quand elles apprennent les fautes des femmes tombées.

Ah ! vous dormez tranquille dans un lit pacifique que ne hantent point les rêves éperdus. Ceux qui vous entourent sont comme vous, font comme vous, préservés par la sagesse instinctive de leurs sens. Vous luttez à peine contre des apparences d’entraînement. Seul, votre esprit suit parfois des pensées malsaines, sans que tout votre corps se soulève rien qu’à l’effleurement de l’idée tentatrice. Mais chez ceux-là que le hasard a faits passionnés, madame, les sens sont invincibles.

Pouvez-vous arrêter le vent, pouvez-vous arrêter la mer démontée ? Pouvez-vous entraver les forces de la nature ? Non. Les sens aussi sont des forces de la nature, invincibles comme la mer et le vent. Ils soulèvent et entraînent l’homme et le jettent à la volupté sans qu’il puisse résister à la véhémence de son désir. Les femmes irréprochables sont les femmes sans tempérament. Elles sont nombreuses. Je ne leur sais pas gré de leur vertu, car elles n’ont pas à lutter. Mais jamais, entendez-vous, jamais une Messaline, une Catherine ne sera sage. Elle ne le peut pas. Elle est créée pour la caresse furieuse ! Ses organes ne ressemblent point aux vôtres, sa chair est différente, plus vibrante, plus affolée au moindre contact d’une autre chair ; et ses nerfs travaillent, la bouleversent et la domptent alors que les vôtres n’ont rien ressenti. Essayez donc de nourrir un épervier avec les petits grains ronds que vous donnez au perroquet ? Ce sont deux oiseaux pourtant qui ont un gros bec crochu. Mais leurs instincts sont différents.

Oh ! les sens ! Si vous saviez quelle puissance ils ont. Les sens qui vous tiennent haletant pendant des nuits entières, la peau chaude, le cœur précipité, l’esprit harcelé de visions affolantes ! Voyez-vous, madame, les gens à principes inflexibles sont tout simplement des gens froids, désespérément jaloux des autres, sans le savoir.

Écoutez-moi :

« Celle que j’appellerai Mme Hélène avait des sens. Elle les avait eus dès sa petite enfance. Chez elle ils s’étaient éveillés alors que la parole commence. Vous me direz que c’était une malade. Pourquoi ? N’êtes-vous pas plutôt des affaiblis ? On me consulta lorsqu’elle avait douze ans. Je constatai qu’elle était femme déjà et harcelée sans repos par des désirs d’amour. Rien qu’à la voir on le sentait. Elle avait des lèvres grasses, retournées, ouvertes comme des fleurs, un cou fort, une peau chaude, un nez large, un peu ouvert et palpitant, de grands yeux clairs dont le regard allumait les hommes.

Qui donc aurait pu calmer le sang de cette bête ardente ? Elle passait des nuits à pleurer sans cause. Elle souffrait à mourir de rester sans mâle.

À quinze ans, enfin, on la maria. Deux ans plus tard, son mari mourait poitrinaire. Elle l’avait épuisé. Un autre en dix-huit mois eut le même sort. Le troisième résista quatre ans, puis la quitta. Il était temps.

Demeurée seule, elle voulut rester sage. Elle avait tous vos préjugés. Un jour enfin elle m’appela, ayant des crises nerveuses qui l’inquiétaient. Je reconnus immédiatement qu’elle allait mourir de son veuvage. Je le lui dis. C’était une honnête femme, madame ; malgré les tortures qu’elle endurait, elle ne voulut pas suivre mon conseil de prendre un amant.

Dans le pays on la disait folle. Elle sortait la nuit et faisait des courses désordonnées pour affaiblir son corps révolté. Puis elle tombait en des syncopes que suivaient des spasmes effrayants.

Elle vivait seule en son château proche du château de sa mère et de ceux de ses parents. Je I’allais voir de temps en temps, ne sachant que faire contre cette volonté acharnée de la nature ou contre sa volonté à elle.

Or, un soir, vers huit heures, elle entra chez moi comme je finissais de dîner. À peine fûmes-nous seuls, elle me dit :

— Je suis perdue. Je suis enceinte !

Je fis un soubresaut sur ma chaise.

— Vous dites ?

— Je suis enceinte.

— Vous ?

— Oui, moi.

Et brusquement, d’une voix saccadée, en me regardant bien en face :

— Enceinte de mon jardinier, docteur.

J’ai eu un commencement d’évanouissement en me promenant dans le parc. L’homme, m’ayant vue tomber, est accouru et m’a prise en ses bras pour m’emporter. Qu’ai-je fait ? Je ne le sais plus ! L’ai-je étreint, embrassé ? Peut-être. Vous connaissez ma misère et ma honte. Enfin il m’a possédée ! Je suis coupable, car je me suis encore donnée le lendemain de la même façon et d’autres fois encore. C’était fini. Je ne savais plus résister !…

Elle eut dans la gorge un sanglot, puis reprit d’une voix fière :

— Je le payais, je préférais cela à l’amant que vous me conseilliez de prendre. Il m’a rendue grosse. Oh ! je me confesse à vous sans réserve et sans hésitations. J’ai essayé de me faire avorter. J’ai pris des bains brûlants, j’ai monté des chevaux difficiles, j’ai fait du trapèze, j’ai bu des drogues, de l’absinthe, du safran, d’autres encore. Mais je n’ai point réussi. Vous connaissez mon père, mes frères ? Je suis perdue. Ma sœur est mariée à un honnête homme. Ma honte aussi rejaillira sur eux. Et songez à tous nos amis, à tous nos voisins, à notre nom…, ma mère…

Elle se mit à sangloter. Je lui pris les mains et je l’interrogeai. Puis je lui donnai le conseil de faire un long voyage et d’aller accoucher au loin.

Elle répondait : « Oui… oui… oui… c’est cela…, sans avoir l’air d’écouter.

Puis elle partit.

J’allai la voir plusieurs fois. Elle devenait folle. L’idée de cet enfant grandissant dans son ventre, de cette honte vivante lui était entrée dans l’âme comme une flèche aiguë. Elle y pensait sans repos, n’osait plus sortir le jour, ni voir personne de peur qu’on ne découvrît son abominable secret. Chaque soir elle se dévêtait devant son armoire à glace et regardait son flanc déformé ; puis elle se jetait par terre une serviette dans la bouche, pour étouffer ses cris. Vingt fois par nuit elle se relevait, allumait sa bougie et retournait devant le large miroir qui lui renvoyait l’image bosselée de son corps nu. Alors, éperdue, elle se frappait le ventre à coups de poing pour le tuer, cet être qui la perdait. C’était entre eux une lutte terrible. Mais il ne mourait pas ; et, sans cesse, il s’agitait comme s’il se fût défendu. Elle se roulait sur le parquet pour l’écraser contre terre ; elle essaya de dormir avec un poids sur le corps pour l’étouffer. Elle le haïssait comme on hait l’ennemi acharné qui menace votre vie.

Après ces luttes inutiles, ces impuissants efforts pour se débarrasser de lui, elle se sauvait par les champs, courant éperdument, folle de malheur et d’épouvante.

On la ramassa un matin, les pieds dans un ruisseau, les yeux égarés ; on crut qu’elle avait un accès de délire, mais on ne s’aperçut de rien.

Une idée fixe la tenait. Ôter de son corps cet enfant maudit.

Or sa mère, un soir, lui dit en riant : « Comme tu engraisses, Hélène ; si tu étais mariée, je te croirais enceinte. »

Elle dut recevoir un coup mortel de ces paroles. Elle partit presque aussitôt et rentra chez elle.

Que fit-elle ? Sans doute encore elle regarda longtemps son ventre enflé ; sans doute, elle le frappa, le meurtrit, le heurta aux angles des meubles comme elle faisait chaque soir. Puis elle descendit, nu-pieds, à la cuisine, ouvrit l’armoire et prit le grand couteau qui sert à couper les viandes. Elle remonta, alluma quatre bougies et s’assit, sur une chaise d’osier tressé, devant sa glace.

Alors, exaspérée de haine contre cet embryon inconnu et redoutable, le voulant arracher et tuer enfin, le voulant tenir en ses mains, étrangler et jeter au loin, elle pressa la place où remuait cette larve et d’un seul coup de la lame aiguë elle se fendit le ventre.

Oh ! elle opéra, certes, très vite et très bien, car elle le saisit, cet ennemi qu’elle n’avait pu encore atteindre. Elle le prit par une jambe, l’arracha d’elle et le voulut lancer dans la cendre du foyer. Mais il tenait par des liens qu’elle n’avait pu trancher, et, avant qu’elle eût compris peut-être ce qui lui restait a faire pour se séparer de lui, elle tomba inanimée sur l’enfant noyé dans un flot de sang.

Fut-elle bien coupable, madame ? »

Le médecin se tut et attendit. La baronne ne répondit pas.


L’Enfant a paru dans le Gil-Blas du mardi 18 septembre 1883.