Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 01

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Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 127-131).


CLAIRE D’ALBE.


LETTRE PREMIÈRE.


CLAIRE D’ALBE À ÉLISE DE BIRÉ.


Non, mon Élise, non, tu ne doutes pas de la peine que j’ai éprouvée en te quittant ; tu l’as vue : elle a été telle, que M. d’Albe proposait de me laisser avec toi, et que j’ai été près d’y consentir. Mais alors le charme de notre amitié n’eût-il pas été détruit ? aurions-nous pu être contentes d’être ensemble, en ne l’étant pas de nous-mêmes ? aurais-tu osé parler de vertu, sans craindre de me faire rougir, et remplir des devoirs qui eussent été un reproche tacite pour celle qui abandonnait son époux, et séparait un père de ses enfans ? Élise, j’ai dû te quitter, et je ne puis m’en repentir ; si c’est un sacrifice, la reconnaissance de M. d’Albe m’en a dédommagée, et les sept années que j’ai passées dans le monde depuis mon mariage ne m’avaient pas obtenu autant de confiance de sa part, que la certitude que je ne te préfère pas à lui. Tu le sais, cousine, depuis mon union avec M. d’Albe, il n’a été jaloux que de mon amitié pour toi ; il était donc essentiel de le rassurer sur ce point, et c’est à quoi j’ai parfaitement réussi. Élise, gronde-moi, si tu veux ; mais, malgré ton absence, je suis heureuse, oui, je suis heureuse de la satisfaction de M. d’Albe ; « Enfin, me disait-il ce matin, j’ai acquis la plus entière sécurité sur votre attachement : il a fallu long-temps, sans doute ; mais pouvez-vous vous en étonner, et la disproportion de nos âges ne vous rendra-t-elle pas indulgente là-dessus ? Vous êtes belle et aimable ; je vous ai vue dans le tourbillon du monde et des plaisirs, recherchée, adulée ; trop sage pour qu’on osât vous adresser des vœux, trop simple pour être flattée des hommages, votre esprit n’a point été éveillé à la coquetterie, ni votre cœur à l’intérêt ; et, dans tous les momens, j’ai reconnu en vous le desir sincère de glisser dans le monde sans y être aperçue : c’était là votre première épreuve ; avec des principes comme les vôtres, ce n’était pas la plus difficile. Mais bientôt je vous réunis à votre amie ; je vous donne l’espérance de vivre avec elle. Déjà vos plans sont formés ; vous confondez vos enfans, le soin de les élever double de charme en vous en occupant ensemble, et c’est du sein de cette jouissance que je vous arrache pour vous mener dans un pays nouveau, dans une terre éloignée ; vous voilà seule, à vingt-deux ans, sans autre compagnie que deux enfans en bas âge et un mari de soixante. Eh bien ! je vous retrouve la même, toujours tendre, toujours empressée ; vous êtes la première à remarquer les agrémens de ce séjour ; vous cherchez à jouir de ce que je vous donne, pour me faire oublier ce que je vous ôte ; mais le mérite unique, inappréciable, de votre complaisance, c’est d’être si naturelle et si abandonnée, que j’ignore moi-même si le lieu que je préfère n’est pas celui qui vous plaît toujours davantage : c’était ma seconde épreuve ; après celle-ci il ne m’en reste plus à faire. Peut-être étais-je né soupçonneux, et vous aviez dans vos charmes tout ce qu’il fallait pour accroître cette disposition ; mais, heureusement pour tous deux, vous aviez plus encore de vertus que de charmes, et ma confiance est désormais illimitée comme votre mérite. — Mon ami, lui ai-je répondu, vos éloges me pénètrent et me ravissent ; ils m’assurent que vous êtes heureux, car le bonheur voit tout en beau. Vous me peignez comme parfaite, et mon cœur jouit de votre illusion, puisque vous m’aimez comme telle ; mais, ai-je ajouté en souriant, ne faites pas à ce que vous nommez ma complaisance tout l’honneur de ma gaieté ; vous n’avez pas oublié qu’Élise nous a promis de venir se joindre à nous, puisque nous n’avions pu rester avec elle, et cette espérance n’est pas pour moi le moins beau point de vue de ce séjour-ci. » En effet, mon amie, tu ne l’oublieras pas cette promesse si nécessaire à toutes deux ; tu profiteras de ton indépendance pour ne pas laisser divisé ce que le ciel créa pour être uni ; tu viendras rendre à mon cœur la plus chère portion de lui-même ; nous retrouverons ces instans si doux, et dont l’existence fugitive a laissé de si profondes traces dans ma mémoire ; nous reprendrons ces éternelles conversations que l’amitié savait rendre si courtes ; nous jouirons de ce sentiment unique et cher qui éteint la rivalité et enflamme l’émulation ; enfin, l’instant heureux où Claire te reverra sera celui où il lui sera permis de dire pour toujours ! et puisse le génie tutélaire qui présida à notre naissance et nous fit naître au même moment afin que nous nous aimassions davantage, mettre le sceau à ses bienfaits, en n’envoyant qu’une seule mort pour toutes deux !