Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 09

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Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 158-162).


LETTRE IX.


CLAIRE À ÉLISE.


Tu connais le goût de M. d’Albe pour les nouvelles politiques. Frédéric le partage. Un sujet qui embrasse le bonheur des nations entières lui paraît le plus intéressant de tous : aussi chaque soir, quand les gazettes et journaux arrivent, M. d’Albe se hâte d’appeler son ami pour les lire et les discuter avec lui. Comme cette occupation dure toujours près d’une heure, je profite assez souvent de ce moment pour me retirer dans ma chambre, soit pour écrire ou pour être avec mes enfans. Durant les premiers jours, Frédéric me demandait où j’allais, et voulait que je fusse présente à cette lecture. À la fin, voyant qu’elle était toujours pour moi le signal de ma retraite, il m’a grondée de mon indifférence sur les nouvelles publiques, et a prétendu que c’était un tort. Je lui ai répondu que je ne donnais ce nom qu’aux choses d’où il résultait quelque mal pour les autres ; qu’ainsi je ne pouvais pas me reprocher comme tel le peu d’intérêt que je prenais aux événemens politiques. « Moi, faible atome perdu dans la foule des êtres qui habitent cette vaste contrée, ai-je ajouté, que peut-il résulter du plus ou moins de vivacité que je mettrai à ce qui la regarde ? Frédéric, le bien qu’une femme peut faire à son pays n’est pas de s’occuper de ce qui s’y passe, ni de donner son avis sur ce qu’on y fait, mais d’y exercer le plus de vertus qu’elle peut. — Claire a raison, a interrompu M. d’Albe ; une femme, en se consacrant à l’éducation de ses enfans et aux soins domestiques, en donnant à tout ce qui l’entoure l’exemple des bonnes mœurs et du travail, remplit la tâche que la patrie lui impose : que chacune se contente de faire ainsi le bien en détail, et de cette multitude de bonnes choses naîtra un bel ensemble. C’est aux hommes qu’appartiennent les grandes et vastes conceptions ; c’est à eux à créer le gouvernement et les lois : c’est aux femmes à leur en faciliter l’exécution, en se bornant strictement aux soins qui sont de leur ressort. Leur tâche est facile ; car, quel que soit l’ordre des choses, pourvu qu’il soit basé sur la vertu et la justice, elles sont sûres de concourir à sa durée, en ne sortant jamais du cercle que la nature a tracé autour d’elles ; car, pour qu’un tout marche bien, il faut que chaque partie reste à sa place. »

Élise, je recueille bien le fruit d’avoir rempli mon devoir en accompagnant M. d’Albe ici. Je m’y sens plus heureuse que je ne l’ai jamais été ; je n’éprouve plus ces momens de tristesse et de dégoût dont tu t’inquiétais quelquefois. Sans doute c’était le monde qui m’inspirait cet ennui profond, dont la vue de la nature m’a guérie. Mon amie, rien ne peut me convenir davantage que la vie de la campagne, au milieu d’une nombreuse famille. Outre l’air de ressemblance avec les mœurs antiques et patriarcales, que je compte bien pour quelque chose, c’est là seulement qu’on peut retrouver cette bienveillance douce et universelle que tu m’accusais de ne point avoir, et dont les nombreuses réunions d’hommes ont dû nécessairement faire perdre l’usage. Quand on n’a avec ses semblables que des relations utiles, telles que le bien qu’on peut leur faire, et les services qu’ils peuvent nous rendre, une figure étrangère annonce toujours un plaisir, et le cœur s’ouvre pour la recevoir ; mais lorsque, dans la société, on se voit entouré d’une foule d’oisifs qui viennent nous accabler de leur inutilité, qui, loin d’apprendre à bien employer le temps, forcent à en faire un mauvais usage, il faut, si on ne leur ressemble pas, être avec eux ou froide ou fausse : et c’est ainsi que la bienveillance s’éteint dans le grand monde, comme l’hospitalité dans les grandes villes.