Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 15

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Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 187-190).


LETTRE XV.


CLAIRE À ÉLISE.


Si je ne t’ai pas écrit depuis près de quinze jours, ma tendre amie, c’est que j’ai été malade. En finissant ma dernière lettre, je me sentais oppressée, triste, sans savoir pourquoi, et faisant une très-maussade compagnie à la vive et brillante Adèle. Je remettais chaque jour à t’écrire, à cause de l’abattement qui m’accablait ; enfin la fièvre m’a prise. J’ai craint que le dérangement de ma santé ne nuisît à ma fille, j’ai voulu la sevrer. Le médecin, tout en convenant que je faisais bien pour elle, m’a objecté que j’avais tort pour moi, parce que, dans un moment où les humeurs étaient en mouvement, le lait pouvait passer dans le sang, et causer une révolution fâcheuse. Mon mari a vivement appuyé cet avis : j’ai persisté dans le mien. À la fin, il s’est emporté, et m’a dit qu’il voyait bien que je ne me souciais ni de son repos, ni de son bonheur, puisque je faisais si peu de cas de ma vie ; qu’au surplus il me défendait de sevrer tout à coup. Je tenais ma fille entre mes bras, je me suis approchée de lui, et la mettant dans les siens : « Cette enfant est à vous, mon ami, lui ai-je dit, et vos droits sur elle sont aussi puissans que les miens ; mais oubliez-vous qu’en lui donnant la vie nous prîmes l’engagement sacré de lui sacrifier la nôtre ? et si nous la perdons, croyez-vous pouvoir oublier que vous en serez la cause, ni m’en consoler jamais ? Par pitié pour moi, pour vous-même, souvenez-vous que devant l’intérêt de nos enfans le nôtre doit être compté pour rien. » Il m’a rendu ma fille. « Claire, m’a-t-il dit, vous êtes libre : malheur à qui pourrait vous résister ! » J’ai promis à M. d’Albe de le dédommager de sa condescendance, en usant de tous les ménagemens possibles, et c’est ce que j’ai fait : aussi ma santé va-t-elle mieux, et j’espère avant peu de jours être tout-à-fait rétablie. Adèle me disait ce matin : « Je vois bien, madame d’Albe, à quel point je suis loin de pouvoir faire encore une bonne mère ; j’ai été effrayée l’autre jour des devoirs que vous vous êtes imposés envers vos enfans. Quoi ! vous croyez leur devoir le sacrifice de votre existence ! J’ai été si surprise quand vous l’avez dit, que j’ai été tentée de vous croire folle… — Folle ! s’est écrié Frédéric ; dites sublime, Mademoiselle. — Vous ne le croiriez pas, mon jeune ami, a interrompu M. d’Albe ; mais dans le monde ces deux mots sont presque synonymes ; vous y verrez taxé de bizarre et d’esprit systématique celui dont l’âme élevée dédaigne de copier les copies qui l’entourent. »

Cela est bien vrai, mon Élise ! cette injustice est une suite de ce petit esprit du monde qui tend toujours à rabaisser les autres pour les mettre à son niveau. Je me rappelle que dans ces assemblées insipides où l’oisiveté enfante la médisance, et où la futilité parvient à tout dessécher, j’ai souvent pensé que ce sot usage de s’asseoir en rond pour faire la conversation était la cause de tous nos torts et la source de toutes nos sottises… Mais je sens ma tête trop faible pour en écrire davantage. Adieu, mon ange.