Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 27

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Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 244-253).


LETTRE XXVII.


CLAIRE À ÉLISE.


Depuis trois jours, Élise, j’ai essayé en vain de t’écrire, ma main se refusait à tracer les preuves de ma honte ; je le ferai pourtant, j’ai besoin de ton mépris, je le mérite et le demande, ton indulgence me serait odieuse ; ma faute ne doit pas rester impunie, et le pardon m’humilierait plus que les reproches. Songe, Élise, que tu ne peux plus m’aimer sans t’avilir, et laisse-moi la consolation de m’estimer encore dans mon amie.

La lettre de Frédéric[1], que tu trouveras ci-jointe, m’avait rendu une sorte de dignité ; je m’étonnais d’avoir pu craindre un homme qui osait me dire qu’il dédaignait mon estime : impatiente de lui prouver qu’il l’avait perdue, j’ai vaincu ma faiblesse pour paraître à dîner : mon air était calme, froid et imposant ; j’ai fixé Frédéric avec hauteur, et, uniquement occupée de mon mari et de mes enfans, j’ai répondu à peine à deux ou trois questions qu’il m’a adressées, et je trouvais une jouissance cruelle à lui montrer le peu de cas que je faisais de lui. En sortant de table, Adolphe s’est assis sur mes genoux ; il m’a rendu compte des différentes études qui l’avaient occupé pendant mon indisposition ; c’était toujours son cousin Frédéric qui lui avait appris ceci, cela ; jamais une leçon ne l’ennuie quand c’est son cousin Frédéric qui la donne. « C’est si amusant de lire avec lui ! me disait mon fils, il m’explique si bien ce que je ne comprends pas ! Cependant, ce matin, il n’a jamais voulu m’apprendre ce que c’était que la vertu : il m’a dit de te le demander, maman ! — C’est la force, mon fils, ai-je répondu, c’est le courage d’exécuter rigoureusement tout ce que nous sentons être bien, quelque peine que cela nous fasse ; c’est un mouvement grand, généreux, dont ton père t’offre souvent l’exemple, dont la seule idée m’attendrit, mais dont ton cousin ne pouvait pas te donner l’explication. » En disant ces derniers mots, que Frédéric seul a entendus, j’ai jeté sur lui un regard de dédain… Ô mon Élise ! il était pâle, des larmes roulaient dans ses yeux, tous ses traits exprimaient le désespoir ; mais, soumis à sa promesse de dissimuler toutes ses sensations devant mon mari, il continuait à causer avec une apparence de tranquillité. M. d’Albe, les yeux fixés sur un livre, ne remarquait pas l’état de son ami, et répondait sans le regarder. Pour moi, Élise, dès cet instant toutes mes résolutions furent changées ; je trouvai que j’avais été dure et barbare : j’aurais donné ma vie pour adresser à Frédéric un mot tendre qui pût réparer le mal que je lui avais fait, et, pour la première fois, je souhaitai de voir sortir M. d’Albe… Le jour baissait ; plongée dans la rêverie, j’avais cessé de causer ; et mon mari, n’y voyant plus à lire, me demande un peu de musique. J’y consens ; Frédéric m’apporte ma harpe : je chante, je ne sais trop quoi ; je me souviens seulement que c’était une romance, que Frédéric versait des pleurs, et que les miens, que je retenais avec effort, m’étouffaient en retombant sur mon cœur. À cet instant, Élise, un homme vient demander mon mari ; il sort : un instinct confus du danger où je suis me fait lever précipitamment pour le suivre ; ma robe s’accroche aux pédales, je fais un faux pas, je tombe : Frédéric me reçoit dans ses bras ; je veux appeler, les sanglots éteignent ma voix ; il me presse fortement sur son sein… À ce moment, tout a disparu, devoirs, époux, honneur ; Frédéric était l’univers, et l’amour, le délicieux amour, mon unique pensée. « Claire, s’est-il écrié, un mot, un seul mot, dis quel sentiment t’agite ? Ah ! lui ai-je répondu, éperdue, si tu veux le savoir, crée-moi donc des expressions pour le peindre ! » Alors je suis retombée sur mon fauteuil ; il s’est précipité à mes pieds : je sentais ses bras autour de mon corps ; la tête appuyée sur son front, respirant son haleine, je ne résistais plus. « Ô femme idolâtrée ! a-t-il dit, quelles inexprimables délices j’éprouve en ce moment ! la félicité suprême est dans mon âme… Oui, tu m’aimes, oui, j’en suis sûr ; le délire du bonheur où je suis n’était réservé qu’au mortel préféré par toi. Ah ! que je l’entende encore de ta bouche adorée, ce mot dont la seule espérance a porté l’ivresse dans tous mes sens ! Si je t’aime, Frédéric ! oses-tu le demander ? imagine ce que doit être une passion qui réduit Claire dans l’état où tu la vois : oui, je t’aime avec ardeur, avec violence ; et, dans ce moment même, où j’oublie, pour te le dire, les plus sacrés devoirs, je jouis de l’excès d’une faiblesse qui te prouve celui de mon amour. » Ô souvenir ineffaçable de plaisir et de honte ! À cet instant les lèvres de Frédéric ont touché les miennes ; j’étais perdue, si la vertu, par un dernier effort, n’eût déchiré le voile de volupté dont j’étais enveloppée : m’arrachant d’entre les bras de Frédéric, je suis tombée à ses pieds. « Ô épargne-moi, je t’en conjure, me suis-je écriée ; ne me rends pas vile, afin que tu puisses m’aimer encore. Dans ce moment de trouble, où je suis entièrement soumise à ton pouvoir, tu peux, je le sais, remporter une facile victoire ; mais, si je suis à toi aujourd’hui, demain je serai dans la tombe ; je le jure au nom de l’honneur que j’outrage, mais qui est plus nécessaire à l’âme de Claire que l’air qu’elle respire : Frédéric ! Frédéric ! contemple-la, prosternée, humiliée à tes pieds, et mérite son éternelle reconnaissance, en ne la rendant pas la dernière des créatures ! — Lève-toi, m’a-t-il dit en s’éloignant, femme angélique, objet de ma profonde vénération et de mon immortel amour ! Ton amant ne résiste point à l’accent de ta douleur ; mais, au nom de ce ciel dont tu es l’image, n’oublie pas que le plus grand sacrifice dont la force humaine soit capable, tu viens de l’obtenir de moi. » Il est sorti avec précipitation ; je suis rentrée chez moi égarée ; un long évanouissement a succédé à ces vives agitations. En recouvrant mes sens, j’ai vu mon époux près de mon lit, je l’ai repoussé avec effroi, j’ai cru voir le souverain arbitre des destinées qui allait prononcer mon arrêt. « Qu’avez-vous, Claire ? m’a-t-il dit d’un ton douloureux ; chère et tendre amie, c’est votre époux qui vous tend les bras. » J’ai gardé le silence, j’ai senti que si j’avais parlé j’aurais tout dit : peut-être l’aurais-je dû, mon instinct m’y poussait : l’aveu a erré sur mes lèvres ; mais la réflexion l’a retenu. Loin de moi cette franchise barbare, qui soulageait mon cœur aux dépens de mon digne époux ! En me taisant, je reste chargée de mon malheur et du sien ; la vérité lui rendrait la part des chagrins qui doivent être mon seul partage. Homme trop respectable ! vous ne supporteriez pas l’idée de savoir votre femme, votre amie, en proie aux tourmens d’une passion criminelle ; et l’obligation de mépriser celle qui faisait votre gloire, et de chasser de votre maison celui que vous aviez placé dans votre cœur, empoisonnerait vos derniers jours ; je verrais votre visage vénérable, où ne se peignit jamais que la bienfaisance et l’humanité, altéré par le regret de n’avoir aimé que des ingrats, et couvert de la honte que j’aurais répandue sur lui ; je vous entendrais appeler une mort que le chagrin accélèrerait peut-être, et je joindrais ainsi au remords du parjure tout le poids d’un homicide. Ô misérable Claire ! ton sang ne se glace-t-il pas à l’aspect d’une pareille image ? Est-ce bien toi qui es parvenue à ce comble d’horreur ? et peux-tu te reconnaître dans la femme infidèle qui n’oserait avouer ce qui se passe dans son cœur sans porter la mort dans celui de son époux ? Quoi ! un pareil tableau ne te fera-t-il pas abjurer la détestable passion qui te consume ? ne te fera-t-il pas abhorrer l’odieux complice de ta faute, Frédéric ?… Frédéric ! qu’ai-je dit ? moi, le haïr ! moi, renoncer à ce bonheur pour lequel il n’est point d’expression ! à ce bonheur de l’entendre dire qu’il m’aime ! le chasser de cet asile, ne plus l’espérer, ni le voir, ni l’entendre ! Eh ! quels sont les crimes qui ne seraient pas trop punis par de pareils sacrifices ? et comment ai-je mérité de me les imposer ? Retirée du monde, j’étais paisible dans ma retraite ; heureuse du bonheur de mon mari, je ne formais aucun desir : il m’amène un jeune homme charmant, doué de tout ce que la vertu a de grand, l’esprit d’aimable, la candeur de séduisant : il me demande mon amitié pour lui, il nous laisse sans cesse ensemble ; le matin, le soir, partout je le vois, partout je le trouve ; toujours seuls, sous des ombrages, au milieu des charmes d’une nature qui s’anime, il aurait fallu que nous fussions nés pour nous haïr, si nous ne nous étions pas aimés. Imprudent époux ! pourquoi réunir ainsi deux êtres qu’une sympathie mutuelle attirait l’un vers l’autre, deux êtres qui, vierges à l’amour, pouvaient en ressentir toutes les premières impressions sans s’en douter ! Pourquoi surtout les envelopper de ce dangereux voile d’amitié, qui devait être un si long prétexte pour se cacher leurs vrais sentimens ! C’était à vous, à votre expérience, à prévoir le danger et à nous en préserver : loin de là, quand votre main elle-même nous en approche, le couvre de fleurs et nous y pousse, pourquoi, terrible et menaçant, venir nous reprocher une faute qui est la vôtre, et nous ordonner de l’expier par le plus douloureux supplice ?… Qu’ai-je dit, Élise ; c’est Frédéric que j’aime, et c’est mon époux que j’accuse ! Ce Frédéric, qui m’a vue entre ses bras, faible et sans défense, c’est lui que je veux garder ici ! ô Élise ! tu seras bien changée, si tu reconnais ton amie dans celle qu’une pareille situation peut laisser incertaine sur le parti qu’elle doit prendre.



  1. Lettre XXV.