Claude ANET-les rose d Ispahan la perse en automobile/preface

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Société d'édition et de publication Librairie Félix JUVEN (p. vii-13).
PREFACE




Un voyage ! il ne faudrait récrire que pour soi.

Le voyage donne à l’homme une des plus belles ivresses qu’il puisse éprouver. Découvrir des paysages nouveaux dans une succession rapide, traverser des villes jadis prospères aujourd’hui mortes, courir aux temples dont en pensée on habita les portiques et ne voir que des pierres éparses, trouver le désert et la solitude là où vécurent des peuples puissants, aller plus loin, toujours plus loin, être celui qui ne s’arrête pas, qui passe parmi les vivants et au milieu des ruines, sentir qu’à peine vous les avez possédés ces paysages meurent pour vous, que vous ne les reverrez jamais, — quelle joie et quelle angoisse passionnée !

Je ne sens tout le prix que des choses qui m’échappent. Je cours à elles avec fièvre, mais c’est au moment où je les perds que je les aime le plus fortement.

Peut-être est-ce là le secret de l’ivresse du voyage.

Mais comment la communiquer à L’aide de mots à qui reste dans son fauteuil ?

*

Nous avons été jusqu’au centre de la Perse cueillir dans leur gloire les roses d’Ispahan.

Nous avions choisi clés moyens de transport difficiles. Au lieu de gagner Bakou par train, nous avions décidé de faire une partie du trajet, la plus longue possible, en automobile.

Ainsi avons-nous traversé une contrée qui sera longtemps encore une terra incognito, pour les automobiles, la Bessarabie ; nous avons visité la Crimée à la belle corniche ; au Caucase, la pluie et la neige, plus que les récoltes, nous arrêtèrent ; après quelques excursions autour de Baloum et de Koutaïs, nous avonspris le train,et les autos aussi ; en Perse, tandis que l’un de nous s’efforçait en vain de passer en machine les infranchissables montagnes qui défendent près de Tabriz le haut plateau de l’Iran, nous atteignions en automobile la seconde ville sainte de l’empire des Chahs, Koum, où repose sous la coupole dorée d’une mosquée hautaine sainte Fatmeh, sœur de l’imam Rëza dont le corps rend Mesched sacrée. A Koum, la benzine nous fit défaut. Nous connûmes les horreurs de la

traversée du désert en diligence persane avant d’atteindre le paradis d’Ispahan.

Et étant arrivés là-bas dans la sixième semaine du voyage, après avoir vaincu de grandes difficultés et enduré des souffrances

variées, nous nous sommes sentis très loin de Paris et des nôtres. « tant à cause de l’énorme distance des lieux que de l’interposition des grands fleuves, empêchement des déserts et objection des montagnes. »

Nous avons vécu à Ispahan une semaine inoubliable.

Nous emmenions deux jeunes femmes avec nous, ou plutôt nous emmenaient-elles, tant étaient vifs leur enthousiasme, leur gaîté, leur courage, leur volonté d’arriver quand même.

Ces jeunes femmes étaient habituées à la paresse, au confort, au luxe. Elles ont connu les nuits sans sommeil, les nourritures insuffisantes, les gîtes malpropres, le froid de l’aube, le vent glacé dans les montagnes et la chaleur qui monte du désert à midi si forte qu’on reste engourdi et qu’on voudrait mourir...

Elle ont été à Ispahan,

Et nous en sommes tous revenus.

*

Au retour, je montrais des photographies de notre voyage à une jeune lemme qui a dans les lettres le nom le plus glorieux d’aujourd’hui

Comme elle les regardait, elle s’écria :

Mais vous êtes, vous et vos compagnons, dans chacune de ces photographies. Parmi ces ruines, ces paysages et ces Persans, je vous retrouve partout.

C’est vrai. Et dans ce livre il en sera de même. Je voudrais animer les ruines, les paysages, les hommes, et montrer, au milieu d eux, les voyageurs que nous avons été.

*

Rentré à Paris, on m’a demandé :

— Vaut-il la peine d’aller a Ispahan ?

J ai répondu de la façon suivante :

— John W, Robinson, de Birmingham, ayant gagné beaucoup d'argent décida de se retirer des affaires. Et comme il s’ennuyait, il voyagea. Il ne s’intéressait qu’à ce qui avait été l’occupation de toute sa vie. Aussi visita-t-il les villes étrangères seulement pour voir comment s y pratiquait le commerce des fers et aciers qui avait été le sien, il arriva en Perse et, après beaucoup de fatigues, gagna Ispahan. Il se fit conduire au bazar et, l'ayant parcouru, ne prit qu’une note sur son carnet, celle-ci :

" Le marché des fers et aciers à Ispahan ne vaut pas la peine qu’on a de s’y rendre. " Page:Claude ANET-les rose d Ispahan la perse en automobile.djvu/21 Page:Claude ANET-les rose d Ispahan la perse en automobile.djvu/22 Page:Claude ANET-les rose d Ispahan la perse en automobile.djvu/23 Page:Claude ANET-les rose d Ispahan la perse en automobile.djvu/24