Claudius Bombarnac/9

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J. Hetzel et Compagnie (p. 94-103).


IX


Nous sommes partis à la minute réglementaire. Le baron n’aura pas à se plaindre cette fois. Après tout, je comprends ses impatiences : une minute de retard peut lui faire manquer le paquebot de Tien-Tsin pour le Japon.

La journée s’annonce d’une belle apparence. Par exemple, il fait un vent à éteindre le soleil comme une simple chandelle, — un de ces ouragans qui, dit-on, arrêtent les locomotives du Grand-Transasiatique. Aujourd’hui, fort heureusement, il souffle de l’ouest et sera très supportable, puisqu’il prend le train par l’arrière. On pourra demeurer sur les plates-formes.

J’en suis à souhaiter maintenant d’entrer en conversation avec le jeune Pan-Chao. Popof avait raison, ce doit être un fils de famille, qui a passé quelques années à Paris pour s’instruire et s’amuser. Il devait être un des hôtes assidus des « five o’clocks » du XXe Siècle.

Entre temps, j’ai à m’occuper d’autres affaires. Et d’abord, l’homme à la caisse. Toute une journée se sera écoulée avant que j’aie pu le tirer d’inquiétude. En quelles transes il est, sans doute ! Mais, comme il serait imprudent de pénétrer dans le fourgon pendant le jour, il y a nécessité d’attendre la nuit.

N’oublions pas qu’un entretien avec M. et Mme Caterna est également indiqué au programme. Cela ne présentera, d’ailleurs, aucune difficulté.

Ce qui doit être moins facile, c’est de me mettre en communication avec mon numéro 12, le superbe seigneur Faruskiar. Il paraît étroitement boutonné, cet Oriental !

Ah ! un nom à connaître dans le plus bref délai, c’est celui du mandarin qui retourne en Chine sous forme de colis mortuaire. Avec un peu d’adresse, Popof finira par l’apprendre de l’un des Persans préposés à la garde de Son Excellence. Si ce pouvait être celui de quelque grand fonctionnaire, le Pao-Wang, le Ko-Wang, le vice-roi des deux Kiang, le prince King en personne…

Durant la première heure, le train continue de filer à travers l’oasis. Nous serons bientôt en plein désert. Le sol est formé de couches alluvionnaires, dont les strates s’étendent jusqu’aux environs de Merv. Il convient de s’habituer à cette monotonie du voyage, qui se prolongera jusqu’à la frontière du Turkestan. Oasis et désert, désert et oasis. Il est vrai, aux approches du plateau de Pamir, le décor changera à vue. Les sujets de paysage ne manquent pas au nœud orographique que les Russes ont dû couper, comme ce roublard d’Alexandre a fait du nœud qui rattachait le joug au timon du char de Gordium. Cela a valu au conquérant macédonien l’empire de l’Asie… Voilà qui est de bon augure pour la conquête des Russes.

Donc, attendons la traversée du plateau de Pamir et ses sites variés. Au delà se développent les interminables plaines du Turkestan chinois, les immensités sablonneuses du désert de Gobi, où recommencera la monotonie du parcours.

Il est dix heures et demie. Le déjeuner va être bientôt servi à l’intérieur du dining-car. Occupons-nous d’abord de ma promenade matinale le long de la grande rue du train.

Où donc est Fulk Ephrinell ? Je ne le vois pas à son poste près de miss Horatia Bluett, que je questionne à ce sujet, après l’avoir saluée poliment.

« Monsieur Fulk est allé jeter un coup d’œil sur ses colis », me répond-elle.

Ah ! elle en est déjà à « monsieur Fulk », en attendant, sans douter Fulk tout court !

C’est à l’arrière du second wagon que le seigneur Faruskiar et Ghangir se sont cantonnés depuis le départ. Seuls en ce moment, ils s’entretiennent à voix basse.

En revenant, je rencontre Fulk Ephrinell, qui va rejoindre sa compagne de voyage. Il me serre « yankeement » la main. Je lui dis que miss Horatia Bluett m’a donné de ses nouvelles.

« Oh ! fait-il, quelle femme d’ordre, quelle négociante hors ligne !… Une de ces Anglaises…

— Qui sont dignes d’être américaines ! ai-je ajouté.

Wait a bit ! » réplique-t-il en souriant d’un air on ne peut plus significatif.

Au moment de sortir, je m’aperçois que les deux Célestes doivent être déjà au dining-car. Le bouquin du docteur Tio-King est resté sur une tablette du wagon.

Je ne crois pas qu’il soit indiscret à un reporter de prendre ce bouquin, de l’ouvrir, d’en lire le titre, qui est ainsi conçu :

De la vie sobre et réglée,
ou l’art de vivre longtemps
dans une parfaite santé.
Traduit de l’italien de
Louis Cornaro, noble Vénitien.
Augmenté de la manière de corriger un mauvais tempérament,
de jouir d’une félicité parfaite jusqu’à l’âge le plus avancé,
et de ne mourir que par la consommation de l’humide radical
usé par une extrême vieillesse.
Salerne
MDCCLXXXII

Ainsi telle est la lecture favorite du docteur Tio-King ! Et voilà pourquoi son peu respectueux élève lui jette parfois ce nom de Cornaro par moquerie !

Je n’ai pas le temps de voir autre chose de ce volume que sa devise. Abstinentia adjicit vitam. Au reste, cette devise du noble Vénitien, je me propose bien de ne point la mettre en pratique — du moins pour le déjeuner.

Rien de nouveau en ce qui concerne le placement des convives du dining-car. Je me retrouve auprès du major Noltitz, qui observe avec une certaine attention le seigneur Faruskiar et son compagnon, placés à l’extrémité de la table. Nous nous demandons quel peut être ce Mongol de mine si hautaine…

« Tiens, dis-je en riant de l’idée qui me traverse l’esprit, si c’était…

— Qui donc ? répond le major.

— Ce chef de pirates… le fameux Ki-Tsang…

— Plaisantez… plaisantez, monsieur Bombarnac, mais à voix basse, je vous le recommande !

— Voyons, major, convenez que ce serait là un personnage des plus intéressants, digne d’être minutieusement interviewé ! »

Tout en bavardant, nous mangeons de bon appétit. Le déjeuner est excellent, les provisions ayant été renouvelées à Askhabad et à Douchak. Pour boisson, du thé, du vin de Crimée, de la bière de Kazan ; pour viande, des côtelettes de mouton et d’excellentes conserves ; pour dessert, un melon savoureux, des poires et des raisins de premier choix[1].

Après déjeuner, je viens fumer mon cigare sur la plate-forme à l’arrière du dining-car. M. Caterna s’y transporte presque aussitôt. Visiblement, l’estimable trial guettait cette occasion d’entrer en rapport avec moi.

Ses yeux spirituels à demi-fermés, sa figure glabre, ses joues habituées aux faux favoris, ses lèvres habituées aux fausses moustaches, sa tête habituée aux postiches roux, noirs, gris, chauves ou chevelus suivant ses rôles, tout dénote le comédien fait à la vie des planches. Mais M. Caterna a une physionomie si ouverte, une figure si réjouie, l’air si honnête, l’attitude si franche, enfin l’apparence d’un si brave homme !

« Monsieur, me dit-il, est-ce que deux Français vont aller de Bakou à Pékin sans faire connaissance ?

— Monsieur, ai-je répondu, lorsque je rencontre un compatriote…

— Qui est parisien, monsieur…

— Et, par conséquent, deux fois français, ai-je ajouté, je m’en voudrais de ne pas lui avoir serré la main ! Aussi, monsieur Caterna…

— Vous savez mon nom ?…

— Comme vous savez le mien, j’en suis sûr.

— Sans doute, monsieur Claudius Bombarnac, correspondant du XXe Siècle.

— À votre service, veuillez le croire.

— Mille remerciements, monsieur Bombarnac, et même dix mille, comme on dit en Chine, où nous nous rendons, madame Caterna et moi…

— Pour aller tenir à Shangaï les emplois de trial et de dugazon dans la troupe de la résidence française…

— Mais vous savez donc tout ?…

— Un reporter !

— C’est juste.

— J’ajouterai même, si je m’en rapporte à certaines locutions maritimes, que vous avez dû naviguer autrefois, monsieur Caterna…

— Je vous crois, monsieur le reporter. Ex-patron de chaloupe de l’amiral de Boissoudy à bord du Redoutable.

— Je me demande alors pourquoi vous, un marin, n’avez pas pris la voie de mer…

— Ah ! voilà, monsieur Bombarnac. Apprenez que madame Caterna, qui est sans conteste la première dugazon de province, et pas une ne lui passerait sur son avant — pardon, habitude d’ancien matelot ! — pour les rôles de soubrette et les travestis, ne peut supporter la mer. Aussi quand j’ai eu connaissance du Grand-Transasiatique, je lui ai dit : « Rassure-toi, Caroline ! Ne t’inquiète pas du trompeur et perfide élément ! Nous irons à travers la Russie, le Turkestan et la Chine, sans quitter la terre ferme ! » Et ce que ça lui a fait plaisir, la mignonnette, si courageuse, si dévouée, si… je ne trouve pas le mot — enfin, monsieur, une dugazon qui jouerait les duègnes au besoin pour ne pas laisser un directeur dans la panade ! Une artiste, une véritable artiste ! »

M. Caterna fait plaisir à entendre. Il est « en pression », comme disent les mécaniciens, et il n’y a qu’à le laisser lâcher sa vapeur. Dût le cas paraître surprenant, il adore sa femme, et je me plais à croire qu’elle le lui rend bien. Un couple assorti, s’il en fut, ainsi que je l’apprends de mon trial, jamais embarrassé, très débrouillard, content de son sort, n’aimant rien tant que le théâtre, surtout le théâtre de province, où Mme Caterna et lui ont joué le drame, le vaudeville, la comédie, l’opérette, l’opéra-comique, l’opéra, les traductions, la pièce à spectacle, la pantomime, heureux des représentations qui commencent à cinq heures et finissent après une heure du matin, sur les grands théâtres de chefs-lieux, dans les salles de mairies, dans les granges de villages, au débotté, sans raccords, sans orchestre, quelquefois même sans spectateurs, — ce qui dispensait de rendre l’argent, — des comédiens à tout faire convenablement en n’importe quel emploi.

En sa qualité de Parisien, M. Caterna a dû être le loustic du gaillard d’avant, lorsqu’il naviguait. Adroit de ses mains comme un escamoteur, adroit de ses pieds comme un danseur de corde, sachant imiter de la langue ou des lèvres tous les instruments de bois et de cuivre, il possède le plus varié assortiment de ponts-neufs, chansons à boire, chansons patriotiques, monologues et saynètes de cafés-concerts. Cela, il me le raconte avec des gestes abondants, faconde intarissable, allant et venant, se déhanchant sur ses jambes écartées et ses pieds un peu en dedans de mathurin en goguette. Je ne m’ennuierai pas en la société d’un compère de si joyeuse allure.

« Et où étiez-vous avant de quitter la France ? lui demandai-je.

— À la Ferté-sous-Jouarre, où madame Caterna a obtenu un véritable succès dans le rôle d’Elsa de Lohengrin, que nous avons joué sans musique. Mais aussi quelle pièce intéressante et bien faite !

— Vous avez dû courir le monde, monsieur Caterna ?

— Je vous crois, la Russie, l’Angleterre, les deux Amériques. Ah ! monsieur Claudius… »

Il m’appelle déjà Claudius.

« Ah ! monsieur Claudius, il fut un temps où j’étais l’idole de Buenos-Ayres et la toquade de Rio-Janeiro ! Ne croyez pas que je vous en conte ! Non ! je me connais ! Mauvais à Paris, je suis excellent en province ! À Paris, on joue pour soi. En province, on joue pour les autres ! Et puis quel répertoire !

— Mes compliments, cher compatriote.

— Je les accepte, monsieur Claudius, car j’aime mon métier. Que voulez-vous ? Tout le monde ne peut pas prétendre à devenir sénateur ou… reporter !

— Ça, c’est méchant, monsieur Caterna, dis-je en riant.

— Non… c’est le mot de la fin. »

Et tandis que l’intarissable trial dévidait son chapelet, des stations apparaissaient au passage entre deux coups de sifflet, Kulka, Nisachurch, Kulla-Minor et autres, tristes d’aspect ; puis Bairam-Ali, à la verste sept cent quatre-vingt-quinze, et Kourlan-Kala à la verste huit cent quinze.

« Et pour tout dire, continue M. Caterna, nous ne sommes pas sans avoir gagné un peu d’argent à nous balader de ville en ville. Il y a au fond de notre malle quelques obligations du Nord, dont je fais le plus grand cas, placement de tout repos, et cela honnêtement acquis, monsieur Claudius ! Mon Dieu, je le sais, quoique nous vivions sous le régime démocratique, le régime de l’égalité, le temps est encore loin où l’on verra le père noble dîner à côté de la préfète chez le président de cour d’appel, et la dugazon ouvrir le bal avec le préfet chez le général en chef !… Eh bien ! on dîne et on danse entre soi…

— Et ce n’est pas moins gai, monsieur Caterna…

— Ni moins comme il faut, monsieur Claudius ! » réplique le futur grand premier comique de Shangaï, en secouant un jabot imaginaire avec la désinvolture d’un seigneur Louis XV.

En ce moment, Mme Caterna vient nous rejoindre. C’est bien la digne compagne de son mari, créée et mise au monde pour lui donner la réplique dans la vie comme en scène, une de ces camarades de théâtre qui ne sont ni minaudières ni mauvaises langues, enfants de la balle pour la plupart, nées on ne sait où et même on ne sait comment, mais bonnes filles.

« Je vous présente Caroline Caterna, me dit le trial du ton dont il aurait présenté la Patti ou Sarah Bernhardt.

— Après avoir serré la main de votre mari, dis-je, je serais heureux de serrer la vôtre, madame Caterna…

— Voilà, monsieur, répond la dugazon, à la bonne franquette, au pied levé et sans souffleur !

— Comme vous voyez, pas poseuse et la meilleure des femmes…

— Comme il est le meilleur des maris !

— Je m’en flatte, monsieur Claudius, répond le trial, et pourquoi ? Parce que j’ai compris que le mariage tient tout entier dans ce précepte de l’Évangile auquel les maris devraient se conformer : ce que madame aime, monsieur en mange souvent ! »

On voudra bien m’en croire, c’était touchant de voir cet honnête cabotinage, si différent de la comptabilité galante par « doit et avoir » du courtier et de la courtière, qui conversaient à l’intérieur du wagon voisin.

Mais voici que le baron Weissschnitzerdörfer, coiffé d’une casquette de voyage, sort du dining-car, où, je l’imagine, il n’a point passé son temps à consulter l’indicateur.

« Le bonhomme au chapeau si farce ! s’écrie M. Caterna, après que le baron est entré dans le wagon, sans nous avoir honorés d’un salut.

— L’est-il assez… allemand ! réplique Mme Caterna.

— Et dire que Henry Heine appelle ces gens-là des chênes sentimentaux ! ai-je ajouté.

— Alors il ne connaissait pas celui-ci ! répond M. Caterna. Chêne, je le veux bien, mais sentimental…

— À propos, dis-je, vous savez pourquoi ce baron a pris le Grand-Transasiatique ?

— Pour aller manger de la choucroute à Pékin ! riposte M. Caterna.

— Non pas… non pas ! C’est un rival de miss Nellie Bly. Il a la prétention de faire le tour du monde en trente-neuf jours…

— Trente-neuf jours ! s’écrie M. Caterna. Vous voulez dire cent trente-neuf ! Pas sportif, ce baron, oh ! pas du tout sportif ! »

Et le trial d’entonner d’une voix de clarinette enrouée l’air si connu des Cloches de Corneville :


« J’ai fait trois fois le tour du monde… »


en ajoutant à l’adresse du baron :


« I n’en f’ra mêm’ pas la moitié ! »



  1. M. l’ingénieur Boulangier n’oubliera pas qu’il a fait l’éloge d’un repas identique dans le récit de son voyage.