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Les Écrivains/Clemenceau

La bibliothèque libre.
E. Flammarion (Deuxième sériep. 24-30).


CLÉMENCEAU


À Gustave Geffroy.


Quelques jours après cette mémorable campagne électorale, où tant de courage ne put venir à bout de tant de haine lâche, où toutes les sottises, et toutes les rancunes, et toutes les basses ambitions provinciales, conduites par toutes les calomnies parisiennes, triomphèrent enfin de l’homme redouté devant l’éloquence et la supériorité intellectuelle de qui tremblaient tous ces pauvres insectes parlementaires, vous souvenez-vous, cher Geffroy, de la journée exquise, de la réconfortante journée que nous passâmes, dans une petite maison, avec notre ami ?

Je m’attendais — et cela eût été permis même à quelqu’un de sa force morale — à le revoir un peu découragé de l’inutilité de tant de beaux et vaillants efforts. Mais tel il était avant cette lutte écœurante et sauvage, tel il demeurait après. J’eus la joie de n’apercevoir sur son énergique visage et dans son regard résolu pas une ombre de dégoût, pas un signe d’abattement. Rien ne s’était altéré de sa bonne humeur si entraînante, de sa gaîté saine ; rien n’avait faibli de ses ardents et robustes enthousiasmes qui, toujours, aux heures lourdes, le préservèrent des mauvaises suggestions du dégoût. L’événement accompli, ayant fait un violent rétablissement sur soi-même, Clémenceau ne songeait déjà plus à ces terribles journées qu’il venait de traverser, ni à l’ingratitude humaine, dont il avait, vraiment, on peut le dire, connu le fond jusqu’à la vase. Et comme autrefois, avec quelque chose de plus pénétrant peut-être qu’autrefois, il nous enchanta, durant cette après-midi, de causeries intimes et charmantes, de la merveilleuse lucidité de son esprit si grandement ouvert à toutes les compréhensions, à toutes les beautés de l’art, de la philosophie et de la vie.

Ce jour-là, mon cher Geffroy, je fus presque tenté de remercier la haine imbécile qui croyait avoir abattu cet homme de nous le rendre plus libre avec des forces nouvelles ignorées de lui, peut-être, senties de nous, sûrement. Car nous avions compris que cet échec apparent n’était, au fond, qu’une délivrance, qu’il aboutissait à quelque chose de beau, et que, si nous perdions un député, nous gagnions un admirable écrivain.

L’écrivain de La Mêlée sociale[1] et de tous les autres volumes qui vont suivre.

La politique, par définition, est l’art de mener les hommes au bonheur ; dans la pratique, elle n’est que l’art de les dévorer. Elle est donc le grand mensonge, étant la grande corruption. Un homme politique, engagé dans la politique, ne montre fatalement qu’une des faces de sa personnalité, la plus laide, ses appétits. Chez les nobles esprits qu’elle a séduits, leurrés par ses mirages, la politique ne tarde pas à absorber, quand elle ne les déprime pas tout à fait, ce qu’il y a de meilleur dans leurs facultés et leurs activités mentales. En tout cas, elle les détourne rapidement de leur destination originelle, car elle est impuissante à les maintenir dans la voie idéale qu’ils avaient rêvé de suivre. Que peut faire, que peut rêver de faire un homme de forte culture et de généreuse action, dans un Parlement livré, par les conditions mêmes de son recrutement, à toutes les médiocrités, à toutes les oisivetés, à toutes les faillites de la vie provinciale, qui n’ont d’autres liens entre elles, d’autres supports, d’autre raison d’être que la discipline des convoitises et le servilisme des intérêts électoraux ? Il ne peut rien. Les questions sont tranchées d’avance, et même votées avant que d’être connues. Aucune surprise de dialectique, aucun éclat de passion, aucune illumination d’éloquence ne peuvent traverser ces murs, ouvrir des brèches de lumière dans ces murs de ténèbres que sont les majorités parlementaires. Clémenceau en a fait souvent la morne et décourageante expérience. Mais jamais autant, peut-être, que dans cette lamentable séance où, après la sanglante répression de Fourmies, il vint demander à la Chambre l’amnistie. C’était la première fois que, dans cette enceinte, on entendait un cri de pitié humaine. Il fut inutile. Un silence glaçant suivit cet ardent, cet éloquent, ce suppliant appel à la justice supérieure. Sa voix alla se briser contre le mur, sans l’entamer. Et j’ai compris, de ce jour, que l’action, telle que nous la voulons, était impossible, dans un Parlement qui, non seulement ne veut rien faire, mais ne veut rien entendre.

Aujourd’hui, l’action doit se réfugier dans le livre. C’est dans le livre seul, que, dégagée des contingences malsaines et multiples qui l’annihilent et l’étouffent, elle peut trouver le terrain propre à la germination des idées qu’elle sème. Car qu’importent les gestes ! les gestes passent ; le temps de décrire leur courbe éphémère, ils n’ont pas laissé de traces. Les idées demeurent et pullulent, semées, elles germent ; germées, elles fleurissent. Et l’humanité vient les cueillir, ces fleurs, pour en faire les gerbes de joie de son futur affranchissement.

Aussi, est-ce avec un contentement profond que je vois Clémenceau, sorti de la politique active — où, en dépit de toutes ses qualités supérieures de persuasion, d’éloquence, de ténacité dans la lutte, il ne put qu’intimider la sécurité des majorités et réduire, par la peur d’une chute, l’action des gouvernements à son minimum de malfaisance — pour entrer dans la vraie et féconde bataille des idées, c’est-à-dire dans la pleine conscience de son devoir, dans l’entière liberté de ses forces rajeunies.

Artiste, philosophe, nourri par une forte culture scientifique, passionné de la vie, doué d’un sens critique très sûr et d’un enthousiasme très généreux, ayant passé son existence dans la compagnie spirituelle des plus grands penseurs de ce temps, comme Stuart Mill, dont il fut le traducteur, et Spencer, dont il est, je crois, l’ami ; instruit par de longs voyages où l’observation personnalise, en les développant, les connaissances thésaurisées, nul mieux que Clémenceau n’était préparé à devenir l’écrivain de la Mêlée sociale. Écrivain, il l’est, dans toute l’étendue que nous donnons à ce mot. Son style est bref, mais clair et vibrant. Le verbe mord âprement et profondément le cuivré de la phrase, et la pensée l’illumine. Il sait, avec des concisions hardies, en traits rapidement incisés, exprimer des raccourcis saisissants d’histoire, noter des caractères, évoquer des sensations d’art, des paysages darwiniens, des surgissements de rêve, des prodiges de vie pullulante et meurtrière. Il connaît la signification des choses, et leur fatalisme dans la nature terrible et belle, la destinée des êtres, en proie au mal de l’universel massacre. Il sait de combien de morts accumulées est faite l’herbe qu’il foule, la fleur qu’il respire, de combien d’injustices, de violences et de rapts sanglants, la douleur humaine, dont il compte le martyrologe, qui ne cessera, hélas ! qu’avec l’univers.

Ce que j’admire en Clémenceau, c’est qu’il ne se sert du fait particulier que pour s’élever aux plus hautes généralisations de la pensée. Tout lui est prétexte à philosopher, parce que, comme les grands esprits, il sait que la chose la plus menue, la plus indifférente en soi, celle qui échappe le plus aux préoccupations du vulgaire, contient toujours une parcelle de l’éternelle et irritante énigme, et qu’elle n’est qu’une réduction de l’âme totale de l’univers.

Alors que les écrivassiers politiques, dans leur infamant jargon d’huissier ou de notaire morose, ergotent sans cesse sur des articles de loi — de loi éphémère comme ceux qui la font — Clémenceau, lui, n’a de regards et d’attentions que pour la Vie. Sans s’arrêter jamais devant ces fantômes traînant leur suaire de papier, agitant leurs ossements de carton, c’est à la Vie seule qu’il s’en prend. Il l’interroge partout où il la rencontre et il la rencontre partout, dans la rue, parmi les foules, dans les taudis du pauvre et les salons du riche. Il la suit dans les champs, dans les mines, dans les forêts lointaines, à l’atelier, au musée, à la prison, au pied de l’échafaud. Et il cherche à lui arracher quelque chose de son impassible secret, quelque chose de l’obscur espoir qu’elle pourrait, peut-être un jour, projeter sur le monde les clartés d’une aube plus douce.

La Mêlée sociale, je l’avais suivie, avec passion, au jour le jour, dans la Justice. À la lecture du livre, mes impressions se sont encore agrandies, car j’y trouve une admirable unité de pensée, dans une diversité de sujets qui, tous, d’ailleurs, touchent aux plus intéressants problèmes de la vie sociale.

Je n’ai pas la prétention de faire l’analyse et la critique raisonnée de ce livre. J’ai voulu seulement le signaler à mes lecteurs que passionnent les questions autres que celles de l’adultère romanesque, et les petits potins du boulevard. J’ai voulu, surtout, saluer de toute mon amitié et de toute mon admiration le maître ouvrier de cette œuvre maîtresse, forgée de nobles pensées et fleurie de beauté artiste.

1895.



  1. La Mêlée sociale.