Cleon, rhéteur cyrénéen/4

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PONCETTI.


SECONDE PARTIE.


LA Curioſité, cette paſſion avide, n’étoit point ſatisfaite des connoiſſances & des lumières que je venois d’acquerir ; le deſir de les augmenter étoit un peu plus vif, parce qu’elle croyoit en démêler l’objet. Cette envie de ſçavoir n’eſt regardée comme une maladie, que par les ames foibles, la mienne auroit été bien fâchée d’en guérir. Placée où je l’ai dit au commencement de cette Hiſtoire, un éclairciſſement qui auroit mis fin à des recherches dont elle ſe faiſoit une occupation amuſante, auroit été pour elle un anéantiſſement véritable. Cette ardeur perpétuë des mouvemens qui nous ſont propres ; par conſéquent l’inquiétude qu’elle cauſe a pour nous des douceurs réelles.

Pour ſéconder la vivacité de ſes intentions, il fallut prendre des précautions avec tout l’Etat. Sans le ſecours duquel je me ſerois inutilement prêtée aux déſirs qu’elle m’inſpiroit, & pour que l’Etat ne me refuſa rien & agit de concert par la ſuite, il fallut aſſurer ſa tranquillité par des Règlemens hipocrites, qui en ſatisfaiſant l’ambition des Grands, en flattant le préjugé des petits, & en ébloüiſſant les ſots, fixaſſent en même tems la Police extérieure du Royaume.

On commença par la Réligion, moyen ordinaire de ſéduire la multitude, qui ſe meſure & ſe met à niveau de ceux qu’elle imagine, penſer comme elle. Naſirola, dont on avoit ſuivi les déciſions, ſe chargea de les faire exécuter. Cette Prude matrone qui tranche auſſi de la Déeſſe, comme étant fille de Jupiter, à ce qu’elle dit, comptoit ſans doute ſur la docilité que j’affectois & ſur celle que j’inſpirerois aux autres ; mais ayant chargé ſes Ordonnances de trop de minuties, & ſe montrant inéxorable aux moindres tranſgreſſions, il arriva que ſans m’en mêler, ſes Loix devinrent inutiles, & qu’à la fin perſonne ne voulut les ſuivre.

Perſuadée que j’y avois mis obſtacle, & furieuſe du peu de reſpect que l’on avoit pour ſon autorité, elle fit tous ſes efforts pour balancer la mienne, & ſe promit bien de marquer ſon oppoſition à toutes mes volontés. Le plaiſir étoit le ſeul Dieu que j’adorois ; je ne connoiſſois de péchés, par rapport à moi, que la triſteſſe ou l’indolence, & par rapport aux autres que l’inconſtance & l’indiſcrétion. Ma tolérance étant entière, chacun avoit la liberté de penſer à ſa fantaiſie, & d’agir en conſéquence ; nulle chicane ſur la morale. Telle eſt la force des principes que la nature a pris ſoin de graver elle-même, tout le monde y ſouſcrivit, & les édits de la fille de Jupiter furent mis au rang des vieux almanachs.

Ceux concernants le Commerce eurent plus de ſuccès ; je ſuis trop intéreſſée à leur exécution pour n’y pas tenir la main, quoiqu’ils fuſſent ſon ouvrage, ſauf à me rendre la maîtreſſe de paſſer pardeſſus les diſpoſitions qui m’étoient contraires, ou de les éluder par de fauſſes gloſes, & par des interprétations tirées par les cheveux ; c’eſt la coutume. Les avances que je fus obligée de faire pour négocier, me forcérent à des emprunts qui me ſervirent de prétexte pour publier un règlement, ſur lequel je ne la conſultai point, & que je fis paſſer malgré ſes efforts ſéditieux.

Je ne manquai pas dans le préambule de groſſir les beſoins de l’Etat, d’enfler les dépenſes que j’avois faites pour en ſoutenir la gloire, & celles que j’étois réſoluë de ſacrifier pour attirer la conſidération des étrangers, afin, diſois-je, d’augmenter autant qu’il ſeroit poſſible les égards qui m’étoient dûs. Je declarai à tous les ouvriers, artiſans & manœuvres du Royaume, que, pour les corriger de la pareſſe & de l’intempérance, deux vices auſquels ils ſont aſſez ſujets, je voulois qu’ils dépoſaſſent chaque jour, chez un receveur commis à cet effet, la moitié de ce qu’ils gagneroient, ſauf à retrancher la moitié de leur nourriture ; ce qui les forçant de travailler & d’être ſobres, étoit un moyen préférable à tous ceux que l’on m’avoit propoſé, & plus propre à remplir mes vûës avec la promptitude néceſſaire.

Grands débats au Conſeil à ce ſujet. L’on ne put refuſer d’entendre Naſirola, ennemie perpétuelle de mes réſolutions ; ſon avis qu’elle laiſſa ſur le bureau étoit conçû en ces termes à peu près.

Le ſouverain Conſeil de la belle Poncetti, doit faire attention que ſes ſujets ſont nés libres, & qu’ils ne doivent pas être traités comme des eſclaves, puiſque leur eſſence n’eſt pas différente de la ſienne.

Que la puiſſance qu’elle s’attribuë n’exiſte qu’autant qu’ils ſont dociles & ſoumis, n’ayant de titres que leur conſentement, prêté à condition qu’elle en uſeroit à leur avantage, & non à leur préjudice.

Que ſa domination ne peut s’étendre au-delà des bornes que les Loix naturelles & fondamentales lui preſcrivent, par leſquelles la proprieté des biens dont elle diſpoſe arbitrairement, lui eſt interdite ; Loix, à l’autorité deſquelles elle ne peut ſe ſouſtraire, & qu’elle ne peut mépriſer comme elle fait, ſans manquer aux devoirs les plus eſſentiels d’une place où elle doit faire le bien ſeulement, & contribuer par ſa modération à la félicité de ſes ſujets ; loin de prétendre que leur miſère & leur ſervitude doivent flatter ſon orgueil & ſa molleſſe.

Que les revenus du Domaine excédent ſa dépenſe ordinaire, & que les frais auſquels l’engagent ſes nouveaux ſacrifices à la lune, ne ſont pas aſſez conſidérables pour établir des impôts exhorbitans qui arrachans aux ouvriers le fruit de leurs ſueurs & de leurs veilles, les expoſent à mourir de faim. Ignore-t-elle qu’elle ne peut-être à ſon aiſe qu’ils n’y ſoient, & que leur abondance, fait réellement la ſienne ?

J’eſpére de la fermeté du Conſeil que mon oppoſition ſera ſécondée, & qu’il ne ſouffrira pas que la ſubſtance du peuple qui demande tant de ménagement, ſoit convertie en quolifichets & en bijoux, toûjours prête à être répanduë en ſaveur du Vicaire & de ſes adhérants, & devienne la proye du dérèglement & de la débauche.

La belle Poncetti me croit ſon ennemie, parceque je m’oppoſe à ce qui nuit à la véritable gloire, & que j’enviſage autrement qu’elle le bonheur de ſon état. En vain elle préfere des flatteurs indiſcrets qui lui préſentent toutes ſortes de viandes, à des medecins prudens qui ne lui permettroient que des mets ſalutaires. La régence dévoluë au rang que j’occupe, & les ſoins que je lui dois, m’obligent d’éclairer ſon adminiſtration, de veiller à ſes vrais intérêts, & de la garantir des écuëils, d’autant plus attentivement que le Pilote eſt yvre, & que les matelots ſont endormis.

J’abrége cette déclamation, parcequ’elle n’a pas le ſens commun, & parce qu’elle ne ſervit à rien. Elle étoit trop outrée pour faire impreſſion à des gens raiſonnables qui connoiſſent les droits de la ſouveraineté, & qui ſçavent bien qu’on ne reſiſte pas à mon empire à l’âge où j’étois ; auſſi ne puis-je que me loüer de l’affection avec laquelle on ſe porta à exécuter mes Ordonnances ; les ſeuls brodeurs à l’éguille me mirent dans le cas en moins d’un an de ne me refuſer aucun meuble à la mode, & de diſputer de propreté & d’ornements avec tous mes voiſins.

Malgré la foule de Courtiſans dont ma Cour étoit pleine, j’étois ſans affaires pendant ce tems-là ; je voulois connoître l’amour, Naſirola m’en avoit fait un monſtre dangereux, tandis que mon Demichoigs me l’avoit dépeint comme un enfant que les ris & les jeux accompagnent. Mentegiù m’avoit perſuadée qu’un Négociant ayant plus à cœur ſon propre intérêt que celui d’autrui, ne me convenoit pas mieux qu’un voyageur qui n’eſt qu’un oiſeau de paſſage ; j’avois donc reſolu d’attendre un adorateur capable, lorſque le hazard, ou plûtôt le Dieu qui fait aimer, m’en préſenta un, tel que je le déſirois.

Si un véritable déſordre annonce une grande dévotion, je dus me flatter que Clavilord, c’eſt le nom qu’il portoit, ſeroit un adorateur parfait. Sa timidité ne me parut point ridicule ; comme elle raſſuroit la mienne dans une circonſtance importante & qu’elle flattoit mon orguëil, je lui en ſçûs bon gré. Ce n’eſt pas une petite ſatisfaction pour nous que de porter le trouble, fuſſe dans le cœur d’un novice.

Quoique ſes diſcours ſe ſentiſſent de l’embarras où il étoit, il me loüa d’aſſez bonne grace, pour ſe faire eſtimer ; mais ſes loüanges euſſent-elles été cent fois plus obſcures, l’explication que leur prêtoit le goût que j’avois déja pour lui, leur auroit été avantageuſe. Je déſirois trop vivement pour n’en pas augmenter le mérite.

Cependant pour m’aſſurer tout-à-fait de ſes ſentimens, je fis montre d’incrédulité & de modeſtie. Je lui dis que ſçachant me rendre juſtice, je ne prendrois des complimens qu’il me faiſoit, que ce qui pouvoit me convenir, ce qui les réduiſant à peu près à rien, devoit le dégoûter de la peine qu’il prenoit. Clavilord, continuai-je, vous êtes plus poli que ſincère ; vous croyés comme ceux de votre âge, qu’il faut trouver mon eſpéce jolie, & que le ſçavoir vivre exige que vous l’aſſuriés de l’impreſſion qu’elle fait ; mais je me déffie plus qu’une autre de ces ſortes de diſcours que la flatterie empoiſonne, & je vous avertis que je ſçais les réduire à leur juſte valeur ; ainſi....

Votre défiance eſt trop injuſte, interrompit-il, avec agitation, vous êtes faite, divine Poncetti, pour juſtifier les plus brillants éloges ; je ne doute pas que les connoiſſeurs ne vous ayent tenu le même langage ; mais j’oſe vous proteſter que de tous ceux qui ont pris cette liberté aucun n’en a été mieux perſuadé que je le ſuis.

Vous êtes connoiſſeur ! repliquai-je, tant pis vraiment, je vous ſoupçonnerai bien davantage de n’être pas de bonne foy ſi vous continués de décider ſi favorablement ſur mon compte. Vous auriez grand tort, répondit-il, je ne puis me tromper dans le jugement que je porte, c’eſt le cœur qui me le dicte, ſa déciſion eſt infaillible ; je puis vous aſſurer que vous êtes adorable, parce que je ſens que je vous adorerai toute ma vie.

Malgré le plaiſir que me fit cet aveu, j’héſitai un moment de répondre. Je craignois de commettre ma gloire en voulant accélérer mes plaiſirs. Quelques libres que nous ſoyions de préjugés, nous devons quelquefois reſpecter ceux d’autrui ; il falloit reſiſter au moins pour l’honneur de la victoire que je lui ménageois ; je me retranchai donc à douter.

Je ne ſuis pas aſſez vaine, lui dis-je, pour me flatter d’inſpirer un ſentiment pareil ; mais je ſuis aſſez défiante pour croire qu’il pourroit être l’effet d’un caprice, d’un goût frivole, qu’un même inſtant voit naître & s’évanoüir… Votre erreur eſt cruelle, repliqua-t-il, c’eſt par l’ardeur la plus vive, & la plus conſtante que je veux la diſſiper, belle Poncetti ; permettez qu’en vous rendant tous les hommages que vous meritez, je vous oblige à penſer plus équitablement de vous & de moi ; je me flatte d’y parvenir bien-tôt, perſuadé que je ne verrai rien qui me plaiſe davantage, & que vous ne trouverez perſonne qui vous arme mieux.

Il ne lui fut pas difficile de vaincre une défiance que l’impétuoſité de ma compléxion m’empêchoit d’oppoſer. Il mettoit tant de vivacité dans ſes complaiſances, ſa tendreſſe étoit ſi naturelle, ſes ſoins étoient ſi vrais qu’il me parut touché nonobſtant l’intérêt que j’avois de le croire. S’il m’examina à ſon tour, il n’eut pas de peine à s’apercevoir combien ſes progrès étoient rapides.

Tout ce qui m’éloignoit de lui m’ennuyoit à la mort ; ſon retour me donnoit mille impatiences, dont le moindre retard augmentoit l’inquiétude ; ſa préſence rappelloit ſur le champ la vivacité & l’enjouëment qu’il avoit interrompu. Quand je l’apercevois ſans être prévenuë, j’étois ſaiſie d’un treſſaillement agréable ſuivi d’une langueur involontaire ; s’il venoit à diſparoître, mes Gardes reſtoient immobiles, & ſe fixoient dans l’endroit où ils l’avoient perdu de vûë. Mes Miniſtres alors tomboient dans un déſœuvrement total, & rêvoient ſans ſçavoir pourquoi. Naſirola n’avoit pas le mot à dire, les plaiſirs que je m’exagerois, lui troubloient la cervelle, mon agitation lui étoit nouvelle ; les feux dont je me ſentois brûler, m’étoient inconnus, comment auroit-elle expliqué des mouvemens que je trouvois moi-même inexplicables ?

Plus j’ai réfléchi dans la ſuite à cette ſituation, plus je me ſuis convaincuë que ce ſentiment, ou plûtôt cet inſtinct aveugle & cette fantaiſie indépendante ſont des Loix dictées par une intelligence ſupérieure, auxquelles il n’eſt pas poſſible de reſiſter, qu’elles ſont néceſſaires au bien général de l’Univers & préférables aux idées diſtinctes du préjugé qui leur eſt contraire. Qu’on vienne après cela nous reprocher de criminelles foibleſſes.

On a beau dire, le reſpect nous ennuye. Je commençois à trouver les préliminaires bien longs. Je reprochois ſecrettement à Clavilord de n’avoir pas profité de ces doux inſtants, où livrés à nous mêmes, les ſens d’intelligence ſont toûjours prêts à ſe réünir pour nos plaiſirs. J’avois reçû ſes careſſes avec des tranſports qui devoient enflammer les ſiens, & lui donner l’idée de la volupté que j’adorois. Je ne lui avois pas encore pardonné d’avoir pris le change ſur une fauſſe retenuë que mes Gardes démentoient en toute occaſion ; lors qu’enfin il ſçût mériter ſa grace, en profitant de celle qui ſe préſenta.

Echauffée par des deſirs que le badinage de mon Vicaire entretenoit ; ſans ajuſtemens que ceux qui m’étoient néceſſaires pour relever les graces naïves dont j’étois pourvûë, étendue ſur un lit de gazon dans un cabinet aſſez ſombre & toûjours verd par l’humidité d’un ruiſſeau qui moüilloit les bords de cette ſolitude ; j’en conſiderois les flots, qui tantôt ſembloient ſe diſputer à qui répandroit le frais plus promptement, & qui tantôt paroiſſant ſe calmer, s’aplaniſſoient pour retracer les images dont ils étoient ſurpris ; quand Clavilord parut. Dieux que ce mortel étoit ſéduiſant ! que de nobleſſe dans ſon maintien, que d’ame dans ſon action !

Il s’étoit mis ce jour là avec plus de goût que de magnificence. Ses cheveux noirs preſque ſans poudre & noüés galament, lui donnoient un air d’aſſurance que je ne lui avois pas encore vû. Le tein brun, animé des plus vives couleurs, les yeux noirs & pleins de feu, la bouche agréable & bien meublée, la plus belle jambe du monde, ſon amour & le mien ; étoit-ce aſſez ?

Serés-vous toûjours inexorable, dit-il en ſe proſternant au pied du gazon où j’étois, adorable Poncetti ; ne vous laſſerés-vous pas de donner tant d’amour ſans en prendre ! m’aimez-vous enfin ? puis-je eſpérer de vous avoir rendu ſenſible à l’ardeur dont mon ame ſe conſume ?

Oüi je vous aime ; lui dis-je tendrement, cet aveu me coûteroit trop à retenir, & doit céder à la ſatisfaction que j’ai de vous avoir inſpiré une paſſion ſi vive ; mais ſera-t-elle durable ? Clavilord ! me feriez-vous répentir de n’avoir pas aſſez combattu le goût que j’ai pour vous.

Ah ! ne doutez pas de mon cœur, reprit-il, je chéris trop ma flamme pour ne la pas conſerver, & vos charmes doivent vous répondre de ma conſtance. Je ceſſerois de vous adorer ! continua-t-il, en ſe précipitant ſur moi avec l’intrépidité la plus ſéduiſante, je renoncerois plûtôt mille fois à la lumière qu’à mon amour.

Je me deffendois par contenance d’une entrepriſe qui n’avoit pas l’air de devenir reſpectueuſe, j’interrompois par habitude les fréquentes ſtations qu’il faiſoit au repoſoir, dont il avoit ôté les fleurs, comme s’il eut été jaloux de la place qu’elles occupoient ; je lui laiſſois baiſer par diſtractions les compagnons du Vicaire, & le Vicaire même encore chargé des parfums du Temple qu’il venoit de parcourir. Tout devoit l’inſtruire de mon égarement.

Poncetti, me dit-il en ſoupirant, chere Poncetti, que manqueroit-il à mon bonheur, ſi vous le partagiez, vous m’aimés… Quand le ſoupir qui m’échappa, d’accord avec le ſien, & ſa main que je ſerrai pour toute réponſe, ne l’auroient pas perſuadé qu’il diſoit vrai ; mes Gardes qui le fixoient avec toute l’expreſſion que donnent la tendreſſe & les déſirs, l’auroient ſuffiſamment éclairé : eh ! qu’aurois-je pû lui dire, l’amour m’avoit impoſé ſilence ; en pareil cas on ne l’exprime jamais mieux qu’en perdant la parole.

Mais de quels feux mon ame ne fut-elle pas embraſée ! quel trouble délicieux, quel déſordre dans tous mes ſens aux tranſports furieux qui l’agitérent dans ce moment ! j’eus beau les partager avec la complaiſance dûë à notre mutuelle dévotion ; cette chere Idole ne put ſe placer ſur l’autel qu’elle ſe deſtinoit.

Je le vis ce Dieu de Lampſaque, ce Héros charmant, les obſtacles qu’il trouva dans ſon chemin avoient enflé ſon courage, de manière que le reſpect n’étoit pas le moindre ſentiment qu’il imprimoit. Loin de paroître abbattu par la honte d’un combat inutile, une douce fierté regnoit ſur ſon front, & les pleurs qu’il répandoit étoient moins une marque de foibleſſe que celle d’un noble dépit.

Clavilord ſûr de ſon excuſe, en effet elle étoit admirable, paroiſſoit encore plus intrépide. Occupé de la gloire qui l’attendoit, il ſe reprochoit tous les inſtans qui ne tendoient pas à augmenter le trouble dont il étoit enchanté. Pour moi loin d’une décence qui pique moins les plaiſirs qu’elle ne les corrompt, je livrois mes Etats ſans reſtriction & ſoumettois tout au vainqueur ; mais ſa flamme n’avoit pas beſoin de cette reſſource ; & les beautés les plus ſéduiſantes du païſage, ne l’arrêtérent que parce qu’il ne pût leur refuſer ſes éloges & ſes caréſſes.

Ah Clavilord, lui dis-je, d’une voix preſque éteinte, mon cher Clavilord ayes pitié de moi. Je ſuis… je ſuis perduë ſans remiſſion, arrêtés je vous en conjure… Clavilord écoutés-moi donc ? voulés-vous que j’expire, cruel ! mes priéres furent inutiles ; plus il trouvoit de réſiſtance, plus ſa conquête lui devenoit précieuſe & l’animoit à la victoire. La difficulté le rendit implacable, & rien ne l’arrêta, pas même le cry que je pouſſai, dernier effort d’une victime mourante, qui annonça ma défaite & ſon triomphe. Dieux ! diſoit-il, Dieux ! vos raviſſemens ſont moins doux ! enyvrée alors de mon bonheur, l’excès du plaiſir ſuſpendit mon action par une convulſion ſubite, & Çlavilord fut comblé de gloire. Je voudrois pouvoir rendre raiſon de l’état où j’étois ; mais comment l’expliquer ! ceux qui le connoiſſent me devineront s’ils veulent, les autres imagineront une parenthêſe de ma vie, ouverte & fermée par la volupté.

Si la dévotion pour la plus part des hommes eſt une oiſiveté déguiſée, une occupation languiſſante où le cœur ſans mouvement ne prend aucune part ; c’étoit le contraire à tous égards pour mon adorateur. Son activité n’avoit point de relâche, ſes priéres étoient ardentes, & ſon cœur dans un attendriſſement continuel ne connoiſſoit qu’une effuſion ſalutaire qu’il trouvoit dans des exercices que ſa piété ingénieuſe lui faiſoit pratiquer ſans ménagement. Voilà, n’en déplaiſe aux hipocrites du ſiécle, la ſeule véritable dévotion.

Si cette ferveur eut continué, mon ſort étoit divin ; je ne me ſerois étudiée qu’à ranimer ſa conſtance par les artifices qui ſont en uſage ; mais je fus outrée du relâchement de ſa morale au bout de quelques mois ; n’étant point accoutumée à un événement qui n’eſt pourtant que trop ordinaire, je n’écoutai qu’un ſot orgueil, qui me fit enviſager comme une démarche aviliſſante celle où j’étois obligée de me juſtifier d’un reproche mal fondé qu’une ennemie lui avoit ſuggeré. Cette mauvaiſe opinion qu’il prit de moi, étoit une première faute que je devois lui pardonner en faveur de ſa bonne conduite ; c’étoit une foibleſſe que mon propre intérêt devoit excuſer. Malheureuſement j’étois de la nature de ces plantes qui ſéchent ſur le pied, & meurent, ſi elles ne ſont arroſées ; je regardai ſon refroidiſſement comme un crime impardonnable.

Je connois à préſent le danger qu’il y a d’être ſi facile à écouter, ſi prompte à croire, ſi rigoureuſe à exiger, & combien on doit ſe défier des mauvais diſcours. Si j’avois fait réfléxion qu’une rivale jalouſe a l’eſprit de travers, qu’elle ne voit rien que du mauvais côté, qu’elle ramaſſe tout ce qu’elle entend, & qu’elle confond tout ce qu’elle ramaſſe, parce qu’elle veut nuire à toute force ; je ne me ſerois pas embarraſſée de redreſſer les idées de Clavilord, & je l’aurois conſervé malgré la mauvaiſe volonté des curieuſes ; mais j’étois ſans expérience, Mentegiù ne m’aſſiſtoit jamais, & j’étois broüillée avec Naſirola. Je rompis donc avec lui ſans ménagement, & je le mis dans l’affreuſe néceſſité de haïr ce qu’il aimoit peut-être uniquement.

Ce n’eſt que l’habitude du commerce qui fait découdre avec prudence, au lieu de déchirer bruſquement. C’étoit mon premier traité, il n’eſt pas étonnant que j’ignoraſſe les précautions qu’on devoit prendre pour le rompre. Grace à mon étourderie, je ſçais qu’en pareil cas, l’éclat eſt la choſe du monde qu’on doit le plus éviter ; que s’il eſt funeſte à l’un des aſſociés, il eſt honteux pour l’autre, & nuit également à tous deux par les ſoupçons d’inconſtance, de bizarrerie, & d’injuſtice qu’il fait naître dans les eſprits. Il eſt aſſez triſte de ſe dédire par ſa conduite, ſans ſe charger encor de l’impertinence & de la baſſeſſe qu’il y a à condamner tout haut le choix qu’on a fait. Ce qui me raſſure, c’eſt qu’on ne peut exiger que la jeuneſſe agiſſe ſur des principes contraires à la vanité & aux plaiſirs qui la décident, & que j’étois plus jeune qu’un autre. Par-là le reproche d’ingratitude tombe encor. La bonne opinion qu’on a de ſoi perſuade toûjours, que la grace qu’on nous fait, n’eſt qu’une juſtice qu’on nous rend, comme les préſens dont on nous accable, ne ſont que des dettes dont on s’acquitte.

Je n’eus pas le tems d’examiner, ſi mes mauvais procedés, & les outrages que je prodiguois à Clavilord, étoient un amour déguiſé ; l’empreſſement de ſon ſucceſſeur le bannit ſans le moindre mouvement de reſipiſcence.

Fervieto étoit un dévot de réputation, un voyageur diſtingué, dont le commerce auroit mis en crédit la plus miſérable boutique. Pluſieurs Temples à la mode rétentiſſoient de ſes loüanges ; heureux celui où il portoit ſon offrande. Ce Blondin parfumé ne connoiſſoit point d’obſtacles. Telle reſiſtoit à l’étalage de ſes manières engageantes, qui bien-tôt ébloüie du brillant de ſon jargon étoit ſubjuguée par ſa libéralité.

Quoique prévenuë contre les voyageurs, je me jettai dans les bras de celui-ci. Sa naiſſance flattoit ma vanité, ſes richeſſes réveilloient mon intérêt, ſa réputation aſſuroit mes plaiſirs. Nulle difficulté ſur les clauſes de notre traité ; il n’avoit pas de tems à perdre, ni moi non plus. Il me dit qu’il m’aimoit beaucoup, je le crus : nous connoiſſons la valeur intrinſéque de ces mots-là ; ils ſignifient autant une envie de ſacrifier que toute autre déclaration moins cavalière & plus ingénieuſe. Ennemi du myſtére, de la contrainte, & de toutes les délicateſſes importunes ; il fallut, pour me l’attacher, penſer comme lui, & ſuivre ſon exemple ſans délai. Vous ne vous plaindrés pas, lui dis-je, des précautions que je prends pour aſſurer notre commerce ; je vous aime dans l’inſtant que vous le déſirés, & cet aveu ne vous coûte rien à obtenir ; que dirés-vous de cette facilité ?

Que vous êtes vraïe, répondit-il ; c’eſt une vertu de plus dans le caractère, & du bon ton. J’aurois été furieux d’une réſiſtance ou plûtôt d’une grimace qui eſt du dernier ridicule, même en Province ; vous en auriés été la dupe, ma petite Reine : car ne gémiſſez-vous pas les premières des chagrins & des peines que vous faites eſſuyer ? oüi ſans doute, repliquai-je ; mais quoiqu’on s’imagine que ce qui coûte peu, ne vaut guéres ; dès que je ne puis me débarraſſer des peines dont vous parlés, que je ne vous en garantiſſe en même tems ; vous devés au moins pour la moitié me tenir compte de la façon dont je les abrége.

Vous avés raiſon, reprit-il en ſouriant, c’eſt tout ſimple. Je ſens toute la reconnoiſſance que je vous dois, ajoûta-t-il, en appuyant ſur mon pupître que j’avois laiſſé découvert ; j’en ſuis comblé, & je vous perſuaderai que vos bontés me ſont plus précieuſes que vous ne penſés, je ſçais comme on les merite vis-à-vis d’un auſſi bel enfant.

Croyés-vous que ce ſoit ainſi, interrompis-je, en le repouſſant, car il commençoit de s’occuper ſérieuſement. Vous n’êtes pas aſſez économe des tendres gradations qui conduiſent aux plaiſirs ; trouvés bon que je les ménage moi… finiſſez ? je vous prie, ne voulés-vous devoir qu’à vous-même un bonheur dont l’amour ſeul eſt le maître ? qu’il ſoit accordé, & non ravi s’il vous plaît, que ce ſoit une grace de ma part & non une victoire de la votre… finiſſez donc ? Fervieto, en vérité vous ne me reſpectés guéres. Le reſpect ! mon Ange, oh ! le reſpect eſt un fat, dit-il, en s’occupant toûjours, je vous aime trop pour vous traiter ſi mal.

Je voulois lui demander l’explication d’une diſtinction auſſi ſingulière, & le forcer de convenir que les faveurs d’un certain genre ne perdent rien de leur mérite pour être attenduës, quand on eſt ſur que la tendreſſe ne tardera pas de les amener ; mais il fut impoſſible à mon Chancelier de continuer la converſation, Fervieto gliſſa le ſien au-delà même des barrières, & l’amuſa ſi long-tems que ſes fonctions devinrent inutiles, quand il eut la liberté de les faire. Egarée, perduë, noyée dans les plaiſirs, mon ame attentive aux douceurs que répandoit la volupté, ne me permit pas de ſonger à autre choſe, & il en profita de manière à ſatisfaire ſa dévotion.

A peine fut il revenu de ſon égarement, qu’il m’accabla de careſſes & d’éloges. La variété & l’agrément dont il les aſſaiſonna, diſſipérent tous mes griefs, & m’engagérent ſans réfléxion à me prêter au badinage, & à la plaiſanterie qu’il y mêla. Convenés, dit-il, mon petit cœur que les cérémonies ſont des formalités ridicules à pluſieurs égards, & qu’on n’a jamais mieux ſait que de les bannir d’un commerce comme le notre ; vous m’avés quelque obligation, ſans vanité, d’avoir paſſé pardeſſus ; je vous ai ſauvée par-là, de petits détails que vous auriés échapé, & que vous auriés été fâchée de paroître ignorer.

Point du tout, répondis-je, vous vous trompés mon cher ; l’ignorance ſied ſi bien en pareille occaſion, que plus on eſt inſtruite, plus on affecte de ne rien ſçavoir, & je n’aurois eu garde d’être mortifiée d’une choſe qui doit me faire valoir auprès d’un connoiſſeur comme vous. Mais n’eſt-il pas étonnant qu’au lieu de vous juſtifier d’une auſſi bruſque témérité, vous vouliés vous en faire un mérite.

Si les minuties dont je parle, repliqua-t-il, ſont de bienſéance & d’uſage, vous devés me ſçavoir gré de vous avoir épargné le ſoin de les remplir. Au reſte pourquoi voulés-vous que je me juſtifie dès que je ne ſuis point coupable. Comment friponne ? vous m’aimés, dites-vous, & quand je veux en acquerir une preuve, qui eſt de convention, vous me traités de téméraire ! moi, qui vous adore, & qui veut vous en perſuader ! tandis qu’inſenſible, ajouta-t-il, à l’ardeur que vous inſpirés, je puis me plaindre de votre indolence, de votre froideur, de votre immobilité, vous cherchés à détourner ce reproche par une querelle d’Allemand ; le tour eſt parfait.

Il ſeroit bien ſingulier, repris-je en riant, que je fuſſe dans mon tort ; vous verrés qu’au lieu d’accorder, il falloit offrir, n’eſt-ce pas ? auriés-vous été ſatisfait ? non interrompit-il, en ſe ſaiſiſſant tout d’un coup des colomnes de mon Temple, qui par ce mouvement s’ouvrit de ſoi-même, non ; ſi vous n’aviez ſécondé mon amour & partagé mes tranſports, il eſt clair que mon bonheur eut été imparfait, & que mes ſcrupules euſſent ſubſiſté, mais vous les diſſiperés, Poncetti, de mon ame, continua-t-il, en arquant derrière ſoi les baſes de la colonade qu’il ſoutenoit encore, je n’aurai que des actions de graces à vous rendre, & je ſerai content.

Il dût l’être en effet ; tout le monde ſéconda ſes pieuſes intentions ; mes Gens par les plus forts embraſſemens, les Gardes par la plus douce langueur, les Dames d’honneur par l’incarnat le plus vif, mon Chancelier par les noms les plus tendres, par l’air le plus pur, les ſoupirs les plus animés ; le païs même s’y intéreſſa, les petites montagnes par leur gonflement & leur agitation, les groſſes par leur ſoupleſſe & leur agilité ; & les autres poſſeſſions par leur douceur & leur bonne contenance.

Quels momens grands Dieux ! quels délices ! plus Fervieto enchanté de ſon yvreſſe me communiquoit de flammes, plus je lui rendois de plaiſirs. Nos ſoupirs confondus, nos expreſſions étouffées, notre égarement, notre délire, tout peignoit le déſordre de nos ames errantes, qui ſembloient par leurs tranſports vouloir s’échanger mutuellement ; tout nous fit goûter ce que l’amour fait ſentir de plus doux à des cœurs vivement pénétrés de ſon pouvoir ſuprême.

Nous nous oubliames ſi parfaitement dans cette occaſion, & nous primes ſi peu de précaution dans celles qui lui ſuccédérent, que nous fumes apperçus en certaines attitudes ſujettes à critique. Fervieto eut beau prêcher qu’on ne devoit point avoir honte d’une action juſte en elle-même, fondée ſur des principes de droit naturel, & appuyée par des décrets immuables, & qu’il falloit ſe mocquer des diſcours d’un peuple imbécile & extravagant ; je ne pouvois alors penſer comme lui. L’idée de la pudeur & de l’honnêteté, lui diſois-je, vient, à ce que dit Naſirola, d’un ſentiment de la nature qui ne s’efface point, & que l’on ne viole point impunément, je l’en croirois aſſez.

Préjugé d’éducation, interrompit-il, Naſirola ne ſçait ce qu’elle dit, ce ſentiment n’eſt rien moins que naturel. Non ſeulement les animaux dont l’inſtinct nous peut ſervir d’exemple, ne le connoiſſent pas, comme vous le voyés tous les jours ; mais pluſieurs peuples dans le monde l’ignorent totalement, & ne cherchent jamais les ténébres pour vacquer à cet exercice réligieux ; ils ne ſont à couvert que par leur innocence.

Préjugé tant qu’il vous plaira, répondis-je, dès qu’il eſt ſuivi par les nations qui ont le plus de politeſſe, il eſt dangéreux de le choquer, il n’eſt pas permis de le heurter de front.

Croyés-vous, repliqua-t-il, que les peuples dont je parle, parce qu’ils s’écartent moins des règles de la nature, ſont plus barbares que ceux, qui par l’étenduë de leur connoiſſance, ou plûtôt par une vaine ſubtilité, ont multiplié les Loix de la bienſéance & de l’honnêteté ? vous ſeriés encor dans l’erreur. Je ne trouve pas moi qu’il ſoit dangereux de détromper les hommes à cet égard ; pourquoi leur taire une vérité avantageuſe ? n’eſt-ce pas leur rendre ſervice que de les délivrer d’un joug d’opinion & d’habitude ? on n’a pas toûjours regardé cette nation de travers, ajouta-t-il, puiſque la Juſtice l’a ſouvent ordonné, & la fait pratiquer ſous ſes yeux ; on avoit apparemment d’autres idées de la pudeur en ce tems-là. Il ſeroit bien à ſouhaiter, deſqu’elles ſuivent les impreſſions d’une mode arbitraire, qu’elles fuſſent rectifiées, en ſorte que nous viſſions clair ſur les choſes qu’une vieille coutume nous envelope ; on n’achetteroit pas chat en poche, & l’on ne feroit pas tant de mauvais marchés.

Je ne ſerai pas l’Apôtre de cette belle reforme, repartis-je ; cependant quoique vous puiſſiés dire, je ſuis fâchée qu’on nous ait vû ; non que le ſoin de ma réputation m’embarraſſe, ni que je trouve quelque ſatisfaction dans la bonne opinion d’autrui ; mais j’aime ma tranquillité & je redoute les tracaſſeries que Naſirola pourroit me faire. Je devinai juſte, elle ſouleva tout le monde contre moi. On fut aſſez hardi pour me placarder par des libels auſſi vifs que ceux de ce fameux ſatirique, qui obligeoient les gens à ſe pendre, & mes courtiſans m’épargnérent moins que les autres.

Tel eſt le débordement d’un ſiécle corrompu ; chacun hors de ſa ſphére ſe laſſe de ſon emploi, & ne s’occupe que de ſoins étrangers. De-là cette multitude d’écrivains licentieux qui s’imaginent que l’irréligion des Grands, la ſottiſe des petits, l’injuſtice des uns, & la vanité des autres, ſont des prétextes legitimes à leur mauvaiſe humeur. Le parti le plus commode eſt de ſe mettre au-deſſus des mauvais diſcours, & de les mépriſer ; je le ſuivis avec cette hardieſſe impoſante que l’on traita d’effronterie ſi l’on voulut, je m’en mocquai, & Fervieto continua ſans tiédeur juſqu’à la fin de ſon ſéjour.

J’eus pluſieurs affaires après ſon départ, qui me donnerent beaucoup d’occupation ; leur uniformité me les fera paſſer ſous ſilence. La dernière me fit changer de nom, mais non pas de conduite, comme on va le voir dans la troiſiéme Partie.


Fin de la ſeconde Partie.