Clerambault/Deuxième partie

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Libr. Paul Ollendorff (p. 95-149).


Après huit jours, Clerambault recommença de sortir. La terrible crise qu’il venait de traverser le laissait brisé, mais résolu. L’exaltation du désespoir était tombée ; il lui restait la volonté stoïque de poursuivre jusqu’en ses dernières retraites la vérité. Mais le souvenir de l’égarement d’esprit où il s’était complu et du demi-mensonge dont il s’était nourri, le rendait humble. Il se méfiait de ses forces ; et, voulant avancer pas à pas, il était prêt à accueillir les conseils de guides plus expérimentés que lui. Il se souvint de Perrotin, écoutant ses confidences de naguère, avec une réserve ironique, qui l’irritait alors, qui l’attirait aujourd’hui. Et sa première visite de convalescence fut pour le sage ami.

Bien que Perrotin fût meilleur observateur des livres que des visages — (assez myope et un peu égoïste, il ne se donnait pas beaucoup de peine pour voir exactement ce dont il n’avait pas besoin) — il ne laissa pas d’être frappé de l’altération des traits de Clerambault.

— Mon bon ami, lui dit-il, vous avez été malade ?

— Bien malade, en effet, répondit Clerambault. Mais je vais mieux maintenant. Je me suis ressaisi.

— Oui, c’est le coup le plus cruel, dit Perrotin : perdre, à notre âge, un ami comme l’était pour vous votre pauvre enfant…

— Le plus cruel n’est pas encore de le perdre, dit Clerambault, c’est d’avoir contribué à sa perte.

— Que dites-vous là, mon bon ? fit Perrotin, surpris. Qu’avez-vous pu trouver, pour ajouter à votre peine ?

— Je lui ai fermé les yeux, dit amèrement Clerambault. Et lui, me les a ouverts.

Perrotin laissa tout à fait le travail qu’il continuait de ruminer, selon son habitude, tandis qu’on lui parlait ; et il se mit à observer curieusement Clerambault. Celui-ci, la tête basse, d’une voix sourde, douloureuse, passionnée, commença son récit. On eût dit un chrétien des premiers temps, faisant sa confession publique. Il s’accusait de mensonge, de mensonge envers sa foi, de mensonge envers son cœur, de mensonge envers sa raison. La lâcheté de l’apôtre avait renié son dieu, dès qu’il l’avait vu enchaîné ; mais il ne s’était pas dégradé, au point d’offrir ses services aux bourreaux de son dieu. Lui, Clerambault, n’avait pas seulement déserté la cause de la fraternité humaine, il l’avait avilie ; il avait continué de parler de fraternité, en excitant la haine ; comme ces prêtres menteurs qui font grimacer l’Évangile pour le mettre au service de leur méchanceté, il avait sciemment dénaturé les plus généreuses idées, pour couvrir de leur masque les passions du meurtre ; il se disait pacifiste, en célébrant la guerre ; il se disait humanitaire, en mettant au préalable l’ennemi en dehors de l’humanité… Ah ! comme il eût été plus franc d’abdiquer devant la force que de se prêter avec elle à des compromis déshonorants ! C’était grâce à des sophismes comme les siens qu’on lançait dans la tuerie l’idéalisme des jeunes gens. Les penseurs, les artistes, les vieux empoisonneurs, emmiellaient de leur rhétorique le breuvage de mort que, sans leur duplicité, toute conscience eût aussitôt éventé et rejeté avec dégoût…

— Le sang de mon fils est sur moi, disait douloureusement Clerambault. Le sang des jeunes gens d’Europe, dans toutes les nations, rejaillit à la face de la pensée d’Europe. Elle s’est faite partout le valet du bourreau.

— Mon pauvre ami, dit Perrotin, penché vers Clerambault et lui prenant la main, vous exagérez toujours… Certes, vous avez raison de reconnaître les erreurs de jugement auxquelles vous avait entraîné l’opinion publique ; et je puis bien vous avouer aujourd’hui qu’elles m’affligeaient en vous. Mais vous avez tort de vous attribuer, d’attribuer aux parleurs, une telle responsabilité dans les faits d’aujourd’hui ! Les uns parlent, les autres agissent ; mais ce ne sont pas ceux qui parlent qui font agir les autres : ils s’en vont tous à la dérive. Cette pauvre pensée européenne est une épave comme les autres. Le courant l’entraîne ; elle ne fait pas le courant.

— Elle engage à y céder, dit Clerambault. Au lieu de soutenir ceux qui nagent et de leur crier : « Luttez contre le flot ! » elle dit : « Laissez-vous emporter ! » Non, mon ami, ne tentez pas de diminuer sa responsabilité. Elle est plus lourde que toute autre, car notre pensée était mieux placée pour voir, son office était de veiller ; et si elle n’a point vu, c’est qu’elle n’a point voulu. Elle ne peut accuser ses yeux : ses yeux sont bons. Vous le savez bien, vous, et je le sais aussi, maintenant que je me suis ressaisi. Cette même intelligence qui me bandait les yeux, c’est elle qui vient de m’arracher le bandeau. Comment peut-elle être, à la fois, un pouvoir de mensonge et un pouvoir de vérité ?

Perrotin branla la tête :

— Oui, l’intelligence est si grande et si haute qu’elle ne peut, sans déchoir, se mettre au service d’autres forces. Il faut tout lui donner. Dès qu’elle n’est plus libre et maîtresse, elle s’avilit. C’est le Grec dégradé par le Romain, son maître, et supérieur à lui, obligé de se faire son pourvoyeur. Graeculus. Le sophiste. Le laeno… Le vulgaire entend user de l’intelligence comme d’une domestique à tout faire, Elle s’en acquitte avec l’habileté malhonnête et rouée de cette espèce. Tantôt elle est aux gages de la haine, de l’orgueil, ou de l’intérêt. L’intelligence flatte ces petits monstres, elle les habille en idéalisme, amour, foi, liberté, générosité sociale : (quand un homme n’aime pas les hommes, il dit qu’il aime Dieu, la Patrie, ou bien l’Humanité.) Tantôt le pauvre maître de l’intelligence est lui-même esclave, esclave de l’État. Sous la menace du châtiment, la machine sociale le contraint à des actes qui lui répugnent. La complaisante intelligence lui persuade aussitôt que ces actes sont beaux, glorieux, et qu’il les accomplit librement. Dans un cas comme dans l’autre, l’intelligence sait à quoi s’en tenir. Elle est toujours à notre disposition, si nous voulons vraiment qu’elle nous dise la vérité. Mais nous nous en gardons bien ! Nous évitons de la voir seule à seul. Nous nous arrangeons de façon à ne la rencontrer qu’en public, et nous lui posons les questions sur un ton qui commande les réponses… — Au bout du compte, la terre n’en tourne pas moins, e pur si muove, et les lois du monde s’accomplissent, et l’esprit libre les voit. Tout le reste est vanité : les passions, la foi ou sincère ou factice, ne sont que l’expression fardée de la Nécessité qui entraîne le monde, sans souci de nos idoles : famille, race, patrie, religion, société, progrès… Le Progrès ? La grande Illusion ! L’humanité n’est-elle pas soumise à une loi de niveau, qui veut que lorsqu’on le dépasse, une soupape s’ouvre et le récipient se vide ?… Un rythme catastrophique… Des cimes de civilisation et la dégringolade. On monte. On fait le plongeon…


Perrotin, tranquillement, dévoilait sa pensée. Elle n’était pas habituée à se montrer nue ; mais elle oubliait qu’elle avait un témoin ; et, comme si elle était seule, elle se déshabillait. Elle était d’une hardiesse extrême, ainsi que l’est souvent la pensée d’un grand homme de cabinet, non obligé à l’action, et qui n’y tient nullement : bien au contraire ! Clerambault, effaré, écoutait bouche bée ; certains mots le révoltaient, d’autres lui serraient le cœur ; et il avait le vertige ; mais, surmontant sa faiblesse, il ne voulait rien perdre des profondeurs entr’ouvertes. Il pressa de ses questions Perrotin qui, flatté, souriant, complaisamment déroula ses visions pyrrhoniennes, paisibles et destructrices…

Ils étaient enveloppés des vapeurs de l’abîme, Clerambault admirait l’aisance de ce libre esprit, niché au bord du vide et qui s’y complaisait, lorsque la porte s’ouvrit, et le domestique remit à Perrotin une carte de visite. Les fantômes redoutables de l’esprit aussitôt se dissipèrent, une trappe retomba sur le vide, et le tapis officiel du salon en recouvrit la place. Perrotin, réveillé, dit avec empressement :

— Certainement… Faites entrer !…

Et, se tournant vers Clerambault :

— Vous permettez, mon cher ami ? C’est Monsieur le sous-secrétaire d’État de l’Instruction Publique…

Déjà il s’était levé et allait au-devant du visiteur, — un jeune premier, à menton bleu, figure rasée de prêtre, d’acteur, ou de yankee, portant la tête haute et le torse bombé dans une jaquette grise, que fleurissait la rosette des braves et des valets. Le vieillard, épanoui, faisait les présentations :

— Monsieur Agénor Clerambault… Monsieur Hyacinthe Monchéri… et demandait à « Monsieur le Sous-Secrétaire d’État » ce qui lui valait l’honneur de sa visite.

« Monsieur le Sous-Secrétaire d’État », nullement étonné de l’accueil obséquieux du vieux maître, se carrait dans son fauteuil, en l’attitude de supériorité familière que lui assurait son rang sur les deux illustrations de la pensée française : il représentait l’État. Il parlait du haut de son nez, et bramait comme un dromadaire. Il transmit à Perrotin l’invitation du ministre à présider une séance solennelle d’intellectuels guerriers de dix nations, au grand amphithéâtre de la Sorbonne, — « une séance imprécatoire », comme il disait. Perrotin accepta avec empressement, se confondant de l’honneur. Son ton de domestique avec le serin breveté par le gouvernement contrastait étrangement avec la témérité de ses propos, il n’y avait qu’un moment. Et Clerambault, choqué, pensait au Græculus.

Quand ils se retrouvèrent seuls, après que Perrotin eut reconduit jusqu’au seuil son « Chéri », qui marchait le cou raide et la tête levée, comme l’âne chargé de reliques, Clerambault voulut reprendre l’entretien. Il était un peu refroidi et ne le cachait point. Il invita Perrotin à déclarer en public les sentiments qu’il lui avait professés. Perrotin s’y refusa, naturellement, en riant de la naïveté. Et il le mit en garde, affectueusement, contre la tentation de se confesser tout haut. Clerambault se fâcha, discuta, s’entêta. Perrotin, en veine de franchise, et afin de l’éclairer, lui dépeignit son entourage, les grands intellectuels de la haute Université, dont il était le représentant officiel : historiens, philosophes, rhétoriqueurs. Il en parlait avec un mépris voilé, poli, profond, auquel se mêlait une pointe d’amertume personnelle : car, malgré sa prudence, il était trop intelligent pour ne pas être suspect aux moins intelligents de ses collègues. Il se définissait un vieux chien d’aveugle, au milieu des mâtins aboyants, et obligé, comme eux, d’aboyer aux passants…

Clerambault quitta, sans brouille, mais avec une grande pitié.

.

Il fut quelques jours avant de ressortir. Ce premier contact avec le monde extérieur l’avait déprimé. L’ami en qui il comptait trouver un guide lui manquait piteusement. Il se sentait plein de trouble. Clerambault était faible ; il n’était pas accoutumé à se diriger seul. Ce poète, si sincère pourtant, ne s’était jamais vu dans l’obligation de penser sans le secours des autres ; il n’avait eu besoin jusqu’alors que de se laisser porter par leur pensée ; il l’épousait ; il en était la voix exaltée et inspirée. — Le changement était brusque. Malgré la nuit de crise, il était repris par ses incertitudes ; la nature ne peut être, d’un seul coup, transformée, surtout chez qui a passé la cinquantaine, si souples que soient restés les ressorts de son esprit. Et la lumière qu’apporte une révélation ne demeure pas égale, comme la nappe ruisselante du soleil dans un ciel d’été. Elle ressemble plutôt au fanal électrique, qui cligne et qui s’éteint plus d’une fois, avant que le courant se régularise. Dans les syncopes de cette pulsation saccadée, l’ombre paraît plus noire, et l’esprit plus trébuchant. — Clerambault ne prenait pas son parti de se passer des autres.

Il résolut de faire le tour de ses amis. Il en avait beaucoup, dans le monde des lettres, de l’Université, de la bourgeoisie intelligente. Il ne se pouvait pas que, dans le nombre, il ne trouvât des esprits qui, comme lui, mieux que lui, eussent l’intuition des problèmes qui l’obsédaient et l’aidassent à les éclaircir ! Sans se livrer encore, timidement, il essaya de lire en eux, d’écouter, d’observer. Mais il ne s’apercevait pas que ses yeux étaient changés ; et la vision qu’il eut d’un monde, cependant bien connu, lui apparut nouvelle, et le glaça.

Tout le peuple des lettres était mobilisé. On ne distinguait plus les personnalités. Les Universités formaient un ministère de l’intelligence domestiquée ; il avait pour office de rédiger les actes du maître et patron, l’État. Les différents services se reconnaissaient à leurs déformations professionnelles.

Les professeurs de lettres étaient surtout experts au développement moral, en trois points, au syllogisme oratoire. Ils avaient la manie de simplification excessive dans le raisonnement, se payaient de grands mots pour raisons, et abusaient des idées claires, peu nombreuses, toujours les mêmes, sans ombres, sans nuances et sans vie. Il les décrochaient à l’arsenal d’une soi-disant antiquité classique, dont la clé était jalousement gardée, au cours des âges, par des générations de mamelouks académiques. Ces idées éloquentes et vieillies, qu’on nommait, par abus, « humanités », encore que sur beaucoup de points elles blessassent le bon sens et le cœur de l’humanité d’aujourd’hui, avaient reçu l’estampille de l’État Romain, prototype de tous les États européens. Leurs interprètes attitrés étaient des rhéteurs au service de l’État.

Les philosophes régnaient dans la construction abstraite. Ils avaient l’art d’expliquer le concret par l’abstrait, le réel par son ombre, de systématiser quelques observations hâtives, partialement choisies, et, dans leurs alambics, d’en extraire des lois pour régir l’univers ; ils s’appliquaient à asservir la vie multiple et changeante à l’unité de l’esprit — c’est-à-dire de leur esprit. Cet impérialisme de la raison était favorisé par les roueries complaisantes d’un métier sophistique, rompu au maniement des idées ; ils savaient les tirer, étirer, tordre et nouer ensemble, comme des pâtes de guimauve : ce n’est pas à eux qu’il eût été difficile de faire passer un chameau par le trou d’une aiguille ! Ils pouvaient aussi bien prouver le blanc que le noir, et trouvaient à volonté dans Emmanuel Kant la liberté du monde, ou le militarisme prussien.

Les historiens étaient les scribes nés, les notaires et avoués de l’État, préposés à la garde de ses chartes, de ses titres et procès, et armés jusqu’aux dents pour les chicanes futures… L’histoire ! Qu’est-ce que l’histoire ? L’histoire du succès, la démonstration du fait accompli, qu’il soit injuste ou juste ! Les vaincus n’ont pas d’histoire. Silence à vous, Perses de Salamine, esclaves de Spartacus, Gaulois, Arabes de Poitiers, Albigeois, Irlandais. Indiens des deux Amériques, et races coloniales !… Quand un homme de bien, en butte aux injustices de son temps, met, pour se consoler, son espoir dans la postérité, il se ferme les yeux sur le peu de moyens qu’a cette postérité d’être instruite des événements passés. Elle n’en connaît que ce que les procureurs de l’histoire officielle jugent avantageux à la cause de leur client, l’État. À moins que n’intervienne l’avocat de la partie adverse — soit d’une autre nation, soit d’un groupe social ou religieux opprimé. Mais il y a peu de chances : le pot aux roses est bien gardé !

Rhéteurs, sophistes et procéduriers : les trois corporations aux Facultés des Lettres, des Lettres de l’État, visées et patentées.

Les « scientifiques » seraient, par leurs études, un peu mieux à l’abri des suggestions et des contagions du dehors, — s’ils restaient dans leur métier. Mais on les en a fait sortir. Les applications des sciences ont pris une telle place dans la réalité pratique que les savants se sont vus jetés aux premiers rangs de l’action. Il leur a bien fallu subir les contacts infectieux de l’esprit public. Leur amour-propre s’est trouvé directement intéressé à la victoire de la communauté ; et celle-ci englobe aussi bien l’héroïsme des soldats que les folies de l’opinion et les mensonges des publicistes. Bien peu ont eu la force de s’en dégager. La plupart y ont apporté la rigueur, la raideur de l’esprit géométrique, — avec les rivalités professionnelles, qui sont toujours aiguës entre les corps savants des différents pays.

Quant aux purs écrivains, poètes, romanciers, sans attaches officielles, ils devraient avoir le bénéfice de leur indépendance. Fort peu, malheureusement, sont en état de juger par eux-mêmes d’événements qui dépassent les limites de leurs préoccupations habituelles, esthétiques ou commerciales. La plupart, et non des moins illustres, sont ignorants comme des carpes. Le mieux serait qu’ils restassent cantonnés dans leur rayon de boutique ; et leur instinct naturel les y maintiendrait. Mais leur vanité a été sottement taquinée, sollicitée de se mêler aux affaires publiques et de dire leur mot sur l’univers. Ils ne peuvent rien en dire qu’à tort et à travers. À défaut de jugements personnels, ils s’inspirent des grands courants. Leurs réactions sous le choc sont extrêmement vives, car ils sont ultra-sensibles et d’une vanité maladive, qui, lorsqu’elle ne peut exprimer de pensées propres, exagère les pensées des autres. C’est la seule originalité dont ils disposent, et Dieu sait qu’ils en usent !

Que reste-t-il ? Les gens d’Église ? Ce sont eux qui manient les plus gros explosifs : les idées de Justice, de Vérité, de Bien, de Dieu ; et ils mettent cette artillerie au service de leurs passions. Leur orgueil insensé, dont ils n’ont même pas conscience, s’arroge la propriété de Dieu, et le droit exclusif de le débiter en gros et en détail. Ils ne manquent pas tant de sincérité, de vertu, ou même de bonté, qu’ils ne manquent d’humilité. Ils n’en ont aucune, bien qu’ils la professent. Celle qu’ils pratiquent consiste à adorer leur nombril, reflété dans le Talmud, la Bible, ou l’Évangile. Ce sont des monstres d’orgueil. Ils ne sont pas si loin du fou légendaire, qui se croyait Dieu le Père ! Est-il beaucoup moins dangereux de se croire son intendant, ou bien son secrétaire ?

Clerambault était saisi du caractère morbide de la gent intellectuelle. La prépondérance qu’ont prise chez une caste bourgeoise les facultés d’organisation et d’expression de la pensée a quelque chose de tératologique. L’équilibre vital est détruit. C’est une bureaucratie de l’esprit qui se croit très supérieure au simple travailleur. Certes, elle est utile… Qui songe à le nier ? Elle amasse, elle classe la pensée dans ses casiers ; elle en fait des constructions variées. Mais qu’il lui vient rarement à l’idée de vérifier les matériaux qu’elle met en œuvre et de renouveler le contenu de la pensée ! Elle reste la gardienne vaniteuse d’un trésor démonétisé.

Si du moins cette erreur était inoffensive ! Mais les idées qu’on ne confronte point constamment avec la réalité, celles qui ne baignent pas à toute heure dans le flot de l’expérience, prennent, en se desséchant, des caractères toxiques. Elles étendent sur la vie nouvelle leur ombre lourde, qui fait la nuit, qui donne la fièvre…

Stupide envoûtement des mots abstraits ! À quoi sert-il de détrôner les rois, et quel droit de railler ceux qui meurent pour leurs maîtres, si c’est pour leur substituer des entités tyranniques qu’on revêt de leurs oripeaux ? Mieux vaut encore un monarque en chair et en os, qu’on voit, qu’on tient, et qu’on peut supprimer ! Mais ces abstractions, ces despotes invisibles, que nul ne connaîtra, ni n’a connus jamais !… Car nous n’avons affaire qu’aux grands Eunuques, aux prêtres du « crocodile caché » (ainsi que le nommait Taine), aux ministres intrigants, qui font parler l’idole. Ah ! que le voile se déchire et que nous connaissions la bête qui se dissimule en nous ! Il y aurait moins de danger pour l’homme à être une franche brute qu’à habiller sa brutalité d’un idéalisme menteur et maladif. Il n’élimine pas ses instincts animaux ; mais il les déifie. Il les idéalise et tâche de les expliquer. Comme il ne le peut sans les soumettre à une simplification excessive (c’est une loi de son esprit qui, pour comprendre, détruit autant qu’il prend), il les dénature en les intensifiant, dans une direction unique. Tout ce qui s’écarte de la ligne imposée, tout ce qui gêne la logique étroite de sa construction mentale, il fait plus que le nier, il le saccage, il en décrète la destruction, au nom de sacrés principes. De là que, dans l’infinité vivante de la nature, il opère des abatis immenses, pour laisser subsister les seuls arbres de pensée qu’il a élus : ils se développent dans le désert et les ruines, — monstrueusement. Tel l’empire accablant d’une l’orme despotique de la Famille, de la Patrie, et de la morale bornée, qu’on met à leur service. Le malheureux en est fier ; et il en est victime ! L’humanité qui se massacre n’oserait plus le faire pour ses seuls intérêts. Des intérêts, elle ne se vante point, mais elle se vante de ses Idées, qui sont mille fois plus meurtrières. L’homme voit dans les Idées, pour lesquelles il combat, sa supériorité d’homme. Et j’y vois sa folie. L’idéalisme guerrier est une maladie qui lui est propre. Ses effets sont pareils à l’alcoolisme. Il centuple la méchanceté et la criminalité. Son intoxication détériore le cerveau. Il le peuple d’hallucinations et il y sacrifie les vivants…

L’extraordinaire spectacle, vu de l’intérieur des crânes ! Une ruée de fantômes, qui fument des cerveaux fiévreux : Justice, Liberté, Droit, Patrie… Tous ces pauvres cerveaux également sincères, tous accusant les autres de ne l’être point ! De cette lutte fantastique entre des ombres légendaires, on ne voit rien au dehors que les convulsions et les cris de l’animal humain, possédé par les troupeaux de démons… Au-dessus des nuées chargées d’éclairs, où combattent de grands oiseaux furieux, les réalistes, les gens d’affaires, comme des poux dans une toison, grouillent et rongent : gueules avides, mains rapaces, excitant sournoisement les folies qu’ils exploitent, sans les partager…

O Pensée, fleur monstrueuse et splendide, qui pousse sur l’humus des instincts séculaires !… Tu es un élément. Tu pénètres l’homme, tu l’imprègnes ; mais tu ne viens pas de lui. Ta source lui échappe et ta force le dépasse. — Les sens de l’homme sont à peu près adaptés à son usage pratique. Sa pensée ne l’est point. Elle le déborde et elle l’affole. Quelques êtres, en nombre infiniment restreint, réussissent à se diriger sur ce torrent. Mais il entraîne l’énorme masse, au hasard, à toute volée. Sa puissance formidable n’est pas au service de l’homme. L’homme tâche de s’en servir, et le plus grand danger est qu’il croit qu’il s’en sert. Il est comme un enfant qui manie des explosifs. Il n’y a pas de proportion entre ces engins colossaux et l’objet pour lequel ses mains débiles les emploient. Parfois, ils font tout sauter…

Comment parer au danger ? Étouffer la pensée, arracher les idées ivres ? Ce serait châtrer l’homme de son cerveau, le priver de son principal stimulant à la vie. Et pourtant, l’eau-de-vie de la pensée contient un poison d’autant plus redoutable qu’elle est répandue

dans les masses, en drogues frelatées… Homme, dessoûle-toi ! Regarde ! Sors des idées, fais-toi libre de ta propre pensée ! Apprends à dominer ta Gigantomachie, ces fantômes enragés qui s’entre-déchirent… Patrie, Droit, Liberté, Grandes Déesses, nous vous découronnerons d’abord de vos majuscules. Descendez de l’Olympe dans la crèche, et venez sans ornements, sans armes, riches de votre seule beauté et de notre seul amour !… Je ne connais point des dieux Justice, Liberté. Je connais mes frères hommes et je connais leurs actes, tantôt justes, tantôt injustes. Et je connais les peuples, qui sont tous dénués de vraie liberté, mais qui tous y aspirent et qui tous, plus ou moins, se laissent opprimer.

. . . . .

La vue de ce monde en proie à la fièvre chaude eût inspiré à un sage le désir de se retirer à l’écart et de laisser passer l’accès. Mais Clerambault n’était pas un sage. Il savait seulement qu’il ne l’était pas. Il savait que parler était vain ; et pourtant, il savait qu’il lui faudrait parler, il savait qu’il le ferait. Il chercha à retarder le dangereux moment ; et sa timidité, qui ne pouvait se faire à l’idée de rester seul, aux prises avec tous, mendia autour de lui un compagnon de pensée. Ne fût-on que deux ou trois, ensemble il serait moins dur d’engager le combat.

Les premiers dont il alla discrètement tâter la sympathie étaient de pauvres gens qui, comme lui, avaient perdu un fils. Le père, peintre connu, avait un atelier, rue Notre-Dame-des-Champs. Les Clerambault voisinaient avec les Omer Calville. C’était un bon vieux couple, très bourgeois, très uni. Ils avaient cette douceur de pensée, commune à nombre d’artistes de ce temps qui avaient connu Carrière et reçu les reflets lointains du Tolstoïsme ; comme leur simplicité, elle semble un peu factice, quoiqu’elle réponde à une bonhomie de nature ; mais la mode du jour y a mis une ou deux touches de trop. Nul n’est moins capable de comprendre les passions de la guerre que ces artistes qui professent avec une emphase sincère le respect religieux de tout ce qui vit. Les Calville s’étaient tenus en dehors du courant ; ils ne protestaient point, ils acceptaient, mais comme on accepte la maladie, la mort, la méchanceté des hommes, tristement, dignement, sans acquiescer. Les poèmes enflammés de Clerambault, qu’il était venu leur lire, écoutés poliment, rencontraient peu d’écho… — Mais voici qu’à l’heure même où Clerambault, désabusé de l’illusion guerrière, pensait les rejoindre, eux s’éloignaient de lui, car ils retournaient à la place qu’il venait de quitter. La mort du fils avait eu sur eux un effet opposé à celui qui transformait Clerambault. Maintenant, ils entraient gauchement dans la bataille, comme pour remplacer le disparu ; ils respiraient avidement la puanteur des journaux. Clerambault les trouva réjouis, dans leur misère, de l’assertion que l’Amérique était prête à faire une guerre de vingt ans. Il essaya de dire :

— Que restera-t-il de la France, de l’Europe, dans vingt ans ?

Mais ils écartèrent cette pensée, avec une hâte irritée. Il semblait qu’il fût inconvenant d’y songer, et surtout d’en parler. Il s’agissait de vaincre. À quel prix ? On compterait après. — Vaincre ? Et s’il ne restait plus, en France, de vainqueurs ? — N’importe ! Pourvu que les autres, là-bas, fussent vaincus ! Non, il ne fallait pas que le sang du fils mort eût été versé en vain…

Et Clerambault pensait :

— Faut-il que, pour le venger, d’autres vies innocentes soient aussi sacrifiées ?

Et, au fond de ces braves gens, il lisait :

— Pourquoi pas ?

Il le lut chez presque tous ceux à qui, comme aux Calville, la guerre avait pris le plus cher, un fils, un mari, un frère…

— Que les autres souffrent aussi ! Nous avons bien souffert ! Il ne nous reste plus rien à perdre…

Plus rien ? Si fait, une seule chose, que le farouche égoïsme de ces deuils gardait jalousement : leur foi en l’utilité du sacrifice. Que rien ne vienne l’ébranler ! Défense de douter que la cause ne soit sainte, pour qui leurs morts étaient tombés. Ah ! qu’ils le savaient bien les maîtres de la guerre, et comme ils s’entendaient à exploiter ce leurre ! — Non, il n’y avait aucune place à ces foyers en deuil, pour les doutes de Clerambault et son esprit de pitié.

— Qui a eu pitié de nous ? pensaient ces malheureux. Pourquoi en aurions-nous ?…

Il en était de moins éprouvés ; mais ce qui caractérisait presque tous ces bourgeois, c’était l’emprise son laquelle ils vivaient des grands mots du passé : « Comité de Salut Public… La Patrie en danger… Plutarque… De Viris… Le vieil Horace… » Impossible qu’ils regardent le présent avec des yeux d’aujourd’hui ! Mais avaient-ils seulement des yeux pour regarder ? En dehors du cercle étroit de leurs affaires, combien, passé trente ans, ont, dans la bourgeoisie anémiée de nos jours, le pouvoir de penser par eux-mêmes ? Ils n’y songent même pas ! On leur fournit leur pensée toute faite, ainsi que leur manger, et à meilleur marché. Pour un ou deux sous par jour, ils la trouvent dans leur presse. Ceux, plus intelligents, qui la cherchent dans les livres, ne se donnent pas la peine de la chercher dans la vie et prétendent que celle-ci soit le reflet de ceux-là. Comme des vieillards précoces : leurs membres s’ankylosent, l’esprit se pétrifie.

Dans le vaste troupeau de ces âmes ruminantes qui pâturent le passé, se distinguait alors le groupe des cagots de la Révolution Française. Ils avaient paru incendiaires en des temps très anciens, — à l’époque du Seize Mai, et quelque temps après, dans la bourgeoisie attardée. Tels des quinquagénaires rangés et épaissis, qui se rappellent avec orgueil qu’ils furent des mauvais sujets : ils vivaient sur le souvenir des émois que soulevait leur hardiesse d’antan. S’ils n’avaient pas changé pour leur miroir, le monde avait changé autour d’eux. Mais ils ne s’en doutaient pas ; ils continuaient de copier leurs modèles décrépits. Curieux instinct d’imitation, servitude du cerveau, qui reste hypnotisé sur un point du passé. Au lieu de chercher à suivre en sa course Protée, — la vie changeante, — il ramasse la vieille peau d’où s’est depuis longtemps échappé le jeune serpent. Et il voudrait l’y recoudre. Les dévots pédantesques des Révolutions mortes prétendent que celles de l’avenir prennent mesure sur ces tombeaux. Et ils n’admettent point qu’une Liberté nouvelle marche d’un autre pas et franchisse les barrières où fit halte, essoufflée, sa grand-mère de 93. Ils en veulent davantage encore à l’irrespect des jeunes qui les dépassent qu’au glapissement haineux des vieux qu’ils ont dépassés. Ce n’est pas sans raison : car ces jeunes leur révèlent qu’ils sont devenus des vieux ; et ils glapissent contre eux.

Il en sera toujours ainsi. À peine quelques esprits vieillissants permettent à la vie de poursuivre son cours, et généreusement, quand s’éteignent leurs yeux, jouissent de l’avenir par les yeux de leurs cadets. Mais la plupart de ceux qui, jeunes, aimèrent la liberté, en veulent faire une cage pour les nouvelles couvées, quand eux ne peuvent plus voler.

L’internationalisme d’aujourd’hui ne trouvait pas de plus haineux adversaires que certains servants du culte nationaliste révolutionnaire, à la mode de Danton ou bien de Robespierre. Eux-mêmes ne s’entendaient pas toujours entre eux ; et les gens de Danton et ceux de Robespierre, que séparait encore l’ombre de la guillotine, avec d’aigres menaces se traitaient d’hérétiques. Mais ils étaient d’accord pour vouer au dernier supplice ceux qui ne croyaient point qu’on porte la liberté à la gueule des canons, ceux qui osent confondre dans la même aversion la violence, qu’elle soit exercée par César, par Démos, ou par ses corroyeurs. Et fût-ce même au nom du Droit ou de la Liberté ! Le masque peut changer. Dessous, la gueule est la même.

Clerambault connaissait plusieurs de ces fanatiques. Il n’était pas question de discuter avec eux si le Droit ou le Tortu ne se trouvaient pas, en guerre, de plus d’un seul côté. Autant eût valu, pour un manichéen, discuter avec la Sainte Inquisition. Les religions laïques ont leurs grands séminaires et leurs sociétés secrètes, où se conserve orgueilleusement le dépôt de la doctrine. Qui s’en écarte est excommunié, — en attendant qu’il soit du passé, à son tour ; alors, il aura chance de devenir aussi un dieu ; et en son nom, on excommuniera l’avenir !

Mais si Clerambault n’était pas tenté de convertir ces durs intellectuels casqués de leur étroite vérité, il en connaissait d’autres qui n’avaient point cet orgueil de certitude : tant s’en fallait ! Ils péchaient plutôt par souplesse un peu molle et par dilettantisme. — Arsène Asselin était un aimable Parisien, célibataire, homme du monde, intelligent et sceptique, qu’une faute de goût choquait dans le sentiment comme dans l’expression ; comment eût-il pu se plaire aux outrances de pensée, qui sont le bouillon de culture où se développe la guerre ? Son esprit critique et son ironie devaient l’incliner au doute : il n’y avait pas de raison pour qu’il ne comprît point les raisons de Clerambault !… Aussi bien s’en était-il fallu d’un cheveu qu’il pensât comme lui. Son choix avait dépendu de circonstances fortuites. Mais à partir du moment où il avait mis le pied dans l’autre direction, impossible de revenir en arrière ! Et plus il s’embourbait et plus il s’obstinait. L’amour-propre français ne reconnaît jamais son erreur, il se ferait tuer pour elle… Français ou non, combien sont-ils dans le monde, qui auraient l’énergie de dire : « Je me suis trompé. Allons, tout est à refaire… » — Mieux vaut nier l’évidence… « Jusqu’au bout ! »… Et crever.

Bien curieux était un pacifiste d’avant-guerre, Alexandre Mignon. Vieil ami de Clerambault, à peu près de son âge, bourgeois, intellectuel, universitaire, la dignité de sa vie le faisait justement respecter. Il ne fallait pas le confondre avec les pacifistes de banquets, fleuris d’ordres officiels et lacés de grands cordons internationaux, pour qui la paix en palabres est, dans les années calmes, un placement de tout repos. Il avait, pendant trente ans, sincèrement dénoncé les menées dangereuses des politiciens et des spéculateurs véreux de son pays ; il était de la Ligue des Droits de l’Homme et avait la démangeaison de parler, pour l’un, pour l’autre, au petit malheur ! Il lui suffisait que son client se nommât opprimé. Il ne se demandait pas si le dit opprimé n’était pas, d’aventure, un oppresseur manqué. Sa générosité brouillonne lui avait valu quelque ridicule, qui se conciliait avec l’estime. Il n’en était point fâché. Un peu d’impopularité même ne lui eût pas fait peur, — pourvu qu’il se sentît encadré par son groupe, dont l’approbation lui était nécessaire. Il se croyait un indépendant. Il ne l’était pas. Il était l’un des membres d’un groupe, qui était indépendant, quand tous se tenaient ensemble. L’union fait la force, dit-on. Oui, mais elle habitue à ne plus pouvoir se passer d’union. Alexandre Mignon en fit l’expérience.

La disparition de Jaurès avait désorienté le groupe. Que manquât une seule voix, qui parlait la première, toutes les autres manquaient : elles attendaient le mot d’ordre, et nulle n’osait le donner. Incertains, au moment où croulait le torrent, ces hommes généreux et faibles furent entraînés par la poussée des premiers jours. Ils ne la comprenaient pas ; ils ne l’approuvaient pas ; mais ils n’avaient rien à y opposer. Dès la première heure, des désertions se produisirent dans leurs rangs : elles étaient provoquées par ces affreux rhéteurs qui gouvernaient l’État, — les avocats démagogues, rompus à tous les sophismes de l’idéologie républicaine : « la Guerre pour la Paix, la Paix éternelle au bout… » (Requiescat !) Les pauvres pacifistes virent dans ces artifices une occasion unique, sinon très reluisante (ils n’en étaient pas fiers) de se tirer de l’impasse : ils se flattèrent de mettre d’accord, par une hâblerie dont ils n’aperçurent point l’énormité, leurs principes de paix et le fait de violence. S’y refuser, c’eût été se livrer à la meute de la guerre : elle les eût dévorés.

Alexandre Mignon aurait eu le courage de faire face aux gueules sanglantes, s’il avait senti près de lui sa petite communauté. Mais seul, c’était au-dessus de ses forces. Sans se prononcer d’abord, il laissa faire. Il souffrait. Il passa par des angoisses assez proches de celles de Clerambault. Mais il n’en sortit pas de même. Il était moins impulsif et plus intellectuel ; pour effacer ses derniers scrupules, il les recouvrit de raisonnements serrés. Avec l’aide de ses collègues, il prouva laborieusement par a + b que la guerre était le devoir du pacifisme conséquent. Sa Ligue avait beau jeu à relever les actes criminels de l’ennemi ; mais elle ne s’attardait pas sur ceux de son propre camp. Alexandre Mignon entrevoyait, par instants, l’injustice universelle. Vision intolérable… Il ferma ses volets…

À mesure qu’il s’emmaillotait dans sa logique de guerre, il lui devenait plus difficile de s’en dépêtrer. Alors, il s’acharna comme un enfant qui, par un acte irréfléchi de nervosité maladroite, vient d’arracher l’aile d’un insecte. L’insecte est perdu, maintenant. L’enfant honteux, qui souffre et qui s’irrite, se venge sur la bête et la met en pièces.

On peut juger du plaisir qu’il eut à entendre Clerambault lui faire son mea culpa ! L’effet fut surprenant. Mignon, déjà troublé, s’indigna contre Clerambault. En s’accusant, Clerambault paraissait l’accuser. Il devint l’ennemi. Nul ne fut, par la suite, plus enragé que Mignon contre ce remords vivant.

Clerambault eût rencontré plus de compréhension chez quelques politiciens. Ceux-là en savaient autant que lui et même bien davantage ; mais ils n’en dormaient pas plus mal. Depuis leur première dent gâtée, ils avaient l’habitude des combinazioni, des tripotages de pensée ; ils se donnaient à bon compte l’illusion de servir leur parti, au prix de quelque compromis : un de plus, un de moins ! Aller droit, penser droit était la seule chose impossible à ces êtres flasques, toujours biaisant, qui avançaient en serpentant, qui avançaient en reculant, qui, pour mieux assurer le succès à leur bannière, la traînaient dans la crotte, et qui fussent montés à plat ventre au Capitole.

Enfin, se dissimulaient çà et là quelques esprits clairvoyants. On devait les deviner, plus qu’on ne les voyait : car ces mélancoliques vers luisants avaient eu soin d’éteindre leur lanterne ; ils semblaient dans les transes qu’il n’en filtrât une lueur. Certes, ils étaient dénués de foi dans la guerre, mais sans foi contre la guerre. Fatalistes. Pessimistes.

Clerambault constatait que, lorsque fait défaut l’énergie personnelle, les plus hautes qualités du cœur et de l’esprit contribuent à accroître encore la servitude publique. Le stoïcisme qui se soumet aux lois de l’univers empêche de lutter contre celles qui sont cruelles. Au lieu de dire au Destin :

— Non !… Tu ne passeras pas…

(S’il passe, on verra bien !)… le stoïque s’efface poliment, et dit :

— Mais entrez donc !

L’héroïsme cultivé, le goût du surhumain, de l’inhumain, se gargarise l’âme avec les sacrifices ; et plus ils sont absurdes, et plus ils sont sublimes. — Les chrétiens d’aujourd’hui, plus généreux que leur Maître, rendent tout à César : c’est assez qu’une cause leur demande de s’immoler, pour qu’elle leur paraisse sainte ; ils offrent pieusement à l’ignominie de la guerre la flamme de leur foi et leurs corps sur le bûcher. — La résignation ironique et passive des peuples fuit le gros dos, accepte… « Faut pas s’en faire »… Et, sans doute, les siècles, les siècles de misère ont roulé sur cette pierre. Mais la pierre s’use à la longue, et devient boue.

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Clerambault essaya de causer avec l’un, avec l’autre. … Il se heurta partout au même mécanisme de résistance sournoise, à demi inconsciente. Ils étaient cuirassés de la volonté de ne pas entendre, ou, plutôt, d’une merveilleuse non-volonté d’entendre. Aux arguments contraires leur esprit était imperméable, comme un canard dans l’eau. Les hommes en général sont doués, pour leur commodité, d’une faculté précieuse : ils peuvent, au commandement, se rendre aveugles et sourds, quand il ne leur convient pas de voir et d’ouïr ; ou si, par mégarde, ils ont saisi au passage un objet qui les gêne, ils le laissent retomber et l’oublient aussitôt. Dans toutes les patries, combien de citoyens savaient à quoi s’en tenir sur les responsabilités partagées de la guerre et sur le rôle néfaste de leurs hommes politiques, mais, se dupant eux-mêmes, feignaient de n’en savoir rien et y réussissaient !

Si chacun se fuyait à toutes jambes, on imagine qu’il fuyait encore mieux ceux qui voulaient, comme Clerambault, l’aider à se rattraper ! Afin de s’esquiver, des hommes intelligents, sérieux, honorables, ne rougissaient pas d’user des petites ruses employées par la femme ou l’enfant qui veut avoir raison. Dans la peur d’une discussion qui eût pu les troubler, ils sautaient sur le premier mot maladroit de Clerambault, l’isolaient du contexte, au besoin le maquillaient, et s’enflammaient dessus, faisaient la grosse voix, les yeux sortant de la tête, paraissant indignés et finissant par l’être, sincèrement, à crever ; — répétaient mordicus, même après la preuve faite ; — obligés de la reconnaître, parlaient, claquant les portes : « Et en voilà assez ! » — deux jours après, ou dix, reprenaient l’argument effondré, comme si de rien n’était.

Quelques-uns, plus perfides, provoquaient l’imprudence qui devait leur servir, poussaient avec bonhomie Clerambault à dire plus qu’il ne voulait, et soudain, explosaient. Les plus bienveillants l’accusaient de manquer de bon sens, (« Bon » veut dire : « c’est le mien ! »)

Il y avait aussi les beaux parleurs, qui, n’ayant rien à craindre d’une joute de mots, acceptaient l’entretien, se flattaient de ramener l’égaré au bercail. Ils ne discutaient pas le fond de sa pensée, mais son opportunité ; ils faisaient appel aux bons sentiments de Clerambault :

— « Certainement, certainement, vous avez raison, au fond ; au fond, je pense comme vous, je pense presque comme vous ; je vous comprends, cher ami… Mais, cher ami, prenez garde, évitez de troubler les consciences des combattants ! Toute vérité n’est pas bonne à dire, — du moins, pas tout de suite. La vôtre sera très belle… dans cinquante ans. Il ne faut pas devancer la nature ; il faut attendre… »

— « Attendre que soient lassés l’appétit des exploiteurs et la bêtise des exploités ? Comment ne comprennent-ils pas que la pensée clairvoyante des meilleurs qui abdique au profit de la pensée aveugle des plus grossiers, va droit contre les plans de la nature qu’ils prétendent suivre, et contre le destin historique, sous lequel ils mettent leur point d’honneur à s’aplatir ? Est-ce respecter les desseins de la nature qu’étouffer une partie de sa pensée, et la plus haute ? Cette conception qui élague de la vie ses forces les plus hardies, pour la plier aux passions de la multitude, conduirait à supprimer l’avant-garde et à laisser le gros de l’armée sans direction… La barque penche ; m’empêcherez-vous de me porter de l’autre côté pour faire contrepoids ? Et faudra-t-il que nous nous mettions tous du côté où l’on penche ? Les idées avancées sont le contrepoids, voulu par la nature, au lourd passé qui s’obstine. Sans elles, la barque sombre. — Quant à l’accueil qui leur sera fait, c’est question accessoire. Qui les dit peut s’attendre à être lapidé. Mais, qui, les pensant, ne les dit point, se déshonore. Il est comme le soldat chargé d’un message périlleux dans la bataille. A-t-il la liberté de s’y soustraire ?… »

Alors, quand ils voyaient que la persuasion était sans prise sur Clerambault, ils démasquaient leurs batteries et le taxaient violemment d’orgueil ridicule et criminel. Ils lui demandaient s’il se croyait plus intelligent que tous, pour opposer son jugement à celui de la nation. Sur quoi pouvait-il fonder cette monstrueuse confiance ? Le devoir est d’être humble et de se tenir modestement à sa place dans la communauté. Le devoir est de s’incliner, après qu’elle a parlé et — qu’on y croie ou non — d’exécuter ses ordres. Malheur à l’insurgé contre l’âme de son peuple ! Avoir raison contre elle, c’est avoir tort. Et le tort est un crime, à l’heure de l’action. La République veut que ses fils lui obéissent.

— La République ou la Mort ! disait ironiquement Clerambault. Beau pays de liberté ! Libre, oui, parce qu’il a toujours eu et qu’il aura toujours des âmes comme la mienne, qui se refusent à subir un joug que leur conscience désavoue. Mais quelle nation de tyrans ! Ah ! nous n’avons pas gagné à prendre la Bastille ! Naguère, on encourait la prison perpétuelle, quand on se permettait de penser autrement que le prince, — le bûcher, quand on pensait autrement que l’Église. À présent, il faut penser comme quarante millions d’hommes, il faut les suivre dans leurs contradictions frénétiques, hurler un jour : « À bas l’Angleterre ! » demain : « À bas l’Allemagne ! » après-demain : « À bas l’Italie ! »… pour recommencer, la semaine d’après, acclamer aujourd’hui un homme ou une idée, qu’on insultera le lendemain ; et celui qui refuse, il risque le déshonneur, ou le coup de revolver ! Ignoble servitude ! la plus honteuse de toutes !… Et de quel droit cent hommes, mille hommes, un ou quarante millions, exigent-ils que je renie mon âme ? Chacun d’eux n’en a qu’une, comme moi. Quarante millions d’âmes ensemble ne font trop souvent qu’une âme qui s’est, quarante millions de fois, reniée — Je pense ce que je pense. Pensez ce que vous pensez ! La vérité vivante ne peut naître que de l’équilibre des pensées opposées. Pour que les citoyens respectent la cité, il faut que la cité respecte les citoyens. Chacun d’eux a son âme. C’est son droit. Et le premier devoir est de ne la point trahir Je ne me fais pas illusion, je n’attribue pas à ma conscience une importance exagérée dans l’univers de proie. Mais si peu que nous soyons et si peu que nous fassions, il faut le faire et l’être. Chacun peut se tromper. Mais qu’il se trompe ou non, il doit être sincère. L’erreur sincère n’est pas le mensonge, elle est l’étape vers la vérité. Le mensonge est d’en avoir peur et de vouloir l’étouffer. Quand vous auriez mille fois raison contre une erreur sincère, — en recourant à la force pour l’écraser, vous commettez le plus odieux des crimes contre la raison même. Si la raison est persécutrice et l’erreur persécutée, je suis pour la persécutée. Car l’erreur est un droit égal à la vérité… Vérité, Vérité… La vérité c’est de chercher toujours la vérité. Respectez les efforts de ceux qui peinent à sa poursuite. Outrager l’homme qui se fraye durement un sentier, persécuter celui qui veut — et ne pourra peut-être — trouver au progrès humain des voies moins inhumaines, c’est faire de lui un martyr. Votre chemin est le meilleur, le seul bon, dites-vous ? Suivez-le donc, et laissez-moi suivre le mien ! Je ne vous oblige point à le prendre. Qu’est-ce qui vous irrite ? Avez-vous peur que j’aie raison ?

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Clerambault se décida à revoir encore Perrotin. Malgré le sentiment de pitié attristée que lui avait laissé sa dernière entrevue, il comprenait mieux maintenant son attitude ironique et prudente à l’égard du monde. S’il n’avait plus beaucoup d’estime pour le caractère de Perrotin, il gardait entière son admiration pour la haute raison du vieux savant ; il continuait d’y voir un guide qui l’aiderait à faire en lui la lumière.

On ne peut dire que Perrotin se montra enchanté de revoir Clerambault. Il était trop fin pour n’avoir pas gardé un souvenir désagréable de la petite lâcheté qu’il lui avait fallu, l’autre jour, non seulement commettre, (ce n’eût été rien ! il y était habitué…) mais reconnaître tacitement, sous le regard d’un témoin incorruptible. Il prévoyait une discussion ; et il avait horreur des discussions avec des gens convaincus. (Il n’y a plus de plaisir ! Ils prennent tout au sérieux !…) — Mais il était très poli, faible, assez bon d’ailleurs, incapable de se refuser, quand on le prenait d’assaut. Il tenta d’esquiver d’abord les questions sérieuses ; puis, quand il vit que Clerambault avait vraiment besoin de lui, et que peut-être il lui éviterait quelque imprudence, il consentit, avec un soupir, à sacrifier sa matinée.

Clerambault exposa le résultat de ses démarches. Il se rendait compte que le monde actuel obéissait à une foi différente de la sienne. Il l’avait servie et partagée cette foi ; aujourd’hui encore, il était assez juste pour lui reconnaître une certaine grandeur, une beauté certaine. Mais depuis les dernières épreuves, il en avait vu aussi l’absurdité et l’horreur ; il s’en était détaché, et il avait dû épouser un autre idéal, qui fatalement le mettait aux prises avec le premier. Cet idéal, Clerambault l’exprima en traits brefs et passionnés ; et il demanda à Perrotin de lui dire s’il le trouvait vrai ou faux. Mais clairement, franchement, en laissant de côté toute forme de politesse, tout ménagement. Et Perrotin, frappé du sérieux tragique de Clerambault, changea complètement de ton, se mit au diapason.

— Enfin, est-ce que j’ai tort ? demandait Clerambault, angoissé. Je vois bien que je suis seul ; mais je ne puis autrement. Dites-moi, sans m’épargner : ai-je tort de penser ce que je pense ?

Perrotin répondit gravement :

— Non, mon ami, vous avez raison.

— Alors, je dois combattre l’erreur meurtrière des autres ?

— Cela, c’est une autre affaire.

— Si j’ai la vérité, est-ce pour la trahir ?

— La vérité, mon pauvre ami ?… Non, ne me regardez pas ainsi ! Vous croyez que je vais dire comme l’autre : « Qu’est-ce que la vérité ? »… Je l’aime, comme vous, et peut-être, depuis plus longtemps que vous… La Vérité, mon ami, est plus haute et plus vaste que vous, que nous, que tous ceux qui ont vécu, qui vivent et qui vivront. En croyant servir la Grande Déesse, nous ne servons jamais que les Di minores, les saints des chapelles latérales, que la foule tour à tour adule et délaisse. Celui en l’honneur de qui le monde d’aujourd’hui s’égorge ou se mutile avec une frénésie de Corybante, ne peut évidemment plus être le vôtre ni le mien. L’idéal de la patrie est un grand dieu cruel, qui laissera dans l’avenir l’image d’un Cronos croquemitaine ou de son fils l’Olympien que Christ a dépassé. Votre idéal d’humanité est l’échelon supérieur, l’annonce du dieu nouveau. Et ce dieu sera lui-même plus tard détrôné par un autre plus haut encore qui embrassera plus d’univers. L’idéal et la vie ne cessent d’évoluer. Ce devenir constant est, pour un esprit libre, le véritable intérêt du monde. — Mais si l’esprit peut impunément brûler les étapes, dans le monde des faits on avance pas à pas ; et, en toute une vie, c’est à peine si l’on gagne quelques pouces de terrain. L’humanité traîne la jambe. Votre tort, votre seul tort, est d’être en avance sur elle, d’une ou plusieurs journées. Mais ce tort est de ceux qu’on pardonne le moins… Non sans raison, peut-être. Quand un idéal vieillit, comme celui de la patrie, avec la forme de société qui en dépend étroitement, il s’exaspère et jette un feu forcené ; la moindre atteinte à sa légitimité le rend féroce : car en lui-même déjà le doute est entré. Ne vous y trompez pas ! Ces millions d’hommes qui s’assassinent, au nom de la patrie, n’ont plus la jeune foi de 1792 ou de 1813, bien qu’elle fasse aujourd’hui plus de ruines et de fracas. Beaucoup de ceux qui meurent et même de ceux qui font tuer sentent, au fond d’eux, l’horrible morsure du doute. Mais, pris dans l’engrenage et trop faibles pour en sortir, ou même pour concevoir une voie de salut, ils se bandent les yeux et se jettent dans l’abîme, en affirmant avec désespoir leur foi blessée. Ils y jetteraient surtout, par fureur de vengeance inavouée, ceux qui, par leurs paroles ou par leur attitude, ont mis le doute en eux. Vouloir arracher leur illusion à ceux qui meurent pour elle, c’est vouloir les faire mourir deux fois.

Clerambault tendit la main, pour l’arrêter.

— Ah ! vous n’avez pas besoin de me dire ce qui me torture. Croyez-vous que je ne sente pas l’angoisse d’ébranler des âmes infortunées ? Épargner la foi des autres, ne pas scandaliser un seul de ces petits… Dieu ! Mais comment faire ? Aidez-moi à sortir de ce dilemme : ou laisser faire le mal, laisser les autres se perdre, — ou risquer de leur faire mal, les blesser dans leur foi, se faire haïr d’eux en tentant de les sauver. Quelle est la loi ?

— Se sauver soi-même.

— Me sauver, c’est me perdre, si c’est au prix des autres. Si nous ne faisons rien pour eux, — (vous, moi, tous les efforts ne sont pas de trop) la ruine est imminente pour l’Europe, pour le monde…

Perrotin, bien tranquille, les deux coudes appuyés sur les bras du fauteuil, les mains jointes sur son bedon bouddhique et se tournant les pouces, regarda Clerambault avec bonhomie, hocha la tête et dit :

— Votre cœur généreux, votre sensibilité d’artiste vous abusent, heureusement, mon ami. Le monde n’est pas près de finir. Il en a vu bien d’autres ! Et il en verra d’autres. Ce qui se passe aujourd’hui est certes fort pénible, mais anormal, non pas. La guerre n’a jamais empêché la terre de tourner, ni la vie d’évoluer. C’est même l’une des formes de son évolution. Permettez à un vieux savant, philosophe, d’opposer à votre saint Homme de douleur l’inhumanité calme de sa pensée. Peut-être y trouverez-vous, malgré tout, un bienfait. — Cette crise qui vous épouvante, cette grande mêlée, n’est rien de plus, en somme, qu’un simple phénomène de systole, une contraction cosmique, tumultueuse et ordonnée, analogue aux plissements de la croûte terrestre, accompagnés de tremblements destructeurs. L’humanité se resserre. Et la guerre est son sisme. Hier, c’étaient, dans chaque nation, les provinces en guerre ; avant-hier, dans chaque province, les villes. Maintenant que les unités nationales sont accomplies, une unité plus vaste s’élabore. Il est évidemment regrettable que ce soit par la violence. Mais c’est le moyen naturel. Du mélange détonant des éléments qui se heurtent, un nouveau corps chimique va naître. Sera-ce l’Occident, ou l’Europe ? Je ne sais. Mais, sûrement, le composé sera doué de propriétés nouvelles, plus riches que les composants. On n’en restera pas là. Si belle que soit la guerre à laquelle nous assistons… (Je vous demande pardon ! Belle aux yeux de l’esprit, pour qui la souffrance n’est plus)… de plus belles, encore, de plus amples se préparent. Ces bons enfants de peuples, qui s’imaginent qu’ils édifient à coups de canon la paix éternelle ! Il faut d’abord attendre que l’univers entier ait passé par la cornue. La guerre des deux Amériques, celle du nouveau Continent et du Continent Jaune, puis celle du vainqueur et du reste de la terre… voilà de quoi nous occuper encore pendant quelques siècles ! Et je n’ai pas très bonne vue, je n’aperçois pas tout. Naturellement, chacun de ces chocs aura pour contre-coup de bonnes guerres sociales. Quand tout sera effectué, dans une dizaine de siècles, (je serais porté à croire que ce sera pourtant plus rapide qu’il ne semble d’après la comparaison avec le passé, car le mouvement s’accélère dans la chute), on parviendra sans doute à une synthèse un peu appauvrie : nombre des éléments constitutifs, les meilleurs et les pires, seront détruits en route, les premiers trop délicats pour résister aux intempéries, les seconds trop malfaisants et décidément irréductibles. Ce seront les fameux États-Unis de la terre ; leur union sera d’autant plus solide que, comme il est probable, l’humanité se trouvera menacée par un danger commun : les canaux de Mars, le dessèchement de la planète, refroidissement, peste mystérieuse, le pendule d’Edgar Poë, la vision de la mort fatale descendant sur le genre humain Que de belles choses on verra ! Dans ces angoisses suprêmes, le génie de l’Espèce, surexcité. Au reste, peu de liberté. La multiplicité humaine, sur le point de disparaître, se fera déjà Unité de volonté. (N’y tend-on pas dès à présent ?) Ainsi s’effectuera, sans brusque mutation, la réintégration du complexe à l’un, de la Haine à l’Amour du vieil Empédocle.

— Et après ?

— Après ? On recommencera, sans doute, après un stage. Un jeune cycle. Un nouveau Kalpa. Sur la roue reforgée, le monde se remettra à tourner.

— Et le mot de l’énigme ?

— Les Hindous répondraient : « Çivâ ». Çivâ qui détruit et qui crée. Qui crée et qui détruit.

— Quel effroyable rêve !

— Affaire de tempérament. La sagesse affranchit. Pour les Hindous, Bouddhâ délivre. Pour mon compte, la curiosité m’est un suffisant adjuvant.

— Elle ne l’est pas pour moi. Et je ne puis non plus me contenter de la sagesse du Bouddha égoïste, qui se libère, en abandonnant les autres. Je connais comme vous les Hindous. Je les aime. Même chez eux, Bouddhâ n’a point dit le dernier mot de la sagesse. Souvenez-vous de ce Bodhisattvâ, du Maître de la Pitié, qui a fait le serment de ne pas devenir Bouddhâ, de ne pas se réfugier dans le Nirvana libérateur, avant d’avoir guéri tous les maux, racheté tous les crimes, consolé toutes les douleurs !

Perrotin se pencha vers le visage douloureux de Clerambault, avec un bon sourire, lui tapota affectueusement la main, et dit :

— Mon cher Bodhisattvâ, qu’est-ce que vous voulez faire ? Qu’est-ce que vous voulez sauver ?

— Oh ! je sais bien, dit Clerambault, baissant la tête, je sais bien le peu que je suis, je sais bien le peu que je puis, l’inanité de mes vœux et de mes protestations. Ne me croyez pas si vain ! Mais qu’y puis-je, si mon devoir me commande de parler ?

— Votre devoir est de faire ce qui est utile et raisonnable ; il ne peut être de vous sacrifier en vain.

— Et que savez-vous de ce qui est en vain ? Êtes-vous sûr d’avance du grain qui germera et de celui qui pourrira, stérile ? Est-ce une raison pour ne pas semer ? Quel progrès eût jamais été accompli, si celui qui en portait le germe s’était arrêté, terrifié, devant le bloc énorme et prêt à l’écraser, de la routine du passé ?

— Je comprends que le savant défende la vérité qu’il a trouvée. Mais vous, cette action sociale, est-ce bien votre mission ? Poète, gardez vos rêves, et que vos rêves vous gardent !

— Avant d’être poète, je suis homme. Tout honnête homme a une mission.

— Vous portez en vous des valeurs de l’esprit trop précieuses. C’est un meurtre de les sacrifier.

— Oui, vous laissez le sacrifice aux petites gens, qui n’ont pas grand’chose à perdre…

Il se tut un moment et reprit :

— Perrotin, j’ai souvent pensé : nous ne faisons pas notre devoir. Nous tous, hommes de pensée, artistes… Pas seulement aujourd’hui. Depuis longtemps. Depuis toujours. Nous avons en nous une part de vérité, des lueurs, que nous réservons prudemment. J’en ai eu, plus d’une fois, le remords obscur. Mais alors, je craignais de regarder. L’épreuve m’a appris à voir. Nous sommes des privilégiés ; et cela nous crée des devoirs. Nous ne les remplissons pas. Nous avons peur de nous compromettre. L’élite de l’esprit est une aristocratie, qui prétend succéder à celle du sang ; mais elle oublie que celle-ci commença par payer de son sang ses privilèges. Depuis des siècles, l’humanité entend beaucoup de paroles de sagesse ; mais elle voit rarement des sages se sacrifier. Cela ne ferait pourtant pas de mal au monde qu’on en vit quelques-uns, comme aux temps héroïques, mettre leur vie pour enjeu de leur pensée. Rien de fécond ne peut être créé, sans le sacrifice, Pour que les autres croient, il faut croire soi-même, il faut prouver qu’on croit. Il ne suffit pas qu’une vérité soit, pour que les hommes la voient. Il faut qu’elle ait la vie. Cette vie, nous pouvons, nous devons la lui donner : — la nôtre. Sinon, toutes nos pensées ne sont que des jeux de dilettantes, un théâtre, qui n’a droit qu’à des applaudissements de théâtre. Les hommes qui font avancer l’humanité sont ceux qui lui font de leur vie un marchepied. C’est par là que l’emporte sur nos grands hommes le fils du charpentier de Galilée. L’humanité a su faire la différence entre eux et le Sauveur.

— L’a-t-il sauvée ?…

« Lorsque Jalvé Sébaot l’a résolu.

Les peuples travaillent pour le feu. »

— Votre cercle de feu est le suprême épouvantement. L’homme n’existe que pour le briser, pour tâcher d’en sortir, d’être libre.

— Libre ? fit Perrotin, avec son tranquille sourire.

— Libre ! Le plus haut bien, aussi exceptionnel que le nom est commun. Aussi exceptionnel que le vrai beau, que le vrai bien. Libre, j’entends celui qui peut se dégager de soi, de ses passions, de ses instincts aveugles, et de ceux du milieu, et de ceux du moment, non pas pour obéir à sa raison, comme on dit, — (la raison, au sens où vous l’entendez, est un leurre, c’est une autre passion, durcie, intellectualisée, et, par ce fait, fanatisée), — mais pour tâcher de voir par-dessus les nuages de poussière qui s’élèvent des troupeaux sur la route du présent, pour embrasser l’horizon, afin de situer ce qui passe, dans l’ensemble des choses et l’ordre universel.

— Et donc, dit Perrotin, pour s’assimiler ensuite aux lois de l’univers.

— Non, répliqua Clerambault ; pour s’opposer à elles en pleine conscience, si elles sont contraires au bonheur et au bien. Car c’est en cela même que consiste la liberté, que l’homme libre est à soi seul une loi de l’univers, loi consciente, seule chargée de faire contrepoids à l’écrasante machine, à l’Automate de Spitteler, à l’Ananké d’airain. Je vois l’Être universel, aux trois quarts engagé encore dans la glaise, ou l’écorce, ou la pierre, et subissant les implacables lois de la matière où il est incrusté. Il n’a que le regard et le souffle qui sont libres. — « J’espère », dit le regard. Et le souffle dit : « Je veux ». Et soutenu par eux, il cherche à se dégager. Le regard, le souffle, c’est nous, c’est l’homme libre.

— Le regard me suffit, dit doucement Perrotin.

Clerambault répondit :

— Si je n’ai le souffle, je meurs.

.

Entre les paroles et l’acte, il s’écoule du temps, chez un homme de pensée. Même l’action décidée, il trouve des prétextes pour la remettre au lendemain. Il voit trop bien ce qui va suivre, les luttes et les peines ; et pour quel résultat ? Afin de tromper son inquiétude, il se dépense en paroles énergiques, seul ou avec les intimes. Il se donne ainsi, à bon compte, l’illusion d’agir. Mais il n’y croit pas, au fond ; il attend, comme Hamlet, que l’occasion le force.

Clerambault, si brave dans ses discours à l’indulgent Perrotin, retrouva ses hésitations, à peine rentré chez lui. Sa sensibilité, affinée par le malheur, percevait les émotions des êtres qui l’entouraient ; elle lui faisait imaginer le désaccord que ses paroles soulèveraient entre sa femme et lui. Bien plus, il ne se sentait pas sûr de l’assentiment de sa fille ; il n’eût su dire pourquoi ; mais il craignait d’en faire l’épreuve. Le risque était pénible pour un cœur affectueux…

Sur ces entrefaites, un docteur de ses amis lui écrivit qu’il avait dans son service d’hôpital un grand blessé, qui avait participé à l’offensive de Champagne et connu Maxime. Clerambault se hâta d’aller le voir.

Il trouva sur un lit un homme sans âge, ligoté comme une momie, couché sur le dos, immobile, sa maigre figure de paysan tannée, ridée, au grand nez, au poil gris, émergeant de bandelettes blanches. L’avant-bras droit, dégagé, appuyait sur le drap une main rude et déformée ; au médius, une phalange manquait ; — mais ceci ne comptait point : c’était une blessure de paix. — Sous les sourcils en broussaille, les yeux étaient calmes et clairs. On ne s’attendait point à trouver cette lumière grise dans ce visage brûlé.

Clerambault s’approcha, s’informa de son état. L’homme d’abord remercia, poliment, sans donner de détails, comme si ce n’était pas la peine de parler de soi :

— Je vous remercie bien. Monsieur. Ça va bien, ça va bien

Mais Clerambault insistait affectueusement ; et les yeux gris ne furent pas longtemps à voir qu’il y avait dans les yeux bleus penchés sur eux quelque chose de plus que la curiosité.

— Mais où êtes-vous blessé ? demandait Clerambault.

— Oh bien ! Monsieur, ça serait trop long à raconter. Il y en a un peu partout.

Et, pressé de questions :

— Il y en a ici et là. Partout où il y a de la place. Je suis pourtant pas bien gros. Jamais j’aurais pensé qu’il y avait dans l’corps tant d’place

Clerambault finit par savoir qu’il avait reçu une vingtaine de blessures, — exactement dix-sept. Il avait été littéralement arrosé (il disait « entrelardé ») par un shrapnell.

— Dix-sept blessures ! s’exclamait Clerambault.

L’homme rectifia :

— Pour dire vrai, j’en ai plus qu’une dizaine.

— Les autres sont guéries ?

— On m’a coupé les jambes.

Clerambault fut si saisi qu’il en oubliait presque l’objet de sa visite. Tant de misères ! Mon Dieu ! Qu’est-ce que la nôtre, cette goutte dans la mer !… Il mit la main sur la main rude, il la serra. Les yeux calmes de l’homme faisaient le tour de Clerambault ; ils virent le crêpe du chapeau ; il dit :

— Vous avez eu aussi des malheurs ?

Clerambault se ressaisit.

— Oui, dit-il. Vous avez connu, n’est-ce pas, le sergent Clerambault ?

— Sûrement, je l’ai connu.

— C’était mon fils.

Le regard s’apitoya.

— Ah ! mon pauvre Monsieur !… Sûrement que je l’ai connu, votre brave petit gars ! Nous avons été ensemble pendant près d’une année. Et ça compte, cette année-là ! Pendant des jours, des jours, terrés, comme des taupes, dans le même trou… Ah ! on a bien partagé la misère ensemble…

— Il a beaucoup souffert ?

— Dame, Monsieur, c’était dur, quelquefois. Le petit a eu du mal. Surtout au commencement. N’était pas accoutumé. Nous, ça nous connaissait.

— Vous êtes de la campagne ?

— J’étais valet de ferme. On vit de la vie des bêtes ; on vit un peu comme les bêtes… Quoique, Monsieur, à vrai dire, l’homme, au temps d’aujourd’hui, traite l’homme pire que les bêtes… « Soyez bons pour les animaux » ; il y avait, dans notre tranchée, un farceur qui avait accroché cette pancarte… Mais ce qui n’est pas bon pour eux est assez bon pour nous… Ça va bien… Je ne me plains pas. C’est comme ça. Et quand y faut, y faut. Mais le petit sergent, on voyait qu’il n’avait pas l’habitude. Tout, la pluie et la boue et la méchanceté, et surtout la saleté, tout ce qu’on touche, tout ce qu’on mange, et sur soi, la vermine… Au commencement, des fois, je l’ai vu près de pleurer. Alors j’allais l’aider, le blaguer, le remonter, — mais sans faire semblant, car il était fier, le petit, voulait pas être aidé ! — mais était bien content de l’être, tout de même. Et moi pareillement. On a besoin de se serrer. Finalement, il était devenu aussi endurant que moi ; à son tour, m’a aidé. Et ne se plaignait jamais. Même qu’on riait ensemble. Car il faut bien qu’on rie : il n’y a pas de malheur qui tienne ! Ça venge de la guigne.

Clerambault écoutait, oppressé. Il demanda :

— Alors, il était moins triste, à la fin ?

— Oui, Monsieur. L’était ben résigné. On l’était tous, d’ailleurs. On ne sait pas comment que ça se fait : on se lève à peu près tous du même pied, chaque jour ; on se ressemble pourtant pas, mais on finit par ressembler aux autres plus qu’à soi. C’est mieux, on a moins de mal, on se sent moins, on est un tas N’y a que pour les permissions. Après, ceux qu’en reviennent, — ainsi, tout justement, le petit sergent, quand il est retourné pour la dernière fois… — c’est mauvais, ça ne va plus…

Clerambault, le cœur serré, dit précipitamment :

— Ah ! quand il est revenu… ?

— Il était ben oppressé. Jamais je ne l’avais vu si défait que ce jour-là…

Une expression de douleur se peignit sur les traits de Clerambault. À un geste qu’il fit, le blessé, qui regardait le plafond en parlant, tourna les yeux vers lui, vit et comprit sans doute, car il ajouta :

— Mais il s’est remis, après.

Clerambault, de nouveau, prit la main du malade :

— Dites-moi ce qu’il vous a dit. Racontez-moi bien tout.

L’homme hésita ; et dit :

— Je ne me rappelle plus très bien.

Il ferma les yeux et resta immobile. Penché sur lui, Clerambault tâchait de voir ce que voyaient ces yeux sous leurs volets.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nuit sans lune. Air glacé. Du fond du boyau creux, on voyait le ciel froid et les étoiles figées. Des balles claquaient sur le sol dur. Accroupis dans la tranchée, les genoux sous le menton, Maxime et son compagnon, côte à côte, fumaient. Le petit venait de rentrer de Paris, dans la journée.

Il était accablé. Il ne répondait pas aux questions ; il se clôturait dans un mutisme farouche. L’autre l’avait laissé toute l’après-midi cuver sa peine ; il le guettait du coin de l’œil et, dans l’obscurité, sentant le moment venu, il s’était approché. Il savait que le petit, de lui-même, allait parler. Le ricochet d’une balle, au-dessus de leur tête, fit s’ébouler une motte de terre glacée.

— Hé ! le fossoyeur, dit l’autre. T’es trop pressé !

— Autant que ce soit fini, dit Maxime, puisqu’ils le veulent tous !

— Pour faire plaisir aux Boches, tu veux donner ta peau ? T’en as de la bonté !

— Il n’y a pas que les Boches. Ils mettent tous la main à la fosse.

— Qui ?

— Tous. Ceux de là-bas, d’où je viens, ceux de Paris, les amis, les parents, les vivants, ceux de l’autre bord. Nous, nous sommes déjà morts.

Il y eut un silence. Le jet d’un projectile hululait dans le ciel. Le compagnon aspira une bouffée :

— Alors, ça n’a pas été, mon petit, là-bas ? Je m’en doutais ! …

— Pourquoi ?

— Quand l’un peine et l’autre pas, on n’a rien à se dire.

— Ils souffrent aussi, pourtant.

— Mais c’est pas le même pain. Tu as beau être malin, tu n’expliqueras jamais à qui ne l’a pas eu ce que c’est qu’une rage de dents. Va donc leur faire comprendre, à ceux qui couchent dans leur lit, ce qui se passe ici !… C’est pas nouveau pour moi. Pas besoin d’être en guerre ! J’ai vu ça, toute ma vie. Tu crois que, quand je peinais sur la terre et que je suais toute la graisse de mes os, les autres s’en inquiétaient ? C’est pas qu’ils soyent mauvais. Ni mauvais ni bons. À peu près comme tout le monde. Peuvent pas se rendre compte. Pour comprendre, il faut prendre. Prendre la tâche. Prendre la peine. Sinon — et c’est non, mon gars — il n’y a qu’à se résigner. N’essaie pas d’expliquer. Le monde est comme il est ; on n’y peut rien changer.

— Ce serait trop affreux. Ce ne serait plus la peine de vivre.

— Pourquoi diantre ? Moi, je l’ai bien supporté. Tu vaux pas moins que moi. Tu es plus intelligent ; tu peux apprendre. Supporter, ça s’apprend. Tout s’apprend. Et puis, supporter ensemble, c’est pas tout à fait un plaisir, mais c’est plus tout à fait une peine. C’est d’être seul qu’est le plus dur. Tu n’es pas seul, mon petit.

Maxime le regarda en face, et dit :

— C’est là-bas que je l’étais. Je ne le suis plus, ici…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais l’homme aux yeux fermés, étendu sur le lit, ne dit rien de ce qu’il avait revu. Rouvrant tranquillement les yeux, il retrouva le regard angoissé du père, qui le suppliait de parler.

Alors, avec une gauche et affectueuse bonhomie, il tâcha d’expliquer que, si le petit était triste, c’était probablement d’avoir laissé les siens, mais qu’on l’avait remonté. On comprenait sa peine. Quoique, pour ce qui était de lui, le stropiat, il n’avait jamais eu de père ; mais quand il était enfant, il imaginait, pour ceux qui en ont un, quelle chance ça devait être…

— Alors, je me suis permis… je lui ai parlé, Monsieur, comme si moi, j’étais vous… Le petit s’est calmé. Il a dit que, tout de même, on devait une chose à cette garce de guerre : c’est qu’elle avait montré qu’on est bien des pauvres gens sur terre qui ne se connaissaient pas, qui sont faits de même matière. On se dit bien qu’on est des frères, des fois, sur les affiches, où encore dans le sermon ; seulement, on n’y croit pas ! Pour le savoir, faut avoir bien trimé ensemble… Alors, il m’a embrassé.

Clerambault se leva, et, courbé sur le visage emmailloté, embrassa la joue râpeuse du blessé.

— Dites-moi ce que je puis faire pour vous, demanda-t-il.

— Vous êtes bien bon, Monsieur. Y a plus grand chose à faire. Je suis fini, quasiment. Sans jambes, un bras cassé, plus trop rien de bien sain… à quoi je puis servir ? D’ailleurs, il n’est pas dit encore que je m’en tire. Ça sera comme ça pourra. Si je pars, bon voyage ! Si je reste, y a qu’à attendre. Y aura toujours des trains.

Clerambault admirait sa patience. L’autre répétait son refrain :

— J’ai coutumance. Patient, y a pas de mérite, quand on ne peut autrement !… Et puis, ça nous connaît ! Un peu plus, un peu moins… La guerre, c’est toute la vie.

Clerambault s’aperçut que, dans son égoïsme, il ne lui avait rien demandé encore de sa vie ; il ne savait même pas son nom.

— Mon nom ? Ah ! il est bien seyant ! Courtois Aimé, que je m’appelle…Aimé, c’est le petit nom. Pour un qui a la guigne, ça me va comme un gant… Et Courtois, par là-dessus. Vlà un joli coco !… J’ai pas connu les miens. Je suis Enfant Assisté. Le nourricier de l’Assistance, un métayer de Champagne, s’est chargé de mon dressage. Il s’y entendait, le bonhomme !… J’ai été bien façonné. Au moins, j’ai su de bonne heure ce qui m’attendait dans la vie. Ah ! il a plu dans mon écuelle !…

Là-dessus, il raconta en quelques phrases brèves, sèches, sans émotion, la série de malchances qui composaient sa vie : mariage avec une fille comme lui, sans le sou, « la faim qui marie la soif », des maladies, des morts, bataille contre la nature, — ça ne serait encore rien, si l’homme n’y mettait du sien… Homo hominihomo… Toute l’injustice sociale qui pèse sur ceux d’en bas. — Clerambault ne pouvait cacher sa révolte, en l’entendant. Aimé Courtois ne s’émouvait point. C’est ainsi, c’est ainsi. Toujours c’était ainsi. Les uns sont faits pour pâtir. Les autres, non. Pas de montagnes sans vallées. La guerre lui paraissait imbécile. Mais il n’eût pas remué un doigt pour l’empêcher. Il y avait, dans sa façon, la passivité fataliste du peuple, qui, sur le sol des Gaules, se voile d’ironique insouciance, le « Faut pas s’en faire ! » des tranchées. — Et il y avait aussi cette mauvaise honte des Français, qui n’ont peur de rien tant que du ridicule et risqueraient vingt fois la mort pour une absurdité, et par eux jugée telle, plutôt que la raillerie pour un acte de bon sens inaccoutumé. S’opposer à la guerre, autant vouloir s’opposer au tonnerre ! Quand il grêle, rien à faire qu’à tâcher, si l’on peut, de couvrir ses châssis, et puis après, à faire le tour de la récolte ruinée. Et l’on recommencera, jusqu’à la prochaine grêle, jusqu’à la prochaine guerre, jusqu’à la fin des temps. « Faut pas s’en faire ! »… L’idée ne lui venait pas que l’homme pût changer l’homme.

Clerambault s’irritait sourdement de cette résignation héroïque et imbécile, qui peut faire, à juste titre, l’enchantement des classes privilégiées : car elles lui doivent de subsister, — mais qui fait de la race humaine et de son effort millénaire un tonneau des Danaïdes, puisque tout son courage, ses vertus, ses labeurs se dépensent à bien mourir… Mais quand ses yeux se reportaient sur le tronçon d’homme étendu devant lui, une infinie pitié l’étreignait. Que pouvait-il faire, que pouvait-il vouloir, cet Homme de misère, ce symbole du peuple sacrifié, mutilé ? Tant de siècles qu’il souffre et saigne sous nos yeux, sans que nous, ses frères plus heureux, nous lui donnions, que de loin, quelque éloge négligent qui ne trouble point notre quiétude et l’engage à continuer ! Quelle aide lui apportons-nous ? À défaut de notre action, même pas notre parole. Ces loisirs de la pensée, que nous devons à ses sacrifices, nous en gardons pour nous le fruit ; nous n’osons pas le lui faire goûter ; nous avons peur de la lumière ; nous avons peur de l’opinion impudente et des maîtres de l’heure, qui disent : « Éteignez-la ! Vous qui avez la lumière, tâchez qu’on n’en voie rien, si vous voulez qu’on vous la pardonne !… » — Assez de lâcheté ! Qui parlera, sinon nous ? Les autres meurent, sous le bâillon…

Un nuage de souffrance passa sur le visage du blessé. Ses yeux fixaient le plafond. Sa grande bouche tordue, obstinément fermée, ne voulait plus répondre. — Clerambault s’éloigna. Il était résolu. Le silence du peuple, sur son lit d’agonie, le décidait à parler.