Cocardasse et Passepoil/I/13

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Librairie Ollendorff (p. 75-81).


XIII

LE SECRET DE L’ÉGOUT


Tout à leur aise, les quatre coquins, purent pénétrer dans l’auberge, car la porte n’en était pas même verrouillée.

Par précaution, cependant, de crainte que les servantes n’eussent été réveillées par le coup de pistolet et que tout le monde ne fût sur pied. Yves de Jugan et Raphaël Pinto avaient pris les devants pour regarder par l’huis entre-bâillée.

Dans la salle, tout était resté comme lorsqu’ils l’avaient quittée. Les gobelets et les brocs à moitié vides s’alignaient encore sur la table, près des cartes jetées à la hâte, et l’on n’entendait dans l’auberge que le ronflement sonore de la Paillarde ; allongée maintenant sur le sol, un bras replié sous sa tête, elle dormait d’un sommeil pesant et calme.

Après être restés quelques instants aux écoutes, les jeunes gens firent signe à leurs compagnons de les suivre et tous les quatre pénétrèrent à l’intérieur sans que l’hôtelière fit un mouvement.

Gendry et la Baleine, ignorant les aitres de la maison, s’attablèrent pour boire, mais tous s’inquiétèrent bientôt de ne pas voir apparaître Mathurine.

Jugan et Pinto se mirent à sa recherche, fouillèrent tous les coins de la salle et de l’office.

— Elle est allée boire à la cave, pour se remettre de ses émotions, opina la Baleine.

— Je ne crois pas, expliqua Pinto, car c’est une médiocre buveuse. À mon avis, elle serait plutôt allée s’enfermer dans sa chambre.

Jugan fit un geste de dénégation en montrant la porte d’entrée qu’on avait pu franchir sans qu’elle fût défendue ni par ses barres ni par ses verrous.

— Alors, ce serait que… murmura l’Italien qui n’osa pas achever.

Tous les quatre se regardèrent.

Comme ils voulaient en avoir le cœur net, les jeunes gens se munirent d’un flambeau et visitèrent la cave. Ils n’y trouvèrent que des rats qui s’éclipsèrent à leur approche.

Avec de grandes précautions, pour ne réveiller personne, ils gravirent ensuite l’escalier qui menait à la soupente occupée la nuit par la servante. Ce réduit était vide et le lit n’avait pas été touché.

Ils redescendirent plus inquiets qu’auparavant.

— L’oiseau s’est envolé, dit Yves de Jugan à mi-voix, et il a emporté notre secret.

— La coquine a prévu que nous reviendrions et qu’il pourrait lui en cuire ajouta Pinto.

Gendry furieux grommela :

— Elle ne peut être allée bien loin à cette heure. Mon idée est qu’elle s’est terrée quelque part.

— Que faire ?

On tint assez longtemps conseil. Gauthier et la Baleine étaient d’avis de s’en aller sans pousser plus avant la perquisition, leur présence au cabaret ne pouvant que paraître louche à la Paillarde quand elle se réveillerait.

— Et nous ? questionna Pinto.

— Vous autres, restez là. Si la fille reparaît avant le jour, vous savez ce que vous aurez à faire et notre présence n’est pas nécessaire. Mais pas une minute d’hésitation : la justice expéditive, sans bruit, est la meilleure.

— Et si elle ne revient pas ?

— Si elle ne revient pas, vous expliquerez à sa maîtresse qu’elle s’est fait enlever par les prévôts et vous décamperez ; il ne vous restera plus rien à faire ici. Quant à Mathurine, nous la chercherons… et nous la retrouverons.

Ils burent ce qui restait au fond des brocs et s’en allèrent, laissant leurs deux sous-ordres un peu perplexes.

— Elle va crier, se débattre, murmura Pinto, et ce ne sera pas trop de nous deux pour en avoir raison, surtout si quelque arme se trouve à sa portée.

— Il ne faudra pas lui laisser le temps de s’en saisir et de la larder de coups d’épée avant qu’elle puisse crier.

— J’aurais préféré que les autres se chargent de cette besogne. Je n’ai jamais tué de femmes et celle-là est vraiment trop jolie pour que nous lui fassions la vie si courte.

— Je suis bien de ton avis, Raphaël ; mais le seul moyen de nous y soustraire serait qu’elle ne revint pas.

Gendry avait eu tort de les croire assez endurcis dans le crime pour commettre une action aussi lâche. Par le fait, ils avaient des scrupules ; peut-être même Jugan regrettait-il que la balle qui avait failli le tuer ne lui permît pas de pardonner à Mathurine.

La jeunesse se laisse volontiers aller aux bons sentiments, même quand elle a les mauvais pour règle de conduite.

Ils étaient bien près de trouver un terrain de conciliation quand la Paillarde ouvrit un œil. Très surprise de se voir couchée ainsi sur le sol, elle se souleva sur un coude, puis brusquement, honteuse et colère, se mit debout en regardant autour d’elle d’un air ahuri.

Elle ne paraissait pas se rendre compte de ce qui se passait et considérait avec étonnement les deux jeunes gens qui feignaient maintenant de dormir sur la table.

Le jour pointait. De tous côtés, on entendant le chant des coqs.

L’hôtelière fit un effort pour rappeler ses souvenirs et se mit à secouer les dormeurs, lesquels parurent aussi stupéfaits qu’elle-même de se retrouver là.

— Que veut dire tout cela ? s’écria-t-elle. Quelle heure est-il ?… Où sont Cocardasse et Passepoil ?

Le regard de Pinto marqua une sorte d’effarement comique.

— C’est pardieu vrai, murmura-t-il en bâillant, où sont-ils ?

— J’ai la tête lourde, fit à son tour le Breton qui s’étirait. N’aurions-nous pas trop bu cette nuit ?… C’est la faute à ce satané lampeur… Holà ! maître Cocardasse !…

Il chercha autour de lui d’un air ahuri :

— Hé !… reprit-il, est-ce que nos bons amis nous auraient faussé compagnie ? Mais vous devez bien savoir où est Passepoil, vous, la belle ?

Cette comédie réussit à miracle. La Paillarde fut satisfaite que les jeunes gens ne l’eussent pas vue échouée sous la table, du moins pouvait-elle le croire, et comme elle avait sur ce point sa dignité, elle se félicita intérieurement de n’être pas blessée dans son amour-propre.

On pouvait l’accuser d’être débauchée et avare ; de ce premier titre elle se faisait gloire et ne se fâchait pas au sujet du second. Mais malheur à qui eût laissé à entendre devant elle qu’elle s’adonnait à l’ivrognerie.

Ce qui la mettait en rage pour le moment, c’était la disparition des prévôts. Sa colère redoubla quand elle s’aperçut que Mathurine n’était plus là. Alors, frappant la table, elle cria :

— Où est Mathurine ?

— Où est Mathurine ? reprirent en chœur les deux gredins.

Puis chacun à leur tour et comme se parlant entre eux :

— Elle est peut-être avec Cocardasse ?

— À moins que ce soit avec Passepoil ?

L’hôtelière ne fit qu’un bond jusqu’au réduit de la servante et le trouva vide. Elle réveilla tout le monde en donnant du poing dans les portes et l’auberge s’emplit de ses imprécations et de ses clameurs.

Yves de Jugan se frappa tout à coup le front, comme un ivrogne qui rassemble à grand’peine ses idées et qui vient d’avoir une lueur.

— Mathurine ?… bégaya-t-il à un moment où la Paillarde passait auprès de lui en se battant les flancs comme une lionne en cage. Mathurine ?… attendez donc…

— Parle donc, triple idiot !… Tu vois que le sang me bout…

— Oh ! oh !… pas de gros mots, la belle…

Il regarda vers la porte, pour s’assurer qu’il n’y avait aucun obstacle entre elle et lui, puis, saisissant la main de son compagnon pour l’entraîner derrière lui dès qu’il aurait achevé ce qu’il voulait dire, il s’écria :

— Mathurine ?… Je me souviens, maintenant… Passepoil l’a enlevée !

Ce qu’il avait prévu arriva. L’hôtelière se rua sur lui sous l’empire d’une colère effroyable ; mais déjà les jeunes gens étaient loin, tout au moins hors de la portée d’une balle.

Peu leur importait à présent ce qui se passerait au Trou-Punais. Mathurine n’y était pas, ils en étaient sûrs ; leur unique souci était donc de l’empêcher d’y rentrer.

C’est dans ce but que durant toute la matinée ils rôdèrent aux alentours, les yeux constamment fixés sur la porte du cabaret.

Ils ne savaient pas trop ce qu’ils feraient d’elle s’ils venaient à la rencontrer maintenant qu’il faisait grand jour et la meilleure solution pour eux à ce difficile problème fût que Mathurine ne reparût pas. Ils n’en eussent pas moins donné gros pour savoir ce qu’elle était devenue.

Revenons un peu aux prévôts, que nous avons laissés en si mauvaise posture.

Certes, si les eaux de l’égout de Montmartre étaient aussi noires que celles du Styx, le fleuve infernal avait au moins cette supériorité qu’il était sillonné par une barque, celle de ce vieil avare de Caron. En faisant la rencontre du sombre nocher, il est fort probable que Cocardasse lui eût tordu le cou pour s’emparer de sa nacelle et naviguer à l’opposé de l’enfer.

En tombant dans le canal, Cocardasse ne rencontra aucune barque, c’est vrai, mais il eut la chance d’y choir les pieds les premiers, et ce hasard lui épargna le chagrin d’ingurgiter une seule goutte de l’infect liquide.

Le Gascon était sauvé.

L’eau ne lui montant que jusqu’au milieu du corps, en deux enjambées il gagna le dessous du pont et s’arcbouta contre l’un des piliers. Ainsi bien à l’abri et sûr de pouvoir se tirer d’affaire, il put entendre tout au long la conversation de ses ennemis et connaître leurs dispositions à son égard.

Plusieurs fois, à vrai dire, il lui fallut se mordre la langue pour ne pas laisser échapper un juron. Cependant, comme la terrible Pétronille avait glissé hors de sa main au moment où une brutale poussée le faisait dégringoler le talus, mieux valait pour lui rester muet un instant, d’autant plus qu’on le tenait déjà pour défunt.

Les choses qui nous entourent influent souvent sur nos idées ; celles de Cocardasse étaient plutôt sombres. Si sa langue restait inactive, il n’en était pas de même de son cerveau qui, fort heureusement, pouvait travailler sans bruit et échafaudait un nombre incalculable de projets de vengeance plus noirs que la fange dans laquelle il prenait un bain si désagréable.

Son amour-propre se ressentait vivement de ce qu’il avait été joué par ces coquins et plus encore de la honte qu’il aurait à se montrer dans l’état où il lui faudrait sortir de ce cloaque.

— Cornebiou ! se disait-il à part lui, tandis que Gendry et ses acolytes se congratulaient au-dessus de sa tête, vous verrez si Cocardasse junior il a bu son dernier coup. Par le diable ! c’est dans votre propre sang que vous barboterez avant qu’il soit vingt-quatre heures, et m’est avis que vous ne m’entendrez pas faire votre oraison.

Une chose néanmoins le fit sourire : ce fut quand Gendry se mit à conter par quel coup de maître il avait enferré le Gascon.

— Sandiéou ! Songea-t-il avec mépris, lou couquin, il est aussi vantard que maladroit !… Le coup qui m’est allé droit au cœur, à ce qu’il dit, a tout juste fait une boutonnière à mon justaucorps à la place où il en manquait une…

Les malandrins, satisfaits de l’heureuse issue du guet-apens dressé par eux, s’éloignaient en conversant.

Dès qu’il n’entendit plus le son des voix, le Gascon s’enleva à la force des poignets, exécuta sur les reins un rétablissement que n’eût pas désavoué le premier maître de gymnastique de France et de Navarre et se retrouva sur ses pieds tout droit au milieu du pont.

Il est juste de dire qu’il n’en était pas plus fier pour cela, car à ce moment nul n’eût voulu le toucher, fût-ce avec des pincettes.

L’eau empuantée ruisselait de ses vêtements et formait une mare à ses pieds. Ses chausses lui plaquaient au corps ; ses vastes bottes s’étaient transformées en réservoirs. De plus, il avait perdu son feutre et le fourreau de sa rapière, cassé en deux, pendait lamentablement au long de sa cuisse.

Bien que la nuit fût très obscure et que le Gascon n’eût aucun miroir à sa portée pour se donner le spectacle de sa laideur, il n’avait pas moins conscience du piteux état dans lequel il se trouvait ; mais ce qui l’exaspérait au suprême degré, c’était la perte de Pétronille, sa rapière géante, souvenir d’une grande dame qui avait eu pour lui quelques bontés, compagne de toutes ses luttes héroïques ou désavouées.

Soudain, il frappa du pied et, s’il eût fait jour, on eût pu le voir pâlir.

— Cornebiou !… s’écria-t-il, sans songer qu’il pouvait être entendu, quel butor je fais de ne penser qu’à moi, quand je ne sais pas ce qu’est devenu mon petit prévôt.

Il ne se fut pas sitôt posé cette question que son anxiété fut à son comble.

La Baleine avait affirmé avoir senti du sang à la pointe de son épée… qui sait ? peut-être avait-il dit vrai ?…

— Si ma caillou il a réellement été atteint, pensa Cocardasse dont la gorge rendit un gémissement prolongé, il a dû s’évanouir et rester dans l’eau… Couquin de sort ! mon insouciance elle a pu le tuer !

Anxieux, il se pencha au bord du pont et écouta.

L’eau croupissante roulait silencieusement entre ses deux rives graissées par une sorte de cambouis.

Il appela assez doucement d’abord, puis an peu plus fort. Mais à mesure que ses craintes redoublaient, sa gorge se serrait davantage et bientôt il lui fut impossible d’articuler un son.

Comment chercher dans ces ténèbres épaisses ? Où aller demander de la lumière et du secours ? Retourner au Trou-Punais, c’était risquer de se heurter, sans armes, aux quatre bandits qui devaient s’y trouver à cette heure.

En cas ordinaire, dans les circonstances difficultueuses, Cocardasse avait rarement eu l’occasion de se mettre martel en tête, son petit prévôt étant toujours là pour apporter une solution au problème ; aussi son cerveau inhabitué au travail, était-il à la torture, et ses tempes battaient si fort qu’il éprouvait une peine inouïe à rassembler ses idées.

Il ne voulait pas s’éloigner, de peur qu’Amable ne vint à appeler à l’aide en son absence ; et d’un autre côté, il se rendait compte que peut-être il était encore temps de le sauver si l’on pouvait parvenir à savoir où il gisait.

— Pécaïré ! grommelait-il en se frappant le front, le diable me damne si je sais ce qu’il faut faire !

Et l’émotion le prenant à la gorge, désespéré, il se mit à verser un pleur sur son pauvre ami qui, selon toute apparence, devait avoir cessé de vivre.

— Que vais-je dire à Chaverny ? songea-t-il. Que dira Lagardère à son retour, quand il faudra lui avouer que je n’ai pas su défendre son prévôt ?

L’idée ne lui venait pas d’imputer à Passepoil sa part de l’imprudence qu’ils avaient commise ensemble en venant la nuit dans ce cabaret maudit. Lui seul se chargeait de toute la faute, s’accusait de n’avoir pas écouté Mathurine qui les suppliait de ne pas sortir.

— Tout cela n’aboutit à rien, conclut-il en lui-même, et j’ai beau me lamenter, le pauvre pitchoun il n’est pas en état de me conseiller. Le meilleur est d’aller chercher de l’aide ; je devrais être revenu depuis longtemps.

Il appela encore deux ou trois fois :

— Passepoil, ma caillou !… Je suis là, réponds-moi !…

Un chat-huant fit entendre son ululement sinistre et Cocardasse prit sa course vers la porte de Richelieu, où il savait devoir trouver des hommes de garde qui consentiraient peut-être à l’accompagner avec des torches.

Il ne s’inquiétait ni du flic-flac de l’eau dans ses bottes, ni de ses glissades dans les flaques d’eau et les ornières.

Il allait, les cheveux au vent, du plus vite que le lui permettaient ses grandes jambes, et qui l’eût rencontré ainsi eût pu le prendre pour un personnage macabre tel qu’on en voit dans les fantastiques compositions d’Holbein.

Quand les soldats du poste le virent arriver ainsi, échevelé, ruisselant, leur premier mouvement fut de l’appréhender au collet. À coup sûr ils ne s’étaient pas trouvés depuis longtemps en présence d’un malandrin de si mauvaise allure et celui-ci, assurément, ne pouvait être un honnête homme.

Cependant il répandait autour de lui une odeur si nauséabonde que les plus hardis se reculèrent d’un pas.

— Holà ! s’écria le sergent, d’où sort cet animal et quel tour de coquin vient-il faire ? Ne le laissez pas échapper, vous autres ; s’il fait mine de s’enfuir, donnez-lui de vos piques dans les côtes.

Cocardasse se regarda, à la lueur du lumignon fumeux, et n’eut pas lieu de se trouver fort avenant. Toutefois, il était de ceux qui, dans les circonstances les plus graves et alors que d’autres seraient ridicules, ne dépouillent jamais leur dignité et trouvent le moyen de forcer, sinon le respect, tout au moins l’attention.

S’il ne craignait pas les coups d’estoc, il était bien davantage encore au-dessus du mépris et il se redressa de toute sa taille :

— Mon mignon ! s’écria-t-il, j’avoue que ce n’est pas là la tenue d’un gentilhomme !… Mais ceci ne fait rien à la chose et la faute en est à quatre bandits qui ont profité de la nuit pour m’attaquer… s’ils ont manqué leur coup d’épée, capédébiou ! ils ne m’en ont pas moins envoyé rouler dans l’égout de Montmartre…

— Et que veux-tu que nous y fassions, l’ami ? Tous ceux qui rôdent par là à cette heure y sont exposés. Tes bandits sont loin s’ils ont voulu courir.

Oïmé !… je les connais, répliqua le Gascon, et, foi dé Diou ! je n’ai besoin de personne pour les retrouver et régler mes comptes avec eux. Ce n’est pas pour moi que je viens vous demander votre aide.

— Et pour qui donc ?

— Pour un brave ami à moi, un frère d’armes, que les couquins ils ont peut-être tué avant de le précipiter en même temps que moi dans l’égout… Prenez des torches, amigos, et venez avec moi ; j’ai l’espoir que nous pourrons le retrouver vivant.

Il paraissait si ému en prononçant ces paroles que les soldats commencèrent à s’intéresser à lui.

— Qui es-tu ? lui demanda le sergent.

— Cocardasse junior, maître es armes, première rapière de France après un autre que vous ne connaissez pas. La seconde est celle de mon petit prévôt frère Amable Passepoil, qu’il s’agit d’aller chercher dedans l’eau du canal.

— Tant pis pour lui s’il y est resté, mon brave, fit le sergent ; nous n’y pouvons rien.

— Oh ! oh ! gronda le Gascon dont la tête s’échauffait et dont la diplomatie était à bout ; donnez-moi de la lumière, j’y retournerai seul. Si Cocardasse junior il ne remuait pas le ciel et la terre pour retrouver son petit Passepoil, il n’oserait jamais se représenter devant Lagardère !…

— Eh !… que parles-tu de Lagardère ?…

— Té ! Lagardère, c’est la tête ; Cocardasse et Passepoil ils sont les bras. Si vous avez entendu parler du Petit Parisien, sûrement qu’on vous a touché un mot de ses deux prévôts.

— C’est pardieu vrai, dit le sergent en se frappant le front. Je sais que ce sont deux braves ; en serais-tu un, par hasard ?

— Va bien ! j’ai cet honneur !… Mais nous perdons notre temps, mon bon, tandis que c’ta couquin il agonise peut-être…

Sur l’ordre du sergent, quatre hommes saisirent des torches et suivirent Cocardasse.

Ils fouillèrent les abords du canal. Le prévôt remit les pieds dans l’eau, descendit et remonta le courant, penché sur la surface gluante et puante, remuant la vase à chaque pas.

Il eût voulu tout au moins retrouver le cadavre du Normand, le prendre dans ses bras, l’emporter. Ceux qui l’aidaient dans sa triste besogne avaient maintenant conscience de ce qu’il y avait de sérieux dans le rôle de cet homme cherchant, au milieu de la nuit, à la lueur des torches, le cadavre de son ami.

Le spectacle était à la fois impressionnant et poignant. La voix de Cocardasse, s’élevant de temps en temps, lugubre et chevrotante, faisait tressaillir ses compagnons.

Appels, recherches et lamentations tout fut inutile.

L’égout garda son secret.

La tête basse, les yeux humides, le pauvre soudard regagna sans mot dire la porte de Richelieu.

Là, il remercia les soldats ; leur mit dans la main quelques écus pour boire ; et dans l’aube naissante, à travers les rues désertes, il se dirigea lentement vers l’hôtel de Nevers pour y porter la fatale nouvelle de la disparition de Passepoil.