Cocardasse et Passepoil/III/07

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Librairie Ollendorff (p. 209-214).


VI

L’ISSUE DE LA CÉRÉMONIE


Les quatre fiancés dont le prêtre devait bénir l’union étaient agenouillés sur des coussins de velours au milieu du chœur ; plus loin, derrière le balustre coupant la nef, priaient Mme de Nevers et Mélanie Liébault. La piété des autres témoins était moindre.

Tout à coup monta de la rue un bruit de voix qui s’engouffra sous la voûte. On entendit des pas de chevaux, des roulements de carrosses, le commandement bref des officiers à leurs hommes et, s’élevant à intervalles réguliers, des voix crièrent :

— Les mousquetaires ! les mousquetaires !

La foule était si compacte, si grand le nombre des voitures et le cortège si long qu’on avançait avec peine.

Le peuple de Paris ne s’attendait guère à voir si magnifique affluence aussi, un héraut d’armes ayant lancé ce cri : « Le roi, messieurs ! Place au roi ! » la cohue se pressa-t-elle plus fort pour voir descendre de carrosse ce souverain de la veille qu’accompagnaient le duc d’Orléans, le duc de Bourbon, le cardinal de Fleury et une nombreuse suite de princes et princesses.

Une clameur d’allégresse jaillit de toutes les poitrines :

— Vive le roi !

Louis XV s’enhardit de ces ovations faites à sa petite personne et gentiment il salua. Alors tous ceux qui étaient là trépignèrent de joie et il sembla qu’une ère de bonheur s’ouvrait sur la France avec l’avènement de ce prince auquel la passion populaire devait donner le nom de « Bien-Aimé ».

Le clergé, rangé sur le seuil, attendait Sa Majesté et les cloches sonnèrent à toute volée. Elles chantaient Dieu, la royauté, la gloire de Lagardère ; un seul homme, dissimulé à l’ombre du tombeau de Nevers, trouvait leur son odieux.

Le roi pénétra dans l’église. À sa suite, pendant près d’une demi-heure, on vit s’engager sous la baie lumineuse du porche, la longue théorie de ceux qui, après lui, tenaient dans leurs mains les destinées de la France ; les ministres, les chefs suprêmes du Parlement et de l’armée, les sommités du clergé et de la magistrature, les hauts seigneurs portant en sautoir les grands cordons des ordres, le Conseil d’État en robe, tous ceux à qui était dévolu l’honneur de soutenir le trône de France, de porter l’épée ou la main de justice.

À la droite des fiancés, devant le banc d’œuvre dissimulé pour la circonstance et sous un dais de velours blanc fleurdelisé, un trône était dressé à l’intention de Louis XV, au pied du trône de Dieu. Avant d’y prendre place, le roi adressa un sourire au groupe formé par Lagardère et les siens.

Les prêtres entonnèrent les hymnes sacrées, égrenèrent dans la fumée de l’encens les psaumes d’allégresse ; l’assistance se courba devant l’ostensoir d’or élevé au-dessus du tabernacle et, sur un signe de Louis XV, un diacre vint prendre son épée, une lame mince et souple dont la garde était enrichie de diamants, puis l’ayant sortie de son fourreau, il alla, après l’avoir baisée, la déposer sur l’autel.

Le curé de Saint-Magloire qui officiait, vieillard à tête blanche, éleva deux doigts de sa main droite vers le ciel, bénit l’épée nue. Puis la saisissant de la main gauche, il enfila sur la lame les quatre anneaux de Lagardère, d’Aurore, de Chaverny et de Flor, et sa bénédiction descendit de nouveau, unissant dans une même prière ce qui était la force et la loyauté de la toute-puissance avec ce qui était la toute-puissance de l’amour loyal et fort.

Puis, descendant les degrés de l’autel, le prêtre apporta les anneaux sur un plateau d’or. Le comte de Lagardère en mit un au doigt d’Aurore, Chaverny, un autre au doigt de doña Cruz et ce fut Philippe d’Orléans qui présenta les deux autres à la veuve de Nevers pour qu’elle les mît elle-même aux mains loyales qui vaillamment avaient soutenu sa cause.

Ce n’étaient pas là cérémonies habituelles, mais Louis XV, qui se connaissait en rites, autorisait tout à cette heure. Le cardinal Fleury lui avait dit assez souvent : « Ce que Votre Majesté veut, Dieu le veut », pour qu’il n’en usât pas en cette circonstance.

On vit chose plus extraordinaire encore, quand le Régent amena le comte de Lagardère devant le prie-Dieu du roi et que celui-ci, reprenant sa propre épée des mains de l’officiant, la ceignit au flanc d’Henri, tandis que Philippe d’Orléans échangeait de même avec celle de Chaverny.

Aucun des assistants, même les maréchaux illustres, blanchis sous le harnais de guerre, dont les victoires avaient mis des lauriers au front de la France, n’eussent osé rêver tel honneur pour eux-mêmes.

Les têtes blanches, élevées aux suprêmes honneurs par le Roi-Soleil, ne l’avaient jamais vu glorifier un sujet de la sorte. Et pourtant nul ne songea que Louis XV outrepassait ses droits et les limites de la faveur ; nul ne se crut rabaissé lui-même et conscient d’avoir mérité mieux ou même autant : Lagardère était Lagardère : il n’avait pas eu de devanciers, personne sans doute ne l’égalerait à l’avenir ; ce que faisait Louis XV était bien fait !…

Un seul était confus de tant d’honneurs : c’était le comte lui-même…

Qu’avait-il donc fait pour mériter ainsi l’affection de son roi, l’estime de tous ?… S’il s’était institué le protecteur d’une enfant menacée, le défenseur d’une veuve éplorée, n’y trouvait-il pas aujourd’hui l’ultime récompense ?… S’il avait démasqué, pourchassé le crime, n’était-ce pas œuvre de justice et devoir d’honnête homme ?

Ce qu’il jugeait si simple pour lui était jugé sublime par les autres. S’il eût voulu s’en rendre compte, il lui eût suffi d’échanger un regard avec Mme et Mlle de Nevers. Celles-là ne trouvaient pas la récompense exagérée. À juste titre elles en étaient fières, non éblouies.

Il était une autre femme dont le visage rayonnait et qui s’abîmait dans une muette extase. Mélanie Liébault n’avait jamais prié avec une ferveur si grande, confondant dans ses invocations ardentes les deux couples dont le serment de dévouement, de fidélité et de tendresse était si ancien et tout à la fois si récent, et n’oubliant qu’elle seule.

Certaines âmes d’élite savent trouver encore pour elles-mêmes du bonheur dans le renoncement à ce qu’elles ont de plus cher : elles se sacrifient sans une arrière-pensée. C’est là une vertu qui n’est pas à la portée de tout le monde.

Jamais un seul mot d’amour n’avait été prononcé entre la jeune femme et Lagardère ; ce qui les liait dans le passé et pour l’avenir, n’était qu’une amitié très loyale et très pure où le mal n’eût pu trouver racine.

Cependant, au moment de l’échange des anneaux, elle ne put s’empêcher d’élever à hauteur de ses lèvres sa main où brillait aussi une bague d’or glissée à son doigt par Lagardère lui-même. Elle la baisa avec passion et ferma les yeux pour vivre un instant son rêve, s’isolant ainsi de tout ce qui l’entourait et, plongée au milieu de l’éblouissement des lumières, dans la nuit mystérieuse et douce de son cœur.

Devant ses yeux repliés en une contemplation interne, Henri ne fut pas seul à passer dans sa glorieuse splendeur, elle vit aussi celle dont il était l’époux depuis un instant, celle qui lui avait ouvert ses bras à elle-même en l’appelant : « Ma sœur. »

Elle courba la tête, posa son front brûlant sur le dossier de son prie-Dieu et s’effaça toute devant le bonheur de ceux qui l’admettaient à l’intimité de leur vie.

Quand elle se releva, ses yeux eurent une expression de surprise, en apercevant, posé sur le feuillet de son livre d’heures qui était resté ouvert sous ses doigts, un papier plié en quatre dont elle ignorait la provenance.

Son premier mouvement fut de le laisser tomber à terre sans avoir paru y prendre garde.

Il y avait autour d’elle quelques jeunes seigneurs et l’un d’eux, frappé sans doute de sa beauté, avait pu user de ce moyen de le lui dire. Elle le pensa et s’indigna qu’il eût choisi un tel lieu, une semblable circonstance et l’instant même où, plongée dans une méditation profonde, elle était de tout son cœur et de toute son âme avec les nouveaux époux.

Mais elle songea que le galant tentateur ne pouvait savoir ce qui se passait en elle. Dans la crainte de ne jamais la revoir ailleurs, ignorant que son mari était à quelques pas derrière elle, il avait employé le seul moyen qui fût à sa portée.

Il n’est jolie femme qui ne soit flattée d’être distinguée par un jeune homme d’agréable tournure et gentilhomme à la suite du roi, à plus forte raison quand cette jolie femme appartient à un Ambroise Liébault et arrive de sa province. Sans être coquette, Mélanie, ne put s’empêcher cependant de sourire et la curiosité innée chez les filles d’Ève la poussa, non seulement à ne pas jeter le papier, mais à le déplier en cachette pour le lire.

La lecture de ce poulet ne lui apporta sans doute pas ce qu’elle en attendait, car sa joue devint livide.

Qu’était-ce ?

Presque rien : cinq ou six lignes d’une écriture fine et serrée, inconnue d’elle, et dont les lettres se mirent à flamboyer devant ses yeux.

Elle eut grand’peine à lire jusqu’au bout, car un nuage obscurcissait sa vue, ses tempes et sa poitrine battaient avec force. Elle lut tout, cependant, puis glissant autour d’elle des regards inquiets, elle fit disparaître le billet dans son corsage.

De ce billet, voici quelle était la teneur :

« Vous ne me connaissez pas et vous n’avez pas à savoir qui je suis. Il me suffit à moi de ne pas ignorer que la vie du comte de Lagardère vous est aussi chère que la vôtre. Lorsque le roi et le duc d’Orléans s’apprêteront à se retirer, rendez-vous seule et en toute hâte au tombeau de Philippe de Nevers, en suivant le côté gauche de l’église… N’hésitez pas, il y va de son existence à lui ! »

Hésiter ?… L’en croyait-il donc capable, le mystérieux auteur de cet écrit ? Il faisait appel à un sentiment secret dont elle croyait avoir suffisamment enterré les manifestations au plus profond d’elle-même. D’où tenait-il ce savoir et qui était-il ?… Elle n’avait pas à le chercher puisqu’il l’avait dit ; à coup sûr c’était un ami, et cet ami, désespérant de pouvoir arriver jusqu’au comte pour le prévenir, s’adressait à elle.

— Il y va de son existence ! se répétait-elle avec une indescriptible émotion. Quoi qu’il arrive, je suis prête ; j’irai au rendez-vous, dussé-je payer de ma vie le salut du comte.

La cérémonie fut longue à s’achever. Pendant toute sa durée, la vaillante femme se crut comme sur des charbons ardents.

Louis XV se leva enfin, s’inclina devant l’autel, salua de la main les nouveaux époux et, au milieu de ses mousquetaires qui formaient la haie, suivi de Philippe d’Orléans et des princes, il se dirigea vers le portail.

Dès qu’elle eut vu ce mouvement s’esquisser, Mélanie Liébault se glissa à travers les rangs pressés et ce fut miracle qu’elle put parvenir jusqu’au porche avant le roi lui-même.

Arrivée là, sa taille svelte se détachant en ombre sur le fond lumineux de la nef, elle s’arrêta une seconde pour interroger le parvis autour d’elle. Elle ne vit rien sinon deux rangs de mendiants agenouillés sur les degrés et dans toutes les rues avoisinantes, des milliers de curieux contenus par les gardes-françaises.

Celui qui l’attendait ne pouvait être là.

Elle descendit rapidement les marches, traversa la cohue des mendiants et s’élança, de toute la vitesse de ses jambes, vers l’endroit indiqué.

Cependant, pour donner un dégagement plus facile à la foule massée dans l’église, on venait d’ouvrir une porte latérale, auprès de laquelle, pendant la cérémonie, s’étaient tenus les prévôts, Berrichon et Antoine Laho.

Frère Passepoil — nous ne pouvons faire passer le Normand pour un saint — avait occupé les loisirs, à lui laissés par la cérémonie, en ne perdant pas des yeux Mme Liébault dont le physique lui agréait fort et pour laquelle il professait — sans oublier pour cela Mathurine — une dévotion analogue à celle vouée à Lagardère par la jeune femme.

Dans ces conditions, il lui avait été aisé de constater le trouble de Mélanie, sans pour cela en connaître la cause.

— Il faudra veiller sur elle, afin qu’il ne puisse lui arriver rien de mauvais, s’était-il dit.

Il y veillait donc, sans oublier d’avoir toujours un œil ouvert sur les nouveaux époux et sur Mme de Nevers.

Dans sa logique de Normand, matois et rusé, l’absence de Gonzague ou de quelqu’un des siens ne lui disait rien de bon.

Aussi, par un pressentiment, qui puisait sa source dans sa défiance, s’attendait-il à ne pas voir le mariage s’achever sans un événement imprévu.

La précipitation mise par Mélanie, à gagner la porte principale, ne lui échappa pas plus que l’inquiétude peinte sur son visage.

Ce devait être là le prélude de faits très graves.

Il le conjectura.

Pourtant la pensée ne lui vint pas un seul instant qu’elle pouvait trahir Lagardère pour aller prévenir Gonzague et, suivant une notion plus exacte des choses, il fut persuadé qu’on venait de lui tendre un piège dans lequel elle allait tomber.

La petite porte s’étant ouverte devant lui, il dit à Laho de rester là et de veiller, lui recommandant de venir les chercher au plus vite s’il apercevait quelque chose d’anormal.

Puis il entraîna Cocardasse et Berrichon au dehors.

— Vite ! vite ! s’écria-t-il, suivons Mme Liébault.

La porte, par laquelle ils étaient sortis, s’ouvrant du côté opposé à celui vers lequel s’était dirigée la jeune femme, ils savaient ne pas devoir la trouver là.

Mais, comme ils n’avaient pas de temps à perdre, ils se précipitèrent tête baissée, de façon à contourner l’église, en passant devant le porche par où elle était sortie.

Sa Majesté arrivait en haut des marches avec le duc d’Orléans.

Tous deux s’arrêtèrent, en voyant courir ces trois hommes lancés à toute vitesse.

— Chasse-t-on de nuit ? demanda le roi dont l’humeur était charmante.

— Je ne sais, Sire, répondit le prince le front plissé… Il me semble avoir reconnu l’un au moins des deux maîtres d’armes dévoués à Lagardère.

La foule des grands seigneurs et des dames évacuait lentement la nef.

Le comte et Chaverny se tenaient debout auprès de leurs femmes, attendant le moment propice pour leur donner le bras et les conduire à leurs carrosses, dès que Louis XV lui-même serait remonté dans le sien.

Un rayon de joie, une noble expression de fierté illuminaient la belle tête de Lagardère.

Enfin Mlle de Nevers lui appartenait ; sa mère la lui avait donnée et le ciel venait de consacrer cette union depuis si longtemps attendue.

C’était le couronnement de son rêve, le fruit de ses peines à présent oubliées, le but accompli de sa vie.

Et cependant une sombre pensée traversa son esprit.

Philippe de Mantoue l’avait mis au défi d’unir sa destinée à celle de la fille de Nevers.

L’union était consommée, à la face de tous, Gonzague excepté, car Gonzague n’avait pas osé venir.

Un sourire de mépris plissa les lèvres du comte.

Il toucha l’épaule d’Aurore qui se leva, rayonnante, belle comme la plus belle des vierges, en sa longue robe blanche.

Elle prit le bras de son mari et, suivis de Chaverny et de Flor, ils descendirent à leur tour la nef jusqu’au portail.

Leur surprise fut grande d’y voir arrêtés Sa Majesté et Son Altesse Royale.

— Attendez, leur dit Philippe d’Orléans. Il se passe, aux alentours, une chose insolite ; je vais envoyer des gardes.

Tandis qu’il prononçait ces paroles, un mendiant, le même qui avait glissé le billet de Gonzague sur le livre d’heures de Mélanie Liébault, essaya de s’approcher du comte.

Il ne put y parvenir, les amis de celui-ci s’étant aussitôt groupés autour de lui après l’avertissement du prince.

Alors il manœuvra d’une autre façon, se faufila comme une couleuvre et réussit, en allongeant le bras, à introduire un fragment de papier dans la main d’Aurore elle-même.

Celle-ci se retourna brusquement à ce contact, mais elle ne vit rien autour d’elle, sinon des figures amies, et seulement alors elle s’aperçut qu’elle froissait dans ses doigts quelque chose.

Elle regarda, tendit le papier à son mari et sentit tressaillir celui-ci, dont le regard enflammé venait de parcourir les lignes écrites sur l’avis arrivé à sa destination de si étrange façon.

Toutes les têtes étaient tournées vers lui, y compris celle du roi ; le comte, d’une voix frémissante de colère, se mit à lire tout haut :

« Lagardère, l’heure a sonné ! Quand ce mot arrivera entre tes mains, j’aurai déjà fait une victime parmi les tiens… Tant pis, si je commence par les femmes ; dans une seconde, il sera trop tard pour sauver Mme Mélanie Liébault. »

C’était signé :

« Gonzague. »