Code de la Nature/Fragments

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Texte établi par François VillegardellePaul Masgana (p. 177-207).




FRAGMENTS IMPORTANTS


DE


LA BASILIADE


DE MORELLY.








AVIS.


Le lecteur a vu, dans la Notice sur Morelly, que la Basiliade contient le plan d’organisation sociale dont le Code de la Nature est le développement systématique. Ce dernier écrit est sans doute le chef-d’œuvre de l’auteur et la plus haute expression de la philosophie du siècle dernier ; mais il n’est pas inutile de lire avec soin la partie sociale du roman qui l’a précédé. Nous avons fait un choix coordonné de tous les fragments de la Basiliade qui ont trait aux questions traitées dans le Code de la Nature. Ces pensées choisies brilleront de leur pur éclat, ainsi débarrassées de l’entourage d’aventures insignifiantes, qu’on trouve au reste dans tous les voyages imaginaires du même genre.




FRAGMENTS IMPORTANTS
DE
LA BASILIADE.


Caractère de l’utopie, la Basiliade. Extrait de la préface.

…… Ce livre contient des vérités qui ne sont pas bonnes à dire à tout le monde : que les sages ne produisent pas aux stupides : que les rois estiment, mais qu’ils n’écoutent pas volontiers : il n’y a qu’une âme intrépide qui se fasse gloire de les tirer de l’obscurité. (sic.)… Les maîtres de la terre, ainsi que la plupart des hommes n’aiment que vérités masquées ou apparentes, dont le langage ambigu puisse leur servir d’excuse : ils aiment un miroir faux pour rejeter sur cette glace les défauts de leur visage ou pour se les déguiser. Si quelquefois ils révèrent la sagesse, c’est comme les Fetfa ou décrets de certains Mouphtis, qu’on encaisse proprement sans les lire.

Je puis dire, sans hyperbole, que chez nous les arts et les sciences expérimentales ne parviendront peut-être jamais à un plus haut point de perfection, ou, si je me trompe à l’égard des bornes que je mets à leurs progrès, au moins est-il certain qu’elles ne peuvent être traitées d’une manière plus agréable et plus capable d’inspirer à la raison du goût pour la vérité.

Quant à la morale, la plupart de ses fondements sont posés sur tant de faux appuis, que presque tous les édifices érigés sur ce fonds manquent de solidité ; ceux de nos écrivains qui en sentent le faible n’osent creuser : la politique et la superstition craindraient la chute de leurs maximes tyranniques ; l’ignorance et l’imposture se verraient démasquées : d’autres se croient bonnement en terre ferme, et s’étayent comme ils peuvent ; enfin, à l’exception d’un petit nombre assez courageux pour s’aider du vrai, le reste lui substitue dans ses écrits une foule d’ornements dont il habille comme il peut les ridicules idoles qu’encense le vulgaire.

Désastreux résultats du partage égal du fonds commun.

apologue.

On dit qu’autrefois aucun des animaux n’était vorace, tous se contentaient d’une innocente nourriture ; on voyait le fier lion, le tigre, l’ours, le loup, mêlés indistinctement avec les timides brebis, les bœufs, les cerfs et les chevaux. Un jour, se trouvant rassemblés dans une plaine fertile en pâturages : Partageons, dirent-ils, cette prairie. La mère qui allaitait trois petits demanda trois parts : celle qui n’en avait point encore, se contenta d’une. Il arriva que la première mourut, et ne laissa qu’un petit qui se mit seul en possession des trois parts par droit d’héritage ; celle qui n’avait point été féconde eut ensuite une nombreuse postérité. Ses nourrissons, devenus grands, et réduits à vivre avec leur mère, de la part qui suffisait à peine pour elle seule, prièrent l’animal qui venait d’hériter de trois portions de leur en céder au moins deux pour les garantir de mourir de faim. « Je ne suis point cause de votre indigence, » leur répondit celui auquel ils s’adressaient ; « les partages ont été faits avant que nous fussions nés, et il faut que les choses demeurent comme elles ont été réglées par nos pères ; pourvoyez-vous comme il vous plaira, je ne prétends point que vous veniez paître sur ce terrain qui m’est échu : s’il m’est plus que suffisant à présent, je le réserve pour mes enfants. » Cette impitoyable cruauté fit périr de faim cette race nombreuse qui demandait quelques secours ; ce mauvais exemple devint fréquent : on vit donc bientôt la famine, au sein même de l’abondance, obliger les plus forts à dévorer les plus faibles ; on fit des règlements pour réprimer ces désordres, ils diminuèrent le mal, mais ils n’en ôtèrent pas la cause : ceux des animaux qui étaient devenus voraces par nécessité restèrent tels par habitude.

Il en doit être de même chez les peuples où règne la dure, l’insensible propriété ; elle est la mère de tous les crimes, enfants du désespoir et d’une indigence furieuse. Les législateurs punissent souvent le malheureux et épargnent le coupable ; leurs lois chétives ne font que pallier les maux : elles châtient des actions perverses, elles ignorent les moyens de les rendre impossibles. Elles devraient être faites pour empêcher d’imprudentes conventions, causes de l’inconstance de la volonté ; mais, imprudentes elles-mêmes, ou elles en aggravent le joug, ou elles lui imposent de nouvelles obligations. Souvent, pour appuyer leur faible autorité, il faut qu’elles changent en crimes des actions innocentes.

Je vous le répète encore, et peut-on trop souvent le redire ? Les lois éternelles de l’univers sont que rien n’est à l’homme en particulier que ce qu’exigent ses besoins actuels, ce qui lui suffit chaque jour pour le soutien ou les agréments de sa durée ; le champ n’est point à celui qui le laboure, ni l’arbre à celui qui y cueille des fruits, il ne lui appartient même des productions de sa propre industrie que la portion dont il use ; le reste, ainsi que sa personne, est à l’humanité.

Premiers effets de l’opposition de sentiments que la propriété individuelle fit éclater.

…… On commença d’abord par persuader aux hommes qu’il serait à propos que les terres fussent partagées entre les chefs de chaque famille, et la nation distribuée en différentes peuplades qui n’eussent rien de commun entre elles. Déjà les termes odieux de commerce, de change, de salaire, prenaient dans le langage la place des secours généreux de l’amitié ; on connaissait et on voulait faire usage du tien et du mien ; on entendit prononcer sans frémir le funeste signal de toute discorde : à chacun le sien.

Voici de quelle manière on dit que la propriété, épouse successive du pouvoir arbitraire et du sort, et marâtre de la triste indigence, établit son autorité. Assise sur un amas de biens devenus inutiles, elle adresse ces paroles à cette fille infortunée qui lui demande quelques secours : « Pourquoi le sort t’a-t-il donné le jour lorsque mes bienfaits sont distribués ? mes dons sont irrévocables, tu n’as plus rien à prétendre sur la terre ; vois ces campagnes fertiles, ces arbres couverts de fleurs et de fruits, il ne t’est plus permis d’y toucher ; j’en ai fait le partage de mon fils bien-aimé, tu ne dois plus rien attendre que de lui ; mérite ses faveurs par d’immenses travaux ; l’affreuse nécessité de périr, ou son utilité et la tienne, voilà tes guides, choisis. Ton frère n’exige point d’amour, de tendresse ni de zèle ; maître de tout, ta perte est inévitable sans ses secours, une invincible loi t’oblige de lui prêter les tiens ; s’il ne t’est pas libre de les lui refuser, il ne doit t’en savoir aucun gré. Veux-tu que ces moissons apaisant la faim qui te dévore ? amasse-les et attends de ses libéralités quelque légère portion pour ta subsistance. Veux-tu voir renaître cette abondance que tu envies ? cultive a force de bras ces campagnes, défriche cette terre inculte, dessèche se marais, perce cette montagne, tires-en les marbres et les métaux, érige des palais à l’oisiveté et à la mollesse. Si les forces de ton bras ne suffisent pas, consulte l’industrie, emprunte de ses conseils les moyens de te rendre utile, multiplie les besoins du riche en multipliant des plaisirs que tu ne goûteras point toi-même ; invente les moyens de rendre sa demeure commode ; les sueurs et les travaux sont ton partage, tu ne posséderas rien sur la terre, ô partie infortunée des mortels ! que ce que ton adresse saura rendre nécessaire à celui qui possède beaucoup : esclave comme toi de l’intérêt, ne crois point l’émouvoir par le triste appareil de ton sort indigent, son cœur sera insensible à la pitié ; que l’intérêt et la cupidité t’animent comme lui, vends-lui cher des services, que son indolence et l’impuissance ou l’incapacité de soutenir par lui-même le poids de ses affaires lui rendent nécessaires.

De telles dispositions devaient inspirer aux hommes une fureur destructive, capable d’en éteindre l’espèce. Bientôt un seul particulier envahit d’énormes possessions, et arracha au reste des humains les choses même les plus nécessaires à la vie ; mais il se serait bientôt vu dans l’impuissance de jouir des fruits de sa rapacité, si la pauvreté ne lui avait fait trouver des secours fermés ; il ne dut plus qu’à l’affreuse misère des autres les soulagements que la nature tendre et compatissante inspirait aux hommes de se communiquer.

Le croirait-on ! les hommes, presque nulle part, ne s’entr’aident parce qu’ils s’aiment, mais parce qu’il faudrait périr sans cela. Voilà quels sont, chez nous, les tristes liens de toute société ; voilà l’affreux principe de nos vertus et de nos crimes. L’espérance ou la crainte nous portent à des ménagements ou à des excès.

Sans doute que dans les premiers temps, chez la partie des mortels favorisée des dons de cette divinité aveugle que nous nommons fortune, ceux en qui la crainte de s’en voir dépouillés domina, ne virent dans les autres que des ennemis jaloux qu’il fallait opprimer, retenir dans leur bassesse ou détruire ; d’un autre côté, le malheureux en qui le vif sentiment de ses misères et la crainte de s’y voir perpétuellement enchaîné, l’emportèrent sur toute autre considération, ne vit plus dans le possesseur d’un riche héritage, qu’un injuste usurpateur, un violateur des droits de la nature. Il en appela de cette tyrannie à son propre désespoir. Animé de l’espérance ou de sortir d’une vie languissante ou d’en faire cesser les douleurs, il s’arma contre celui qu’il crut heureux à ses dépens, et celui-ci, frémissant de crainte de se voir arracher ses biens, combattit avec autant de rage pour sa défense que l’autre pour cesser de vivre infortuné.

De l’opposition de ces sentiments impétueux naquirent les forfaits et les crimes ; et de même qu’on voit les flots d’une mer en furie se pousser et s’entre-choquer pour occuper de nouvelles places, comme si son vaste sein ne pouvait les contenir tous, on vit les hommes se disputer avec acharnement un morceau de terre. Tels durent être les premiers effets de la propriété et de l’intérêt, et les premiers sacrifices offerts à ces cruelles divinités.

Origine des vertus factices que la considération d’un vil intérêt

Les hommes, réfléchissant enfin sur des maux qui ne faisaient qu’empirer leur condition, cherchèrent des moyens plus doux, les uns pour conserver ce que le sort leur avait donné en partage, les autres pour obtenir des secours. Ceux en qui les passions se trouvèrent moins vives en donnèrent l’exemple aux autres ; mais, oubliant la cause première de leurs fureurs précédentes, ils en eurent horreur, et s’en excusèrent sur la nature même : ils crurent que le cœur humain naissait imprégné de leurs poisons avec un penchant pervers à la rapine. Le père, peu attentif aux premières impressions de ses funestes exemples sur l’âge le plus tendre, voit ses enfants se disputer avec colère une place au soleil, un chétif amusement ; il les croit comme soi d’une nature méchante et corrompue, parce qu’il n’a pas remarqué qu’en mille occasions, ses dons, ses préférences versent sur eux les premières semences de la contagion dont ses pères l’ont infecté lui-même.

Sur ces principes, les hommes raisonnèrent ou agirent comme s’ils avaient raisonné ainsi : Nous naissons méchants ; mais quelque dépravés que nous soyons, nous sommes sensibles aux bienfaits ou aux caresses de la reconnaissance ; les soins de nos pères et notre soumission à leur volonté nous le font éprouver. Agissons de même, dit l’indigent, envers celui que le sort a placé avantageusement ; tâchons d’obtenir de lui, par des égards flatteurs, des secours qu’il nous coûterait trop cher de prétendre obtenir par force. Le riche dit : N’irritons point le malheureux ; ne lui faisons point sentir la rigueur de son état ; essayons même, au moyen de quelques légères récompenses, d’en tirer des services. En raisonnant ainsi, les uns et les autres n’aperçurent pas que des motifs aussi imparfaits laisseraient toujours assez d’irrégularité à leurs actions pour porter dans les cœurs un levain funeste qu’ils s’obstinent à croire naturel.

C’est de la sorte qu’un léger rayon de vérité, à côté de l’erreur, donna l’être à la plupart de nos vertus sociales, vertus factices que la seule considération d’un vil intérêt fait pratiquer, sans que le cœur y ait aucune part. Le favori de la fortune, ne se voyant plus disputé ce qui lui était injustement échu, prit pour le pauvre quelques stériles sentiments de pitié, auxquels il ajouta quelquefois des secours passagers, et se crut par là quitte envers l’humanité. Quelques libéralités prirent bientôt les titres fastueux de générosités, de faveurs et de grâces. Le riche, le puissant se crut au-dessus du reste des hommes, à proportion qu’il l’imagina leur être utile, ou en état de leur nuire par des refus. Ceux qui en espérèrent ou en reçurent quelques dons, cherchèrent à se le rendre propice par des souplesses qui favorisèrent cette erreur. Telle fut la première origine des rangs, des dignités, des grandeurs, trophées fragiles que la misère affamée érigea à ceux qu’elle vit épris de ces fumées.

Le plus grand nombre des hommes, et partant les plus malheureux, cessèrent, à la vérité, d’être jaloux du sort des premiers, quand ils les virent trop élevés pour y pouvoir atteindre ; mais, envieux du degré de faveur de quelques uns de leurs égaux près de ces grands, s’empressant de les prévenir ou de les supplanter, ils enchérirent sur les hommages intéressés de leurs rivaux ; et le vulgaire en est venu à ce degré de folie, de ne vouloir trouver du mérite que dans ceux qui possèdent beaucoup ; il attribue aux idoles qu’il encense toutes les vertus chimériques que son utilité lui fait révérer : l’inférieur nomma les bassesses auxquelles il se soumit près du supérieur, zèle, amour sincère, fidélité, attachement. De ce commerce de vertus illusoires, sous lesquelles se cache l’intérêt particulier qui n’aime que soi-même et feint d’aimer le reste des hommes, se formèrent mille petits vices, qui ont besoin du contre-poids de mille autres vertus minutieuses que les grands et les petits regardèrent comme des moyens d’augmenter, d’affermir, d’avancer leur fortune Au faste, à la vanité, à l’arrogance, à la grossièreté, on opposa la politesse, la décence, la gravité, la fermeté, la dignité.

Toutes ces frivolités ne sont que les premiers acheminements au bien-être parmi les hommes. Il est encore bien d’autres démarches pour y parvenir. Je ne m’arrêterai qu’aux plus importantes. Comme aucun secours, aucun bien réel ou idéal ne s’accorde plus gratis, et tous les cœurs étant plus enclins que jamais à l’ingratitude, les principales vertus devenues nécessaires sont la probité, la bonne foi, c’est-à-dire des dispositions à ne point frustrer les autres de ce qui leur appartient, à ne point leur nuire ni ouvertement ni par ruse, à remplir exactement ses promesses ou les obligations auxquelles on s’est soumis. Ces sentiments ne sont ordinairement inspirés que par la seule considération qu’on ne voudrait pas recevoir soi-même un pareil traitement. On sait un gré infini à ceux qui observent ces préceptes. Je demande si les hommes devraient avoir besoin de pareilles leçons, si ce n’était la mauvaise économie de la plupart des sociétés. De pareilles vertus ne sont-elles pas la honte de notre espèce ? un homme mérite-t-il des louanges, pour n’être pas un perfide, un traître, un voleur, un brigand, ou devrait-il être exposé aux dangers qui l’induisent à ces crimes ?

Cependant, combien de fois l’intérêt ne donne-t-il pas atteinte à ces faibles restes d’humanité ? combien ne faut-il pas d’examens pour s’assurer que celui avec lequel nous traitons est ce que l’on nomme honnête homme ? combien de garants pour prouver qu’il l’est, ou pour l’obliger au moins à agir comme s’il l’était ? Et c’est par ce même intérêt qu’on l’y engage ; c’est ce même motif honteux qui forme les fragiles liens d’amitié ou d’alliance entre les particuliers, en prescrit les devoirs : il assemble également ou dissout les factions, les partis, les cabales les plus odieuses.

Enfin, il serait infini de vous faire une énumération exacte de toutes les pratiques, de toutes les considérations auxquelles une multitude d’intérêts compliqués et d’intrigues entortillées fit donner le nom de vertus, aussi bien qu’il serait impossible de déterminer les nuances de ces coloris de vices. L’inconstante vicissitude de tous ces mobiles du cœur humain forme un concours de désirs, de vues, de projets, dont le mélange produit les événements les plus inattendus, les révolutions, les catastrophes les plus étranges ; accidents que la plupart des hommes attribuent à une fatalité aveugle, parce qu’ils ont la mémoire ou la vue trop courte pour démêler quel est le premier caprice de la fantaisie humaine, qui a donné le branle à ces mouvements extraordinaires, ou qui en change subitement les directions. M. de Voltaire, Siècle de Louis XIV, attribue à cette sorte de fatalité les révolutions politiques qui n’arrivent souvent que par le caprice d’un moine, d’une maîtresse, d’un favori, d’un ministre, qui gouvernent nos maîtres. Il ne s’est pas rappelé l’inf1uence que peut avoir sur le sort des nations une insolence telle que celle du jésuite espagnol, qui dit à un grand : Vous me devez du respect ; je vois votre souveraine à mes pieds, et tiens votre Dieu dans mes mains. Il ne s’est pas souvenu de la paire de gants qui avança la disgrâce de milord Marlborough, et contribua au salut de la France.

On voit quel prodigieux appareil de faibles motifs il a fallu aux hommes, pour s’empêcher d’être méchants ou pour tempérer leur malice ; combien de précautions pour s’en garantir, parce qu’ils ont manqué ou détruit l’unique et solide moyen de devenir bons, et de ne point cesser de l’être. Mais pour fortifier toutes ces vertus artificielles, on tâcha d’y accoutumer l’homme dès l’enfance. Quelques unes ayant pris racine dans son cœur, à côté des vices qu’on y croyait innés, on s’imagina par la suite que ces vertus étaient aussi des productions naturelles du même fonds ; et lorsque rien ne s’offrit à son âme avant la vénération qu’on lui inspira pour certaines opinions, ni avant l’apprentissage de quelques pratiques, il se persuada lui-même que ces préjugés étaient autant d’éternelles vérités.

Notre morale, appuyée sur les débiles fondements des conventions tacites et des préjugés dont je viens de vous entretenir, modéra, à la vérité, les fureurs du scélératisme et du brigandage, en rendant odieuse toute action violente ; mais elle ne détruisit point la cause fatale qui contraint souvent le malheureux à y avoir recours : elle devait trouver des moyens sûrs de faire cesser toute misère, et elle ne s’appliqua qu’à chercher d’inutiles consolations que n’écoutent ni la faim ni la cupidité ; elle n’oppose au crime que d’inefficaces exhortations, motivées par la honte ou par des spéculations idéales de biens, peu capables de balancer un sentiment actuel de douleur ou de désirs excités par la présence d’un objet attrayant. Il fallut donc donner aux préceptes de cette morale une force menaçante qui inspirât la crainte. Ils devinrent des lois qu’il ne fut plus permis de violer qu’en subissant des peines plus rigoureuses que le mal qu’on voudrait éviter en leur désobéissant ; mais alors, semblables à de timides reptiles, les forfaits se cachèrent comme sous l’épais feuillage de cette forêt de préceptes et de préjugés ; ils se couvrirent de toutes les machines inventées pour les détruire, et s’en armèrent quelquefois.

Corruption des pouvoirs politiques.

J’en viens à l’autorité suprême, établie chez nous pour le maintien des lois, et qui a la force de contraindre les hommes à les observer. Cette puissance souveraine qui devrait être la protectrice des droits de le nature et de l’humanité, telle qu’elle fut, dit-on, autrefois à la naissance de chaque peuple, où l’autorité paternelle, établissant une parfaite égalité entre les frères, montrait au reste de la nation l’exemple du plus doux des gouvernements ; cette puissance, dis-je, après avoir été dans les temps de barbarie la proie du plus fort et du plus audacieux, un pouvoir presque aussi inhumain et aussi cruel envers ceux qui s’y soumettaient librement qu’envers ceux que la force des armes rendait ses esclaves, a pris, dans les temps plus calmes, une teinture des vertus apparentes et des vices mitigés, selon lesquels les hommes se sont avisés de régler leur conduite.

Vers le monarque, comme le sang vers le cœur, se portent, se rassemblent toutes les richesses de l’État ; mais ce sang, reversé sans économie, regorge en certains vaisseaux, ne se porte qu’en très-petite quantité dans d’autres, et laisse toujours les extrémités dans une froide paralysie, sans force, sans vigueur. On ose, après cela, comparer à une divinité bienfaisante, une faible splendeur, dont les rayons, interceptés par quelques corps environnants qui les absorbent, portent à peine leur influence au-delà de leur source. Qu’est la grandeur de ces souverains, protecteurs d’une patrie délabrée, esclaves de la flatterie et d’une vaine ombre d’autorité que possèdent des grands ou des ministres insolents, qui deviennent eux-mêmes esclaves de leurs propres créatures, comme les peuples le sont de la misère et du joug qui les opprime sous le nom d’un maître qui les croit heureux ? Quelques uns de nos monarques tentent de gouverner eux-mêmes, et ont assez de capacité et de courage pour ce charger de ce fardeau ; combien de difficultés ne trouvent-ils pas à rompre les fers de cette honorable captivité ? Combien d’obstacles ne rencontrent-ils pas quand ils veulent rendre à l’humanité les services généreux qui leur méritent véritablement le titre de héros ? Combien de résistances à vaincre de la part d’une infinité de volontés, dépravées par les préjugés et les vices ? Combien de fausses maximes, de coutumes folles ou pernicieuses, à détruire dans la constitution ordinaire des sociétés qu’ils gouvernent ?

La souveraine puissance, dans quelques unes de nos contrées, semble aux peuples plus éclairée, plus vigilante, et son autorité plus douce, parce qu’elle est partagée entre plusieurs têtes et qu’elle laisse une apparence de liberté que l’homme idolâtre, tout imaginaire qu’elle est : ce pouvoir divisé ne change rien à l’inégalité monstrueuse que la propriété et l’intérêt ont mise entre les conditions ; et le malheureux n’a tout au plus, dans ces sortes de gouvernements, que la triste consolation de pouvoir se plaindre hautement. Il y a quelquefois moins d’indigents que dans un État où règne un seul maître ; mais l’infortune est toujours le partage du plus grand nombre : les peuples n’y sont point esclaves des caprices du pouvoir arbitraire ; ils n’en sont pas moins soumis à la rigueur des lois, qui sont partout à peu près aussi insuffisantes, aussi incapables d’adoucir nos maux. Les maîtres, que ces peuples se donnent à leur gré, peuvent, en se conformant à la sévérité de ces règles, opprimer le peuple par principe d’équité, de devoir, et mériter des éloges en exerçant une tyrannie contre laquelle on ne peut réclamer sans abroger les lois.

Distinctions bizarres entre les différentes professions.

Les mêmes préjugés, qui ont mis des distinctions qui ne devaient point être entre les mortels, en ont mis entre les professions, les talents ; ils ont avili les uns et fait valoir les autres, comme ils ont avili l’âme, l’esprit, par l’ignorance et la grossièreté chez ceux qui se sont vus les rebuts de l’humanité ; ils ont réveillé, animé l’industrie chez ceux qui ont pu concevoir l’espérance de sortir de la fange ; ont élevé le courage et enflammé l’imagination chez ceux qui se sont crus au dessus du reste du vulgaire, et prétendent s’y maintenir.

On a nommé vils artisans les personnes continuellement occupées à repousser la misère, et qui ne sont appliquées qu’à des travaux pénibles, rustiques, bas et serviles, qui n’ont besoin que de la direction d’un instinct naturel, un peu plus relevé dans l’homme que dans la bête ; on a nommé artistes ceux qui se sont rendus nécessaires aux riches et aux pauvres, par l’invention de quelque commodité ; on a nommé sages, savants, législateurs, hommes d’état, ceux qui ont réfléchi, raisonné, systématisé, réduit en art, en préceptes, toutes nos prétendues vérités, réglé nos pratiques, nos usages, le mécanisme de nos sociétés, de notre gouvernement.

Les intérêts de la patrie n’étant plus les nôtres que dans un éloignement qui nous en rend les effets imperceptibles, nous lui rendons des services dont l’importance n’est plus mesurée sur la réalité des peines que nous prenons pour elle, mais sur la dignité idéale de la profession que nous exerçons. C’est sur cette considération seule que se mesurent nos services, et sur les besoins actuels que se proportionnent nos récompenses. Ainsi le pauvre est contraint, par la nécessité, de se contenter d’une fort modique rétribution ; et le riche, qui peut demeurer oisif, ou ceux dont l’opinion a mis les talents en crédit, se font amplement payer de peines fort légères. Or, la puissance souveraine, qui a besoin de l’aide de tous ces talents pour gouverner, verse sur eux des dons qu’elle est obligée de lever sur les plus malheureux. De là cette énorme disproportion avec laquelle les richesses de l’État, qui coulent vers le monarque, se répandent et se portent vers les parties qui ont la force de les attirer, sans compter ce qu’en absorbe la faveur ou l’avarice des grands : de là cette fatale distinction entre les richesses de l’État et celles du particulier.

Est-il possible de dire, dans l’ordre naturel, que le cœur est faible et les membres vigoureux, ou qu’un cœur plein de force puisse laisser les membres sans vigueur ? cela arrive pourtant dans l’ordre de notre politique, au moins alternativement : de là cet éloignement, cette espèce de haine du sujet pour la patrie, et cette dureté de la patrie pour le plus grand nombre de ses enfants. Qu’ai-je affaire, dit le malheureux, que l’on me persécute pour contribuer aux besoins de l’État, de sa prospérité, si elle est pour moi un néant, sans aucune influence favorable ? qu’il périsse : ses malheurs ne peuvent augmenter les miens ; peut—être même des débris de sa chute retirerai-je quelque avantage. Qu’importe, dit le politique, ou celui sur lequel ne tombe point le poids de ce qu’exige le gouvernement, que quelques milliers d’hommes périssent de misère, ou traînent une vie déplorable, pourvu qu’en général la république soit florissante ?

Causes des guerres, infamie des conquérants.

Dans les temps malheureux où les hommes s’avisèrent de partager entre eux les campagnes, les forêts, les pâturages, les animaux domestiques, les rivières même et les lacs, il ne se conserva plus que quelque apparence d’union entre ceux qui se trouvèrent rassemblés dans une même contrée et s’accoutumèrent à y vivre paisiblement ensemble, parce que les intérêts particuliers, quoique divisés, n’étaient point alors assez considérables ni assez multipliés pour porter les membres d’une même société à des ruptures sanglantes, puisqu’il s’observe quelque discipline, même entre des brigands. Mais à mesure que les peuples changèrent de demeure et s’éloignèrent les uns des autres, ces nations, devenues respectivement étrangères, ne se regardèrent plus que comme des animaux de différente espèce. La fureur de s’approprier, modérée, retenue par quelques égards entre gens d’un même pays, se crut tout permis contre ceux avec qui ils n’avaient rien de commun ; chacun pensa rendre service à la société, en détruisant ou éloignant un autre peuple de son voisinage. De là les guerres injustes et cruelles entre les nations, maux terribles qui coulèrent de la même source qui cause les moindres animosités, les moindres querelles entre nos propres enfants.

De quels traits pourrai-je dépeindre des horreurs dont la voracité des animaux les plus cruels ne firent jamais voir aucun exemple ? Une espèce entière ne se rassemble point pour détruire l’autre. Deux nations couvrent leurs frontières d’une multitude prodigieuse d’hommes. On se rencontre, on se choque avec une impétuosité aveugle. On a vu, hélas ! des humains se baigner avec joie dans mille cruautés, insulter, avec raillerie, aux malheureuses victimes de leur rage, et des nations entières se disputer l’honneur d’être la plus méchante. Si quelquefois la nécessité contraignit les hommes à se porter à ces détestables excès, ils se firent bientôt une habitude, une gloire de s’y livrer sans prétexte et sans causes. Les plus hardis et les plus méchants se rendirent redoutables, même à leurs propres compatriotes (car qui ne craint pas de perdre la vie est bientôt maître de celle des autres ). Il n’y eut aucun honneur que ne s’attribuât leur arrogance, soit près des leurs, soit près des vaincus. On fit une vertu de la bravoure et de l’intrépidité. Il est vrai que, depuis que la guerre fut devenue un mal nécessaire, au moins pour une juste défense, il fallut exciter une partie des hommes, par des motifs de gloire et d’intérêt, à s’exposer aux plus cruels dangers pour conserver une nation.

Ce fut, sans doute, la crainte ou l’étonnement qu’inspira la frénésie que l’on nomme valeur guerrière, autant que les services qu’elle rendit à ceux qu’elle enrichit, qui fit diviniser cette manie et le nom terrible de conquérant qui devrait être le plus infâme de tous les noms.

Bien plus, les hommes, par l’enchaînement d’erreurs qui les précipitèrent dans ces désordres, et dans la nécessité de subsister par des crimes, devenus odieux à eux-mêmes, se crurent odieux à la Divinité ; ils firent des idoles de tout ce qui les épouvanta ou leur fut utile, et poussèrent la folie jusqu’à décorer l’Être Suprême de tous les attributs qu’ils révèrent dans les plus détestables créatures, la colère et une vengeance impitoyable.

C’est par la forte impression de ces préjugés sur les esprits, et, en général, par tous ceux qui excitent dans l’homme le désir de dominer, aussi bien que par l’appât du gain, qu’il fallut engager des citoyens, qui ne tiennent plus à la patrie par un amour sincère, à lui rendre des services périlleux. C’est encore par les mêmes préjugés que ceux qui nous gouvernent, étant, comme nous, gouvernés eux-mêmes par la flatterie ou par le malheureux esprit de propriété et d’intérêt qui règne dans l’univers, disposent des richesses, emploient les forces de la société au gré de leur ambition. Si, à présent, les peuples, moins féroces, ne s’attaquent plus sans sujet, si même on a réglé dans quelles circonstances les hommes peuvent légitimement s’égorger, je demande si la gloire de la nation, sa prééminence, ses prétentions, mille autres prétextes que l’on nomme raison d’état, et, plus que tout cela, la grandeur particulière d’une seule famille, qui fait entreprendre des guerres ruineuses, sont dans la réalité autre chose qu’un extérieur pompeux qui couvre nos misères ?

Dépravation des passions, et en particulier de l’amour.

Les moralistes et les législateurs prétendent sonder les sombres replis du cœur ; ils vont y chercher la cause et l’origine de ses désordres ; une morale au front sévère leur dit que la source de nos passions est empoisonnée ; que font-ils ? ils veulent tarir cette source et en arrêter le cours : c’est à quoi ces sages travaillent depuis tant de siècles ; les uns s’occupent d’un infructueux examen de nos maux, et se méprennent toujours sur la véritable cause ; les autres se contentent de satiriser et de déplorer la condition des hommes ; plusieurs imaginent mille projets pour réformer nos mœurs : mais qu’opposer à la multitude des vices ? préceptes d’amitié, d’amour de la patrie, d’amour filial ou conjugal ; préceptes de générosité, d’équité, de reconnaissance, de grandeur d’âme, de courage, de fermeté, de valeur, de patience, de modération ; préceptes de soumission, d’obéissance, de fidélité, de douceur, de complaisance ; lois d’honneur, d’intégrité, de justice, de désintéressement, de bonne foi, de bienséance, de pudeur : telles sont les leçons qui se dictent dans les écoles de la vertu.

Les lois et la morale ont voulu étouffer le plus doux, le plus paisible comme le plus puissant des sentiments de notre âme, sa respiration, sa vie, sous les dehors de bienséance ; elles ont voulu l’assujettir, comme toute autre passion, au culte de l’intérêt, aux préjugés d’honneurs, de rangs, de dignités, parce qu’elles ont prévu que, si elles le laissaient libre, il ne pourrait s’accorder avec toutes ces chimères ; et c’est précisément en le voulant rendre leur esclave, qu’elles en ont fait une débauche effrénée.

Ôtez l’intérêt de la terre
Et vous en bannirez la guerre…

J. B. Rousseau.

et l’amour rentrera dans ses droits ; il cessera d’être un volage, un infidèle, un séducteur ; on ignorera le mot infâme de prostitution ; jamais une beauté ne rougira de devenir mère, et ne fera de criminels efforts pour éviter de le paraître.

L’intérêt rend les cœurs dénaturés, et répand l’amertume sur les plus doux liens, qu’il change en de pesantes chaînes que détestent chez nous les époux en se détestant eux-mêmes. Les mariages sont des promesses solennelles de s’aimer toujours, et même après la rupture de cette promesse imprudente on reste éternellement lié. Quelle bizarre contrariété !

Le plus grand nombre des législateurs, et même ceux que l’on estime les plus sages, n’ont point rendu le mariage indissoluble ; tous ont senti la dureté et les inconvénients d’une loi qui assujettit à l’impossible, c’est-à-dire à remplir les conditions d’un contrat, quand il arrive que ce qui en fait la base et l’essence ne subsiste plus. Or, pourquoi l’indifférence ou la haine ne rompraient-elles pas, aussi bien que la mort ou l’impuissance, une convention qui n’est fondée que sur l’amour réciproque des parties ?

Sitôt que la morale et les lois, prétendant régir l’homme contre le gré de la nature, ont fait un crime de l’amour et fomenté tous les préjugés qui pouvaient le déshonorer, il est devenu volage, lascif, effronté, dissolu. Faut-il s’en étonner ? notre âme, faite pour tout ce qui mène ; vers les plaisirs par une pente donne et facile, perpétuellement privée de ce doux breuvage, en contracte une soif si furieuse qu’elle se suffoque pour l’étancher. Les lois ont beau crier alors, elles ne sont plus écoutées ; il faut qu’elles tolèrent des excès qu’elles n’ont pas eu la prudence de prévenir ; et c’est en cela qu’il semble que la Providence se plaise à manifester la faiblesse des lois humaines, et à les punir d’avoir, pour excuser leur impuissance, accusé la nature d’être imparfaite ou vicieuse.

Quand ceux qui prétendent régler les mœurs et dicter des lois auraient pris à tâche de saper les fondements de toute morale ; ils ne pouvaient rien imaginer de plus efficace que la plupart de leurs ingénieuses constitutions.

Ô princes et législateurs, vous vous dites les juges et les pacificateurs de vos peuples ; dites plutôt que vos lois, mal conçues, mal digérées, productions systématiques de vos propres rêveries, font naitre une multitude prodigieuse d’intérêts, de préjugés divers, éternels sujets de discorde et de crimes auparavant inouïs ; vous êtes obligés de calmer des disputes, des querelles, des plaintes, de réprimer mille injustices excitées par les leçons qu’en donnent vos propres règlements ; vous êtes à chaque instant contraints d’abroger ceux-ci par d’autres contradictoires : mauvais architectes, vous replâtrez un bâtiment qui croule. Les mœurs de vos sujets, semblables à ces liqueurs que trop de ferment agite, se débordent de temps en temps. Vous prétendez réformer la nature, lui prescrire des règles ; vous la rendez furieuse en l’assujettissant à d’inutiles devoirs. Ses leçons sont courtes, précises, énergiques, uniformes et constantes ; le cœur humain en suivra toujours avec plaisir les sages directions, si rien d’étranger ne vient ternir la beauté de ces tables divines. L’évidence de leurs décisions n’a pas besoin de nouvelles lumières. N’en soyez point les interprètes, mais les conservateurs.

Idées que l’homme peut raisonnablement avoir sur la Divinité.
Corruption du culte et du sentiment religieux.

L’épreuve presque continuelle que nous faisons de nos forces, de nos raisonnements, de nos délibérations ; l’ordre et le choix que nous mettons dans nos actions, le plaisir et la satisfaction que nous cause le succès, nous font juger avec fondement que le principe à qui nous devons l’être est quelque chose qui a les mêmes facultés que nous, mais aussi supérieures à notre faiblesse que la vaste étendue des cieux les tient éloignés de la terre. Quel que soit enfin le tout puissant auteur de tout ce qui croît et respire, ses bontés égalent son pouvoir ; tout nous fait ressentir ses effets bienfaisants ; le ciel et la terre s’unissent pour nous montrer le plus admirable spectacle, spectacle toujours nouveau, toujours nouvellement orné : nous ne sentons aucun besoin, aucune inquiétude qui ne nous annonce un plaisir ; point de plaisir qui ne manifeste les libéralités et la présence du bienfaiteur.


Il est vrai que nous ne pouvons connaitre ni désigner l’auteur de tant de biens, comme nous pouvons distinctement connaître et désigner un père, un ami ; mais qu’est-il besoin que nous connaissions de la sorte ce qui s’offre à nous par tant de sentiments pressants ? Si cet Être est plus puissant que nous, il est sans doute plus grand que la capacité de nos conceptions. Si ce que nous considérons en nous comme une étincelle de cette lumière infinie nous est incompréhensible, comment, à l’aide d’une faible clarté qui nous éblouit, pourrions-nous voir un océan de splendeur ? S’il ne nous est pas possible de connaitre la Divinité autrement que par ses dons, profitons de tous les instants de la vie qui peuvent nous procurer quelque plaisir délicat.

Dieu donne l’univers à toutes et chacune de ses créatures, et chaque créature d’une espèce à cette espèce entière : ses bienfaits sont si grands que toutes ensemble ne peuvent les épuiser, ni se nuire dans cette possession, en agissant de concert.

Celui auquel appartiennent toutes les créatures n’a besoin de rien de leur part ; mais, comme nous sommes sensibles aux bienfaits parce que nous avons une raison, sans doute la raison infiniment sage et essentiellement bonne, qui n’a besoin de rien, se plait à prodiguer ses dons à ses créatures, et à les en voir pénétrées ; elle aime à les voir agréablement affectées, elle aime à les voir reconnaissantes : c’est un même feu qu’elle allume dans les cœurs, c’est le feu de son culte qui brille sur cet autel vivant. En voici les cérémonies :

L’univers est la demeure de la Divinité, toute sa capacité est son temple ; nous n’ouvrons point les yeux à la lumière au sortir des bras du sommeil, que nous ne soyons éblouis de ce voile de sa grandeur : nous la célébrons quelquefois par des chants, et sans cesse par des pensées plus éloquentes et plus rapides que l’harmonie ; premier hommage que nous rendons à sa souveraineté. Nos tables, couvertes de fruits délicats, de breuvages exquis, sont nos autels et nos victimes ; nos sacrifices sont l’emploi que nous faisons de ces choses à notre conservation et au plaisir qui lui est inséparablement attaché ; nos sens sont nos prêtres ; ils nous disent de la manière la plus persuasive : Mortels, soyez pénétrés des bienfaits du Créateur, imitez ses bontés. Toutes les fois que nous nous écrions : Que cette chose est belle, agréable, délicieuse ! nous exprimons des mouvements de gratitude. Nos forces réunies pour les travaux nécessaires à la vie sont les ministres qui préparent nos sacrifices ; le repos et la joie sont nos fêtes, toutes nos actions enfin sont un culte perpétuel.

Ce qui a conduit les nations à charger l’idée générale de la cause première de nouveaux titres, c’est que nous attribuons à Dieu ce que nous estimons. Depuis que l’intérêt et les préjugés ont fait aimer les dons, les honneurs ; depuis que l’homme s’est plu à voir son semblable bassement humilié devant lui, il a cru que la Divinité était touchée des mêmes hommages. Sur les idées d’une justice distributive, qui règle les rangs, les dignités, les possessions et les droits de chaque personne, s’est formée l’idée d’une équité qui, toute arbitraire et muable qu’elle est dans ses règlements, a prêté ses intentions à l’Être qui ne change point ; elle punit des actions criminelles relativement à l’ordre qu’elle établit, parce qu’elles le renverseraient, et elle croit que l’intelligence infinie, se prêtant à ses faibles vues, s’irrite et punit les mêmes crimes.

Des mesures mal prises, entraînant nécessairement avec elles beaucoup de désordre, sont suivies d’une alternative continuelle d’offenses et de réparations entre les membres d’un société réglée sur des principes qui n’ont point de stabilité.

Dans vos républiques, un homme ne peut réparer le tort fait à un autre, reconnaître le domaine ou la supériorité d’un maitre, qu’en se dépouillant des choses qu’il a ravies, ou qu’en s’abstenant des choses qui distinguent son supérieur ; et il croit émouvoir le divin possesseur de tout par la privation de quelque bien : il ne peut rien lui donner, il détruit, il anéantit, comme par dépit contre soi-même, ce qu’il offre à la source de tous biens, comme s’il prétendait par là faire rentrer ses présents dans ce sein immense.

Dieu a marqué aux hommes un point fixe de Bonheur, la nature ; les hommes peuvent s’en écarter : quitter ce sentier heureux, est erreur, crime et punition en même temps. Les calamités, les douleurs et les regrets, les remords dans le calme des passions, ne sont point une inutile vengeance d’un maitre qui satisfait son ressentiment ; ce sont des avis de rentrer dans l’état auquel on compare alors sa misère.

Les lois ont divisé l’humanité et Pont affaiblie par cette violence ; elles ont voulu assujettir ses portions dépecées à des règles qui cessent d’être praticables quand le tout ne subsiste plus : c’est prétendre fixer un sable sans liaison ; elles disent à l’homme « Tu périras, si tu deviens coupable ; » et elles le mettent dans la nécessité de le devenir.

Les terribles menaces de vos lois n’empêchent pas qu’on ne les viole ; celles que l’on a faites de la part de vos divinités sont encore plus redoutables, et elles n’arrêtent pas les crimes. S’il y a quelqu’un de bon, de bienfaisant, c’est indépendamment de toute crainte. Il était donc inutile que, pour aggraver les misères des mortels, on les effrayât de malheurs futurs, étendus jusqu’au delà du trépas ; qui n’offre rien d’affligeant, n’a pas besoin de menaces pour se faire obéir. Il en est ainsi de la bonté suprême ; et je crois qu’elle n’a laissé imaginer aux hommes ces terreurs que pour exciter une répugnance qui, choquant la raison, la portât à rectifier en elle l’idée du Créateur, et celle des vrais biens de la créature.

Pourquoi, ailleurs qu’ici, l’âme précipitée d’erreurs en erreurs, des malheurs de ce que vous nommez fortune dans ceux du crime, et du crime dans les remords ou les supplices, prétend-on encore que, délivrée de la gêne et de la contagion qui dépravaient les inclinations relatives à un genre de vie auquel elle ne tient plus ; pourquoi, dis-je, veut-on que, délivrée de ces maux, elle conserve encore quelques traits d’une malignité qui ne l’intéresse plus ?

Où il ne subsiste plus d’erreurs, il ne peut plus subsister de vices ; où il n’y a plus d’égarement, plus de punition.

Ainsi qu’un fer plongé dans une fournaise peut contracter divers degrés de chaleur, de même des fautes légères, des vices ou des crimes, emportent avec eux un inséparable degré de châtiment. Retirez le fer du brasier, et l’homme du lieu ou de l’occasion qui le rendait coupable, l’un cesse d’être ardent, et l’autre cesse de sentir des craintes et des douleurs, en cessant d’être méchant.

Les arrangements mal entendus de vos sociétés causent des désordres qui ne regardent qu’elles, qui ne résistent qu’à leurs intentions ; elles en punissent les hommes ; parce qu’elles ne peuvent les rendre bons, elles s’en délivrent : ainsi le châtiment est une marque d’impuissance en elles. En peut-on dire autant de la Divinité ? elle ne châtie point ; elle absout du châtiment en délivrant de l’erreur.

Si la Providence a établi un ordre perpétuellement variable à l’égard de ses créatures, un ordre qui, par une continuelle révolution, revienne sur lui-même, ou qui se perde dans l’infini sans cesser de couler, tout ce qui est contraire aux règles de ce cours, est immanquablement puni, soit par l’erreur et les maux qui la suivent, soit par le néant.

Derniers conseils donnés aux hommes.

… Et toi, Humanité, sois maintenant libre et paisible, ne forme plus qu’un grand corps organisé par les accords d’une unanimité parfaite ; que la variété infinie de désirs, de sentiments et d’inclinations se réunisse en une seule volonté, qu’elle ne meuve les hommes que vers un unique but, le bonheur commun ; que, semblable à la lumière, cette félicité s’étende également à tous. Sois la mère commune d’une famille heureuse ; que rien n’appartienne qu’à toi ; qu’une multitude de bras rassemble dans tes trésors les fruits de l’abondance et les ouvrages de l’industrie ; qu’ils y reversent sans cesse plus que n’y peuvent puiser les besoins de la nature. Tu ne seras plus asservie à l’incertitude d’une foule d’opinions absurdes ou honteuses ; tu ne seras plus obsédée d’une foule de préjugés insensés ; tu ne seras plus tyranniquement forcée de renoncer à tes propres lumières pour admettre ou pour concilier des contrariétés révoltantes… Tu n’érigeras plus des temples au monarque des cieux ; l’univers est le moindre ornement de son sceptre, tu es moins destinée à lui faire rendre de vains honneurs qu’à porter les hommes à exécuter ses intentions : fais qu’ils s’aiment, qu’ils s’entr’aident comme fils d’un même père ; touchés de bienfaits réciproques, pourront-ils méconnaître ceux de la cause première ? C’est en cela seul que consiste l’essence de toute vraie religion ; tout le reste n’est qu’une artificieuse imposture par laquelle on élude les intentions de celui qui, infiniment bon, veut absolument n’être honoré que par les services effectifs et réels par lesquels tous les hommes doivent réciproquement se préserver, non seulement de toute indigence, mais de toute crainte, de toute inquiétude et de tous soucis temporels.





FIN.

Notes et références[modifier]