Collection complète des œuvres de M. de Florian/Fables/4/Le Laboureur de Castille

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Fables de FlorianLouis Fauche-BorelVolume 9 (p. 143-145).


FABLE VII

Le Laboureur de Castille


Le plus aimé des rois est toujours le plus fort.
       En vain la fortune l’accable ;
En vain mille ennemis, ligués avec le sort,
Semblent lui présager sa perte inévitable :
L’amour de ses sujets, colonne inébranlable,
       Rend inutiles leurs efforts.

Le petit-fils d’un roi, grand par son malheur même,
Philippe, sans argent, sans troupes, sans crédit,
       Chassé par l’Anglois de Madrid,
       Croyoit perdu son diadème.
Il fuyoit presque seul, déplorant son malheur :
Tout à coup à ses yeux s’offre un vieux laboureur,
Homme franc, simple & droit, aimant plus que sa vie
Ses enfants & son roi, sa femme & sa patrie,
Parlant peu de vertu, la pratiquant beaucoup,
Riche, & pourtant aimé, cité dans les Castilles
       Comme l’exemple des familles.
       Son habit, filé par ses filles,
       Était ceint d’une peau de loup.


Sous un large chapeau, sa tête bien à l’aise
Faisoit voir des yeux vifs & des traits basanés,
       Et ses moustaches de son nez
       Descendoient jusque sur sa fraise.
Douze fils le suivoient, tous grands, beaux, vigoureux.
Un mulet chargé d’or étoit au milieu d’eux.
       Cet homme, dans cet équipage,
Devant le roi s’arrête, & lui dit : Où vas-tu ?
       Un revers t’a-t-il abattu ?
Vainement l’archiduc a sur toi l’avantage ;
C’est toi qui régneras, car c’est toi qu’on chérit.
       Qu’importe qu’on t’ait pris Madrid ?
Notre amour t’est resté, nos corps sont tes murailles :
Nous périrons pour toi dans les champs de l’honneur.
       Le hasard gagne les batailles ;
Mais il faut des vertus pour gagner notre cœur.
Tu l’as, lu régneras. Notre argent, notre vie,
Tout est à toi, prends tout. Grâces a quarante ans
       De travail & d’économie,
Je peux l’offrir cet or. Voici mes douze enfants,
Voilà douze soldats : malgré mes cheveux blancs,
Je ferai le treizième ; & la guerre finie,
Lorsque tes généraux, tes officiers, tes grands,
Viendront te demander, pour prix de leur service,


      Des biens, des honneurs, des rubans,
Nous ne demanderons que repos & justice :
C’est tout ce qu’il nous faut. Nous autres pauvres gens,
Nous fournissons au roi du sang & des richesses ;
      Mais, loin de briguer ses largesses,
      Moins il donne & plus nous l’aimons.
Quand tu seras heureux, nous fuirons ta présence,
      Nous te bénirons en silence :
      On t’a vaincu, nous te cherchons.
Il dit, tombe à genoux. D’une main paternelle
Philippe le relève en poussant des sanglots ;
Il presse dans ses bras ce sujet si fidèle,
Veut parler, & les pleurs interrompent ses mots.
      Bientôt, selon la prophétie
Du bon vieillard, Philippe fut vainqueur,
      Et sur le trône d’ibérie
      N’oublia point le laboureur.