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Collection complète des œuvres de M. de Florian/Fables/De la fable

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Pour les autres éditions de ce texte, voir De la fable.

Fables de FlorianLouis Fauche-BorelVolume 9 (p. 5-33).


DE LA FABLE


Il y a quelque temps qu’un de mes amis, me voyant occupé de faire des fables, me proposa de me présenter à un de ses oncles, vieillard aimable et obligeant, qui, toute sa vie, avoit aimé de prédilection le genre de l’apologue, possédoit dans sa bibliothèque presque tous les fabulistes, et relisoit sans cesse La Fontaine.

J’acceptai avec joie l’offre de mon ami : nous allâmes ensemble chez son oncle.

Je vis un petit vieillard de quatre vingts ans à peu près, mais qui se tenoit encore droit. Sa physionomie étoit douce et gaie, ses yeux vifs et spirituels ; son visage, son souris, sa manière d’être, annorçoient cette paix de l’âme, cette habitude d’être heureux par soi qui se communique aux autres. On étoit sûr, au premier abord , que l’on voyoit un honnête homme que la fortune avoit respecté. Cette idée faisoit plaisir, et préparoit doucement le cœur à l’attrait qu’il éprouvoit bientôt pour cet honnête homme.

Il me reçut avec une bonté franche et polie, me fit asseoir près de lui, me pria de parler un peu haut, parce qu’il avoit, me dit-il, le bonheur de n’être que sourd ; et, déja prévenu par son neveu que je me donnois les airs d’être un fabuliste, il me demanda si j’aurois la complaisance de lui dire quelques-uns de mes apologues.

Je ne me fis pas presser, j’avois déjà de la confiance en lui. Je choisis promptement celles de mes fables que je regardois comme les meilleures ; je m’efforçai de les réciter de mon mieux, de les parer de tout le prestige du débit, de les jouer en les disant ; et je cherchai dans les yeux de mon juge à deviner s’il étoit satisfait.

Il m’écoutoit avec bienveillance, sourioit de temps en temps à certains traits, rapprochent ses sourcils à quelques autres, que je notois en moi-même pour les corriger. Après avoir entendu une douzaine d’apologues, il me donna ce tribut d’éloges que les auteurs regardent toujours comme le prix de leur travail, et qui n’est souvent que le salaire de leur lecture. Je le remerciai, comme il me louoit, avec une reconnoissance modérée ; et ce petit moment passé, nous commençâmes une conversation plus cordiale.

J’ai reconnu dans vos fables, me dit-il, plusieurs sujets pris dans des fables anciennes ou étrangères.

Oui, lui répondis-je, toutes ne sont pas de mon invention. J’ai lu beaucoup de fabulistes ; et lorsque j’ai trouvé des sujets qui me convenoient, qui n’avoient pas été traités par La Fontaine, je ne me suis fait aucun scrupule de m’en emparer. J’en dois quelques-uns à Ésope, à Bidpaï, à Gay, aux fabulistes allemands, beaucoup plus à un Espagnol nommé Yriarté, poëte dont je fais grand cas, et qui m’a fourni mes apologues les plus heureux. Je compte bien en prévenir le public dans une préface, afin que l’on ne puisse pas me reprocher…

Oh ! c’est fort égal au public, interrompit-il en riant. Qu’importe à vos lecteurs que le sujet d’une de vos fables ait été d’abord inventé par un Grec, par un Espagnol, ou par vous ? L’important, c’est qu’elle soit bien faite. La Bruyère a dit : Le choix des pensées est invention. D’ailleurs vous avez pour vous l’exemple de La Fontaine. Il n’est guère de ses apologues que je n’aie retrouvés dans des auteurs plus anciens que lui. Mais comment y sont-ils ? Si quelque chose pouvoit ajouter à sa gloire, ce seroit cette comparaison. N’ayez donc aucune inquiétude sur ce point.

En poésie, comme à la guerre, ce qu’on prend à ses frères est vol, mais ce qu’on enlève aux étrangers est conquête.

Parlons d’une chose plus importante. Comment avez-vous considéré l’apologue ?

À cette question, je demeurai surpris, je rougis un peu, je balbutiai ; et, voyant bien, à l’air de bonté du vieillard, que le meilleur parti étoit d’avouer mon ignorance, je lui répondis, si bas qu’il me le fit répéter, que je n’avois pas encore assez réfléchi sur cette question, mais que je comptois m’en occuper quand je ferois mon discours préliminaire.

J’entends, me répondit-il : vous avez commencé par faire des fables ; et, quand votre recueil sera fini, vous réfléchirez sur la fable. Cette manière de procéder est assez commune, même pour des objets plus importants. Au surplus, quand vous auriez pris la marche contraire, qui sûrement eût été plus raisonnable, je doute que vos fables y eussent gagné. Ce genre d’ouvrage est peut-être le seul où les poétiques sont à peu près inutiles, où l’étude n’ajoute presque rien au talent, où, pour me servir d’une comparaison qui vous appartient, on travaille, par une espèce d’instinct, aussi bien que l’hirondelle bâtit son nid, ou bien aussi mal que le moineau fait le sien.

Cependant je ne doute point que vous n’ayez lu, dans beaucoup de préfaces de fables, que l’apologue est une instruction déguisée sous l’allégorie d’une action : définition qui, par parenthèse, peut convenir au poëme épique, à la comédie, au roman , et ne pourroit s’appliquer à plusieurs fables, comme celles de Philomèle et Progné, de l’Oiseau blessé d’une flèche, du Paon se plaignant à Junon, du Renard et du Buste, etc. qui proprement n’ont point d’action, et dont tout le sens est renfermé dans le seul mot de la fin ; ou comme celles de l’Ivrogne et sa Femme, du Rieur et des Poissons, de Tircis et Amarante, du Testament expliqué par Ésope, qui n’ont que le mérite assez grand d’être parfaitement contées, et qu’on seroit bien fâché de retrancher quoiqu’elles n’aient point de morale. Ainsi cette définition, reçue de tous les temps, ne me paroît pas toujours juste.

Vous avez lu sûrement encore, dans le très ingénieux discours que feu M. de la Motte a mis à la tête de ses fables, que, pour faire un bon apologue, il faut d’abord se proposer une vérité morale, la cacher sous l’allégorie d’une image qui ne pèche ni contre la justesse, ni contre l’unité, ni contre la nature ; amener ensuite des acteurs que l’on fera parler dans un style familier mais élégant, simple mais ingénieux, animé de ce qu’il y a de plus riant et de plus gracieux, en distinguant bien les nuances du riant et du gracieux, du naturel et du naïf.

Tout cela est plein d’esprit, j’en conviens : mais, quand on saura toutes ces finesses, on sera tout au plus en état de prouver, comme l’a fait M. de la Motte, que la fable des deux Pigeons est une fable imparfaite, car elle pèche contre l’unité ; que celle du Lion amoureux est encore moins bonne, car l’image entière est-vicieuse[1]. Mais, pour le malheur des définitions et des règles, tout le monde n’en sait pas moins par cœur l’admirable fable des deux Pigeons, tout le monde n’en répète pas moins souvent ces vers du Lion amoureux,

Amour, Amour, quand tu nous tiens,
On peut bien dire, adieu prudence ;


et personne ne se soucie de savoir qu’on peut démontrer rigoureusement que ces deux fables sont contre les règles.

Vous exigerez peut-être de moi, en me voyant critiquer avec tant de sévérité les définitions, les préceptes donnés sur la fable, que j’en indique de meilleurs : mais je m’en garderai bien, car je suis convaincu que ce genre ne peut être défini et ne peut avoir de préceptes. Boileau n’en a rien dit dans son Art poétique ; et c’est peut-être parce qu’il avoit senti qu’il ne pouvoit le soumettre à ses lois. Ce Boileau, qui assurément étoit poëte, avoit fait la fable de la Mort et du Malheureux en concurrence avec La Fontaine. J. B. Rousseau, qui étoit poëte aussi, traita le même sujet. Lisez dans M. d’Alembert[2]

ces deux prologues comparés avec celui de La Fontaine ; vous trouverez la même morale, la même image, la même marche, presque les mêmes expressions ; cependant les deux fables de Boileau et de Rousseau sont au moins très médiocres, et celle de La Fontaine est un chef-d’œuvre.

La raison de cette différence nous est parfaitement développée dans un excellent morceau sur la fable, de M. Marmontel.[3] Il n’y donne pas les moyens d’écrire de bonnes fables, car ils ne peuvent pas se donner ; il n’expose point les principes, les règles qu’il faut observer, car je répète que dans ce genre il n’y en a point : mais il est le premier, ce me semble, qui nous ait expliqué pourquoi l’on trouve un si grand charme à lire La Fontaine, d’où vient l’illusion que nous cause cet inimitable écrivain « Non-seulement, dit « M. Marmontel, La Fontaine a oui dire ce qu’il raconte, mais il l’a vu, il croit le voir encore. Ce n’est pas un poëte qui imagine, ce n’est pas un conteur qui plaisante ; c’est un témoin présent à l’action, et qui veut vous y rendre présent vous-même : son érudition, son éloquence, sa philosophie, sa politique, tout ce qu’il a d’imaginadon, de mémoire, de sentiment, il met tout en œuvre, de la meilleure foi du monde, pour vous persuader ; et c’est cet air de bonne foi, c’est le sérieux avec lequel il mêle les plus grandes choses avec les plus petites, c’est l’importance qu’il attache à des jeux d’enfants, c’est l’intérêt qu’il prend pour un lapin et une belette, qui font qu’on est tenté de s’écrier à chaque instant, Le bon homme ! etc. »

M. Marmontel a raison ; quand ce mot est dit, on pardonne tout à l’auteur, on ne s’offense plus des leçons qu’il nous fait, des vérités qu’il nous apprend ; on lui permet de pretendre à nous enseigner la sagesse, prétention que l’on a tant de peine à passer à son égal. Mais un bon homme n’est plus notre égal : sa simplicité crédule, qui nous amuse, qui nous fait rire, nous délivre à nos yeux de sa supériorité ; on respire alors, on peut hardiment sentir le plaisir qu’il nous donne ; on peut l’admirer et l’aimer sans se compromettre.

Voilà le grand secret de La Fontaine, secret qui n’étoit son secret que parce qu’il l’ignoroit lui-même.

Vous me prouvez, lui répondis-je assez tristement, qu’à moins d’être un La Fontaine il ne faut pas faire de fables ; et vous sentez que la seule réponse à cette affligeante vérité c’est de jeter au feu mes apologues. Vous m’en donnez une forte tentation ; et comme, dans les sacrifices un peu pénibles, il faut toujours profiter du moment où l’on se trouve en force, je vais, en rentrant chez moi…

Faire une sottise, interrompit-il ; sottise dont vous ne seriez point tenté, si vous aviez moins d’orgueil d’une part, et de l’autre plus de véritable admiration pour La Fontaine.

Comment ! repris-je d’un ton presque fâché, quelle plus grande preuve de modestie puis-je donner que de brûler un ouvrage qui m’a coûté des années de travail ? et quel plus grand hommage peut recevoir de moi l’admirable modèle dont je ne puis jamais approcher ?

Monsieur le fabuliste, me dit le vieiIlard en souriant, notre conversation pourra vous fournir deux bonnes fables, l’une sur l’amour-propre, l’autre sur la colère. En attendant, permettez-moi de vous faire une question que je veux aussi habiller en apologue.

Si la plus belle des femmes, Hélène par exemple, régnoit encore à Lacédémone, et que tous les Grecs, tous les étrangers, fussent ravis d’admiration en la voyant paroître dans les jeux publics, ornée d’abord de ses attraits enchanteurs, de sa grâce, de sa beauté divine, et puis encore de l’éclat que donne la royauté, que penseriez-vous d’une petite paysanne ilote, que je veux bien supposer jeune, fraîche, avec des yeux noirs, et qui, voyant paroître la reine, se croiroit obligée d’aller se cacher ? Vous lui diriez : Ma chère enfant, pourquoi vous priver des jeux ? Personne, je vous assure, ne songe à vous comparer avec la reine de Sparte. Il n’y a qu’une Hélène au monde ; comment vous vient-il dans la tête que l’on puisse songer à deux ? Tenez-vous à votre place. La plupart des Grecs ne vous regardent pas, car la reine est là haut, et vous êtes ici. Ceux qui vous regarderont, vous ne les ferez pas fuir. Il y en a même qui peut-être vous trouveront à leur gré : vous en ferez vos amis, et vous admirerez avec eux la beauté de cette reine du monde.

Quand vous lui auriez dit cela, si la petite fille vouloit encore s’aller cacher, ne lui conseilleriez-vous point d’avoir moins d’orgueil d’une part, et de l’autre plus d’admiration pour Hélène ?

Vous m’entendez ; et je ne crois pas nécessaire, ainsi que l’exige M. de la Motte, de placer la moralité à la fin de mon apologue.

Ne brûlez donc point vos fables, et soyez sûr que La Fontaine est si divin, que beaucoup de places infiniment au-dessous de la sienne sont encore très belles. Si vous pouvez en avoir une, je vous en ferai mon compliment. Pour cela, vous n’avez besoin que de deux choses que je vais tâcher de vous expliquer.

Quoique je vous aie dit que je ne connois point de définition juste et précise de l’apologue, j’adopterois pour la plupart celle que La Fontaine lui-même a choisie, lorsqu’en parlant du recueil de ses fables il l’appelle,

Une ample comédie à cent actes divers,
Et dont la scène est l’univers.

En effet, un apologue est une espèce de petit drame ; il a son exposition, son nœud, son dénoûment. Que les acteurs en soient des animaux, des dieux, des arbres, des hommes, il faut toujours qu’ils commencent par me dire ce dont il s’agit, qu’ils m’intéressent à une situation, à un événement quelconque, et qu’ils finissent par me laisser satisfait, soit de cet événement, soit quelquefois d’un simple mot, qui est le résultat moral de tout ce qu’on a dit ou fait. Il me seroit aisé, si je ne craignois d’être trop bavard, de prendre au hasard une fable de La Fontaine, et de vous y faire voir l’avant-scène, l’exposition, faite souvent par un monologue, comme dans la fable du Berger et son Troupeau ; l’intérêt commençant avec la situation, comme dans la Colombe et la Fourmi ; le danger croissant d’acte en acte, car il y en [4]de plusieurs actes, comme l’Alouette et ses Petits avec le Maître d’un champ ; et le dénoûment enfin, mis quelquefois en spectacle, comme dans le Loup devenu berger, plus communément en simple récit.

Cela posé, comme le fabuliste ne peut être aidé par de véritables acteurs, par le prestige du théâtre, et qu’il doit cependant me donner la comédie, il s’ensuit que son premier besoin, son talent le plus nécessaire, doit être celui de peindre : car il faut qu’il montre aux regards ce théâtre, ces acteurs qui lui manquent ; il faut qu’il fasse lui-même ses décorations, ses habits ; que non-seulement il écrive ses rôles, mais qu’il les joue en les écrivant ; et qu’il exprime à la fois les gestes, les attitudes, les mines, les jeux de visage, qui ajoutent tant à l’effet des scènes.

Mais ce talent de peindre ne suffiroit pas pour le genre de la fable, s’il ne se trouvoit réuni avec celui de conter gaiement : art difficile et peu commun ; car la gaieté que j’entends est à la fois celle de l’esprit et celle du caractère. C’est ce don, le plus désirable sans doute puisqu’il vient presque toujours de l’innocence, qui nous fait aimer des autres parce que nous pouvons nous aimer nous-mêmes ; change en plaisirs toutes nos actions, et souvent tous nos devoirs ; nous délivre, sans nous donner la peine de l’attention, d’une foule de défauts pénibles, pour nous orner de mille qualités qui ne coûtent jamais d’efforts. Enfin cette gaieté, selon moi, est la véritable philosophie, qui se contente de peu sans savoir que c’est un mérite, supporte avec résignation les maux inévitables de la vie sans avoir besoin de se dire que l’impatience n’y changeroit rien, et sait encore faire le bonheur de ceux qui nous environnent du seul supplément de notre propre bonheur.

Voilà la gaieté que je veux dans l’écrivain qui raconte : elle entraîne avec elle le naturel, la grâce, la naïveté. Le talent de peindre, comme vous savez, comprend le mérite du style et le grand art de faire des vers qui soient toujours de la poésie. Ainsi je conclus que tout fabuliste qui réunira ces deux qualités pourra se flatter, non pas d’être l’égal de La Fontaine, mais d’être souffert après lui.

Parlez-vous sérieusement, lui dis-je, et prétendez-vous m’encourager ? Si tout ce que vous venez de détailler n’est que le moins qu’on puisse exiger d’un fabuliste, que voulez-vous que je devienne ? Ou laissez-moi brûler mes fables, ou ne me démontrez pas qu’elles ne réussiront point. Je pourrois vous répondre pourtant que l’élégant Phèdre n’est rien moins que gai, que le laconique Ésope ne l’est pas beaucoup davantage, que l’Anglais Gay n’est presque jamais qu’un philosophe de mauvaise humeur, et que cependant…

Ces messieurs-là, reprit le vieillard, n’ont rien de commun avec vous. Indépendamment de la différence de leur nation, de leur siècle, de leur langue, songez que Phèdre fut le premier chez les Romains qui écrivit des fables en vers, que Gay fut de même le premier chez les Anglais. Je ne prétends pas assurément leur disputer leur mérite : mais croyez que ce mot de premier ne laisse pas de faire à la réputation des hommes. Quant à votre Ésope, je ne dirai pas qu’il fut aussi le premier chez les Grecs, car je suis persuadé qu’il n’a jamais existé.

Quoi ! répliquai-je, cet Ésope dont nous avons les ouvrages, dont j’ai lu la vie dans Méziriac, dans La Fontaine, dans tant d’autres, ce Phrygien si fameux par sa laideur, par son esprit, par sa sagesse, n’auroit été qu’un personnage imaginaire ? Quelles preuves en avez-vous ? Et qui donc, à votre avis, est l’inventeur de l’apologue ?

Vous pressez un peu les questions reprit-il avec douceur, et vous allez m’engager dans une discussion scientifique à laquelle je ne suis guère propre, car on ne peut être moins savant que moi. Pour ce qui regarde Ésope, je vous renvoie à une dissertation fort bien faite de feu M. Boulanger, sur les incertitudes qui concernent les premiers écrivains de l’antiquité. Vous y verrez que cet Ésope, si renommé par ses apologues, et que les historiens ont placé dans le sixième siècle avant notre ère, se trouve à la fois le contemporain de Crésus roi de Lydie, d’un Necténabo roi d’Egypte, qui vivoit cent quatrevingts ans après Crésus, et de la courtisanne Rhodope, qui passe pour avoir élevé une de ces fameuses pyramides bâties au moins dix-huit cents ans avant Crésus. Voilà déjà d’assez grands anachronismes pour rejeter comme fabuleuses toutes les vies d’Ésope.

Quant à ses ouvrages, les Orientaux les réclament et les attribuent à Lockman, célèbre fabuliste en Asie depuis des milliers d’années, surnommé le Sage par tout l’Orient, et qui passe pour avoir été, comme Ésope, esclave, laid et contrefait.

M. Boulanger, par des raisons très plausibles, démontre à peu près qu’Ésope et Lockman[5] ne sont qu’un. Il est vrai qu’il donne ensuite des raisons presque aussi bonnes, tirées de l’étymologie, de la ressemblance des noms phéniciens, hébreux, arabes, pour prouver que ce Lockman le Sage pourroit fort bien être le roi Salomon. Il va plus loin ; et, comparant toujours les identités, les rapports des noms, les similitudes des anecdotes, il en conclut que ce Salomon, si révéré dans l’Orient pour sa sagesse, son esprit, sa puissance, ses ouvrages, étoit Joseph, fils de Jacob, premier ministre d’Égypte. De là, revenant à Ésope, il fait un rapprochement fort ingénieux d’Ésope et de Joseph, tous deux soumis à l’esclavage et faisant prospérer la maison de leur maître, tous deux enviés, persécutés, et pardonnant à leurs ennemis ; tous deux voyant en songe leur grandeur future, et sortant d’esclavage à l’occasion de ce songe ; tous deux excellant dans l’art d’interpréter les choses cachées ; enfin tous deux favoris et ministres, l’un du Pharaon d’Égypte, l’autre du roi de Babylone.

Mais, sans adopter toutes les opinions de M. Boulanger, je me borne à regarder comme à peu près sûr que ce prétendu Ésope n’est qu’un nom supposé sous lequel on répandit dans la Grèce des apologues connus long-temps auparavant dans l’Orient. Tout nous vient de l’Orient ; et c’est la fable, sans aucun doute, qui a le plus conservé du caractère et de la tournure de l’esprit asiatique. Ce goût de paraboles, d’énigmes, cette habitude de parler toujours par images, d’envelopper les préceptes d’un voile qui semble les conserver, durent encore en Asie ; leurs poëtes, leurs philosophes, n’ont jamais écrit autrement.

Oui, lui dis-je, je suis de votre avis sur ce point : mais quel est le pays de l’Asie que vous regardez comme le berceau de la fable ?

Là-dessus, me répondit-il, je me suis fait un petit système qui pourroit bien n’être pas plus vrai que tant d’autres : mais, comme c’est peu important, je ne m’en suis pas refusé le plaisir. Voici mes idées sur l’origine de la fable : je ne les dis guère qu’à mes amis, parce qu’il n’y a pas grand inconvénient à se tromper avec eux.

Nulle part on n’a dû s’occuper davantage des animaux que chez le peuple où la métempsycose étoit un dogme reçu. Dès qu’on a pu croire que notre âme passoit après notre mort dans le corps de quelque animal, on n’a rien eu de mieux à faire, rien de plus raisonnable, rien de plus conséquent, que d’étudier avec soin les mœurs, les habitudes, la façon de vivre de ces animaux si intéressants, puisqu’ils étoient à la fois pour l’homme l’avenir et le passé, puisqu’on voyoit toujours en eux ses pères, ses enfants et soi-même.

De l’étude des animaux, de la certitude qu’ils ont notre âme, on a dû passer aisément à la croyance qu’ils ont un langage. Certaines espèces d’oiseaux l’indique même sans cela. Les étourneaux, les perdrix, les pigeons, les hirondelles, les corbeaux, les grues, les poules, une foule d’autres, ne vivent jamais que par grandes troupes. D’où viendroit ce besoin de société, s’ils n’avoient pas le don de s’entendre. Cette seule question dispense d’autres raisonnements qu’on pourroit alléguer.

Voilà donc le dogme de la métempsycose,

qui, en conduisant naturellement les hommes à l’attention, à l’intérêt pour les animaux, a dû les mener promptement à la croyance qu’ils ont un langage. De là je ne vois plus qu’un pas à l’invention de la fable, c’est-à-dire, à l’idée de faire parler ces animaux pour les rendre les précepteurs des humains.

Montaigne a dit que notre sapience apprend des bêtes les plus utiles enseignements aux plus grandes et plus nécessaires parties de la vie. En effet, sans parler des chiens, des chevaux, de plusieurs autres animaux, dont l’attachement, la bonté, la résignation, devroient sans cesse faire honte aux hommes, je ne veux prendre pour exemple que les mœurs du chevreuil, de cet animal si joli, si doux, qui ne vit point en société, mais en famille ; épouse toujours, à la manière des Guèbres, la sœur avec laquelle il vint au monde, avec laquelle il fut élevé ; qui demeure avec sa compagne, près de son père et de sa mère, jusqu’à ce que, père à son tour, il aille se consacrer à l’éducation de ses enfants, leur donner les leçons d’amour, d’innocence, de bonheur, qu’il a reçues et pratiquées ; qui passe enfin sa vie entière dans les douceurs de l’amitié, dans les jouissances de la nature, et dans cette heureuse ignorance, cette imprévoyance de maux, cette incuriosité qui, comme dit le bon Montaigne, est un chevet si doux, si sain à reposer une tête bien faite.

Pensez-vous que le premier philosophe qui a pris la peine de rapprocher de ces mœurs si pures, si douces, nos intrigues, nos haines, nos crimes ; de comparer avec mon chevreuil, allant paisiblement au gagnage, l’homme, caché derrière un buisson, armé de l’arc qu’il a inventé pour tuer de plus loin ses frères, et employant ses soins, son adresse, à contrefaire le cri de la mère du chevreuil, afin que son enfant trompé, venant à ce cri qui l’appelle[6], reçoive une mort plus sûre des mains du perfide assassin ; pensez-vous, dis-je, que ce philosophe n’ait pas aussitôt imaginé de faire causer ensemble les chevreuils pour reprocher à l’homme sa barbarie, pour lui dire les vérités dures que mon philosophe n’auroit pu hasarder sans s’exposer aux effets cruels de l’amour-propre irrité ? Voilà la fable inventée ; et, si vous avez pu me suivre dans mon diffus verbiage, vous devez conclure avec moi que l’apologue a dû naître dans l’Inde, et que le premier fabuliste fut sûrement un brachmane.

Ici le peu que nous savons de ce beau pays s’accorde avec mon opinion. Les apologues de Bidpaï sont le plus ancien monument que l’on connoisse dans ce genre ; et Bidpaï étoit un brachmane. Mais, comme il vivoit sous un roi puissant dont il fut le premier ministre, ce qui suppose un peuple civilisé dès long-temps, il est assez vraisemblable que ses fables ne furent pas les premières. Peut-être même n’est-ce qu’un recueil des apologues qu’il avoit appris à l’école des gynmosophistes, dont l’antiquité se perd dans la nuit des temps. Ce qu’il y a de sûr, c’est que ces apologues indiens, parmi lesquels on trouve les deux Pigeons, ont été traduits dans toutes les langues de l’Orient, tantôt sous le nom de Bidpaï ou Pilpai, tantôt sous celui de Lockman. Ils passèrent ensuite eu Grèce sous le titre de fables d’Ésope. Phèdre les fit connoître aux Romains. Après Phèdre, plusieurs Latins , Aphthonius[7], Avien, Gabrias, composèrent aussi des fables. D’autres fabulistes plus modernes, tels que Faërne, Abstémius, Camérarius, en donnèrent des recueils, toujours en latin, jusqu’à la fin du seizième siècle qu’un nommé Hégémon, de Châlons-sur-Saône, s’avisa de faire le premier des fables en vers français. Cent ans après, La Fontaine parut ; et La Fontaine fit oublier toutes les fables passées, et, je tremble de vous le dire, vraisemblablement aussi toutes les fables futures. Cependant M. de la Motte et quelques autres fabulistes très estimables de notre temps ont eu, depuis La Fontaine, des succès mérités. Je ne les juge pas devant vous, parce que ce sont vos rivaux ; je me borne à vous souhaiter de les valoir.

Voilà l’histoire de la fable, telle que je la conçois et la sais. Je vous l’ai faite pour mon plaisir peut- être plus que pour le vôtre. Pardonnez cette digression à mon âge et à mon goût pour l’apologue.

À ces mots le vieillard se tut. Je crois qu’il en étoit temps, car il commençoit à se fatiguer. Je le remerciai des instructions qu’il m’avoit données, et lui demandai la permission de lui porter le recueil de mes fables, pour qu’il voulût bien retrancher d’une main plus ferme que la mienne celles qu’il trouveroit trop mauvaises, et m’indiquer les fautes susceptibles d’être corrigées dans celles qu’il laisseroit. Il me le promit, me donna rendez-vous à huit jours de là. On juge que je fus exact à ce rendez-vous : mais quelle fut ma douleur, lorsque arrivant avec mon manuscrit j’appris à la porte du vieillard qu’il étoit mort de la veille ! Je le regrettai comme un bienfaiteur, car il l’auroit été, et c’est la même chose. Je ne me sentis pas le courage de corriger sans lui mes apologues, encore moins celui d’en retrancher ; et privé de conseil, de guide, précisément à l’instant où l’on m’avoit fait sentir combien j’en avois besoin, pour me délivrer du soin fatigant de songer sans cesse à mes fables, je pris le parti de les imprimer. C’est à présent au public à faire l’office du vieillard : peut-être trouverai-je en lui moins de politesse, mais il trouvera dans moi la même docilité.

  1. Œuvres de la Motte, discours sur la fable, tom. IX, pag. 22 et suiv.
  2. Histoire des membres de l’académie française, tome III.
  3. Éléments de littérature, tome III.
  4. a
  5. cf. graphie précédente
  6. C’est ainsi qu’on tue les chevreuils.
  7. Aphthonius et Gabrias ou Babrias sont deux fabulistes grecs. C’est par erreur que Florian les place ici parmi les fabulistes latins. (Note de l’Éditeur.)