Comédies et proverbes/Les Caprices de Gizelle

La bibliothèque libre.




LES CAPRICES


DE GIZELLE


comédie en deux actes





PERSONNAGES.
 
M.Gerville, 30 ans.
Léontine, sa femme, 23 ans.
Gizelle, leur fille, 6 ans.
Blanche, 15 ans sœurs de Léontine.
Laurence, 13 ans
Pierre, leur frère, 25 ans.
Louis, 15 ans. leurs cousins.
Jacques, 13 ans,
Paul, 11 ans,
Pascal, domestique, 42 ans.
Julie, bonne de Gizelle, 30 ans.

ACTE premier


Scène I

Blanche et Laurence sont assises près d’une table ; elles travaillent.
Blanche.

As-tu bientôt fini ton jupon ?

Laurence.

Non, pas encore. (Elle bâille.) Comme c’est ennuyeux à coudre ! l’étoffe est si épaisse ! j’ai le doigt tout abîmé !

Blanche.

Mon ouvrage, à moi, n’est pas plus agréable ! il faut piquer le corsage ; c’est dur ! j’ai déjà cassé trois aiguilles.

Laurence.

Nous menons une bien triste existence depuis la mort de pauvre maman ! Toujours travailler pour la poupée de Gizelle ! toujours être à ses ordres !

Blanche.

Et Léontine ne veut pas comprendre que c’est ennuyeux pour nous ; que nous perdons notre temps ; que nous n’apprenons rien !

Laurence.

Et comme c’est amusant d’aller aux Tuileries avec Gizelle pour jouer avec des enfants de quatre à six ans !

Blanche.

Et les bonnes qui veulent toujours que nous cédions aux enfants, que nous fassions toutes leurs volontés.

Laurence.

Et tous les jours, tous les jours la même chose !… Je vais me reposer pendant que nous sommes seules ! C’est fatigant de toujours travailler ! (Elle pose son ouvrage et se met à l’aise dans un fauteuil.)

Blanche.

Je vais faire comme toi ; d’ailleurs j’ai presque fini ce corsage ! (Elle pose son corsage près de la poupée et se repose comme Laurence ; toutes deux ne tardent pas à s’endormir.)


Scène II

Les précédentes, Gizelle.


Gizelle, s’approche de ses tantes, les regarde avec étonnement et dit tout bas :

Elles dorment, les paresseuses ! C’est bon, je vais prendre le jupon et le corsage et je vais les mettre à ma poupée. (Elle prend les vêtements non achevés, et veut les mettre à sa poupée ; elle se pique le doigt avec l’aiguille restée dans le corsage et se met à crier.)

Blanche et Laurence, se réveillant en sursaut.

Qu’est-ce que c’est ? Qui est-ce qui crie ? C’est toi Gizelle ? Qu’as tu ?

Gizelle, tapant Blanche.

Méchante ! vilaine ! tu m’as piquée ! Tu m’as fait mal ! J’ai du sang !

Blanche.

Comment du sang ? Pourquoi ?

Gizelle, pleurant.

Parce que tu m’as piquée, méchante !

Blanche.

Moi ? je t’ai piquée ? Je ne t’ai pas touchée seulement !

Gizelle.

Si ! tu m’as piquée ! j’ai du sang !

Laurence.

Mais ce n’est pas Blanche ni moi qui t’avons piquée. C’est toi-même.

Gizelle.

Tu es une menteuse ! et je vais le dire à maman.

Blanche.

Parce que tu espères nous faire gronder !

Gizelle.

Oui, et tant mieux ! Je serai très contente !

Laurence.

C’est méchant ce que tu dis là, Gizelle. Et pour la peine tu n’auras pas ta poupée.

Gizelle, criant.

Je veux ma poupée. (Elle cherche à la prendre.)

Laurence.

Je te dis que tu ne l’auras pas. (Gizelle saisit la poupée par la tête et tire ; Laurence retient la poupée par les jambes ; la tête se détache ; Gizelle tombe, et en tombant brise la tête de sa poupée.)

Gizelle, criant.

Maman ! maman ! au secours ! Blanche et Laurence m’ont piquée ; elles ont cassé ma poupée !


Scène III

Les précédentes ; Léontine, accourant.


Léontine.

Qu’est-ce que tu as, mon petit trésor ? Pourquoi pleures-tu ?

Gizelle.

Blanche et Laurence m’ont fait piquer ; Laurence a cassé ma poupée.

Léontine, la prenant dans ses bras et l’embrassant.

Ne pleure pas, mon ange, mon pauvre souffre-douleur ! Tes tantes te donneront sur leur argent de poche une nouvelle poupée, bien plus jolie. Et comment t’es-tu piquée, chérie ?

Gizelle.

Elles ont mis des aiguilles dans les habits de ma poupée pour que je me pique.

Blanche.

Pas du tout, Gizelle ; tu es venue les prendre et tu t’es piquée

toi-même.

« Maman ! maman ! au secours ! (Page 8.)»

Léontine, sèchement.

Mais, Blanche, si tu n’avais pas laissé ton aiguille dans l’ouvrage, la pauvre petite ne se serait pas piquée.

Blanche.

C’est vrai, ma sœur, mais pourquoi touche-t-elle à notre ouvrage ?

Léontine.

Votre ouvrage est à elle puisque ce sont des vêtements pour sa poupée.

Laurence.

Ah bien ! si elle veut y toucher pendant que nous y travaillons, elle se piquera, voilà tout. Seulement elle ne doit pas crier et dire que c’est notre faute.

Léontine.

C’est aimable ce que tu dis ! Vous êtes toujours à taquiner cette pauvre petite ; et quand vous l’avez bien agacée et fait pleurer, vous dites qu’elle est méchante et insupportable.

Blanche.

Si tu la voyais dans ses moments de colère et de méchanceté, tu ne la trouverais pas si gentille et si à plaindre.

Léontine.

Je suis avec elle tout aussi bien que toi, et je vois que c’est toujours vous qui la taquinez. Au reste, pour expier cette dernière scène, vous allez de suite finir la robe que vous faisiez quand la pauvre Gizelle est entrée.

Gizelle.

Et puis je veux une capeline pour ma poupée.

Léontine.

Oui, mon ange. (À ses sœurs :) Vous ferez de plus une petite capeline en taffetas blanc.

Gizelle, à Laurence.

Je veux qu’elle soit garnie de velours.

Laurence, avec humeur.

Elle sera comme on te la fera.

Léontine.

Jolie manière de répondre ! Viens, ma pauvre Gizelle, viens avec moi !

Gizelle.

Non ; je veux rester ici à les regarder travailler.

Léontine.

Elles vont encore te faire pleurer.

Gizelle.

Si elles me font pleurer, je les ferai gronder. Allez, maman, allez, je le veux. (Léontine rit, l’embrasse, et sort en lui envoyant des baisers.)


Scène IV

Les précédentes, moins Léontine.


(Blanche s’assied devant la table et prend un livre dont elle tourne les pages sans les lire. Laurence s’étale dans un fauteuil.)

Gizelle, les regardant.

Hé bien ! et ma robe donc ? et ma capeline ?

Laurence.

Laisse-nous tranquilles avec ta poupée ! Dis à ta bonne de lui faire ses robes, si tu veux les avoir.

Gizelle.

Méchante ! je veux que tu fasses ma robe ! Maman te l’a ordonné !

Laurence.

Ta maman n’est pas ma maman ! Et d’ailleurs si elle savait comme tu es méchante et menteuse, elle ne t’écouterait pas comme elle fait.

Gizelle.

Si tu ne fais pas ma robe et ma capeline, je le dirai à maman.

Laurence.

Dis ce que tu voudras et laisse-moi tranquille. (Gizelle s’approche de Blanche, lui arrache son livre, et déchire les pages. Blanche s’élance sur Gizelle, lui reprend son livre et la pousse ; Gizelle tombe sur le canapé.)

Blanche.

Tu as fait une jolie chose ! Tu as déchiré le livre de ton papa, un livre magnifique, plein d’images !

Gizelle, se relevant.

Ce n’est pas moi ! C’est ta faute !

Blanche, surprise.

Ma faute ? C’est joli, par exemple ! C’est toi qui es venue me l’arracher d’entre les mains.

Gizelle.

Pourquoi lisais-tu ? Pourquoi ne travaillais-tu pas ?

Blanche.

Ah ! tu m’ennuies à la fin ! Tiens, voilà ta robe, et va-t-en ! (Blanche lui jette à la tête la robe de la poupée.)

Gizelle, se sauve en criant.

Je vais le dire à maman.


Scène V

Blanche, Laurence.


Laurence.

Elle va encore aller se plaindre à Léontine !

Blanche.

Que veux-tu, c’est trop ennuyeux aussi d’obéir à cette petite fille de cinq ans, dont nous sommes les tantes par le fait, et qui nous devrait le respect.

Laurence.

Je m’étonne que Léontine ne soit pas déjà accourue pour nous gronder et nous punir… Je crois que je l’entends.


Scène VI

La porte s’ouvre : Louis, Jacques et Paul entrent.


Blanche.

Ah ! quel bonheur ! mes cousins !

Louis.

Bonjour, mes bonnes cousines ! Pourquoi êtes-vous enfermées par ce beau temps ?

Laurence.

Toujours à cause de Gizelle ; ma sœur veut que nous travaillions pour la poupée.

Jacques.

Vous êtes bien bonnes, par exemple ! Allez vous promener, et laissez là Gizelle et sa poupée !

Blanche.

Et comment veux-tu que nous nous promenions ! Il n’y a qu’une bonne pour nous trois ; elle fait toutes les volontés de Gizelle pour flatter Léontine et pour en soutirer des présents.

Paul.

Et vous allez passer toute la matinée enfermées ?

Blanche.

Il le faut bien, à moins que Gizelle ne veuille sortir ; alors nous sommes obligées de l’amuser avec les amies de son âge qu’elle rencontre aux Tuileries.

Louis.

Mais c’est insupportable ! Il faudrait l’envoyer promener !

Blanche.

Et ma sœur donc ? Que dirait-elle ?

Jacques.

Écoute ! j’ai une idée ! Nous voici en force maintenant ! Si nous jouions un tour à Gizelle ?

Blanche.

Ce ne serait qu’une vengeance inutile et méchante.

Jacques.

Mais non, ce serait pour la corriger.

Blanche.

Qu’est-ce que tu voudrais donc faire ?

Jacques.

Je ne sais pas encore. Nous pourrions nous consulter.

Paul.

C’est cela ! Nous pourrions nous couvrir de choses noires effrayantes et nous jeter sur elle comme des ours.

Blanche.

Non, je ne veux pas de cela, parce que cela lui ferait trop peur.

Jacques.

Eh bien, si nous nous cachions pendant qu’elle sera avec vous deux Blanche et Laurence ; vous l’agacerez un peu ; et quand elle sera méchante, nous nous jetterons sur elle et nous la fouetterons avec nos mouchoirs.

Blanche.

Non, non ! il ne faut pas lui faire de mal.

Louis.

Mais alors, si tu ne veux pas qu’on lui fasse peur, si tu ne veux pas qu’on lui fasse mal, comment veux-tu la corriger ?

Blanche.

En donnant une leçon qui lui fasse comprendre que c’est vilain de nous faire gronder, de toujours se plaindre de nous, de nous forcer à faire ses volontés, de faire de nous ses esclaves enfin.

Louis.

Et tu crois qu’elle comprendra ? Une méchante petite fille gâtée ne se corrige que par les punitions. Il faut que ce soit sa maman qui la punisse et qui la gronde.

Blanche.

Ah ! par exemple ! Léontine trouve tout ce que fait Gizelle charmant et parfait ; elle croit tout ce que Gizelle lui dit ; elle veut que tout le monde lui cède. Et mon beau-frère est encore pis que Léontine.

Laurence.

Écoute ! j’ai aussi une idée. Disons à Gizelle de demander à Léontine un bon goûter. Laissons-la manger toute seule sans s’inquiéter que nous n’ayons rien, nous autres. Elle sera honteuse, et ce sera une leçon qui lui profitera.

Louis.

Je ne demande pas mieux ; seulement, je crois qu’elle n’en sera que plus méchante.

Jacques.

Et puis, ce qui est très ennuyeux, c’est qu’elle mangera tout et ne nous laissera rien.

Paul.

Et puis, sa bonne et sa maman ne la laisseront pas trop manger, de peur qu’elle ne se rende malade.

Laurence.

Oh ! quant à cela, je te réponds qu’elle mangera tout ce qu’elle voudra et tant qu’elle voudra. Pour nous autres, je demanderai à Pascal de nous réserver en cachette notre part du goûter ; il servira devant Gizelle de quoi faire de très petites parts à chacun ; Gizelle les mangera toutes, c’est ce qui fera la leçon.

Louis.

Je ne crois pas que ce soit une très bonne leçon, mais nous pouvons toujours l’essayer.

Jacques.

Oui, très bien ! Maintenant que nous sommes sûrs d’avoir notre part du goûter par Pascal, nous ne risquons rien de laisser Gizelle dévorer tout ce qu’il servira.

Laurence.

Chut ! Je l’entends ! Soyons tous charmants, pour la maintenir de bonne humeur.


Scène VII

Les précédents, Gizelle.


(Elle entre doucement pour voir ce qu’on fait ; elle aperçoit ses cousins et s’arrête. Paul, Jacques et Louis courent à elle.)

Paul, l’embrassant.

Bonjour, ma petite Gizelle ; nous sommes venus te voir.

Jacques, l’embrassant.

Ma petite Gizelle, nous avons bien faim ; veux-tu nous faire donner à goûter ?

Louis, l’embrassant.

Ma petite Gizelle, tu nous feras donner de bonnes choses, n’est-ce pas ? Des cerises ! des abricots ! des pêches !

Jacques.

De la crème !

Paul.

Des gâteaux !

Louis.

Des compotes !

Gizelle.

Oui, oui, vous aurez tout, je vais le dire à Pascal.

Blanche.

Mais si tu demandais la permission à ta maman ?

Gizelle.

Ah bah ! ce n’est pas la peine ! Maman me laisse faire ce que je veux.

Laurence.

Veux-tu que je dise à Pascal qu’il vienne te parler, ma petite chérie ?

Gizelle.

Non, je ne veux pas ; je veux sonner moi-même. (Elle sonne.)


Scène VIII

Les précédents, Pascal.


Pascal.

Vous avez sonné, mesdemoiselles ?

Gizelle.

C’est moi ! Je veux que vous m’apportiez à goûter. Beaucoup de choses.

Pascal, mécontent.

Ce n’était pas la peine de me déranger, mademoiselle Gizelle ; votre bonne aurait pu venir chercher ce qu’il vous faut.

Gizelle.

Je veux beaucoup de choses : des gâteaux ! des cerises ! des abricots ! de la crème ! des compotes !

Pascal.

Oh ! oh ! mademoiselle Gizelle, vous êtes trop ambitieuse ! je ne vous donnerai pas tout cela. Du pain et des cerises, ce sera bien assez.

Gizelle.

Je veux tout ! Je le veux, ou je le dirai à maman. (Laurence parle bas à Pascal, qui sourit et secoue la tête.)

Pascal.

Je crois que cela va faire une mauvaise affaire. Mais… je veux bien, moi ! Du moment que tout le monde est d’accord ! (Il sort. Jacques le suit.)


Scène IX

Les précédents.


(Pascal va et vient en apportant ce qu’on a demandé ; Jacques rentre avec lui, s’approche de Louis et de Paul et leur parle bas.)

Gizelle.

Qu’est-ce que vous dites là ? Je veux que vous veniez près de moi.

Louis.

Oui, certainement, charmante. Nous voici tous. (Ils l’entourent.)

Gizelle.

Jouons à la main chaude.

Jacques.

Oui, ma charmante, jouons.

Gizelle.

C’est moi qui le serai !

Paul.

Oui, ma charmante, c’est toi ! (Gizelle se baisse en mettant la main derrière le dos. Les trois garçons tapent tous très fort.)

Gizelle, se relève rouge, en colère, et se frotte la main.

Méchantes ! c’est vous !

Louis.

Qui, vous ?

Gizelle.

Blanche et Laurence.

Jacques.

Non, ce n’est pas elles ! Recommence. (Gizelle se remet la main derrière le dos ; Louis lui donne une claque épouvantable ; elle se relève en colère.)

Gizelle, pleurant.

Méchants ! vilains ! Je ne veux plus jouer !

Louis, riant.

Pourquoi, ma charmante ?

Gizelle.

Parce que vous m’avez fait mal.

Jacques.

Qui t’a frappée ?

Gizelle.

C’est Blanche. J’en suis sûre.

Jacques.

Non, je t’assure que ce n’est pas elle.

Pascal.

Le goûter est servi, mesdemoiselles et messieurs.

Gizelle.

Tant mieux, nous ne jouerons plus. (Pascal sert des cerises à Giselle ; elle prend toute l’assiette : la part est très petite.)

Pascal.

Et ces demoiselles et ces messieurs ? Vous ne leur laissez rien, mademoiselle ?

Gizelle.

Ils mangeront autre chose : il y en a trop peu. (Les enfants se regardent et rient ; Gizelle mange de chaque plat que lui sert Pascal ; elle mange tout, et chaque fois Pascal lui représente que les autres n’auront rien. Gizelle répond :)

Cela ne fait rien ! Ils mangeront autre chose : il y en a trop peu. (Quand tout est fini, tous se lèvent de table et s’approchent de Gizelle.)

Louis, saluant.

Gizelle, tu es une gourmande : tu as tout mangé sans penser à nous. Je te laisse. (Il sort.)

Jacques, saluant.

Gizelle, tu es une égoïste : tu as tout mangé, sans penser à nous. Je te laisse. (Il sort.)

Paul, saluant.

Gizelle, tu es une méchante : tu as tout mangé, sans penser que nous aussi nous avions faim. Je te laisse. (Il sort.)

Blanche, saluant.

Gizelle, tu es une mauvaise fille : tu ne penses qu’à toi. Je te laisse. (Elle sort.)

Laurence, saluant.

Gizelle, tu me fais toujours gronder ; je ne t’aime pas. Je te laisse. (Elle sort.)

Pascal.

Mademoiselle Gizelle, vous n’avez pas écouté ce que je vous disais.

Vous voilà abandonnée de tous.

« Non, ce n’est pas elles ! Recommence. » (Page 21.)

Je vous laisse. Que le bon Dieu vous pardonne ! (Il sort.)


Scène X

Gizelle, seule.


(Elle est tout étonnée de les voir tous partir.)

Gizelle.

Ils sont méchants ! Ils me laissent seule ! Je ne veux pas être seule, moi ! Pascal ! Blanche ! Laurence ! Je le dirai à maman ! Pascal ! (Elle court à la porte et cherche en vain à l’ouvrir. Elle pleure.) Blanche ! Laurence ! Méchantes ! Je vais leur abîmer leurs affaires ! (Elle prend leurs paniers à ouvrage, jette tout par terre, piétine les paniers et tout ce qu’ils contenaient ; elle pousse un cri et tombe par terre ; Pascal entre.)

Pascal.

Qu’est-ce que c’est, mademoiselle Gizelle ? De la colère ? hé ?…

Gizelle, criant.

Mon pied ! mon pied ! Elles m’ont fait mal au pied ! (Pascal regarde le pied que Gizelle tient en l’air ; il retire une grosse aiguille entrée dans la semelle du soulier.)

Pascal.

Voilà, mademoiselle ! Ce ne sera rien ! C’était une aiguille qui vous piquait. Pourquoi, aussi, avez-vous tout jeté et écrasé ? C’est le bon Dieu qui vous punit.

Gizelle, pleurant.

Je ne veux pas que le bon Dieu me punisse.

Pascal.

Ah ! mademoiselle, il faut pourtant bien que vous preniez sa punition. Il n’y a pas à dire. Ce que le bon Dieu veut, vous ne pouvez pas l’empêcher : il faut que ça arrive.

Gizelle.

Pourquoi ça ? Je ne veux pas, moi !

Pascal.

Que vous le vouliez ou non, ça ne fait rien à la chose, mademoiselle ; le bon Dieu ne vous demandera pas la permission, allez.

Gizelle.

Ça me fait mal, ça me fait mal.

Pascal.

Oh que non ! vous ne souffrez pas beaucoup. Une piqûre d’aiguille, ce n’est rien du tout ! J’en ai eu bien d’autres, moi, quand j’étais à l’armée.

Gizelle.

Qu’est-ce que vous avez eu ?

Pascal.

J’ai eu un coup de sabre qui m’a coupé le front et la joue.

Gizelle.

Ce n’est pas vrai ! Vous avez votre front et votre joue.

Pascal.

Parce qu’il y a des os que le sabre n’a pu couper.

Gizelle.
Ça m’est bien égal, vos os ! J’ai bien plus mal que vous.

« Mon pied ! mon pied ! » (Page 25.)

Pascal.

Ah ! mes os ne vous font rien, mademoiselle ! Vous n’avez pas de cœur ; c’est pourquoi le bon Dieu vous punit. Je vais vous envoyer votre bonne, et vous vous arrangerez avec elle comme vous voudrez.

Gizelle.

Je ne veux pas ma bonne ; je veux maman.

Pascal.

Votre maman est sortie. (Il sort.)


Scène XI

Gizelle, toujours par terre, Julie.


Julie.

Qu’est-ce qui vous arrive, ma pauvre Gizelle ? Pascal me dit que vous êtes blessée !

Gizelle, faisant semblant de pleurer.

J’ai mal ! très mal ! Mon pied est percé.

Julie, effrayée.

Percé ! Comment ? Par qui ? Par quoi ?

Gizelle, pleurnichant.

C’est Blanche et Laurence ! avec une grosse aiguille.

Julie, étonnée.

Blanche et Laurence ! Avec une aiguille ? C’est impossible ? Pourquoi vous êtes-vous laissé faire ?

Gizelle, pleurnichant.

Parce que je ne savais pas.

Julie.

Quoi ? Qu’est-ce que vous ne saviez pas ?

Gizelle, changeant de ton.

Laisse-moi tranquille ! Tu m’ennuies, et je le dirai à maman.

Julie.

Qu’est-ce que vous direz ? Je ne comprends rien à ce que vous me dites.

Gizelle.

Je te dis que tu m’ennuies, que je dirai à maman de ne pas te donner la robe que tu veux avoir, et que je ne te ferai plus rien donner par maman ni papa.

Julie, câlinant Gizelle.

Oh ! Gizelle ! ma petite Gizelle ! ne faites pas ça ! Comment auriez-vous le cœur de chagriner votre pauvre Julie qui vous aime tant ! Voyons, dites-moi ce que vous voulez, ce que vous désirez. Dites-le, je ferai tout ce que vous me commanderez de faire.

Gizelle.

Je veux que tu dises comme moi à maman.

Julie.

Je ne demande pas mieux, mon pauvre ange. Mais que direz-vous, et que faut-il que je dise ?

Gizelle.

Tu diras comme moi que c’est Blanche et Laurence qui m’ont percé le pied.

Julie.

Oui, mon trésor. Soyez tranquille. Seulement vous m’expliquerez…


Scène XII

Les précédentes, Léontine.


Gizelle.

Maman, maman ! Blanche et Laurence m’ont percé le pied.

Léontine, poussant un cri .

Percé le pied ! À toi ! pauvre enfant ! Avec quoi ? Pourquoi ?

Gizelle.

Avec une grosse aiguille.

Léontine.

Mais comment ont-elles fait ? Je ne comprends pas. Est-ce vrai, Julie ?

Julie.

Oui, Madame, c’est vrai. (À part.) Cette méchante enfant me fait mentir que j’en suis honteuse !

Léontine.

Expliquez-moi comment c’est arrivé. Je ne puis comprendre.

Julie, bas à Gizelle.

Dites vous-même, vite, ma petite chérie. Je n’y étais pas, vous savez. (Gizelle se tait et sourit d’un air de triomphe.)

Léontine, à Julie.

Eh bien, Julie, répondez donc ! Comment et avec quoi Blanche et Laurence ont-elles percé le pied de ma pauvre petite ?

Julie.

Ma foi, Madame, je n’en sais rien. Je ne puis rien dire à Madame.

Léontine.

Vous ne pouvez rien dire ! Et pourquoi me dites-vous que c’est très vrai, comme si vous y étiez ?

Gizelle.

Maman, c’est qu’elle m’a laissée toute seule avec Blanche, Laurence et mes trois cousins, et qu’elle a peur que vous ne la grondiez et que vous ne lui donniez pas la robe que je vous ai demandée pour elle.

Julie, à part.

Méchante petite fille ! Si je peux la démasquer, je le ferai certainement.

Léontine.

Mais, ma pauvre enfant, as-tu essayé de marcher ? Peux-tu appuyer ton pied par terre ?

Gizelle.

Je ne sais pas, maman. Je n’ai pas encore essayé. (Elle se relève, fait semblant de ne pas pouvoir se tenir, et tombe dans les bras de sa maman).

Léontine, désolée.

Pauvre enfant ! Et ces vilaines filles, où sont-elles ? Julie, allez me les chercher et envoyez-moi Pascal. (Julie sort.)


Scène XIII

Léontine, Gizelle, un instant après Pascal.


(Léontine couche Gizelle sur un canapé, lui ôte son brodequin et veut lui ôter son bas.)

Gizelle, se débattant.

Je ne veux pas qu’on ôte mon bas ; je ne veux pas qu’on me touche.

Léontine.

Mais, mon ange, c’est pour voir ta plaie et mettre quelque chose dessus. (Gizelle continue à se débattre et Léontine à vouloir la déchausser. Pascal entre ; après avoir regardé un instant d’un air un peu moqueur, il dit :)

Pascal.

Madame m’a demandé ?

Léontine.

Oui, Pascal ; courez vite chercher le médecin !

Pascal, souriant.

Est-ce que Madame est malade ?

Léontine.

Pas moi, Pascal, mais ma pauvre petite, qui a une blessure au pied. Vite, vite, Pascal. Allez, courez !

Pascal, souriant.

Madame a-t-elle vu la blessure de Mademoiselle ? Je demande bien pardon si je n’obéis pas à Madame, mais je crois que Mlle Gizelle n’a rien du tout et qu’un médecin n’aura rien à y faire en bon.

Léontine, vivement.

Comment ! rien du tout ? Vous appelez le pied percé rien du tout !

Pascal, avec calme.

Que Madame soit tranquille ! J’étais là. Ce n’est rien ! C’est moi qui ai retiré l’aiguille que Mademoiselle s’était enfoncée dans le pied en piétinant sur les affaires de ces demoiselles, et j’ai bien vu, en retirant l’aiguille, qu’il n’y avait pas grand mal.

Léontine, très surprise.

Je ne comprends pas ! Gizelle m’a dit que c’était Blanche et Laurence qui lui avaient percé le pied.

Pascal.

Non, Madame, c’est faux ! Ces demoiselles n’étaient même pas dans la chambre ; elles étaient sorties avec leurs cousins. J’étais ici à côté, et j’entendais ce que disait et faisait Mlle Gizelle. Je suis entré quand elle a poussé un cri, et j’ai de suite retiré l’aiguille.

Léontine.

Vous voyez bien qu’elle s’est fait mal. Et pourquoi l’a-t-on laissée seule, la pauvre petite ? toute seule ? Mes sœurs sont si méchantes pour elle, que je ne sais qu’y faire, en vérité.

Pascal.

Pardon, Madame, si je rétablis les faits. C’est Mlle Gizelle qui est rageuse et… pas trop bonne ; ces demoiselles sont bien complaisantes pour elle, bien aimables ; mais Mlle Gizelle n’est pas facile à contenter ; elle les bouscule et les tarabuste. Parfois même elle les frappe ; et ces pauvres demoiselles sont bien douces ; jamais elles ne lui rendent les claques et les mauvaises paroles qu’elles reçoivent.

Léontine.

Vous trouvez peut-être que c’est bon et aimable à elles d’avoir laissé ma pauvre Gizelle toute seule ?

Pascal.

Pardon, Madame, c’était de bonne guerre, Mlle Gizelle venait de manger à elle seule le goûter que j’avais servi pour tous ; ils n’ont pas été contents, comme de juste, et ils sont partis pour aller manger à leur tour.

Gizelle, pâle et d’une voix faible.

Maman, je suis malade !

Léontine.

Malade, mon enfant ! ma chérie ! Allez vite, Pascal, chercher un médecin. (Voyant que Pascal veut parler.) Et je vous prie de garder vos raisonnements pour vous. (Pascal sort en levant les épaules.)


Scène XIV

Léontine, Gizelle.


(Gizelle devient de plus en plus pâle et glacée.)

Léontine, effrayée, désolée, court à la porte, à la fenêtre ouverte en criant.

Julie ! Blanche ! Laurence ! (La bonne arrive et emporte Gizelle au moment où Blanche, Laurence et leurs cousins entrent au salon.)

Laurence, effrayée.

Qu’y a-t-il donc ? Pourquoi Julie emporte-t-elle Gizelle ?

Léontine, hors d’elle.

Il y a, mesdemoiselles, que c’est votre méchante et horrible conduite qui fera mourir mon enfant, ma Gizelle chérie, ma douce et bonne Gizelle, votre victime de tous les jours !

Blanche.

Ma pauvre sœur, la douleur t’aveugle ! De quelle horrible conduite veux-tu parler ? De quelle victime ? Je n’y comprends rien ?

Léontine, de même.

Joignez l’ironie et l’hypocrisie à la cruauté, mesdemoiselles. Mais sachez que ma patience se lasse et s’épuise à la longue ; et que, maîtresse de votre destinée, je saurai vous punir comme vous le méritez. (Elle sort, tous les enfants restent ébahis.)


Scène XV

Les précédents, moins Léontine et Gizelle.


Louis.

Ah çà mais ! que veut dire tout cela ? Léontine est folle ! Qu’arrive-t-il donc à sa Gizelle ?

Jacques.

Il arrive que Gizelle aura probablement été punie de sa gloutonnerie ; que son énorme goûter lui aura tourné sur le cœur, et qu’elle est en train de rendre ce qu’elle nous a enlevé injustement et méchamment.

Paul.
Et c’est bien fait ! Ce n’est pas moi qui la plaindrai.

La bonne arrive et emporte Gizelle. (Page 35.)

Laurence.

Je crains d’avoir eu une mauvaise idée et qu’elle ne soit réellement très malade.

Louis.

Ah bah ! ce ne sera rien ! Une indigestion, voilà tout ! Ce que je crains, moi, c’est que la leçon ne lui profite pas.

Jacques.

Et qu’elle ne soit plus méchante qu’auparavant.

Blanche.

Nous ne sommes pas heureuses ! Que sera-ce si Gizelle devient plus méchante ?

Louis.

Écoute donc, si vous êtes malheureuses, il faut vous plaindre à votre beau-frère, le mari de Léontine.

Blanche.

Mon beau-frère ! il est pis que Léontine pour Gizelle. Je crois, en vérité, que si Gizelle lui disait de nous chasser et nous jeter dans la rue, il le ferait.

Paul.

Mais pourquoi n’écririez-vous pas à votre frère Pierre, qui vous aime tant ?

Blanche.

Pierre vient de se marier, tu sais bien ! Il est chez les parents de sa femme, et nous ne voulons pas le troubler par nos plaintes.

Laurence.

Et puis, ma belle-sœur Noémi est si jeune ! Que veux-tu qu’elle fasse pour nous ?

Louis.

Elle est très jeune, je le sais bien, mais elle est votre amie depuis longtemps ; elle fera tout ce qu’elle pourra pour vous aider à sortir de chez Léontine ; Pierre, d’ailleurs, a de l’autorité sur vous comme frère aîné. Je t’assure que tu feras bien de lui écrire.

Blanche.

Si tu savais comme il me répugne de me plaindre de Léontine et de son mari !

Jacques.

Plains-toi de Gizelle, ce sera plus facile !

Blanche.

Oui, mais Gizelle n’est méchante pour nous et ne nous rend malheureuses que parce qu’on la gâte horriblement ; les méchancetés de Gizelle retombent donc sur Léontine.

Jacques, bas à Louis et à Paul.

Ne leur dis plus rien ; écrivons nous-mêmes à Pierre. Nous signerons la lettre tous les trois, et nous raconterons ce que nous avons vu et entendu depuis six mois.

Paul, bas à Louis et à Jacques.

Tu as raison, c’est plus sûr ! C’est toi, Louis, qui écriras la lettre, et nous la signerons avec toi.

Laurence.

Que dites-vous là-bas ? Si vous complotez quelque chose, dites-le-nous, pour ne pas rendre notre position plus mauvaise et plus triste en voulant l’améliorer.

Louis.

Non, non, soyez tranquilles, pauvres cousines ; nous ne ferons rien qui puisse vous nuire.


Scène XVI

Les précédents, Pascal.


Pascal.

Je viens de ramener le médecin que Madame a demandé ; mais je crois qu’il sera venu pour rien, car Mlle Gizelle n’a qu’une indigestion.

Laurence.

Mon Dieu ! que je suis fâchée de l’avoir laissée tout manger ! C’est ma faute ! Léontine a raison de m’en vouloir.

Jacques.

Ce n’est pas toi qui l’as forcée à manger, ma pauvre Laurence, c’est sa gourmandise.

Louis.

Tu pourrais même dire sa gloutonnerie.

Pascal.

Le bon Dieu la punit, mesdemoiselles et messieurs ; et croyez-moi, le bon Dieu fait bien. Savez-vous ce qu’elle m’a dit tantôt quand je lui ai parlé de mon terrible coup de sabre ? (Il imite Gizelle.) « Ça m’est bien égal, vos os ! » C’est-il méchant, ça ? Et comment voulez-vous que le bon Dieu souffre des choses pareilles sans les punir ?


Scène XVII

Les précédents, Léontine, échevelée, en larmes, accourt et se jette sur un canapé.


Léontine.

Ma fille, mon enfant ! Ma Gizelle bien-aimée ! Elle va mourir ! Je vais la perdre ! Mon enfant ! Mon enfant ! (Elle s’affaisse sur les coussins.)

Blanche, la soutenant dans ses bras.

Léontine ! Ma sœur ! Ne t’effraye pas ! Une indigestion ne fait pas mourir !

Léontine, la repousse avec violence.

Laisse-moi ! Va-t’en ! Tu me fais horreur ! Ne me touche pas ! Ne m’approche pas ! Toutes deux vous avez empoisonné la vie de ma pauvre enfant ! Et à présent qu’elle va mourir, vous osez me parler avec affection, vous cherchez à me consoler !

Louis.

Ma chère Léontine, qu’a donc la pauvre Gizelle pour vous avoir tant effrayée ?

Léontine.

Des vomissements effroyables ! Elle a déjà rempli une cuvette de choses que lui ont fait manger (de force, peut-être) Blanche et Laurence.

Louis.

Ma pauvre Léontine, la chère petite Gizelle a un peu trop mangé, il est vrai, mais Blanche et Laurence n’y sont pour rien ; Pascal a voulu l’empêcher, elle ne l’a pas écouté. Rassurez-vous, Léontine, la même chose m’est arrivée il y a deux ans ; j’ai été bien malade ; on m’a donné du thé léger, et je n’en suis pas mort, comme vous voyez.

Léontine.

Mais elle ne veut rien prendre !

Louis.

Elle sera un peu plus longtemps malade, voilà tout.

Léontine.

Tu crois ? C’est vrai, une indigestion ne tue pas ! J’avais perdu la tête ! Cette chère petite est mon trésor, ma vie ! Dès qu’elle a la moindre chose, je ne sais plus ce que je dis, ce que je fais. Merci, mon bon Louis. (Elle l’embrasse.) Tu m’as rendu mon courage et ma raison.

Blanche, timidement.

Ma sœur ! (Léontine la regarde avec colère.)

Léontine.

Laisse-moi ! Laissez-moi, vous autres. Je ne veux ni vous voir, ni vous entendre. (Elle sort.)


Scène XVIII

Les précédents et Pascal, qui rentre.


Pascal.

Le médecin la trouve malade, tout de même, elle a eu comme des convulsions ; il lui trouve de la fièvre, et les vomissements reviennent de temps à autre ; il y a encore quelque chose dans son sac. — Mais qu’avez-vous à pleurer, mesdemoiselles ? Ce n’est pas le chagrin, je pense ?

Blanche, pleurant.

Ma sœur ne veut plus nous voir : qu’allons-nous devenir ? Que va-t-on faire de nous ?

Laurence, pleurant.

Et tout cela est de ma faute ; j’aurais pu empêcher Gizelle de manger autant.

Jacques.

Tu ne l’aurais pas empêchée, et personne au monde ne l’aurait empêchée.

Pascal.

Puisque moi, mademoiselle, elle ne m’a pas écouté. À chaque assiette je lui disais : « C’est trop, mademoiselle ; il n’en restera plus pour les autres. » Qu’est-ce qu’elle répondait ? « Ça m’est égal, les autres ! » Allez, mademoiselle, avec un cœur comme celui-là, il n’y a rien à faire ! Et surtout il n’y a pas de reproches à se faire !


Scène XIX

Les précédents, Julie.


Julie.

Mlle Gizelle est un peu mieux, mesdemoiselles ; elle s’est endormie.

Blanche.

Et ma sœur est-elle plus tranquille ?

Julie.

Oh oui ! mademoiselle. Le médecin lui a dit qu’il n’y avait pas d’inquiétude à avoir.

Laurence.

Pouvons-nous aller chez elle ?

Julie.

Oh non ! mademoiselle. Elle est toujours furieuse après vous ! Et Monsieur ! Il dit que s’il vous voyait, il vous casserait sa canne sur le dos.

Blanche.

Mon Dieu, mon Dieu ! qu’allons-nous devenir ? (Elle pleure ainsi que Laurence ; les trois cousins se groupent autour d’elles, les embrassent, les consolent. Julie sort.)

Jacques.

Nous voici seuls et libres de parler. Blanche et Laurence, Louis va écrire à Pierre, en notre nom à tous trois, la position terrible dans laquelle vous vous trouvez chez Léontine, grâce à sa méchante Gizelle, et nous allons lui demander de vous retirer de chez votre sœur.

Blanche.

Non, non, Jacques ! Si ma sœur et son mari viennent à le savoir ils seront furieux et vous défendront de venir nous voir.

Louis.

Qui ne risque rien n’a rien ! Votre vie est trop triste, trop misérable ! Cela ne peut durer ainsi. Pierre vous aime tendrement ! C’est lui qui est votre tuteur et votre chef de famille ; et c’est lui qui doit vous tirer d’ici. Je lui recommanderai de ne pas parler de notre lettre à Léontine et à son mari. (Tous trois disent adieu à leurs cousines et veulent sortir au moment où Léontine entre.)


Scène XX

Les précédents, Léontine.


Léontine, pâle et sévère.

Restez, mes petits cousins ; je désire que vous entendiez ce que j’ai à dire à vos cousines. (Elle s’assied.) Blanche et Laurence, j’ai manqué perdre ma fille, grâce à vous ! — Silence ! Ne m’interrompez pas ! — Vous auriez dû diriger cette pauvre petite, l’empêcher de suivre le penchant naturel à tous les enfants, de manger de bonnes choses avec excès. Vous ne l’avez pas fait ; d’après ce qu’a pu me dire la pauvre Gizelle, vous l’avez poussée à manger, afin sans doute qu’elle fût malade et que vous fussiez ainsi débarrassées d’une tâche qui vous semble trop dure, celle de garder et de protéger une charmante enfant, qui est votre nièce, et que vous devriez aimer à ce seul titre. Pareille chose peut se renouveler, et je ne veux pas y exposer ma Gizelle chérie. Mon mari est fort irrité et ne veut plus vous voir ; moi-même il me répugne de vivre avec… avec des ennemies de mon enfant. Nous avons donc décidé, mon mari et moi, que vous entreriez au couvent de la Visitation ; couvent cloîtré, dont vous ne sortirez pas, mais où vous serez très heureuses. Point de supplications ni de larmes ! Tout est inutile ! C’est une chose irrévocablement décidée. Dans huit jours vous entrerez au couvent ; jusque-là vous resterez dans votre appartement, vous vous promènerez avec Julie, une heure ou deux tous les jours ; et vous ne paraîtrez pas au salon. On vous apportera à manger dans vos chambres — Et vous, mes cousins (elle prend une voix douce), vous avez été bons et aimables pour Gizelle, qui vous aime beaucoup. Venez la voir souvent, surtout pendant qu’elle est malade, la pauvre enfant. Adieu, mes amis, au revoir bientôt. (Elle sort.)


Scène XXI

Blanche et Laurence sanglotent ; Louis, Jacques et Paul restent interdits et indignés.


Louis.

Mes pauvres cousines ! Ne pleurez pas ! Ce ne sera pas long. Je vais de suite écrire à Pierre, et avant trois jours il sera ici ; j’en suis certain.

Blanche, pleurant.

Mon Dieu, mon Dieu ! Cette pauvre Léontine ! Quel aveuglement !

Laurence, pleurant.

Et combien elle est injuste et méchante pour nous !

Blanche, pleurant.

Ne l’accuse pas trop, Laurence ! Elle ne sait pas ce qu’elle fait. Elle est si aveuglée par son amour pour Gizelle, qu’elle n’a plus sa tête et son cœur quand il est question d’elle.

Jacques.

Tu es bien généreuse, ma pauvre Blanche. Quand à moi, je la déteste, et je n’y remettrai pas les pieds, à moins que maman ne m’y oblige, ce que je ne crois pas.

Paul.

Nous viendrons te voir tous les jours si maman le permet, et nous n’irons certainement pas chez Mlle Gizelle.

Blanche.

Et qu’avons-nous fait pour être traitées de cette manière ?

Laurence.

Ce qui me console, c’est que Gizelle sera la première punie de sa méchanceté ; car elle va s’ennuyer à mourir ; elle n’aura personne pour s’amuser, personne à tourmenter, personne pour lui faire les trousseaux de ses poupées.

Jacques.

Tant mieux ! Ce sera sa punition, et bien méritée.

Louis.

Et vous, mes pauvres cousines, sous peu de jours vous serez heureuses chez Pierre et Noémi ; et nous viendrons jouir de votre bonheur et remercier Pierre de vous avoir secourues dans votre malheur et votre abandon.

Blanche.

Merci, mes chers amis, de votre tendresse et de vos consolantes paroles. Que Dieu vous écoute et qu’il veuille bien disposer Pierre et Noémi à nous venir en aide.


Scène XXII

Les précédents, Julie, ensuite Pascal, qui entre sans être vu.


Julie.

Mesdemoiselles, Mme Gerville vous fait dire de monter dans vos chambres et d’emporter toutes vos affaires pour ne plus revenir au salon. Et vous, messieurs, Madame vous prie d’aller la rejoindre chez Mlle Gizelle, qui vous demande. (Blanche et Laurence, sans répondre à Julie, rassemblent leurs livres et leurs paniers à ouvrage ; Louis, Jacques et Paul les aident à faire leurs paquets.)

Louis.

Blanche, tu oublies la robe commencée.

Blanche.

Je ne l’oublie pas, je la laisse ; ce n’est pas à moi.

Julie.

Vous devriez bien la finir, mademoiselle.

Laurence.

Chargez-vous de ce soin, vous qui êtes la bonne de Gizelle.

Julie.

Venez-vous, messieurs ? Je vous attends.

Jacques.

C’est inutile ; nous rentrons chez nous.

Julie.

Mais Mlle Gizelle va être furieuse, et Madame aussi.

Louis.

Cela nous est bien égal. Nous n’avons ni la douceur, ni la patience, ni la bonté de Blanche et de Laurence.

Julie.

Je vais dire à Madame que vous refusez de venir voir Mlle Gizelle et que vous soutenez ces demoiselles.

Jacques.

Dites ce que vous voudrez, mauvaise langue, c’est vous que cela regarde.

Julie, avec impertinence.

Et vous-mêmes plus que vous ne pensez, mes petits messieurs. Et vos cousines aussi, car on va les renfermer d’autant mieux que ce sont elles qui vous poussent à résister à Madame et à Mlle Gizelle.

Jacques.

Ce n’est pas vrai ! Vous mentez, et vous savez que vous mentez !

Blanche.

Chut, mon pauvre Jacques ! Laisse-la dire comme elle voudra.

Julie, avec colère.

Je me vengerai, et vous regretterez votre emportement.

Pascal, la faisant pirouetter.

Et vous, mam’selle l’hypocrite, vous serez punie de votre impertinence envers mes jeunes maîtres et votre méchanceté envers mes pauvres jeunes maîtresses. Je sais quelque chose qui ne vous mettra pas bien dans les papiers de Madame, et qui pourrait bien vous faire perdre la bonne place que vous avez ici. Allez, la belle, allez cuver votre colère loin d’ici et laissez tranquilles ces messieurs et ces demoiselles. (Il la fait pirouetter encore malgré sa résistance et la pousse doucement vers la porte ; elle sort furieuse.)


Scène XXIII

Les précédents, moins Julie.
Pascal.

Qu’est-ce qu’il y a donc ? Pourquoi vous fait-on déménager vos affaires, mesdemoiselles ?

Blanche.

Parce que Léontine nous défend de revenir au salon !

Laurence.

Et parce qu’elle veut nous mettre au couvent.

Pascal, très étonné.

Au couvent ! Vous au couvent ! Et vous défendre de venir au salon ! Mais ce n’est pas possible ! Pourquoi donc cela ?

Jacques.

Parce que la méchante petite Gizelle s’est plainte de ce que mes cousines l’ont poussée à manger ; Léontine prétend qu’elles ont manqué de lui tuer Gizelle, et que ni son mari ni elle-même ne veulent les revoir.

Pascal, indigné.

Ah ! c’est comme cela ! C’est ainsi qu’on traite les filles de ma pauvre maîtresse, que j’ai servie pendant dix ans ! Et on croit que je resterai dans une maison d’où on a chassé mes jeunes maîtresses ? Pas un jour, pas une heure après elles ! C’est pour ne pas les quitter, pour les protéger comme me l’a recommandé leur pauvre mère, que je suis resté dans la famille ; elles partent, je pars. Et je vais aller trouver M. Pierre et lui raconter ce qui se passe ! Ah ! cette méchante Gizelle ! Petite sans-cœur ! qui chasse ses tantes après m’avoir dit « Ça m’est égal, vos os !» Pour un empire je ne resterai pas à la servir.

Louis.

Mon bon Pascal, je vais écrire aujourd’hui même à Pierre pour qu’il vienne chercher mes pauvres cousines ; ne quittez pas la maison avant qu’elles la quittent ; vous leur serez si utile ; vous les servirez au moins ; sans vous, elles seraient livrées à Julie.

Pascal.

Oui, monsieur Louis ; soyez tranquille ! J’emboîte leur pas et je ne les quitte pas. Et quant à Julie, j’ai entre les mains une lettre qu’elle a écrite à une amie. Qui se ressemble s’assemble. L’amie m’a remis la lettre dans un moment de colère contre Julie ; elle y dit de belles choses de la petite Gizelle, du père et de la mère… Mais donnez-moi donc tout ça, messieurs et mesdemoiselles (il leur enlève leurs paquets) ; laissez, que je le monte ! (Ils sortent tous ; Louis, Jacques et Paul accompagnent leurs cousines ; Pascal les suit.)


ACTE II


La scène représente le salon.




Scène I


Léontine, M. Gerville, Gizelle.



M. Gerville.

Faites-lui donc ce qu’elle demande, Léontine ; ne la tourmentez pas, cette pauvre enfant.

Léontine.

Je vous assure, mon ami, que je suis fatiguée à mourir, depuis trois jours qu’elle est sans cesse avec moi, elle ne me laisse le temps de rien faire. Je ne trouve pas le moment d’écrire à Pierre. Il faut pourtant qu’il sache que nous allons mettre Blanche et Laurence au couvent.

Gizelle, pleurant.

Je veux Blanche et Laurence. Je m’ennuie sans elles.

M. Gerville.

Mon pauvre amour, elles te taquinaient toujours.

Gizelle.

Non, elles ne me taquinaient pas ; je les veux.

Léontine.

Je fais tout ce que tu demandes, mon enfant, et bien mieux qu’elles.

Gizelle.

Non, vous faites très mal ; elles faisaient très bien ; je les veux.

Léontine.

Veux-tu aller te promener avec Julie ?

Gizelle.

Oui, mais je veux que Blanche et Laurence viennent aussi.

M. Gerville.

Écoute, mon petit trésor, Blanche et Laurence sont méchantes pour toi et tu sais…

Gizelle.

Non, elles ne sont pas méchantes ; elle faisaient tout ce que je voulais ; c’est vous qui me tourmentez.

M. Gerville.

Moi ! Oh ! cher ange, que dis-tu ? Moi te tourmenter ! Moi qui t’aime tant ! (Il veut l’embrasser.)

Gizelle, le repoussant.

Laissez-moi ! Je ne veux pas que vous m’embrassiez ! Votre barbe me pique. Blanche et Laurence n’ont pas de barbe.

Léontine.

Gizelle, tu n’es pas gentille pour ton pauvre papa. Tu lui fais de la peine.

Gizelle, pleurant.

Je ne veux pas qu’on me gronde. Je veux Blanche et Laurence ; elles ne me grondent pas.

Léontine.

Voyons, ma Gizelle, sois sage. Veux-tu que j’aille aux Tuileries avec

toi ?

« Votre barbe me pique. » (Page 54.)

Gizelle.

Non, ça m’ennuie ; vous ne jouez pas comme Blanche et Laurence.

M. Gerville, s’impatientant.

Ah ! çà ! tu nous ennuies avec ta Blanche et ta Laurence. Elles sont méchantes, elles te font du mal, et je ne veux pas que tu joues avec elles.

Gizelle.

C’est vous qui êtes méchants, ce n’est pas elles ; vous ne faites jamais rien ; elles me faisaient des robes, des chapeaux, des manteaux pour ma poupée ; elles jouaient tant que je voulais et à tous les jeux que je voulais ; elles étaient très bonnes, et je les veux.

Léontine.

Mais, ma petite chérie, c’est toi-même qui venais toujours te plaindre d’elles.

Gizelle.

Parce que j’étais en colère ; il ne fallait pas m’écouter.

M. Gerville.

Mais tu m’as dit que c’étaient elles qui avaient manqué te faire mourir en te forçant à manger une quantité énorme de gâteaux, de fruits, de crème.

Gizelle.

Non, elles ne m’ont pas forcée ; elles ne m’ont rien dit ; c’est moi qui ai menti ; et Pascal a voulu m’empêcher et je n’ai pas voulu ; Blanche et Laurence sont très bonnes, et je les veux ; et je pleurerai jusqu’à ce qu’elles viennent. (M. Gerville paraît consterné. Léontine cache son visage dans ses mains et pleure. Gizelle tape du pied.)

M. Gerville.

Gizelle ! mon amour ! Vois comme tu fais de la peine à pauvre maman ! Vois comme elle pleure ! Va l’embrasser !

Gizelle.

Ça m’est bien égal, qu’elle pleure ! C’est elle qui est méchante pour Blanche et Laurence ! Pourquoi les a-t-elle enfermées dans leur chambre ? Je les veux, et je les aime plus que vous et plus que maman ! (M. Gerville tombe accablé sur une chaise.)

Léontine.

Voilà pourtant les scènes que nous subissons depuis trois jours !

M. Gerville.

Écoute, ma Gizelle, tu es trop bonne !

Gizelle.

Non, je ne suis pas bonne, je suis méchante !

M. Gerville.

Je veux dire que tu oublies toutes les taquineries, toutes les méchancetés de Blanche et de Laurence, pour ne songer qu’aux petits services qu’elles t’ont rendus ; mais moi qui t’aime et qui veux que tu ne sois pas tourmentée ni taquinée, je ne veux pas te laisser avec ces méchantes filles.

Gizelle.

Vous ne m’aimez pas, et maman ne m’aime pas, car je veux Blanche et Laurence, et vous les avez chassées et enfermées dans leur chambre pour que je ne les voie pas !

M. Gerville.

Que faire, Léontine ? Que faire ? (Léontine pleure et ne répond pas.)


Scène II

Les précédents, Pascal.


Pascal.

M. Pierre vient d’arriver ; il fait demander si Madame peut le recevoir.

Léontine.

Pierre ! Certainement ! Qu’il vienne vite. C’est le bon Dieu qui nous l’envoie. (Pascal sort.)


Scène III

M. Gerville, Léontine, Gizelle, Pierre.


Léontine, courant à Pierre.

Pierre ! Que je suis contente de te voir ! J’allais t’écrire pour te prier de venir.

Pierre, froidement.

Je suis heureux d’avoir prévenu tes désirs, Léontine !

Léontine.

Quelle froideur ! Quel accueil glacial !

M. Gerville.

Qu’avez-vous, Pierre ? Expliquez-vous !

Pierre, de même.

L’explication ne sera pas longue. Je viens pour prendre et garder mes deux sœurs, Blanche et Laurence.

Léontine.

Les prendre ! Les garder ! Mais j’allais justement t’écrire que je les mettais au couvent.

Pierre, se contenant.

Et c’est parce que je l’ai su que je suis venu immédiatement les chercher pour leur épargner ce chagrin et cette humiliation.

Léontine.

Comment l’as-tu su ?

Pierre.

Mes petits cousins du Pilet me l’ont écrit ; et j’en ai reçu la confirmation, avec des détails que j’ignorais, par une lettre de Blanche et de Laurence.

Léontine.

Et pourquoi blâmes-tu ce parti, que j’ai dû prendre dans leur intérêt ?

Pierre, avec chaleur.

Parce que je suis leur frère, parce que je les aime, parce que je les sais malheureuses, livrées sans défense aux caprices d’une enfant gâtée, volontaire et méchante. Parce que j’ai su votre faiblesse envers cette enfant, et votre dureté, votre injustice envers mes pauvres sœurs. Ta fille, Léontine, t’a trop fait oublier tes autres liens de famille. Tu as oublié que ma pauvre mère, sur son lit de mort, nous a confié le soin du bonheur de nos sœurs ; tu les as prises comme des jouets pour ta fille, et maintenant, pour compléter ton abandon, tu veux les séparer de leur famille, les enfermer sans avoir égard à leur innocence et à leurs larmes. Voilà pourquoi, moi, chef de famille, protecteur naturel et légal de mes sœurs, je te les reprends pour ne jamais te les rendre. (Léontine, interdite, reste immobile ; M. Gerville est fort agité.)

Gizelle, s’approche tout doucement de son oncle, lui prend la main et dit d’un ton caressant.

Mon oncle, je veux Blanche et Laurence. (Pierre la regarde avec surprise.)

Pierre.

Qu’est-ce que tu dis ? Blanche et Laurence, dont tu te plains toujours ?

Gizelle.

Oui, je veux Blanche et Laurence ; maman les a enfermées ; et moi je les veux ; et je m’ennuie sans elles ; elle sont très bonnes, et moi j’étais très méchante. Et ce n’est pas leur faute que j’ai été malade. Et je veux qu’on leur ouvre la porte.

Pierre, avec indignation.

Mes sœurs enfermées ! Enfermées comme des coupables ! Et cette petite fille, ta propre fille, vient apporter leur justification et ta condamnation ! Oh ! Léontine ! que tu es coupable comme fille, comme sœur, comme mère ! (Il sonne.)

Pierre.

Oui, Pascal ; allez, je vous prie, chercher mes sœurs.

Pascal.

Mais, monsieur… Madame a donné l’ordre qu’elles ne quittassent pas leur chambre.

Pierre.

Ah ! c’est ainsi ! Venez avec moi, Pascal. Je vais les délivrer. (Ils sortent.)


Scène V

M. Gerville, Léontine, Gizelle.


Léontine, se jette au cou de son mari en sanglotant.

Victor, Victor, je crains que Pierre n’ait raison et que notre faiblesse pour Gizelle ne nous ait rendus coupables, moi surtout qui ai manqué à mes promesses envers ma mère, à mes devoirs envers mes sœurs. Pauvres sœurs ! Quelle vie je leur ai fait mener si Gizelle les accusait injustement ! Et c’est Gizelle elle-même qui m’accable en les justifiant !

M. Gerville.

Console-toi, ma Léontine ! S’il y a eu faute, elle est réparable. Promets à ton frère d’être à l’avenir plus indulgente pour tes sœurs ! insiste pour les garder. Notre chère Gizelle sera satisfaite et tout sera oublié.

Gizelle, qui a écouté attentivement.

Je serai contente si Blanche et Laurence restent. Je ne veux pas que

mon oncle les emmène ; je veux qu’elles

« Léontine ! Toi pleurant devant nous ! » (Page 66.)

m’amusent et qu’elles fassent

les affaires de ma poupée.


Scène VI

Les précédents, Pierre, Blanche et Laurence.


Pierre.

Venez, entrez, mes pauvres sœurs ! Ne craignez plus. Ne suis-je pas avec vous ?

Gizelle, courant à ses tantes.

Blanche ! Laurence ! Quel bonheur ! Pierre vous a ouvert la porte ? Maman est méchante de vous avoir enfermées. Je veux que vous restiez ici, toujours avec moi, pour m’amuser et me faire des robes pour ma poupée.

Pierre.

Non, mademoiselle ; Blanche et Laurence vont venir avec moi ; vous avez été trop méchante pour elles ; vous les avez rendues trop malheureuses.

Gizelle, pleurant.

Ce n’est pas moi ! c’est maman !

Pierre.

Parce que vous alliez vous plaindre et faire des mensonges à votre maman.

Léontine.

Blanche, Laurence ! Gizelle a raison ; c’est moi qui suis coupable envers vous ; c’est moi qui vous demande pardon. Que ma pauvre Gizelle ne soit pas punie des fautes que j’ai commises ! Accordez-lui ce qu’elle demande instamment depuis trois jours qu’elle est séparée de vous. Restez avec elle ; vivez avec nous. Vous n’aurez à l’avenir à vous plaindre de personne.

Blanche.

Ma sœur… je ne sais… je crains…

Léontine.

Quoi ! que crains-tu ? Que Gizelle ne vous tourmente ? je l’en empêcherai. Qu’elle ne porte plainte contre vous ? je ne l’écouterai pas ; je vous le jure.

Laurence, bas à Pierre.

Pierre ! Blanche hésite, elle va faiblir ? Je t’en supplie, emmène-nous.

Pierre.

Léontine, tes supplications sont inutiles ; tes bonnes paroles viennent trop tard. Tu leur promets ce que tu ne pourras pas tenir ; ta faiblesse pour Gizelle l’emportera comme elle l’emporte à présent, dans ce moment même où tu sembles la dominer. Ce n’est pas par amitié pour tes sœurs, ni dans l’intérêt de leur bonheur, que tu insistes pour les garder, c’est pour contenter Gizelle, pour l’empêcher de pleurer, de crier. Je suis venu pour te les reprendre et je n’ai malheureusement que trop de raisons pour le faire.

Léontine.

Je t’assure, Pierre, que je suis sincère, que leur départ me désole. Blanche, ma sœur, au nom de ma mère, je te conjure de consentir à ma demande. Pardonne-moi, c’est avec larmes que je te le demande. (Elle joint les mains en pleurant.)

Blanche, l’embrassant.
Léontine ! toi pleurant devant nous ! toi nous

« Tiens, Aveugle mère, prends ta fille et reçois nos adieux. » (Page 70.)

demandant pardon ! Ni moi, ni Laurence, nous n’avons aucune colère, aucune rancune

contre toi.

Léontine, l’embrassant.

Tu reste alors, tu restes ? dis ?

Laurence, vivement.

C’est Pierre qui doit décider. (Bas à Pierre.) Oh ! Pierre ! ne consens pas. Dis non.

Pierre.

Je dis maintenant comme je le disais il y a une heure : j’emmène mes sœurs ; elles resteront chez moi avec Noémi leur amie d’enfance, leur sœur, qui veillera à leur bonheur.

Léontine.

Si Noémi était ici, elle te dirait de céder à ma prière, de croire à mon repentir. Gizelle, ma pauvre Gizelle, tes tantes vont s’en aller, tu ne les verras plus.

Gizelle, se roulant par terre et criant.

Je ne veux pas ; je veux voir mes tantes, toujours et toujours ; je veux qu’elles viennent avec moi aux Tuileries, qu’elles jouent avec moi, qu’elles m’amusent. Et si elles ne veulent pas, elles sont des méchantes, des vilaines ! Et je déchirerai leurs livres, et je casserai leurs affaires, et je me plaindrai à papa, et il les fera enfermer comme tout à l’heure. Et elles pleureront ! Et je serai très contente !

Pierre, qui l’a écoutée les bras croisés et l’air moqueur.

Charmante enfant ! Excellent petit cœur ! Comme c’est tentant de vivre près de ce petit ange ! Comme elle corrige bien le passé ! Tu n’auras ni Blanche, ni Laurence, ma chère amie ; et tu ne pourras plus les faire pleurer ni les faire enfermer !

Gizelle.

Méchant ! vilain ! (Elle s’élance sur son oncle pour le frapper. Pierre la saisit, lui donne trois ou quatre bonnes tapes et la maintient de force dans un fauteuil. Gizelle crie et se débat. M. Gerville se précipite pour l’enlever. Léontine saisit le bras de Pierre, qui les regarde avec pitié et dédain ; il place Gizelle dans les bras de Léontine.)

Pierre.

Tiens, aveugle mère, prends ta fille et reçois nos adieux. (Il se tourne vers son beau-frère.) Et vous, monsieur, vous répondrez devant Dieu du mal que vous faites à votre enfant ! Vous croyez l’aimer, et vous la perdez ! Vous voulez son bonheur, et vous préparez son malheur en ce monde et dans l’autre. Adieu. (Il veut emmener Blanche et Laurence.)

Blanche.

Arrête, Pierre ; arrête. Laisse-moi embrasser Léontine et Gizelle ! laisse-moi leur pardonner, leur dire que je les aime. (Elle se jette au cou de Léontine, qui la serre dans ses bras en sanglotant.)

Léontine.

Blanche, merci, merci ! Tu es un ange ! Prie pour moi et pour mon enfant ! Je suis faible ; je le sens ! Pierre a raison ! Je tâcherai, j’essayerai d’avoir plus de courage, de justice. Adieu, ma sœur ! Adieu Laurence ! (Elle les embrasse. Se tournant vers Pierre.) Pierre, embrasse-moi ! Je suis aussi ta sœur ! coupable et repentante ! oh oui ! bien sincèrement

repentante ! Crois-moi, Pierre ! Mon frère, embrasse-moi ! (Pierre la reçoit dans ses bras et l’embrasse à plusieurs reprises ; il serre la main que lui tend M. Gerville.)

« Qu’est-ce que ce papier ? » (Page 73.)

Pierre.

Adieu ma sœur, mon frère ! adieu ! Au revoir et à bientôt ! (Il sort avec Blanche et Laurence.)


Scène VII

Léontine, M. Gerville, Gizelle, Pascal.


(Léontine, dans un fauteuil, pleure ; M. Gerville. fort agité, va et vient dans le salon ; Gizelle boude dans un fauteuil.)

Pascal, embarrassé.

Madame… je veux… c’est-à-dire je voudrais… que Madame sache…

M. Gerville, brusquement.

Quoi ? que voulez-vous que sache ma femme ? Expliquez-vous. Voyons. Qu’est-ce que c’est que ce papier ? (Il lui arrache un papier des mains.)

Pascal.

Puisque vous tenez la lettre, Monsieur, je n’ai pas besoin d’en dire davantage. Madame verra la confiance qu’elle doit avoir en Mlle Julie, bonne de Mlle Gizelle.

M. Gerville, de même.

C’est bon ! nous verrons cela ! Vous pouvez vous en aller.

Pascal, avec résolution.

Non, Monsieur, pas encore ! Avant il faut que je dise à Madame que je quitte son service, que j’entre chez M. Pierre.

Léontine, se relevant.

Comment, Pascal ! mon bon Pascal ! Vous me quittez ? moi, l’aînée de la famille.

Pascal.

Pardon, Madame ! l’aîné est M. Pierre. C’est chez lui que je devais entrer lorsque… lorsque… la pauvre Madame… Madame sait… Par égard pour ces demoiselles si bonnes et si aimables, j’ai demandé à M. Pierre de me permettre d’entrer chez vous, Madame. Mais franchement la vie n’y est pas tenable, grâce à Mlle Gizelle ; si je n’ai pas quitté, c’est pour servir et protéger mes pauvres jeunes maîtresses ; les voilà délivrées et j’ai demandé à M. Pierre de le suivre ; ce bon M. Pierre qui les aime bien, lui, m’a serré la main en signe de consentement ; et je préviens Madame de chercher un remplaçant ; le plus tôt sera le mieux.

Léontine, tristement.

Vous aussi, Pascal, vous m’abandonnez ; je croyais pouvoir compter sur vous.

Pascal.

Pardon, Madame ; avec Mlle Gizelle le bon Dieu lui-même n’y tiendrait pas. (Il sort.)


Scène VIII

M. Gerville, Léontine, Gizelle.


Léontine, après quelques minutes de réflexion.
Victor, il faut que nous changions notre manière

Premier essai de fermeté. (Page 78.)

d’élever Gizelle.

Je vois, je comprends combien nous la gâtons et jusqu’à quel point nous lui sacrifions tout ce qui nous entoure. Je suis décidée à prendre une attitude plus sévère et à dire à Julie…

M. Gerville.

Il n’y a qu’une chose à dire à Julie, ma chère Léontine ; c’est qu’elle ait à faire ses paquets dès ce soir. Lisez la lettre qu’elle écrit à une de ses amies et que Pascal vient de me donner.

Léontine, lit.

La misérable ! Parler ainsi de la pauvre petite !

M. Gerville.

Et de toi, et de moi.

Léontine, relisant.

C’est indigne ! (Elle laisse retomber la lettre et réfléchit.) Et pourtant il y a du vrai ! Les expressions sont dures, vulgaires, injurieuses, mais le fond est vrai. (Elle se lève.) Allons ! du courage, Victor ! Profitons de la rude leçon d’aujourd’hui pour devenir ce que nous aurions dû être dès la naissance de Gizelle : des parents tendres, dévoués, mais fermes et justes. Allons demander à Pascal de nous chercher pour Gizelle une bonne digne de notre confiance. Viens, Gizelle… viens donc.

Gizelle.

Non, je ne veux pas venir ; je veux rester ici.

Léontine, avec fermeté.

Tu viendras pourtant.

Gizelle, étonnée.

Pourquoi ?

Léontine, sévèrement.

Parce que je le veux.

Gizelle, avec hésitation.

Et moi, je ne veux pas.

Léontine.

Victor, prends-la, je t’en prie, et apporte-la dans ma chambre. (M. Gerville la prend malgré ses cris et sa colère et l’emporte.)

Léontine, suit, en disant :

Premier essai de fermeté. Mon Dieu, donnez-moi le courage de continuer.