Combat d’un tigre contre un lion

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Combat d’un tigre contre un lion
J. N. Duquet & Cie, éditeurs (p. 279-288).

COMBAT

D’UN TIGRE CONTRE UN LION

Par Jacques Arago

Ceci n’est pas une chasse, c’est un combat. C’est une de ces luttes terribles qu’on ne voit qu’une fois dans une vie séculaire. Cette imposante majesté vous poursuit dans vos insomnies, au milieu de vos terreurs du moment. C’est une scène de carnage et de mort qui se retrace à votre mémoire et y laisse, sans que rien au monde puisse les affaiblir, les impressions instantanées qui vous ont saisi tout d’abord ; vos yeux, votre cœur, votre âme, se repaissent du tableau.

Oh ! ne me dites point que vous avez vu des tigres, des lions, vous qui n’avez étudié ces redoutables quadrupèdes qu’au sein des ménageries et dans des cages solidement bardées de fer. Ce qu’il faut au lion, ce qu’il faut au tigre son rival, c’est de l’air, c’est de l’espace. Là, mais là seulement, ils marchent, ils courent, ils bondissent, ils trônent. La baguette du gardien les maîtrise dans leur prison ; au désert, une armée ne les fait point reculer ; Voyez ces deux monarques se promenant avec gravité dans leurs domaines ; on devine au premier coup d’œil leur force, leur puissance et presque leur caractère.

Autour du lion et du tigre royal il y a toujours une odeur de sang qui s’échappe au loin et épouvante les populations ; le massacre est derrière eux, et devant eux encore sont des victimes, des lambeaux de chair et des ossements broyés. Le lion tue et laisse là sa proie s’il n’est point aiguillonné par la faim. Quant au tigre, il a beau s’être repu, il tue, il mâche, il triture, il se roule dans le sang, et ne s’en va que vaincu par la lassitude ou l’appât d’un nouveau triomphe. Le tigre n’a pas même de générosité pour le cadavre.

Nous descendions avec le flot sans jamais éloigner nos regards de cette riante et fraîche végétation des bords du Gange, du milieu de laquelle s’échappaient comme par enchantement. des aiguilles aiguës ou des dômes réchauffés par un large soleil. Tout était calme et silencieux dans la rapide, barque, les courtes pagaïes des rameurs sifflaient seules sur les flots à coups monotones et cadencés comme le tic-tac d’une pendule car l’extase était dans toutes les âmes.

Le nuage vert, comme les Sipayes appellent le redoutable choléra avait passé depuis peu de temps sur la ville en deuil, les cadavres amoncelés dormaient sous la terre refermée ; l’épidémie ne menaçait plus l’active population de ses exhalaisons fétides, et le bonheur inespéré de n’avoir pas été frappé par le fléau destructeur apportait quelques consolations à l’âme de ceux qui s’étaient vus privés d’un ami ou d’un frère. Hélas ! il y a de l’égoïsme dans toutes les affections.

Nous savions que nous serions reçus par le major Ling avec une cordialité toute britannique ; car en Angleterre on fait bien les choses, quand on veut les bien faire. Nous allions nous trouver bientôt à table à côté des dames les plus aimables de Calcutta, et, quelque variés que fussent les paysages qui passaient et fuyaient vite derrière nous, nous accusions la tiédeur des bras nerveux qui faisaient glisser l’embarcation comme un oiseau pélagien.

Cependant au loin sur la rive gauche, à demi caché par un magnifique rideau de cocotiers aux panaches toujours verts, pointa bientôt l’élégant kiosque où nous attendaient de joyeuses soirées. Nous fûmes à l’instant même debout pour être plus tôt aperçus et pour voir de plus loin. Une heure après nous saluâmes de la main un groupe de personnes qui nous attendaient auprès d’un facile débarcadère et qui nous montraient déjà, sur leurs traits épanouis, tout le plaisir qu’elles avaient à nous bien accueillir. C’était l’Europe dans l’Inde, mais l’Europe des salons élégants, l’Europe artistique, bien élevée, heureuse, riche et parfumée, l’Europe comme on la rêve alors qu’on en est séparé par le diamètre de la terre.

Et ceci est un fait à constater, car il n’offre point d’exception, ou du moins je ne lui en connais aucune. Nous quittons notre pays parce que la vie nous y semble trop régulière, trop compassée ; nous le quittons, affligés que nous sommes des grandes petites choses dont on cherche à occuper notre oisiveté et notre paresse. Terres, châteaux, palais, spectacles de toutes sortes, monuments immortels d’une gloire immortelle, tout nous déplaît, tout nous assoupit, tout nous écrase. Nous quittons cette Europe pour ainsi dire tirée au cordeau, et à peine sommes-nous poussés sur un sol abrité par une nouvelle végétation, chauffé par un autre soleil, baigné par d’autres flots, que nous cherchons, fous d’une singulière espèce, à nous rebâtir le monde dédaigné que nous venons de fuir.

Le souper fut délicat, sans faste, sans prodigalité, ordonné avec un goût exquis et assaisonné par une conversation toute cordiale et pleine de saillies. Après le souper, il y eut jeux et concerts, et l’on se retira fort tard dans des chambres élégantes, toutes exposées à la brise du Nord, sous des galeries spacieuses où l’air n’est jamais captif.

Le lendemain, chacun était debout de bonne heure ; et le soleil avait à peine montré son disque resplendissant, que les allées des jardins qui cerclent la belle habitation du colonel étaient parcourues par les visiteurs. La journée semblait vouloir être brûlante l’air était muet comme le feuillage. Il y avait dans l’atmosphère une sorte de torpeur qui nous gagnait petit à petit, et nous nous sentions fatigués comme si nous venions d’achever une pénible course. Tout à coup, deux superbes chiens qui nous accompagnaient et jouaient dans les contre allées s’arrêtent et poussent ensemble de douloureux aboiements. On veut leur imposer silence, on les menace, on les rudoie, ils ne changent point de place, et leurs cris deviennent plus fréquents, plus endoloris.

— Ce sont les tristes symptômes d’un ouragan, dit le colonel, allons nous barricader.

— Non, ce n’est point ainsi que hurlent les chiens, répondit sa femme, quand la tempête nous menace ; et cependant j’ai peur.

Un esclave malais accourut en toute hâte et s’écria du plus loin qu’il put se faire entendre :

— Lion ! lion là-bas ! sur les bords du fleuve, un gros, un terrible lion !

— Raison de plus pour nous barricader, poursuivit le colonel ; rentrons, mes amis, et armons-nous : le lion est un importun visiteur.

Les solides portes de l’habitation furent fermées en effet ; les esclaves en armes veillèrent au rez-de-chaussée, et nous, impatients de bien recevoir un pareil hôte, nous montâmes dans la galerie à petites flottilles qui dominait le Gange. Un lion monstrueux se promenait gravement sans même regarder autour de lui s’il avait un ennemi à combattre ; il allait à petits pas ainsi qu’un philosophe, et seulement de temps à autre il faisait halte pendant à peu près une minute, puis il poursuivait lentement sa route.

Arrivé au pied d’un magnifique cocotier planté pour servir de signal la nuit aux embarcations qui sillonnent le fleuve, il s’arrêta, pivota deux fois sur lui-même, choisit sa place à l’ombre et s’y coucha. C’était une quiétude de monarque généreux qui ne craint pas qu’on vienne troubler son sommeil ; c’était le repos du juste.

Ce fut une commotion électrique ; il y avait à peine dix minutes que le lion était assoupi qu’il se dressa prompt comme la foudre, poussa un lugubre gémissement, gratta la terre de ses deux griffes de derrière, baissa la tête et s’élança d’un seul bond à une grande hauteur sur le tronc du cocotier. Là il tourna ses regards à droite et à gauche, retomba sur le sol et s’accroupit de nouveau, l’œil toujours fixé vers le même point de l’horizon.

— Un ennemi se présente, nous dit M. Ling, un ennemi formidable. Si j’en juge par l’attitude du lion, la lutte sera ardente, et bien des riches donneraient une fortune pour se trouver en ce moment auprès de nous.

— Pourquoi, répliquai-je, les riches de Calcutta ne se donnent-ils pas quelquefois ce plaisir que selon vous ils achèteraient fort cher ?

— Ah ! ah ! c’est que celui dont nous allons jouir est rare. Ce n’est pas contre des hommes que va combattre le lion, c’est contre une bête féroce aussi puissante que lui peut-être : un rhinocéros, un éléphant, un tigre.

— Un tigre, en effet, poursuivit M. Young en nous montrant du doigt au loin un de ces dangereux promeneurs du désert qui venait de notre côté par bonds retentissants comme une cascade. Nous avions le cou tendu, nous respirions à peine, nos regards allaient sans cesse du lion au tigre et du tigre au lion toujours aux aguets. C’était déjà un terrible spectacle, car nous comprenions quelle en devait être l’issue.

Voici les deux adversaires en présence. Ils se sont vus, ils ne se quitteront plus désormais que l’un des deux ne soit un cadavre.

Le tigre était monstrueux par sa taille, magnifique par les lignes longues, noires et régulières qui zébraient son dos jaune vivement accentué ; sa gueule était béante, sa queue basse ainsi que sa tête, dont les yeux rouges lançaient de rapides éclairs. Nous n’étions séparés des adversaires que de deux cents pas tout au plus, le soleil le plus ardent les frappait à plomb, et nous ne perdions aucun de leurs mouvements ; notre cœur battait vite et fort, je vous jure.

Le tigre gagnait toujours du terrain, le lion immobile le laissait venir. Il y avait dans celui-ci le calme de la force, l’attitude de la puissance ; on croyait deviner chez celui-là les violents efforts de celui qui a assez de cœur pour affronter un péril imminent, et qui pourtant ne se flatte point de le vaincre. Sa marche était tortueuse, mais il s’approchait de son ennemi. Un certain frémissement se faisait sentir dans ses jarrets nerveux, et cependant il ne fuyait point. Eût-il été satisfait de voir le lion lui laisser le champ libre ? Je le pense, et c’est pour cela que j’admirais ce tigre royal prêt à se jeter dans une fournaise plutôt que de se laisser taxer de lâcheté.

Le lion n’avait point bougé, mais sa crinière hérissée disait assez ce qui se passait dans son âme ; de temps à autre un soubresaut de ses flancs amaigris indiquait un rugissement comprimé ; il ne voulait pas, lui, le roi des quadrupèdes, qu’une frayeur prématurée arrachât quelque chose à l’audace de celui qui venait à sa rencontre. Ses griffes et ses dents lui suffisaient, un combat à deux était arrêté. Pour le tigre, c’était peut-être un jour de gloire ; pour le lion, c’était, à coup sûr, un jour de fête.

D’un élan, ils peuvent se saisir, se mordre, se déchirer. D’un élan ils auront franchi les vingt pas qui les distancent. Ils se sont élancés, et ce choc terrible est pareil à celui de deux navires qui se heurtent au milieu d’un ouragan. Vous entendez crier les os sous les poignantes étreintes, vous voyez les lambeaux de chair fumer et tomber sur le sol profondément creusé. Nul cri, mais des glapissements ténébreux attestant la rage et non la douleur. Ils sont collés l’un à l’autre ainsi que deux solides béliers dont on veut essayer les forces à peu près égales, et l’immobilité des bêtes féroces accuse précisément l’instant des plus incroyables fureurs. Nul n’a le dessus, mais nul n’a ployé les jarrets : on prévoit à qui demeurera la victoire, et quand vous croyez le tigre vaincu, il ressaisit sa place, perdue par un mouvement qui, à son tour, ébranle le lion étonné.

Depuis plus de dix minutes le combat durait sans perdre de sa violence, et, comme d’un commun accord, le lion et le tigre se quittèrent enfin pour reprendre haleine. C’était l’immobilité de la rage, c’était le repos du volcan.

Quelques instants après, un incident nouveau, imprévu, donna plus de vie encore à ce terrible drame qui approchait du dénoûment. Le tigre, qui prévoyait, non sa défaite, mais sa mort, saisit le moment où son adversaire léchait de sa langue raboteuse une large entaille sur sa cuisse, s’élança sur le tronc du cocotier à plus de dix pieds de hauteur et s’y maintint cramponné avec ses ongles. Le lion regarde devant lui et n’aperçoit plus son adversaire : il rugit, lève la tête et s’élance à son tour au niveau du tigre. Il n’y avait pas moyen de combattre dans cette position, et, toutefois, il était bien décidé maintenant que des deux bêtes féroces une seule devait rester debout. Le tigre le premier se laissa tomber, le lion le suivit à une demi-seconde de distance, et cette fois ce fut lui qui éprouva ces mouvements saccadés que nous avions d’abord remarqués dans le tigre. Une longue lutte devenait impossible, trop de sang inondait le sol, trop de dents s’étaient usées à mordre, trop d’ongles s’étaient émoussés à déchirer ; une nouvelle commotion devait être la dernière.

Voyez : les deux jouteurs se tiennent debout et pressés, les deux mâchoires sont enchâssées l’une dans l’autre et serrées comme des étaux, on sent les os qui craquent et se brisent. Mais le tigre recule, il faiblit, il chancelle, il tombe… Et le lion, avec un terrible rugissement, le prend à la gorge et semble vouloir punir le vaincu de sa longue résistance.

Il ne lâchait point sa proie, l’impitoyable roi des forêts, le monarque redouté des déserts : il la tenait toujours là sous sa puissante griffe, il la déchirait par lambeaux, il broyait sa tête osseuse, et il allait donner son dernier coup de mâchoire quand un monstrueux crocodile, sortant vivement des eaux, s’élança sur le quadrupède vainqueur, le saisit par les pattes ensanglantées et l’entraîna au fond des eaux.

Un cadavre seul resta sur la plage au pied du cocotier, et, quelques instants après, une large traînée de rouge se dessina sur le Gange et annonça le repas du vorace amphibie.