Comme neige au soleil/I

La bibliothèque libre.
Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVIII, 1903
◄   Sommaire Chapitre I Chapitre II   ►



I


Les réverbères vacillaient sous les brusques rafales qui balayaient la rue déserte ; quelques flocons légers tourbillonnaient, pareils à ces plumes d’oie que le vent lutine dans les cours de ferme.

Demain, Limoges s’éveillerait sous un linceul blanc que la fumée charbonneuse des fours à porcelaine aurait tôt fait de changer en une lamentable boue grise qui collerait aux semelles des piétons et sur laquelle les chevaux glisseraient des quatre fers.

Toutes les maisons étaient closes : elles semblaient dire aux passants attardés :

« Chez nous, le poêle tire bien, la lampe éclaire. Nous ne voulons rien savoir de ce qui vous concerne ! »

Et les passants de s’éloigner vite, la tête en avant, le col relevé, les mains dans les poches…

Vers neuf heures, résonna pourtant sur le trottoir un pas timide, hésitant, le pas de quelqu’un qui se traîne parce qu’il ne sait trop où il va…

Personne ne s’en préoccupa ; personne ne mit le nez à la fenêtre pour regarder le singulier promeneur : une petite ombre qui rasait les murs.

La neige poudrait déjà ses épaules ; la petite ombre se secoua, s’arrêta, et, avisant un portail en recul, elle s’y blottit, après avoir déposé auprès d’elle un paquet enveloppé d’un vieux mouchoir à carreaux.

Le coin était abrité : la petite ombre pouvait réfléchir.

« Pauvre Jaquissou ! pensa-t-elle, que vas-tu devenir dans cette ville où tu ne connais âme qui vive ? »

Jaquissou avait juste treize ans, et, depuis huit jours, il était orphelin…

Sa maman, se sentant mourir, lui avait dit : « Petit, le bon Dieu me rappelle à lui… Ne murmurons pas contre sa sainte volonté… Je me suis préparée au grand voyage et je devrais être heureuse à la pensée de rejoindre ton papa, mais l’idée que tu restes seul au monde m’attriste. Le père Bourineau, dont tu es le bouvier depuis ta sortie de l’école, est un excellent homme… Cependant, j’aurais tort de trop compter sur lui… Ses petits-fils grandissent ; bientôt ils prendront ta place… Mieux vaut, pour toi, chercher fortune ailleurs ! … Dès que tu m’auras conduite au cimetière, promets-moi que tu quitteras Chambeyrac pour te rendre à Limoges, chez ton oncle, Antoine Cabussière, le frère de ton père… Il est tourneur, dans une fabrique de porcelaine ; on le dit fort habile ; il t’apprendra son métier… Je ne crois pas qu’il refuse de s’occuper de toi ! Il n’est pas marié, et, bien qu’un peu original, il est honnête jusqu’aux moelles… Voici son adresse : s’il avait déménagé, — depuis deux ans je n’ai pas reçu de secs nouvelles, —les voisins te renseigneraient… »

Et la maman de Jaquissou, après l’avoir béni, ferma les yeux pour toujours.

Le lendemain de l’enterrement, le petit garçon se mit en route ; il emportait pour tout bagage une paire de souliers et une chemise de rechange… D’argent, point !… La vente des vieux meubles avait servi à payer les remèdes et le médecin. Il n’était rien resté pour l’orphelin !

En revanche, les regrets de tous raccompagnaient ; le père Bourineau essuya une larme ; la mère Bourineau fourra dans le bissac du voyageur un énorme morceau de pain et une tranche de lard, et les garçons du bourg firent un brin de conduite à leur camarade. Mais, au bout de la colline, il fallut bien se séparer, et Jaquissou continua seul son chemin.

De Chambeyrac à Limoges, on compte vingt-cinq lieues. Jaquissou franchit en six jours cette distance ; il déjeunait d’un croûton dur et dînait d’une écuellée de soupe offerte par une main charitable ; le soir, il couchait dans les granges ; une fois, par hasard, une brave fermière lui donna un vrai lit avec de beaux draps neufs et raides qui sentaient la lavande !

Enfin, Jaquissou atteignit le but de son voyage. Cette ville enfumée où les pavés mêmes étaient noirs, où les sirènes des fabriques poussaient de sinistres beuglements pour annoncer la sortie des ateliers ou la reprise du travail, lui serra le cœur… Ah ! qu’il était loin de son cher petit pays, si paisible, où, le soir, on entendait seulement les clochettes des troupeaux regagnant l’étable.

Mais quoi ? il fallait bien se faire une raison ! L’enfant se rendit aussitôt à l’adresse indiquée : une vieille maison de triste apparence ; du bas en haut, des ouvriers l’habitaient, pressés les uns contre les autres, comme les abeilles dans les alvéoles d’une ruche.

C’était l’heure du dîner : tout le monde se trouvait chez soi. Au hasard, Jaquissou heurta à une porte.

« M. Antoine Cabussière ?

— Connais pas ! répondit laconiquement le locataire, un chauffeur de fours, à la barbe roussie.

— Je me rappelle vaguement ce nom ! » déclara une petite brunisseuse au minois éveillé qui occupait une chambre du premier étage.

Sous les combles, enfin, un tourneur, le visage barbouillé de poussière de porcelaine, comme un pierrot, s’écria aussitôt :

« Antoine Cabussière !… Je m’en souviens à merveille… Un grand, blond, qui n’allait jamais au cabaret… Nous étions dans le même atelier.

— Où est-il à présent, monsieur ? demanda Jaquissou, déjà ravi…

— Oh ! il est loin, je t’en réponds !… Il a eu une chance !… L’année dernière, des Américains sont venus à Limoges pour étudier la fabrication de la porcelaine ; quand ils partirent, ils emmenèrent avec eux quelques ouvriers habiles, Cabussière fut du nombre… À l’heure actuelle, il doit tourner des assiettes et des tasses de l’autre côté de l’Océan ! »

Jaquissou resta un instant atterré devant cette révélation : qu’allait-il devenir ?

« Pourrais-je trouver de l’ouvrage dans une fabrique ? demanda-t-il.

— Qui voudrait de toi ? Un gosse sans famille, sans recommandation… tombé du ciel un soir d’hiver… Il ne manque pas d’enfants d’ouvriers ici ; les bonnes places leur sont réservées ! »

Jaquissou n’insista pas : les larmes aux yeux, il descendit l’escalier délabré de cette maison où il croyait rencontrer enfin un asile sur et durable et d’où on le repoussait comme un petit paria.

Le soleil était couché, le vent glacial ; il erra pendant plusieurs heures à l’aventure, lorgnant d’un œil d’envie les auberges qui offraient bon feu et soupe chaude à ceux dont la bourse tinte.

Enfin, glacé, l’estomac creux, à bout de forces, il vint s’échouer sous le porche hospitalier qui, seul, dans la rue déserte, pouvait un peu l’abriter de la bise.

« Pauvre maman ! pensa-t-il, elle prie, sans doute, pour moi à cette heure !… Elle doit dire au bon Dieu : « Mon petit garçon a faim et froid. Vous êtes son Père… secourez-le, je vous en prie ! »

Tandis que le garçonnet ruminait cette idée consolante, ses yeux rencontrèrent la maison d’en face : un vieil hôtel à la porte en ogive, où une fenêtre, violemment éclairée, découpait un rectangle flamboyant. Cette fenêtre appartenait à un rez-de-chaussée surélevé, et une ferronnerie d’antique facture la grillait. Par moments, des clartés plus vives indiquaient qu’on tisonnait dans un grand brasier : les habitants du logis aimaient à se chauffer !

« Peut-être ont-ils bon cœur ! pensa le pauvret… Si je frappais, ils me permettraient de m’approcher du feu, ne serait-ce qu’un quart d’heure ? »

Mais, avant de soulever le lourd anneau de fer forgé qu’une bête fantastique tenait dans sa gueule, Jaquissou voulut regarder, sans en être vu, les heureux qui avaient chaud !

Il secoue la neige de ses épaules, étire ses membres ankilosés et traverse la rue en courant…

Le voici au pied du mur ! La fenêtre est à cinq pieds du sol, mais une corniche fait saillie un peu au-dessous… Il s’élance, s’accroche à la grille qui, de près, ressemble à une dentelle de fer, se hisse et plonge un œil avide dans l’intérieur de la maison.

La réalité ne ressemble guère à son rêve… Pas de cheminée profonde… pas de famille assemblée… Une vaste pièce carrelée… au fond, un four de briques qui ouvre sa gueule rouge comme les dragons des contes d’autrefois et, devant le brasier, un vieillard de haute taille, dont une houppelande brune enserre la maigreur. De longs cheveux blancs s’échappent de son bonnet de velours ; une grande barbe descend sur sa poitrine ; l’inconnu rappelle un peu le Moïse qui orne la salle du presbytère à Chambeyrac.

Il tient une espèce de fourche sur laquelle repose un objet rond en forme d’assiette, et, avec mille précautions, il introduit cette assiette dans le four.

Jaquissou ne sent plus le froid, ni la faim ; ce qu’il voit le surprend tellement qu’il ne sait s’il dort ou s’il veille…

La longue barbe retire son assiette du four ; elle est rouge comme une braise ; il l’apporte près de la fenêtre sur une table de pierre…

Jaquissou écarquille les yeux pour ne rien perdre de l’étrange spectacle… Peu à peu, le rouge de braise se fane, diminue, s’éteint, et, à mesure qu’il disparaît, se dessine une exquise figure de bébé blond et rose, dont les yeux rappellent les myosotis qui croissent au bord des ruisseaux.

Comment ce poupon qui rit aux éclats a-t-il surgi à l’endroit où tout à l’heure on ne voyait que du feu !… Jaquissou n’y comprend goutte !… À ce moment, le sorcier, — il l’appelle ainsi dans son esprit troublé, — lève les yeux ; s’il allait apercevoir l’indiscret ? Le petit garçon dégringole de son poste d’observation et court se cacher derrière la borne… Le vent ne soufflait plus en bourrasque ; à présent, la neige tombait lentement et tout droit… Elle s’amoncelait déjà sous le porche en ourlet floconneux… Bientôt, elle recouvrirait l’enfant sans asile qui s’abandonnait à elle…

Jaquissou frissonna et se pelotonna contre le mur. Le sommeil l’envahissait… Vaguement, il se souvint d’histoires entendues jadis… Des chemineaux endormis dans la neige que le garde champêtre ne pouvait plus réveiller, le lendemain matin…

Pourquoi ne se laisserait-il pas glisser dans cette douce langueur ? Il quitterait ce monde égoïste, où toutes les portes restaient impitoyablement fermées aux orphelins, pour s’envoler vers le beau pays de lumière où des bras caressants se tendraient pour l’accueillir. Tout à coup une idée, trouble d’abord, puis plus précise, secoua son engourdissement et le remit debout, tout chancelant.

La mort volontaire ?… Mais Dieu la condamne ! C’est en toutes lettres dans le catéchisme ! … Jaquissou ne voulut pas succomber à la tentation de chercher dans un sommeil perfide l’oubli des tristesses de l’heure présente. Résolument, il ramassa son paquet et cingla vers la vieille maison où la fenêtre éclairée brillait comme un phare.