Comme neige au soleil/V

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Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVIII, 1903
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V


La journée parut longue au vieillard. La fillette reviendrait-elle comme elle l’avait promis ? Justement le docteur prescrivait un nouveau traitement. Jaquissou serait absent à l’heure de la visite annoncée… Et cela vaudrait mieux…

L’attention de Catherine ne se partagerait pas en deux !…

À onze heures et demie, la porte de l’atelier s’ouvrit et l’on entendit des claquements de sabots.

« Est-ce toi, petite ? demanda le malade.

— Oui, monsieur, c’est moi ! Je vous amène Pierrot ! »

Et Pierrot apparut en effet sous l’aspect d’un gros paquet roulé dans un vieux châle gris.

Catherine rabattit l’étoffe de laine qui cachait le visage de son poupon et présenta celui-ci avec orgueil à son nouvel ami…

« Voyez comme il est beau, dit-elle. On lui donnerait au moins quatorze mois ! »

Pierrot n’était pas farouche, on le sait ; il saisit une des cornes du foulard rouge qui protégeait la tête du vieillard et tira dessus en éclatant de rire… Un joli rire qui laissait voir quatre perles dans un écrin de satin rose !… « Il est toujours de bonne humeur ! expliqua la petite mère… Si vous voulez vous en charger, monsieur, je vous préparerai votre tisane.

— Mais, balbutia l’émailleur…

— Oh ! ne craignez rien !… Il est très propre !… »

Elle planta son paquet vivant entre les bras du père Léonard qui le prit avec des gestes maladroits.

« Et s’il pleure ? demanda-t-il.

— Oh ! il ne pleurera pas ! Il ne pleure que lorsqu’il a faim ! »

Pierrot, pour l’heure, ne songeait qu’à s’amuser. La longue barbe de sa bonne improvisée lui parut fort divertissante. Il fourragea dedans avec ses menottes.

Le vieux le laissait faire pour le seul plaisir de voir les quatre perles dans les gencives roses… Jamais il n’aurait cru que c’était si gentil, un petit enfant.

Catherine apporta la tisane, plus parfumée encore que la veille, et elle voulut reprendre le bébé, mais Léonard le retint.

« Laisse-le-moi, supplia-t-il, et assieds-toi là en face de moi pour me raconter ton histoire. »

L’histoire était courte. Jusqu’à l’année précédente, on avait vécu fort heureux chez les Yrieix, mais le papa — un typographe — était mort à la dernière chute des feuilles ; la pauvre maman se tuait au travail pour nourrir ses petits enfants…

« N’avez-vous donc plus de famille ? interrogea le vieillard, en caressant les cheveux d’or de Pierrot.

— Non, monsieur… Ah ! si, pourtant, maman a un oncle, mais c’est un méchant homme… Il a mis à la porte de chez lui ma grand’mère, qui était sa sœur. »

Léonard se mit à trembler de tous ses membres, il crut que ses mains allaient lâcher le bébé.

La fillette ne s’aperçut pas de cette défaillance ; elle poursuivait son idée et fouillait dans le cou grassouillet de son petit frère. Elle en retira une médaille d’argent, attachée à un cordon.

« Regardez, monsieur, dit-elle, le nom de bonne maman est gravé derrière… Son frère la lui avait donnée pour sa première communion… »

Les yeux du veillard s’élargirent, puis ses paupières battirent, et il s’affaissa sur les oreillers…

Cette fois, Catherine eut peur ; elle attrapa Pierrot, qui menaçait de faire la culbute, le déposa sur la descente de lit et se mit à taper dans les mains du malade…

À ce moment, la porte de l’atelier grinça.

« Jaquissou, cria la petite, venez vite ! »

L’apprenti accourut ; son maître rouvrait les yeux.

« Catherine ! balbutia-t-il. Où est-elle ?

— Ici, monsieur, auprès de vous…

— Et Pierrot ?

— Il joue sur le tapis avec une de vos pantoufles.

— Dis-moi… Ta mère maudit-elle son oncle ?

— Non, monsieur, le bon Dieu défend de maudire personne… Nous prions tous les jours pour lui…

— Lui pardonnerais-tu ?

— Certainement ! Il faut bien pardonner aux autres, si nous voulons être pardonnés, à notre tour !…

— Merci, Catherine, de me parler ainsi… Je suis cet oncle au cœur impitoyable qui fit tellement pleurer ta grand’mère…

— Mais l’oncle Léonard est émailleur ?

— Eh bien ?

— Je vous croyais boulanger !… à cause du four…

— Catherine, va chercher ta maman, cours vite… Dis-lui de venir occuper chez moi les grandes chambres qui s’ennuient d’être vides…

— Oui, monsieur, non… mon oncle. »

Déjà la fillette ramassait Pierrot.

« Non, laisse-le, conseilla le vieillard, tu iras plus vite !… Donne-le moi plutôt… Nous jouerons ensemble… »

Il reprit le bébé : les cheveux d’or et les joues roses auprès de la longue barbe grise faisaient songer au jeune printemps et au vieil hiver…

Jaquissou pleurait dans un coin ; son maître l’appela :

« Mon garçon, dit-il, jamais je ne me suis senti aussi heureux… Je vais essayer de réparer une longue vie d’injustice… Ce bonheur me vient par toi !… Je t’en remercie… Nous ne nous quitterons plus !… Après moi, tu seras le premier émailleur de Limoges, et ton apprenti, le voici ! »

Il éleva le poupon en l’air, et Pierrot, croyant que c’était un jeu nouveau, éclata de rire…

Jaquissou sortit sans bruit de la pièce et courut dans sa chambrette ; l’émotion l’étouffait : il ouvrit la fenêtre pour respirer l’air du dehors.

La neige de la veille fondait sous le soleil de midi et une vague odeur de lilas, qui arrivait de la campagne voisine, annonçait l’avril.

Le garçonnet huma la brise embaumée avec délices et pensa, le cœur débordant de reconnaissance, que Dieu était bon de donner aux hommes le printemps après l’hiver…

J. de Coulomb.
FIN.