Comme tout le monde/2/14

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J. Tallandier (p. 314-321).

XIV

Trop tard


Isabelle courait presque, à travers les rues du soir, sous la pluie. Une hâte fiévreuse la poussait vers son logis. Il lui semblait qu’il n’était pas possible qu’elle retrouvât sa maison debout, les siens vivants. Sans doute une calamité l’attendait. Le mariage de sa fille était rompu, peut-être ; le petit Louis venait de mourir au lycée ; Léon s’était estropié en tombant dans les escaliers.

C’est qu’Isabelle sortait de sa conversation sanglotante avec la malheureuse femme du comptable comme d’un rêve monstrueux.

Certes, elle avait fait de son mieux pour consoler, pour aider l’affligée. Mais, en réalité, c’était l’autre qui, sans le savoir, l’avait consolée, aidée, — sauvée.

Depuis deux heures, Isabelle Chardier savait une chose jamais soupçonnée auparavant : elle était une femme heureuse.

En ces deux heures, elle avait appris que perdre un enfant n’est pas tout le malheur du monde, et que ce deuil serait presque supportable s’il ne s’y mêlait la misère et le déshonneur. Elle voyait devant ses yeux passer le tableau d’une mère, d’une petite femme en noir, appuyée contre le cercueil de son fils, de la même façon qu’Isabelle s’était appuyée contre le cercueil du petit lion. Mais, en face de cette femme, pleuraient de faim deux grelottantes petites filles aux yeux bleus, et il n’y avait pas de pain dans la maison. À côté d’elle son mari, son homme, celui qu’elle aimait et qui l’aimait, proférait des outrages contre la vie, contre le bien-être des autres. Et cette femme savait que ce mari devenait fou, qu’il allait commettre de l’irréparable, qu’il volerait dans la caisse de son patron pour ne plus voir pleurer et grelotter ses deux gamines affamées.

… Le cercueil est là, dans la pauvre chambre ; et, dans l’escalier, il y a l’huissier. — La saisie, l’expulsion, la perte d’une humble place de comptable qui ne suffit même pas pour vivre, tout cela guette derrière la porte, hydre invisible… L’enfant mort s’en va dans la fosse commune… La lutte désespérée du père et de la mère continue quelque temps. On passe des nuits, elle à coudre pour quelque magasin qui lui paiera huit sous pour chaque nuit blanche, lui à faire des copies dont il tirera moins encore… Puis la catastrophe arrive. Le vol, la fuite, le suicide. Non pas même le suicide, mais la démence et la cécité. Si l’homme guérit, c’est la prison. S’il ne guérit pas, c’est l’infirmité, l’asile des aliénés. Dans les deux cas, c’est la rue, c’est la mendicité pour la mère et les deux petites aux yeux bleus… Que répondre à ce dilemme ? Ne vaut-il pas mieux imiter les malheureuses qui s’en vont dans la mort, une nuit, emmenant leurs enfants avec elles, parce que la vie ne veut pas les accueillir, celles-là qu’on retrouve, un matin, asphyxiées en famille dans leurs galetas, tandis qu’un reste de charbon brûle encore dans le réchaud libérateur ?…


La tête en avant, Isabelle bondissait par-dessus les flaques, insensible à la pluie qui lui cinglait le visage.

« Moi, je suis la femme de Léon Chardier, avoué, cet homme parfaitement honorable que tout le monde respecte dans la ville. Moi, je possède une maison où la table est, chaque jour, copieusement servie, où, l’hiver, il fait chaud, et frais l’été. J’ai, pour promener mes loisirs, un beau jardin plein de fleurs, je suis bien portante, et tous les miens sont aussi sains que moi. Ma fille aux jolies joues est fiancée avec un homme estimable à l’égal du mien, intelligent et jeune. Les noces se préparent parmi les fleurs et les cadeaux. Mon foyer est en fête. Ma mère va venir au mariage, mon fils aussi. On m’aime bien autour de moi ; mes amies m’apprécient ; mes servantes même me sourient. Ma conscience n’est chargée d’aucune faute. Je n’ai qu’à continuer mon existence privilégiée, qu’à voir grandir autour de moi mes enfants. Je serai grand-mère, peut-être, dans un an !… Les affaires de mon mari prospèrent tous les jours, je suis heureuse !… »

Encore quelques pas, Isabelle arrive dans son quartier. La lueur des réverbères tremble sur les pavés luisants. Personne dans les rues,

« Ai-je mérité mon sort ?… » s’interroge-t-elle.

Sa pensée, toujours vague, s’efforce de s’affermir. Des éléments flottants veulent se précipiter. Elle écoute parler sa conscience profonde.

« Comment ! Tu as cru jusqu’à présent que tu étais malheureuse ! Tu as dit que les autres étaient malheureuses comme toi ! Tu as pleuré sur la souffrance des ménages du monde entier !… Oui, qu’un mari mordille sa moustache et n’ait pas le goût du rêve, qu’une fille soit quelque peu différente de sa mère, que Monsieur n’ait pas un piano à queue et Madame un atelier, et voici la vallée du mariage transformée en vallée de larmes… Sommes-nous justes ? N’est-ce pas un grand crime que nous n’ayons pas le courage de suivre les quelques bonnes résolutions qui nous sont venues, un soir, au coin du feu ?… Mais la moitié de notre chance serait un rêve trop beau, pour les petites femmes en noir, les petites héroïnes épuisées d’anémie et d’angoisse dont les enfants pleurent de faim, dont les maris se suicident après avoir volé ! »

Isabelle, ce soir, découvrait la sagesse, la sagesse des médiocres, la seule qui puisse leur être salutaire.

Elle arrivait à sa porte. Oui, elle allait se précipiter dans la salle à manger où Léon, à cette heure, devait lire tranquillement le journal en attendant le dîner, après sa longue journée d’affaires. Elle allait lui sauter au cou, lui raconter tout, lui dire qu’elle était guérie de toute tristesse, lui apprendre que la vie était bonne et qu’il fallait bien s’aimer, parce qu’on était des gens heureux. Elle allait pleurer de joie en berçant sa fille contre elle, comme elle avait, tout à l’heure, pleuré de compassion sur sa sœur infortunée. Puis elle battrait des mains, puis elle chanterait, parce que la maison était en fête et qu’on allait bientôt célébrer les noces de deux jolis fiancés, parmi la bienveillance et l’estime de tous.

Modeste vint, en roulant sur ses hanches à la Rubens, lui ouvrir la porte. Isabelle eut envie de l’embrasser. Elle demanda, frémissante, joyeuse :

— Tout va bien, à la maison ?

— Mais oui, madame !… fît la grosse fille étonnée.

Isabelle est déjà loin. Elle court à la salle à manger, se jette sur la porte, entre.

Léon et Zozo, debout l’un en face de l’autre, sont là, qui se regardent, pâles de rage tous les deux.

— Enfin la voilà !… dit Zozo les dents serrées.

Elle court à sa mère. Ses paroles saccadées tremblent sur ses lèvres :

— Maman !… Papa vient de me gifler !… Je veux m’en aller d’ici !… Je veux quitter la maison !…

— Écoutez !… Écoutez !… crie Isabelle d’une voix inconnue, d’une voix ardente de Précurseur, si vous saviez !… J’arrive de l’hôpital ! J’ai vu…

— Qu’est-ce que ça nous fait, l’hôpital !… s’exclame Zozo. Je te dis qu’il m’a giflée et que je ne le supporterai pas !

Léon l’interrompit violemment :

— Elle m’a insulté !… Je ne tolérerai pas ça tant qu’elle sera chez moi !… Je veux qu’on me respecte chez moi !… Entendez-vous, toutes les deux !

Zozo parle en même temps que lui, Isabelle aussi. Mais sa voix d’homme, plus forte, domine le bruit :

— Ah !… Tu rendras ton mari heureux, toi aussi !… Ce que je le plains d’avance, le pauvre garçon !…

Il s’arrête parce que Zozo, outrée, éclatant en pleurs, vient de sortir en claquant la porte derrière elle. Alors il part d’un mauvais rire.

— Écoute !…. reprend Isabelle véhémente, oh ! Léon !… Écoute !…

Mais lui recule devant elle, le front bas, la bouche crispée sous sa moustache.

— Ce n’est pas la peine !… ricane-t-il amèrement. Je sais ce que tu vas dire : Je n’ai pas le droit de parler, moi !… J’ai trop de choses à me reprocher, moi !… Je ne suis qu’un mari indigne, moi !… Toi, tu t’es toujours sacrifiée pour moi ! Tu as été honnête toute ta vie, et moi je ne suis qu’un misérable !… Un misérable !… Un misérable !…

— Non ! non !… crie désespérément Isabelle. Ce n’est pas ça que je veux dire !… Oh ! Léon !… Écoute !…

Elle s’élance pour l’embrasser. Mais il a bondi en arrière. Et, du même geste que sa fille, bousculant les chaises, il sort en claquant la porte derrière lui.


Isabelle, restée seule, baissa lentement la tête. Debout au milieu de la salle à manger, immobile et noire dans son crêpe mouillé de pluie, elle regardait fixement un point du plancher. Elle comprenait qu’il était trop tard, qu’on ne peut pas refaire en un instant ce qu’on a défait pendant des années, et qu’il est aussi difficile de s’entendre dans la bonne humeur que dans la mauvaise, quand les natures ne sympathisent point.

Pourtant, au bout de quelques minutes, un sourire passa sur sa bouche mélancolique, à cause que, ce soir, elle se sentait tout de même à jamais délivrée du mal. Et pendant l’instant que dura ce sourire, elle ensevelit profondément dans son cœur le secret de sa joie, de même qu’elle y avait, jusqu’à présent, caché le secret de sa tristesse.