Commencements/02

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Texte établi par Édition de l’A C-F,  (p. 91-123).

Deuxième partie

L’ALLIANCE
CONTRE LES IROQUOIS


Le sieur Chauvin de Normandie jouit pendant trois années d’un monopole du commerce des fourrures dans la Nouvelle-France. Il construit une habitation à Tadoussac en 1600. De Monts l’accompagne dans l’un au moins de ses voyages ; Pont-Gravé y prend une part dirigeante parce qu’il fréquente le Golfe et le Saint-Laurent depuis un certain temps et qu’il est un habile capitaine de marine.

Lorsque Chauvin meurt d’une maladie contractée au Canada, c’est Aymar de Chaste qui hérite, bien malgré lui, des privilèges et du monopole. Chargé d’étudier les plaintes des marchands et des pêcheurs qui demandent que la traite soit libre, il organise, avec une compagnie de gentilshommes, l’expédition de 1603. Il désigne Pont-Gravé pour en prendre charge. Puis il demande à Champlain de se joindre à ces navigateurs « pour voir le pays, et ce que les entrepreneurs y feraient ». Pensionnaire du Roi, Champlain répond que cette offre l’intéresse, mais qu’il ne peut s’éloigner sans un ordre de la Cour. M. de Chaste obtient cette permission pour son protégé, « avec lettre adressante à Pont-Gravé, pour que celui-ci le reçut en son vaisseau, lui fît voir et reconnaître tout ce qu’il pourrait, et l’assistât de ce qui lui serait possible en cette entreprise ».

En 1603, Champlain aborde donc au Canada pour la première fois. Personnellement, il ne connaît encore rien du pays. Et le seul rôle qu’Aymar de Chaste lui confie est celui d’observateur.

Champlain descend à Tadoussac le 24 mai. Trois jours plus tard, il visite des Indiens campés à la pointe « Saint-Mathieu » ; il rencontre là des « Etchemins, Algonquins, et Montagnais, au nombre de mille ». Ces guerriers reviennent d’une expédition de guerre contre les Iroquois ; à l’entrée du Richelieu, ils ont rejoint leurs ennemis « dont ils avaient tué quelque cent » ; mais en même temps, ajoute Champlain, ils « craignent trop lesdits Iroquois qui sont en plus grand nombre que lesdits Montagnais, Etchemins, et Algonquins ».

Puis s’ouvre la grande scène de l’alliance entre les Français et la coalition laurentienne. Dans la loge du grand Sagamo, Anadabijou, une centaine de sauvages font « tabagie » ; sont également présents deux Indiens que le sieur du Pont a conduits en France durant les années précédentes et qu’il ramène présentement. L’un d’eux commence alors « à faire sa harangue de la bonne réception que leur avait fait le Roi, et le bon traitement qu’ils avaient reçu en France, et qu’ils s’assurassent que sadite Majesté leur voulait du bien, et désirait peupler leurs terres, et faire paix avec leurs ennemis (qui sont les Iroquois), ou leur envoyer des forces pour les vaincre ».

Cette promesse remue si profondément l’auditoire que le sauvage est « entendu avec un silence si grand qu’il ne se peut dire de plus ».

Anadabijou distribue du tabac à ses hôtes, puis ensuite aux Indiens. « Ayant bien pétuné, dit encore Champlain, il commença à faire sa harangue à tous, parlant posément, s’arrêtant quelquefois un peu, et puis reprenait sa parole en leur disant que, véritablement, ils devaient être fort contents d’avoir sadite Majesté pour grand ami. Ils répondirent tous d’une voix : Ho, ho, ho, qui est à dire Oui oui. Lui, continuant toujours sadite harangue, dit qu’il était fort aise que sadite Majesté peuplât leur terre, et fît la guerre à leurs ennemis ; qu’il n’y avait nation au monde à qui ils ne voulussent plus de bien qu’aux Français. Enfin il leur fit entendre à tous le bien et l’utilité qu’ils pourraient recevoir de sadite Majesté ».

Et voilà les termes de la première alliance verbale contre la nation iroquoise. Champlain n’y est pour rien. C’est un témoin ; il assiste à un événement préparé en dehors de lui par les grands coloniaux de cette époque : Chauvin, le seigneur de Monts, Pont-Gravé, peut-être Aymar de Chaste, et surtout les marchands de fourrures. Ceux-ci connaissent bien le conflit qui règne dans la vallée du Saint-Laurent ; ils en savent la violence ; ils n’ignorent pas que les Montagnais, les Algonquins, les Etchemins sont les moins nombreux malgré d’occasionnelles victoires ; enfin ils sont au courant de l’aire géographique occupée par les diverses tribus en guerre.

Champlain se renseigne sur les lieux. Après les événements de Tadoussac, il remonte le fleuve en compagnie de Pont-Gravé qui s’est déjà aventuré jusqu’aux Trois-Rivières. Et d’autres faits viennent l’éclairer. À l’embouchure du Richelieu, il observe un fort : les pâlis touchent d’un côté à la rivière, de l’autre au fleuve, et ils enferment toute une pointe de terre. Des sauvages canadiens sont postés là, et ils attendent leurs ennemis.

En passant aux Trois-Rivières, Champlain note la valeur stratégique des Îles de l’embouchure du Saint-Maurice ; il constate tout de suite que les Français devront les fortifier. « Aussi, dit-il, que l’habitation des Trois-Rivières ferait un bien pour la liberté de quelques nations, qui n’osent venir par là, à cause desdits Iroquois leurs ennemis, qui tiennent toute ladite rivière de Canada bordée ; mais, étant habitée, on pourrait rendre lesdits Iroquois et autres sauvages amis, ou à tout le moins, sous la faveur de ladite habitation, lesdits sauvages viendraient librement, sans crainte et danger, d’autant que ledit lieu des Trois-Rivières est un passage ».

De retour à Tadoussac, Champlain assiste à un nouvel épisode de nature à le renseigner. « Arrivant à Tadoussac, dit-il, nous trouvâmes les sauvages que nous avions rencontrés en la rivière des Iroquois, qui avaient fait rencontre au premier lac, de trois canots iroquois, lesquels se battirent contre dix autres de Montagnais, et apportèrent les têtes des Iroquois à Tadoussac, et n’y eut qu’un Montagnais blessé au bras d’un coup de flèche ».

À partir de ce moment, Champlain lui aussi connaît bien la situation des tribus au Canada et leurs relations. Il vient d’apprendre que c’est dans un conflit non pas latent ou dormant, mais en pleine violence que les Français se jettent.

Pendant quelques années, ce pacte reste lettre morte. Champlain et De Monts se dirigent vers l’Acadie et s’établissent au Port-Royal. Le premier ne revient en Nouvelle-France qu’en 1608. Cette année-là, il choisit l’emplacement de la future capitale, il construit une résidence, il fait exécuter certains défrichements. Mais il entre aussi en contact avec les Indiens ; il n’en fera mention que l’année suivante, mais dans des termes qui indiquent bien que, dès la première minute, il est un continuateur de la politique de 1603.

En 1609, en effet, la saison de la traite arrivée, Champlain quitte l’Habitation en barque avec quelques hommes. À l’île Saint-Éloi, en face de Batiscan, il rencontre deux cents Indiens, « nations de Sauvages appelés Ochateguins, et Algonquins, qui venaient à Québec, pour nous assister aux découvertes du pays des Iroquois, contre lesquels ils ont guerre mortelle ». Sous le nom d’« Ochateguins », il faut reconnaître les Hurons. Se sont-ils rendus là par hasard ? Sont-ils venus de si loin sans invitation ?

Yroquet et Ochateguin, les deux chefs, montent sur la barque de Champlain, et, après les cérémonies usuelles, ils adressent des harangues à la foule des guerriers massés tout près sur le rivage. Champlain, apprend-on de ces orateurs, avait vu le fils d’Yroquet, l’année précédente, en 1608. « Je lui avais fait bonne réception, et désirions les assister contre leurs ennemis, avec lesquels ils avaient dès longtemps la guerre… ; ayant toujours désiré la vengeance, ils avaient sollicité tous les Sauvages sur le bord de la rivière de venir à nous, pour faire alliance avec nous, et qu’ils n’avaient jamais vu de Chrétiens, ce qui les avait aussi mus de nous venir voir, et que d’eux et de leurs compagnons j’en ferais tout ainsi que je voudrais ». Champlain confirme cet engagement formel de la façon la plus absolue. « Je n’avais autre intention, dit-il dans sa réponse, que d’aller faire la guerre ne portant avec moi que des armes, et non des marchandises pour traiter, comme on leur avait donné à entendre. Que mon désir n’était que d’accomplir ce que je leur avais promis, et si j’eusse su qu’on leur eût rapporté quelque chose de mal, que je tenais ceux-là pour ennemis plus que les leurs même. Ils me dirent qu’ils n’en croyaient rien ».

Ce récit comporte plusieurs indications qui ne sont pas suffisamment marquées. Ainsi le pacte de 1603 ne comprenait que les Etchemins, les Montagnais et les Algonquins ; celui de 1609 embrasse en plus les Hurons. Ces derniers descendent à la traite pour la première fois. Pendant trois ou quatre années, surviendront, au rendez-vous des traitants, des foules de sauvages qui n’ont pas encore vu de blancs, ni entendu de détonations d’armes à feu. Et ainsi se complète la grande coalition laurentienne qui combattra la Confédération iroquoise pendant un siècle, et vendra ses pelleteries aux Français.

En second lieu, il faut bien le noter, Champlain s’engage dans cette alliance sans l’apparence d’aucune hésitation, ni d’aucune inquiétude. Il n’attend pas d’être prié ou supplié : c’est lui qui accomplit les premiers pas. On peut même soutenir que la question de l’à-propos, des risques et de la gravité de cet engagement ne se pose même pas pour lui : c’est une chose qui va de soi et s’impose sans qu’on y pense. Champlain continue ainsi la politique de nos premiers coloniaux, et elle lui paraît si nécessaire qu’il ne la met pas en question et ne la soumet pas à un nouvel examen.

Quelques nécessités immédiates, comme celle d’assurer à la société des bénéfices, déterminent peut-être en partie cette attitude. Mais Champlain voit toujours plus grand que les problèmes personnels. Esprit politique, il échelonne sur plusieurs années la mise en œuvre d’un programme. Son offre d’alliance ne constitue point un expédient passager : elle s’intercale dans un plan général. Quels sont donc ces motifs qui, bien qu’ils ne soient pas exprimés, portent Champlain à prendre à cette date une décision aussi grave ?

En 1608, Champlain connaît bien le Canada, les expéditions antérieures des trafiquants de fourrures ou des pêcheurs, de même que les entreprises de colonisation. Et l’on n’a pas vu encore de groupes compacts de dissidents politiques ou religieux, ou bien de vrais colons, venir s’implanter d’eux-mêmes en Nouvelle-France, sans idée de retour, cultiver le sol, l’ensemencer et récolter. Probablement par suite des conditions climatériques, aucun immigrant ne se présente jamais ; le recrutement est difficile ; parfois il faut embaucher des prisonniers. Le froid et le scorbut répandent la crainte du pays. Ce sont les traitants qui fréquentent le Golfe et le littoral de notre pays. Ils sollicitent un monopole, et, en échange de cette faveur, ils promettent de lever et de transporter des colons, des ouvriers, de les établir, de prendre possession du pays en construisant une habitation, d’entretenir une espèce de garnison. Et voilà que par la force des choses se développe un régime particulier. sous lequel une partie des bénéfices de la traite acquitte les frais de peuplement et de colonisation. Plus les profits seront considérables, plus la Nouvelle-France se développera vite. Et si le commerce des fourrures manque soudain, le progrès s’arrêtera net. En un mot, pas de traite, pas de Nouvelle-France. Cette situation se perpétuera longtemps.

Champlain comprend bien ce problème lorsqu’il conseille au seigneur De Monts de s’établir sur le Saint-Laurent : par cette voie fluviale, il le sait, les Français vont s’enfoncer très loin dans le continent, et rencontrer de nombreuses tribus indiennes qui seront de grandes pourvoyeuses de pelleteries. Le volume de la traite se multipliera, et, outre les profits immédiats, les compagnies disposeront de sommes plus considérables pour l’établissement des Français. Il faudra beaucoup d’argent pour noliser les navires, embaucher les ouvriers, verser les salaires du personnel, transporter et entretenir les colons, fournir la subsistance aux missionnaires, construire une ou plusieurs habitations.

Mais une fois Champlain parvenu sur les lieux, un autre obstacle se pose : le long parcours que les sauvages doivent suivre pour se rendre au poste de traite. À cette époque, la tentation que présentent les articles de fabrication européenne n’est pas suffisante pour induire les Indiens à accourir : la route est trop longue ; elle est parsemée d’obstacles naturels, et les Iroquois dressent partout des embuscades. Ce n’est qu’avec le temps que les objets de luxe importés par les Français deviendront une nécessité.

Il faut donc une raison plus puissante pour porter ces Indiens à venir échanger les fourrures qu’ils possèdent. Champlain la découvre tout de suite. Il met la main sans hésiter sur le ressort qui fera mouvoir ces peuples : l’assistance militaire. À la seule mention de ces secours, les tribus accourent du fond de la Huronie.

Coalition laurentienne et Français trouvent donc les termes d’une entente : la première apportera ses pelleteries aux traitants ; les seconds fourniront l’apport de leurs armes. Dans cet accord, chacun trouve son avantage. Au début, Champlain use de diplomatie ; il voile les termes du traité verbal ; mais à mesure que le temps passera, il en exprimera la matière avec une franchise de plus en plus rude.

Le temps est aussi venu de constater que Champlain ne construit pas une habitation sur le rivage de la mer, à portée des navires, et avec un gros contingent de colons. Il s’enfonce au contraire dans le cœur d’un pays et avec un très petit groupe d’hommes. Jamais la population française du Canada ne dépasse cent personnes avant 1629. En 1608, vingt-huit hommes hivernent au pays. Dans ces conditions, comment demeurer en un endroit aussi exposé sans l’amitié des peuplades environnantes ? Puis l’enlèvement de certains Indiens par Jacques Cartier et divers incidents ont légué des craintes : il fallut près d’un demi-siècle pour effacer la haine que les Indiens avaient conçue contre les Français. À plusieurs reprises dans la suite, les aborigènes tuent des traitants, des pêcheurs, à Terre-Neuve, sur le littoral du Golfe, en Nouvelle-France. Les tactiques des marchands suscitent des violences. En 1618, à Tadoussac, les Montagnais menacent les hivernants français. Au printemps de la même année, huit cents guerriers se massent aux Trois-Rivières pour attaquer Québec. Dans la Nouvelle-Angleterre, les Puritains doivent d’abord lutter contre les Indiens.

Enfin les sauvages vivent chez eux, et les Français sont des intrus qui pénètrent sur leurs territoires, s’y établissent et s’y fortifient.

Par ses offres d’assistance militaire, Champlain vainc d’un seul coup toutes les difficultés présentées par les relations de deux races si différentes. À son petit groupe de compagnons, il assure non seulement la tolérance des sauvages, mais encore leur bienveillance et leur amitié. Inutiles à un groupe nombreux, bien armé et puissant, celles-ci sont indispensables à une poignée d’hommes placés si loin de tout secours.

D’autre part, elles sont d’autant plus nécessaires que ces Français ne vivront pas toujours à l’abri de leur habitation de bois mal fortifiée. Loin de là, Champlain projette des explorations dans toutes les directions : le Saguenay, le Richelieu, l’Outaouais, le Saint-Maurice lui semblent autant de voies où il doit s’engager sans retard pour découvrir l’étendue et les ressources de la Nouvelle-France. Quand il ne peut s’éloigner lui-même, Champlain envoie des émissaires. Étienne Brûlé court en Huronie dès 1610. Du Vignau, Marsolet, d’autres, interprètes, recevront avant leur départ des directions précises relativement aux observations à faire. On ignore en général quel prix Champlain attache aux découvertes. À plusieurs reprises, il a conscience de donner un véritable empire à la France. Et pour l’explorer seulement, pour circuler à loisir, il promettrait aux Indiens l’appui militaire de la France.

À cet égard, il y a lieu d’observer que les peuples avec lesquels Champlain s’allie, habitent tous le long de la grande avenue de pénétration dans l’intérieur de l’Amérique, sur les rives de la route fluviale la plus courte vers le centre, c’est-à-dire les Grands-Lacs. En 1609, ils tombent tous sous son influence. Sans aucun doute, les Iroquois peuvent venir bloquer cette artère, rendre les communications plus difficiles, obliger les Algonquins à accomplir l’immense détour qui, par la Gatineau, conduit au Saint-Maurice ou à la rivière Batiscan, intercepter les flottilles et embarrasser tous les ans la descente pour la traite. Mais enfin, ils ne la commandent pas d’une façon aussi directe que les Etchemins, les Montagnais, les Algonquins ; aussi leur amitié permettra-t-elle à Champlain et à ses subordonnés d’atteindre avant tout autre Européen les grands réservoirs intérieurs de l’Amérique.

Dans le récit de ses voyages, Champlain ne laisse cependant aucune trace de ces graves préoccupations : peut-être voit-il toutes ces considérations si clairement qu’il ne sent pas le besoin de les exprimer. La nécessité de fournir l’assistance militaire pour obtenir de grandes quantités de fourrures, pour construire l’Habitation sans ennuis, pour voyager librement dans le pays et jouir de l’amitié de ces peuples, lui semblent une chose toute naturelle et toute évidente.

Prévoit-il que ce conflit, déjà grave, peut devenir pour la Nouvelle-France une mortelle menace ? Dès l’année 1609, Champlain connaît l’existence de la terreur iroquoise. Pendant que l’Habitation se construit, voici ce qu’il dit des Indiens du voisinage : « Ils prenaient souvent des alarmes la nuit en songeant, et envoyaient leurs femmes et enfants à notre fort, où je leur faisais ouvrir les portes, et les hommes demeurer autour dudit fort. Ils appréhendent infiniment leurs ennemis, ajoute-t-il, et ne dorment presque point en repos en quelque lieu qu’ils soient ». Durant l’été 1609, il apprend que les Indiens ne descendent pas toujours à la traite par la route du Saint-Laurent. En revenant de l’expédition de l’année 1609, des Indiens rêvent à l’embouchure du Richelieu que des Iroquois les poursuivent : « Ce songe, dit Champlain, leur fit aussi tôt lever le siège, encore que cette nuit fut fort mauvaise, à cause des grands vents et de la pluie qu’il faisait, et furent passer la nuit dedans de grands roseaux, qui sont dans le lac Saint-Pierre, jusqu’au lendemain ». Champlain possède donc des idées très précises sur la supériorité des Iroquois, sur leur nombre, sur leur valeur, sur le danger qu’ils présentent. Sans doute, il ne prévoit ni la hardiesse des futures incursions, ni l’audace et la cohésion de ces guerriers ; et il croit probablement que la supériorité des armes à feu aura vite raison de ces adversaires. On ne peut tout de même le blâmer de ne pas deviner les temps lointains. Du reste, certaines phrases écrites par la suite indiquent que Champlain est disposé à aller beaucoup plus loin, à prendre beaucoup plus de risques qu’on ne le suppose généralement. Non, la guerre iroquoise ne l’intimide pas, et la prescience des batailles futures ne l’aurait pas épouvanté.

La promesse une fois donnée en 1608, Champlain ne recule pas devant l’exécution en 1609. Il quitte Batiscan avec les guerriers indiens ; après un court séjour à Québec, tous reviennent sur leurs pas et entrent dans le Richelieu. Les rapides obligent Champlain à abandonner sa chaloupe, incident qui dérange ses plans et le désarçonne un peu ; mais, dit-il, « je me résolus d’y aller, pour accomplir ma promesse, et le désir que j’avais, et m’embarquai avec les Sauvages dans leurs canots, et pris avec moi deux hommes de bonne volonté ». Les autres Français, des Marais, par exemple, retournent à Tadoussac, parce que selon l’expression pittoresque de l’auteur, ils « saignèrent du nez »; en d’autres mots, ils ont peur. Trois hommes, autant de mousquets, un peu de munitions : on reste continuellement surpris de la petitesse des moyens que Champlain emploie. Si l’alliance contre les Iroquois produit de grands résultats pour la France, elle ne lui coûte certainement pas cher durant cette première période.

Alors se produit la bataille de l’année 1609. Champlain remporte une victoire facile. En chemin, il découvre une véritable province. Puis le retour se produit : « Étant, dit-il, aux saults de la rivière des Iroquois, les Algonquins s’en retournèrent en leur pays, et aussi les Ochateguins, avec une partie des prisonniers, fort contents de ce qui s’était passé en la guerre, et de ce que librement j’étais allé avec eux. Nous nous séparâmes donc les uns des autres avec de grandes protestations d’amitié, et me dirent si je ne désirais pas aller en leur pays, pour les assister toujours comme frère : je le leur promis, et m’en revins avec les Montagnais. Après m’être informé des prisonniers de leur pays, et de ce qu’il pouvait y en avoir, nous pliâmes bagage pour nous en revenir ».

L’année suivante, le seigneur De Monts perd son privilège : la traite devient libre. Les marchands de fourrures accourent à la curée. Basques et Malouins répètent aux Indiens qu’ils les assisteront dans leurs opérations militaires comme Champlain. Et les Montagnais demandent à ce dernier s’ils doivent croire cette promesse : « Je leur répondis que non, dit Champlain, et que je savais bien ce qu’ils avaient au cœur, et que ce qu’ils en disaient n’était que pour avoir et attirer leurs commodités. Ils me disaient tu as dit vrai, ce sont des femmes, et ne veulent faire la guerre qu’à nos Castors ; avec plusieurs autres discours facétieux, et de l’état et ordre d’aller à la guerre ».

Ni les Montagnais, ni Champlain ne se trompent. Un engagement se produit quelques jours plus tard à l’embouchure du Richelieu, et les simples commerçants se défilent. « Car, dit encore Champlain, aucune des barques n’y voulut aller avec les sauvages, hormis le Capitaine Thibault qui vint avec moi qui avait là une barque. Les sauvages criaient à ceux qui restaient qu’ils avaient cœur de femme, et ne savaient pas faire autre chose que la guerre à leurs pelleteries ».

Sur la rive du fleuve, le combat s’engage. « Les barques qui étaient à une lieue et demie de nous, dit encore Champlain, nous entendaient battre par l’écho de nos arquebusades qui résonnait jusques à eux, qui fit qu’un jeune homme de Saint-Malo plein de courage, appelé des Prairies, qui avait sa barque comme les autres pour la traite de pelleterie, dit à tous ceux qui restaient, que c’était une grande honte à eux de me voir battre de la façon avec des sauvages, sans qu’ils me vinssent secourir, et que pour lui…, il ne voulait point qu’on lui put faire ce reproche ». Alors, il court au combat avec quelques compagnons.

Et l’on voit qu’en étalant trop ouvertement leur convoitise, les mercantis encourent le mépris des Indiens. Ils n’ont ni la souplesse, ni le doigté de Champlain qui sait voiler les choses et revêtir de beaux manteaux la dure réalité. De plus, la politique de leur grand concurrent dégénère chez eux, non seulement en expédient de basse qualité, mais encore en un refus complet d’exécuter les obligations du traité verbal. Ils promettent, mais sans intention d’accomplir. Leur inaction de l’année 1610 ne s’oubliera point.

Ainsi, l’année suivante, ils font de nouveau cortège à Champlain qui remonte jusqu’au Sault Saint-Louis. Treize pinasses sont bientôt mouillées dans la petite rivière Saint-Pierre. C’est une cohue de marchands.

Les Hurons arrivent tout d’abord au rendez-vous. Après les arquebusades, les acclamations et les autres réjouissances de l’arrivée, les délibérations commencent. Ochateguin, Yroquet et Tregouaroti, les trois chefs, appellent Champlain en consultation avec son interprète, Brûlé, qui vient de passer un premier hiver chez les Hurons.

Ces sauvages désirent s’unir à Champlain par les liens d’une étroite amitié. Mais ils sont mécontents « de voir toutes ces chaloupes ensemble ». Le Huron que Champlain a conduit en France, et qu’il ramène cette année, leur a dit « qu’il ne les connaissait point, ni ce qu’ils avaient dans l’âme, et qu’ils voyaient bien qu’il n’y avait que le gain et l’avarice qui les y amenaient ». Alors ces sauvages croient que lorsqu’ils auront besoin d’aide militaire, ils ne l’obtiendront pas.

Mais à l’égard de Champlain, ils n’éprouvent aucune incertitude : ce chef les a secondés dans le passé, il leur prêtera son concours dans l’avenir.

Et l’on voit qu’à cette heure même, dans l’esprit des Indiens, les deux choses sont déjà intimement liées : traite et assistance militaire. Quoi qu’ils disent, le marché est conclu. Ils ont reçu d’un homme déterminé, Champlain, l’aide des armes contre les Iroquois ; alors ils veulent échanger leurs fourrures avec ce même homme déterminé. S’ils les cèdent à une poussière anonyme de mercantis, en qui ils ne mettent aucune confiance, à qui réclameront-ils plus tard les secours militaires ? Ils auront donné quelque chose, ils n’obtiendront rien en retour.

Par suite d’un malentendu, aucune expédition n’a lieu cette année-là. Cependant, Champlain a agi avec tant de bonne foi et de diplomatie, qu’il devient maintenant le chef incontesté, non seulement des Français, mais encore de la coalition laurentienne ; les tribus qui la composent sont tombées sous sa domination. « Ils me voulaient autant de bien qu’à leurs enfants, dit Champlain, ayant telle fiance en moi » ; ils l’adoptent comme protecteur, comme conseiller, comme arbitre ; ils le laissent conquérir sur eux un ascendant tout à fait extraordinaire.

Et cette confiance comporte bien des avantages. Ainsi ces Indiens ne s’opposeront ni aux voyages de Champlain et de ses hommes, ni à la construction d’habitations : et c’est dire qu’ils ne s’opposeront ni aux découvertes, ni à la prise de possession, événements importants en eux-mêmes et accompagnés souvent d’incidents sanglants ; ils les favoriseront plutôt. Voilà ce qu’ils expriment tout de suite. « Que sachant que j’avais pris délibération de voir leur pays, ils me le feraient voir au péril de leurs vies, m’assistant d’un bon nombre d’hommes qui pourraient passer par tout, et qu’à l’avenir nous devrions espérer d’eux, comme ils faisaient de nous ;… que s’il y avait quelques Français qui voulussent aller avec eux, qu’ils en eussent été fort contents, et plus que jamais, pour entretenir une ferme amitié ».

Et, naturellement, Champlain écoute ces offres avec intérêt : il brûle de pénétrer dans le continent et de le connaître. On ne lui propose jamais deux fois des explorations. Aussi sa réponse ne se fait pas attendre. « Je leur proposai, dit-il, qu’ayant la volonté de me faire voir leur pays, je supplierais Sa Majesté de nous assister jusques à 40 ou 50 hommes armés de choses nécessaires pour ledit voyage, et que je m’embarquerais avec eux, à la charge qu’ils nous entretiendraient de ce qui serait de besoin pour notre vivre durant ledit voyage. Que je leur apporterais de quoi faire des présents aux chefs qui sont dans les pays par où nous passerions, puis nous en reviendrions hiverner en nôtre habitation. Que si je reconnaissais le pays bon et fertile, l’on y ferait plusieurs habitations, et par ce moyen aurions communication les uns avec les autres, vivant heureusement à l’avenir en la crainte de Dieu, qu’on leur ferait connaître ».

En 1612, Champlain n’est pas présent à la traite, et les Marchands ruinent complètement son œuvre. Tout d’abord, ils répandent la nouvelle que Champlain est mort, et les Indiens n’ont de confiance qu’en Champlain. Ils maltraitent des sauvages pour en obtenir de force des pelleteries, et ces peuples sont fiers. Enfin ils refusent de participer à une expédition militaire contre les Iroquois.

C’est cette situation qui attend Champlain au printemps 1613. Les pinasses remontent jusqu’au Sault : personne ne les attend au rendez-vous ; personne ne doit s’y rendre. Au lieu de l’animation habituelle, c’est le silence, c’est le vide, c’est le mugissement des rapides dans la solitude.

Si les Indiens ne reviennent pas, tout l’édifice fragile de la Nouvelle-France s’écroule : plus d’argent pour le nolisement des navires, pour l’embauchage des matelots, pour les gages des employés de l’Habitation, pour la solde de la garnison, pour le transport des colons, pour la subsistance des futurs missionnaires, pour les munitions, pour les armes.

Champlain connaît bien la gravité de la situation. Il sait aussi comment reconstruire. L’alliance militaire, si elle est promise par lui-même, ramènera la coalition laurentienne à la traite. Alors il entreprend son voyage de l’Outaouais de l’année 1613 : « Ce qui me fit résoudre, poursuit-il, de passer en leur pays, pour encourager ceux qui étaient restés, du bon traitement qu’ils recevraient, et la quantité de bonnes marchandises qui étaient au Sault, et pareillement de l’affection que j’avais de les assister à la guerre ».

Par suite des impairs des marchands, Champlain doit donc renouveler l’ancien pacte d’alliance de 1603 et de 1608 ; il doit semer partout de nouvelles promesses.

Champlain, par exemple, arrive au lac du Rat-Musqué, et par l’intermédiaire de son interprète Thomas, voici ce qu’il dit au Capitaine Nibachis : « Que j’étais en ce pays pour les assister en leurs guerres, et que je désirais d’aller plus avant voir quelques autres Capitaines pour même effet, de quoi ils furent joyeux, et me promirent assistance ». À l’île des Allumettes, en plein conseil de tribu, voici la déclaration qu’il prononce : « Je leur fis entendre par mon truchement que le sujet de mon voyage n’était autre, que pour les assurer de mon affection, et du désir que j’avais de les assister en leurs guerres, comme j’avais fait auparavant ». Il ajoute encore que le Roi « l’avait commandé de les visiter, et les assurer de ces choses, et que pour cet effet, j’avais nombre d’hommes au sault Saint-Louis. Que je m’étais venu promener en leur pays pour reconnaître la fertilité de la terre, les lacs, rivières et mer… Que je désirais voir une nation distante de 8 journées… nommé Nebicerini, pour les convier aussi à la guerre ».

Les Indiens n’entendent pas que cette promesse reste vaine : leur abstention de l’année 1613 le prouve assez. Tessouat, un vieux chef de l’Île des Allumettes, exprime leur volonté : « L’année dernière, dit-il, je leur avais manqué de promesse, et que 2.000 sauvages étaient venus au Sault en intention de me trouver, pour aller à la guerre… Les Français qui étaient au Sault ne les voulurent assister à leurs guerres… de sorte qu’ils avaient résolu entre eux de ne plus venir au Sault ».

Toute l’organisation financière de la Nouvelle-France reposant uniquement sur les profits de la traite, Champlain doit maintenant s’engager à fond dans cette dangereuse alliance contre les Iroquois ; pas d’autre solution à moins de modifier, ou plutôt de changer le régime.

Mais, d’autre part, Champlain désigne tout de suite une compensation importante : « Avant que partir, dit-il, je fis une croix de cèdre blanc, laquelle je plantai sur le bord du lac en un lieu éminent, avec les armes de France, et priai les sauvages la vouloir conserver, comme aussi celles qu’ils trouveraient le long des chemins où nous avions passé. Ils me promirent ainsi le faire, et que je les retrouverais quand je retournerais vers eux ». D’une croix à l’autre, la prise de possession s’avance ainsi sur le continent. L’acquiescement tacite des tribus ne vaut-il pas la peine que l’on vienne « l’année prochaine en équipage, pour aller à la guerre ».

Ces promesses de tout genre, leur échéance se produit en 1615, car en 1614 Champlain ne peut traverser l’océan. Toute la scène se déroule de nouveau dans l’île de Montréal aussitôt après la venue des pinasses françaises. Cette fois, Pont-Gravé y joue un rôle important à côté de Champlain. Voici la relation de ce dernier : « Incontinent que je fus arrivé au Sault, je visitai ces peuples, qui étaient fort désireux de nous voir, et joyeux de notre retour, sur l’espérance qu’ils avaient que nous leur donnerions quelques-uns d’entre nous pour les assister en leurs guerres contre leurs ennemis ; nous remontrant que malaisément pourraient venir à nous, si nous ne les assistions, parce que les Iroquois, leurs anciens ennemis, étaient toujours sur le chemin et leur fermaient le passage ; outre que je leur avais toujours promis de les assister en leurs guerres, comme ils nous firent entendre par leur truchement ». Pour attirer les Français dans leur coalition contre les Iroquois, les Indiens du Canada exposent ici un nouvel argument : ils ne pourront se rendre à la traite si les commerçants ne les aident à maintenir la route ouverte. Comme un engrenage, la logique des choses entraîne Champlain de plus en plus loin.

Cette fois encore, celui-ci hésite à peine : « sur quoi, dit-il, ledit sieur du Pont, et moi, avisâmes qu’il était très nécessaire de les assister, tant pour les obliger davantage à nous aimer, que pour moyenner la facilité de mes entreprises et découvertes, qui ne se pouvaient faire en apparence que par leur moyen, et aussi que cela leur serait comme un acheminement, et préparation, pour venir au Christianisme, en faveur de quoi je me résolus d’y aller reconnaître leur pays, et les assister en leurs guerres, afin de les obliger à me faire voir ce qu’ils m’avaient tant de fois promis ». Aux motifs énoncés jusqu’à cette heure, Champlain ajoute ici les découvertes pour lesquelles il a besoin de la coopération ou de l’assistance des Indiens.

En conséquence, il s’éloigne pour la Huronie. Conduit-il la division, le régiment, la compagnie que l’on pourrait imaginer ? Non, il n’amène qu’une dizaine d’hommes. Il prend part à l’expédition militaire qui tourne mal pour ses alliés, et il revient blessé. Lorsqu’il veut retourner à Québec, ces rusés sauvages ne lui trouvent ni canot, ni compagnons de voyage ; c’est qu’ils désirent le garder dans leur pays, lui et sa troupe, pour jouir d’une protection plus efficace contre les Iroquois et préparer des mesures de sécurité.

Durant l’hiver, Champlain voyage ; il prend contact avec des peuples nouveaux, et il tente de les attirer dans l’orbite de la France et du commerce des fourrures. Une querelle grave s’étant élevée entre les Hurons et les Algonquins, il agit comme arbitre dans l’intention de consolider la coalition laurentienne. « Je leur représenterai, dit-il, que le meilleur était de pacifier le tout, et demeurer amis, pour résister plus facilement à leurs ennemis… D’ailleurs, qu’ils étaient assez empêchés à repousser leurs ennemis qui les poursuivaient, les battant le plus souvent, et les prenant prisonniers, jusque dans leurs villages ; lesquels voyant une telle division, et des guerres civiles entre eux, se réjouiraient et en feraient leur profit, et les pousseraient et encourageraient à faire exécuter de nouveaux desseins, sur l’espérance qu’ils auraient de voir bientôt leur ruine ». À plusieurs reprises, Champlain donnera ainsi des conseils que les sauvages écouteront avec respect ; il possède non seulement le prestige, mais l’habileté et l’énergie d’un chef de coalition ; elles seront bien rares les occasions où sa volonté ne triomphera pas.

À ce moment, il entretient de très vastes desseins. Outre l’alliance d’un grand nombre de tribus, il prépare la construction d’une habitation au Sault Saint-Louis ; habitation qui ne serait pas simplement une factorerie, mais un ouvrage fortifié pour protéger ses alliés.

Mais après 1615, ces préoccupations disparaissent et les expéditions militaires manquent complètement. En 1617, ce sont les Indiens qui ne se présentent pas au rendez-vous. « L’année dernière (1617), lors que l’occasion et l’opportunité s’en présentaient, ils me manquèrent au besoin, d’autant qu’ils m’avaient promis de revenir avec bon nombre d’hommes de guerre, ce qu’ils ne firent, qui me donna sujet de me retirer sans faire beaucoup d’effet ». Puis en 1618, les sauvages promettent « de revenir vers nous avec bon nombre d’hommes l’année prochaine, et que cependant je supplierais le Roi de nous favoriser d’hommes, de moyens et commodités pour les assister ». Mais en 1619, pas d’action militaire vu l’absence de Champlain. Le temps s’écoule et les Français ne dépensent plus une once de poudre pour leurs alliés. Ils ne reprendront les armes qu’après 1632. Mais durant cette inaction qui dépend quelquefois des alliés, et parfois de Champlain, les Français jouissent de tous les fruits du traité oral : les fourrures descendent des pays intérieurs vers leurs comptoirs, et Champlain continue ses découvertes. Lui-même n’entreprend pas de nouveaux voyages ; mais Étienne Brûlé, par exemple, se promène déjà autour des Grands-Lacs ; et son chef le prie en 1618, par exemple, « de les continuer (les découvertes) jusques à l’année prochaine que je retournerais avec bon nombre d’hommes, tant pour le reconnaître de ses labeurs, que pour assister les sauvages ».

Les Français profitent de tous les bénéfices du traité, mais sans en remplir les obligations. Celles-ci sont pourtant nettement marquées dans les écrits de Champlain qui datent de cette période. Ainsi, au cours de la traite célèbre qui a lieu aux Trois-Rivières en 1618, traite qui réunit un nombre très grand de tribus, Champlain écrit ce qui suit : « En mes derniers et précédents voyages et découvertes, j’avais passé par plusieurs et diverses nations de Sauvages non connus aux Français, ni à ceux de notre habitation, avec lesquels j’avais fait alliance, et juré amitié avec eux, à la charge qu’ils viendraient faire traite avec nous, et que je les assisterais en leurs guerres. Et suivant leur promesse, vinrent de plusieurs nations de peuples Sauvages nouvellement découvertes, les uns pour la traite de leur pelleterie, les autres pour voir les Français, et expérimenter quel traitement et réception on leur ferait, ce que voyant encouragea tout le monde, tant les Français à leur faire bonne chère, et réception, les honorant de quelques gratifications et présents, que les facteurs des marchands leur donnèrent pour les contenter… comme aussi d’autre part tous lesdits sauvages promirent à tous les Français de venir… avec protestation chacun de se comporter avec une telle affection envers nous autres, qu’aurions sujet de nous louer d’eux, et au semblable que nous les assistassions de notre pouvoir en leurs guerres ».

On ne peut marquer plus nettement les obligations et les avantages de ce traité, pour chacune des parties contractantes.

Mais Champlain avait-il le droit d’engager ainsi la France ? Le temps est venu d’examiner cette question. De 1608 à 1612, c’est le seigneur De Monts qui dirige d’outre-mer toute l’entreprise canadienne. Champlain occupe le premier plan en Nouvelle-France avec le titre assez vague de Lieutenant-général du sieur de Monts. C’est un conseiller, c’est un exécuteur, c’est un propagandiste précieux. Mais c’est De Monts qui l’emploie, et il peut se dispenser de ses services à un moment d’avis. Alors, faute de documents, on pourrait certainement conclure que Champlain ne procède point dans une matière aussi grave sans écouter les conseils, et probablement aussi sans suivre les directions du sieur De Monts et de ses associés. C’est d’ailleurs ce qui se produit. En 1609, à son retour en France, le fondateur de Québec indique à ces derniers « l’espérance de ce qu’il y avait à faire à l’avenir, touchant les promesses des sauvages appelés Ochateguins, qui sont bons Iroquois ». Plus tard, ils décident tous ensemble de continuer l’Habitation et les découvertes « suivant les promesses des Ochateguins, à la charge qu’on les assisterait en leurs guerres comme nous leur avions promis ». Pont-Gravé est continuellement appelé en consultation dans les circonstances critiques ; il occupe le poste de collaborateur.

Avant 1612, Champlain, De Monts, Pont-Gravé, les principaux associés élaborèrent donc en commun la politique de la Nouvelle-France envers la coalition laurentienne et la Confédération iroquoise. Au pis aller, les engagements de Champlain reçoivent l’endossement de ses chefs. Puis, à partir de 1612, la commission du comte de Soissons clarifie tout ; elle donne à Champlain le titre de Lieutenant-Général ; elle définit tous ses pouvoirs. Les commissions subséquentes copient en bonne partie ce premier texte. Les uns et les autres autorisent Champlain à « traiter, contracter à même effet, paix, alliance, et confédération, bonne amitié, correspondance et communication avec lesdits peuples, et leurs Princes, ou autres ayant pouvoir et commandement sur eux, entretenir, garder et soigneusement conserver les traités et alliances dont il conviendra avec eux, pourvu qu’ils y satisfassent de leur part. Et à ce défaut, leur faire guerre ouverte, pour …l’établissement, manutention et conservation de l’autorité de sadite Majesté parmi eux ; du moins pour vivre, demeurer, hanter, et fréquenter avec eux en toute assurance, liberté, fréquentation et communication, y négocier et trafiquer amiablement et paisiblement ».

Cette Commission indique bien que les premières négociations de Champlain avec les sauvages ne lui ont pas attiré de rebuffades en haut lieu ; elles lui ont mérité la première place au contraire ; elles lui ont valu l’autorité de conclure d’autres pactes du même genre.

Ces commissions renferment aussi des passages de grand intérêt sur un autre sujet important : les découvertes. En effet, elles ordonnent à Champlain de « faire faire à cette fin les découvertes et reconnaissances desdites terres, et notamment depuis ledit lieu appelé Québec, jusques et si avant qu’il se pourra étendre au-dessus d’icelui, dedans les terres et rivières qui se déchargent dedans ledit fleuve Saint-Laurent, pour essayer de trouver le chemin facile pour aller par dedans ledit pays au pays de la Chine et Indes Orientales, ou autrement, tant et si avant qu’il se pourra, le long des côtes, et en la terre ferme ».

D’où l’on voit clairement que l’une des fonctions de Champlain est de découvrir ou de faire découvrir le Canada. Ce devoir, il ne saurait le négliger. En plus, ses aptitudes et ses goûts le portent dans la même direction. « L’une des choses que je tiens en cette affaire, dit-il, et pour l’augmentation d’icelle, est les découvertes, et comme elles ne se peuvent faire qu’avec de grandes peines et fatigues, parmi plusieurs nations, aux humeurs et forme de vivre, desquels il faut que les entrepreneurs se conforment, il y a bien à considérer d’entreprendre mûrement, et hardiment cette affaire, avec un courage mâle ».

Les Compagnies se désintéressent vite de cette obligation. Quant à Champlain, on n’a pas sondé encore toute l’importance qu’il attache aux découvertes. L’offre d’alliance qu’il présente aux peuples riverains du Saint-Laurent et de l’Outaouais, dans l’intention de circuler librement dans le pays, en donne une idée, mais fragmentaire, incomplète et pas assez appuyée. Champlain est disposé à faire plus encore.

C’est ainsi qu’à un certain moment, on le voit cultiver avec des soins infinis l’amitié d’un capitaine montagnais du nom de Miristou ; il le cajole, il cause avec lui à plusieurs reprises ; il a formé le plan de le faire élire chef de sa nation. De plus, il désire que tous les autres chefs indiens tiennent des Français la dignité de capitaine, et il veut entourer ce choix de formalités et de cérémonies qui rendront la distinction plus enviable.

Champlain tente aussi de fixer les Montagnais et autres tribus nomades. Sous sa direction, on commence des défrichements à La Canardière près de Québec.

Pourquoi se donne-t-il tout ce mal ? Sans aucun doute, il désire que les capitaines sauvages tombent plus étroitement encore dans la dépendance des Français ? Mais y a-t-il plus ? De cette façon, dit-il lui-même, « on pourrait être assuré, que si on les menait en quelque lieu aux découvertes, qu’ils ne nous fausseront point compagnie, ayant de si bons otages près de nous, comme leurs femmes et enfants ; car sans les sauvages, il nous serait impossible de pouvoir découvrir beaucoup de chose dans un grand pays ». Quant à utiliser les services d’autres tribus, « il n’y a pas grande sûreté, et ne leur faudrait que prendre une quinte pour vous laisser au milieu de la course ».

À cette date, Champlain parle avec l’expérience d’un homme qui a découvert lui-même, ou qui a chargé des subordonnés de ce travail. D’autre part, il écrit un passage plus révélateur encore que le précédent, des mots qui livrent mieux sa pensée et indiquent avec plus de précision tous les sacrifices qui s’imposent, à son avis, pour découvrir le pays. Le voici : « La connaissance que de longtemps j’ai eue, en la recherche et découverte de ces terres, m’a toujours augmenté le courage de rechercher les moyens qui m’ont été possible, pour parvenir à mon dessein, de connaître parfaitement les choses que plusieurs ont doûté. Ce que je tiens pour certain selon les relations des peuples, et ce que j’ai pu conjecturer de l’assiette du pays… me donne une grande espérance, que l’on peut faire une chose digne de remarque, et de louange, étant assisté des peuples des contrées, lesquels il faut contenter par quelque moyen que ce soit, ce qui (à mon opinion) sera aisé ».

C’est vers ce moment en un mot que Champlain constate combien a été génial le choix du Saint-Laurent, le choix de Québec pour y construire une habitation. Il voit enfin poindre à l’horizon tout l’immense empire français de demain. Les informations qu’il a recueillies, celles que lui ont transmises des hommes comme Étienne Brûlé, les provinces déjà découvertes, lui donnent « une grande espérance », de « faire une chose digne de remarque » ; à cette fin, il est disposé à « contenter » les sauvages « par quelque moyen que ce soit ». Et il ne faut point se scandaliser de ces énergiques expressions : au moment où il les écrit, Champlain connaît la topographie du Canada jusqu’au lac Supérieur, et il sait que le continent s’étend encore au delà à perte de vue. Si la cour de France ne sait pas apprécier à sa juste valeur ce domaine impérial, Champlain manifeste certainement plus de clairvoyance, même à cette époque reculée ; et tout indique qu’un conflit avec la nation iroquoise ne lui paraît pas un prix trop élevé pour en doter son pays.

Chez Champlain, un politique avisé, réaliste, double toujours le fondateur d’empire. Cette alliance militaire contre les Iroquois, il l’accepte parce que c’est une nécessité du moment. Mais que ses alliés indispensables n’exigent plus l’exécution de cet engagement oral, et Champlain exécutera une volte-face rapide et complète. On le voit bien, en 1622, quand s’amorcent les premières négociations de paix.

« Il y a quelque temps, dit-il que nos Sauvages moyennèrent la paix avec les Iroquois, leurs ennemis, et, jusques à présent, il y a eu toujours quelque accroche pour la méfiance qu’ils ont les uns des autres ; ils m’en ont parlé plusieurs fois, et assez souvent m’ont prié d’en donner mon avis ». Une fois de plus, dans de graves circonstances, Champlain devient l’arbitre suprême. Il décide les questions de guerre et de paix.

Dans cette conjoncture, il dit à ses alliés qu’il trouve bon « qu’ils vivent en paix les uns avec les autres… ; mais quand il est question de faire la paix avec des Nations, qui sont sans foi, il faut bien penser à ce que l’on doit faire, pour y avoir une parfaite sûreté ». Cette prudence n’empêche pas de distinguer les avantages de la concorde : « l’augmentation du trafic, et les découvertes plus aisées, et la sûreté pour la chasse de nos Sauvages, qui vont aux Castors, qui n’osent aller en de certains lieux, où elle abonde ».

Au printemps 1622, deux Iroquois se présentent au Canada ; ils viennent visiter des parents depuis longtemps prisonniers sur « l’assurance qu’ils avaient du traité de paix, commencé depuis quelque temps, étant comme en trêve les uns et les autres, jusqu’à ce que la paix fut du tout assurée ou rompue ».

Les sauvages du Canada accueillent très bien ces visiteurs. Champlain les invite à Québec. Il les reçoit avec honneur et leur offre un festin. On délibère en commun et l’on s’entend vite sur l’unique clause du traité : ne pas s’empêcher les uns les autres de chasser par tout le pays, car « ils étaient las et fatigués des guerres qu’ils avaient eues, depuis plus de cinquante ans ».

Mais Champlain n’éprouve pas une satisfaction complète ; ces deux Iroquois sont venus comme particuliers, et non comme ambassadeurs : impossible de rien régler définitivement avec eux. Alors il conseille à la coalition laurentienne d’envoyer des émissaires aux Cantons avec ces deux Iroquois ; ces envoyés pourront négocier sur place la nomination d’ambassadeurs qui viendront en Nouvelle-France revêtus de l’autorité requise. Les Français assisteront aux dernières délibérations, et ils seront d’une certaine façon les garants de la paix. Enfin Champlain donne des présents pour les chefs de la Confédération iroquoise, et, lorsque les visiteurs s’éloignent, il écrit : « Voilà un bon acheminement ».

Puis, pendant plusieurs mois, il maintient un silence absolu sur le sujet. En 1624, au mois d’avril, il mentionne les Iroquois, « avec lesquels ils étaient en pourparlers de paix, il y avait trois ou quatre jours » ; puis il note brièvement le retour des Montagnais envoyés chez les Iroquois pour contracter amitié ; depuis deux semaines, ils ont quitté Québec ; tout allait à merveille, on les recevait très bien partout. Mais sur la route du retour un Algonquin du nom de Simon tue un Iroquois. Malgré ce meurtre, six guerriers des Cantons « viennent confirmer l’amitié avec tous les sauvages ». Suivant le Père Chrestien Le Clerq, la cérémonie a lieu aux Trois-Rivières, au milieu d’un immense rassemblement des tribus.

Mais la paix ne dure pas longtemps. En 1627, durant l’hiver, des Indiens du Canada se rendent chez les Hollandais, aux États-Unis. Et là, des sauvages des alentours les sollicitent de s’unir à eux pour combattre les Iroquois qui viennent de leur tuer vingt-quatre guerriers. À cet effet, ils transmettent des colliers de porcelaine aux chefs canadiens. Ceux-ci les acceptent ; Montagnais et Algonquins semblent disposés en conséquence à entrer dans la coalition proposée afin de ruiner les Cantons « avec lesquels au précédent ils avaient paix ». Mais point d’unanimité parmi la population des tribus, « ce qui fut cause d’un grand trouble entre ces peuples ».

À ce stage, un capitaine indien du nom de Mahigan Aticq renseigne Champlain sur les événements. Et celui-ci montre beaucoup de mécontentement. Il s’oppose à ce que l’on prenne des décisions sans l’avertir « vu que c’était moi, dit-il, qui m’étais entremêlé de faire la paix pour eux avec lesdits Iroquois, considérant le bien qui leur en arriverait de voyager librement amont la grande rivière, et dans les autres lieux, autrement n’étant qu’en peur de jour en jour, de se voir massacrer et pris prisonniers, eux, leurs femmes et enfants, comme avaient été par le passé : où recommençant cette guerre, c’était rentrer de fièvre en chault mal ; qu’eux et moi leur avions donné parole de ne leur faire aucune guerre, sans qu’au préalable ils ne nous en eussent donné sujet, et que pour ceux qui entreprenaient cette affaire, touchant la guerre, sans nous en communiquer, je ne les tenais point pour mes amis, mais ennemis, et que s’ils faisaient cela sans quelque sujet, je ne les voulais point voir à Québec, que néanmoins où je trouverais lesdits Iroquois, je les assisterais comme amis, contre les sauvages proches des Flamands ».

Champlain se prononce donc nettement en faveur du maintien de la paix. Il allègue deux raisons importantes : les avantages du traité pour les sauvages du Canada qui ont pu circuler enfin sans craindre d’être massacrés ou faits prisonniers ; la bonne foi entre les peuples qui oblige à garder la parole donnée lorsqu’aucun fait ne pose une obligation contraire.

Dans son rôle nouveau, Champlain parle avec énergie. Il n’hésite pas à donner des conseils : renvoyer les présents, ne pas aller en guerre, observer le traité de paix. Et durant les semaines suivantes, il va déployer une grande activité pour que ses alliés se rangent à sa manière de voir.

Mahigan Aticq invite Champlain à se rendre aux Trois-Rivières où la coalition laurentienne doit étudier cette question au cours de délibérations solennelles : les tribus ne le croient pas, lui, s’il rapporte les paroles de Champlain. Malheureusement retenu à Québec par les devoirs de sa charge, celui-ci envoie Eustache Boullé, son beau-frère, le 9 mai. Mais, événement funeste, des Algonquins sont déjà sur la route du retour avec l’idée de lancer une expédition de guerre contre les Iroquois. L’assemblée délibère quand même : « la moitié désirait la continuation de la guerre, autres de la paix ; il fut enfin résolu de ne rien faire jusques à ce que tous les vaisseaux fussent arrivés, et que les Sauvages d’autres nations seraient assemblés ». Eustache Boullé revient le 21. Il présente son rapport, et Champlain note encore « l’utilité que la paix nous apporterait de ce côté-là si on pouvait la continuer ».

Émery de Caën arrive de France. Il quitte bientôt Québec pour les Trois-Rivières. Mais son influence sur les sauvages est précaire. « Émery de Caén, dit Champlain, faisait ce qu’il pouvait en suite de l’avis que je lui avais donné de maintenir cette paix avec les Iroquois, leur remontrant le peu de foi et de parole, et ne pouvant rien faire avec eux, il m’écrivit une lettre me faisant entendre toutes les nouvelles : que ma présence y eût été fort requise, ce qui fut cause qu’aussitôt je m’embarquai dans un canot avec Mahigan Aticq, qui fut le quatorzième de juillet ». Mais c’est trop tard pour empêcher « que neuf ou dix jeunes hommes écervelés n’entreprissent d’aller à la guerre ». Au lac Champlain, ils rencontrent trois Iroquois sans défiance, en capturent deux, leur infligent quelques supplices et les ramènent triomphalement aux Trois-Rivières. Ni le Frère Gervais Mohier qui raconte longuement la scène à Gabriel Sagard, ni Émery de Caën ne peuvent obtenir leur libération.

À ce moment, la scène se transporte au Cap de Victoire où doit commencer la grande traite annuelle. Aussitôt que Champlain et les Indiens sont arrivés, un autre grand conseil prend place. Et Champlain parle cette fois ; il intervient avec toute sa fermeté, toute son énergie, toute sa chaleur. Au début, il reproche à ses alliés la lâcheté d’attaquer des hommes protégés par une convention. Puis « je leur donnai à entendre, dit-il, qu’ils considérassent combien de bien ils recevaient de la paix au prix de la guerre, qui n’apporte que plusieurs malheurs, qu’ils savaient comme ils en avaient été par le passé : que pour nous cela nous importait fort peu, mais que la compassion que nous avions de leur misère nous obligeait, les aimant comme frères, de les assister de notre bon conseil, de nos forces contre leurs ennemis… ; qu’ils savaient bien que la guerre étant, toute la rivière leur serait interdite et n’y pourraient chasser ni pêcher librement sans courir de grands dangers, crainte et appréhension, et eux principalement qui n’avaient point de demeure arrêtée, vivant errants par petites troupes écartées »… Quant à lui, « reconnaissant l’utilité de la continuation de cette paix », il veut tout raccommoder s’il n’est pas trop tard.

De haute lutte, grâce à son ascendant, à sa maîtrise sur ces peuples sauvages, Champlain obtient le sursis du supplice pour les deux prisonniers iroquois. Un chef sauvage, le Réconcilié, deux autres Indiens et un Français du nom de Pierre Magnan partiront tout de suite pour les Cantons négocier la continuation de la paix et offrir les présents qui effaceront le souvenir du malheureux événement du lac Champlain. Cette ambassade quitte Cap de Victoire le 24 juillet : c’est certainement un triomphe personnel de Champlain.

Bien reçus tout d’abord, ces négociateurs sont massacrés plus tard par suite d’une ruse de quelques Algonquins qui ne partageaient pas l’opinion de la masse de leur tribu. Et de nouveau, c’est la guerre. Et cette fois, c’est la guerre avec toute son horreur.

Champlain ne pardonne pas facilement à ses alliés d’avoir ouvert l’ancien conflit. Dès ce moment, il devine la faiblesse incurable de la coalition laurentienne, et, dans ses écrits, un peu de mépris rejaillit continuellement sur les guerriers qui partent pour les vaines excursions d’où l’on revient triomphalement avec deux ou trois prisonniers. Ces escarmouches enveniment la plaie au lieu de la guérir ; elles provoquent ces attaques à fond qui mettront la Nouvelle-France sur le bord de la ruine.

Durant ces dernières années, Champlain inaugure une politique d’assistance à ses alliés, et principalement à la nation huronne. En 1623, il écrit, par exemple, la phrase suivante : « Le lendemain fut délibéré de faire quelques présents à toutes les nations, pour les obliger à nous aimer, et traiter bien les Français qui allaient en leur pays, pour les conserver contre leurs ennemis, et ainsi leur donner courage de revenir avec plus d’affection. Les sauvages, continue-t-il, accordèrent de mener onze Français pour la défense de leurs villages, contre leurs ennemis, dont il en demeurerait huit en leurs villages, et trois qui reviendraient avec eux au printemps en traite, deux autres Français furent donnés aux Algonquins, pour les maintenir en amitié, et inciter à venir en traite ».

L’envoi de ces garnisons relève plutôt d’un programme commercial que d’un programme militaire. Cependant les résultats auraient pu être très bons, si ces soldats avaient bien rempli leur rôle, veillé à l’organisation de la défense, indiqué aux Alliés leur manque de prudence, de suite dans les entreprises ; s’ils avaient ordonné une surveillance générale de l’ennemi, de ses mouvements et de ses desseins. Mais transportés au milieu d’un peuple amoral, ces guerriers s’endorment dans les délices de Capoue, encourant en moins de douze mois les dénonciations de Gabriel Sagard et des missionnaires.

Enfin quel est le bilan de cette alliance contre les Iroquois lors de la Conquête des Kirke ? En trois circonstances distinctes, les Français ont fourni à leurs alliés l’appui de leurs armes, mais il ne s’est jamais agi de plus d’une douzaine d’hommes et de quelques rondes de munitions. Ensuite, ils ont mis en garnison chez leurs alliés une douzaine, tout au plus une quinzaine de soldats, afin de les rassurer contre les invasions de leurs ennemis. Mais cette politique spasmodique, mal dirigée et mal conduite, n’a jamais produit de grands fruits ; et elle a été appliquée en bonne partie entre les années 1623 et 1627, années de paix entre la Confédération iroquoise et la coalition laurentienne.

Et qu’ont obtenu les Français en retour ? Ils ont reçu les pelleteries, et les profits de ce commerce leur ont permis de prendre effectivement possession du Canada, c’est-à-dire de construire l’Habitation, de la maintenir, d’y entretenir une garnison, d’élever un fort, de défrayer des missionnaires, des interprètes et des commis. Québec a pu se développer un peu sans être molesté malgré la pauvreté de ses défenses et le petit nombre de ses habitants. Pendant ce temps, les explorateurs ont circulé dans toutes les directions avec l’assistance des Indiens, et ils ont placé sous le drapeau de la France les provinces de Québec et d’Ontario actuelles ; ils ont pénétré jusqu’au seuil des vastes plaines intérieures, et ouvert le chemin à des expéditions plus lointaines. Comment l’auraient-ils fait de la façon qu’ils l’ont fait, c’est-à-dire individuellement, ou par groupes de deux ou trois personnes, sans l’amitié et l’alliance des sauvages ?

Plusieurs historiens canadiens ont vivement reproché à Champlain d’avoir contracté cette alliance qui attire à la fin sur la colonie de si sanglantes et si dangereuses incursions. Étant donné les circonstances où Champlain doit travailler en Nouvelle-France, — situation avancée dans l’intérieur des terres, au milieu des tribus, petit nombre d’hommes qu’il conduit, régime colonial en vigueur, nécessité vitale d’obtenir les fourrures en grande quantité, première découverte du grand empire français de demain, — nul chef, peut-on affirmer, n’aurait fait mieux, ou même aurait pu agir autrement.

Le blâme, il faut le garder pour les rois français qui ne comprirent pas, plus tard, les ressources immenses de ce continent que Champlain leur avait offert modestement, et qui n’envoyèrent pas assez tôt au Canada les quelques régiments, les quelques centaines d’hommes bien conduits, qui auraient imposé la paix à la Confédération iroquoise ou l’auraient détruite.