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Comment Lénine étudiait Marx

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Comment Lénine étudiait Marx

par N. Kroupskaïa




Le mouvement ouvrier en Russie, par suite de l’état arriéré de l’industrie, n’a commencé à se développer qu’après 1890, lorsque dans les autres pays la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière avait déjà pris une grande ampleur ; on y avait déjà l’expérience de la grande-Révolution française, de la révolution de 1848, de la Commune de Paris. Dans le feu de la lutte révolutionnaire, s’étaient formés les grande chefs et idéologues du mouvement ouvrier international Marx et Engels. La doctrine de Marx montrait où va le développement social ; elle prouvait que la société capitaliste doit inévitablement se désagréger pour être remplacée par la société communiste ; elle indiquait le chemin que suivra le développement des nouvelles formes sociales, le développement de la lutte de classes ; elle révélait le rôle du prolétariat dans cette lutte et l’inévitabilité de la victoire.

Notre mouvement ouvrier se développait sous la bannière du marxisme, il n’avançait pas à tâtons ; son rôle était clair, sa voie précise.

Lénine a beaucoup fait pour éclairer, à la lumière du marxisme, la voie de la lutte du prolétariat de Russie. Cinquante années sont passées depuis la mort de Marx, mais le marxisme continue à être, pour notre Parti, un guide pour l’action. Le léninisme n’est que la continuation du marxisme, son approfondissement.

On comprend ainsi, combien il est important de savoir comment Lénine étudiait Marx.

Lénine connaissait Marx à fond ; lorsqu’il vint à Pétrograd, en 1893, il nous étonna tous, marxistes de ce temps, par la connaissance étendue qu’il avait des œuvres de Marx.

Dans la période qui va de 1890 à 1900, lorsque les cercles marxistes commençaient à s’organiser, on étudiait surtout le premier tome du Capital. Il n’était pas facile de se le procurer, mais on y parvenait quand même. Il n’en était pas de même des autres œuvres de Marx. La plupart des membres des cercles n’avaient pas lu le Manifeste communiste. Par exemple, je ne l’ai lu pour la première fois qu’en 1898, en allemand, lorsque j’étais en déportation.

Marx et Engels étaient sévèrement mis à l’index. Il suffit de remarquer qu’en 1897, dans son article « À propos du romantisme économique », écrit par le journal Novoie Stovo, Vladimir Illitch, pour ne pas faire du tort au journal, s’est vu obligé de se servir d’euphémismes pour ne pas employer les mots Marx et marxisme.

Vladimir Illitch, qui connaissait les langues étrangères, faisait tout son possible pour se procurer les œuvres de Marx et d’Engels, en allemand et en français. Anna Illitchna, sa sœur, raconte comment il a lu, avec sa sœur Olga, La misère de la philosophie, en français. C’est en allemand qu’il lisait le plus. Il traduisait en russe des passages de Marx et d’Engels qui l’intéressaient le plus et lui paraissaient particulièrement importants.

Dans son premier grand ouvrage, publié illégalement en 1894, Que sont les amis du peuple, se trouvent mentionnés Le Manifeste communiste, la Critique de l’économie politique, La misère de la philosophie, L’idéologie allemande, La Lettre de Marx à Ruge, en 1843, L’Anti-Düring et les Origines de la famille, de la propriété et de l’État.

Les Amis du Peuple ont considérablement élargi l’horizon marxiste de la plupart des marxistes d’alors qui connaissaient encore peu les œuvres de Marx. Cette brochure a exposé sous un jour nouveau un grand nombre de questions et son succès a été formidable.

Dans le suivant ouvrage de Lénine : Le contenu économique du communisme et sa critique dans le livre de Monsieur Strouvé, nous voyons déjà mentionné le 18 Brumaire, La Guerre civile en France, La Critique du programmé de Gotha, les IIe et IIIe tomes du Capital.

Plus tard, l’émigration a permis à Lénine de connaître toutes les œuvres de Marx et d’Engels et de les étudier.

La biographie de Marx, écrite, par Lénine en 1914 pour le dictionnaire encyclopédique Grenat, montre jusqu’à quel point Illitch connaissait bien les œuvres de Marx.

Les nombreux passages de Marx, que Lénine recopiait constamment en lisant, en témoignent aussi. L’Institut Lénine conserve de nombreux cahiers contenant des extraits de Marx.

Vladimir Illitch se servait de ces extraits au cours de son travail ; il les relisait, il les anotaît. Non seulement Lénine connaissait Marx, mais il avait profondément réfléchi sur toute sa doctrine. Dans son discours au IIIe Congrès panrusse des J. C., en 1920, Vladimir Illitch dit à la jeunesse qu’il faut savoir « prendre toute la somme des connaissances humaines, et les prendre de façon que le communisme ne soit pas pour vous une chose apprise par cœur, mais une chose mûrie par vous-mêmes, une conclusion inévitable du point de vue de l’instruction moderne ». (Tome XXV, page 389, édition russe de l’Institut Lénine.) « Si un communiste se flattait de connaître le communisme, par des conclusions reçues de toute pièce, sans procéder à un grand travail, difficile et sérieux, sans analyser les faits, envers lesquels il doit se comporter avec l’esprit critique, un tel communiste serait très regrettable. » (lbidem, page 388.)

Lénine n’étudiait pas seulement ce qu’a écrit Marx, mais aussi ce que les adversaires bourgeois et petits-bourgeois ont écrit sur Marx et sur le marxisme. C’est dans la polémique avec eux qu’il mit au clair les positions essentielles du marxisme.

Son premier grand ouvrage a été : Que sont les amis du peuple et comment ils luttent contre les social-démocrates ? (Réponse à un article du Rousskoié Rogatsvo contre le marxisme, où il opposait le point de vue de Marx à celui des narodniki : Mikhaïlovski, Krivenko, Youchakov.)

Dans l’article : Le contexte économique du communisme et sa critique dans le livre de Monsieur Strouvé, il montrait en quoi le point de vue de Strouvé se distingue de celui de Marx.

Étudiant la question agraire, il écrit son ouvrage : La question agraire et les critiques de Marx (Tome IV, page 175) où il oppose le point de vue de Marx au point de vue petit-bourgeois des social-démocrates allemands David, Herz et des critiques russes Tchernov, Boudiakov.

« De la discussion jaillit la lumière », dit un proverbe français. Lénine aimait le répéter. Il s’appliquait constamment à préciser et à opposer les points de vue de classe sur les questions fondamentales du mouvement ouvrier.

La façon dont Lénine opposait les différents points de vue est très caractéristique. Le XIXe recueil léniniste où sont réunis les extraits, les résumés, les plans de discours, etc., sur la question agraire durant la période qui a précédé 1917, la met en lumière.

Vladimir Illitch fait avec soin le résumé des « critiques » , il choisit et recopie les passages particulièrement frappants et caractéristiques et les oppose à ce qu’a dit Marx. Après avoir soigneusement analysé l’opinion des « critiques », il cherche à montrer le caractère de classe de leurs idées en mettant en relief les questions les plus importantes.

Bien souvent Lénine aiguisait expressément les questions. Il estimait que ce n’est pas le ton qui importe, qu’on peut s’exprimer avec violence pourvu que ce qu’on dit porte sur le fond. Dans la préface à la correspondance de F.-A. Sorge, il cite un passage de Merhing : « Merhing avait souvent raison de dire dans le Sorgische Brisfwechsel que Marx et Engels ne s’exprimaient guère dans le « bon ton », ils portaient leurs coups sans hésiter longtemps, mais ne se plaignaient pas non plus des coups qu’ils recevaient (Tome II, page 172). La violence de la forme, du style, était inhérente à Lénine, c’est Marx qui la lui avait apprise. Il disait : « Marx raconte que lui et Engels luttaient constamment contre la conduite « misérable » de ce « social-démocrate » et luttaient souvent avec violence », (Ibidem, page 170). Lénine ne craignait pas la violence, mais il exigeait que les objections portent sur le fond. Il avait un mot dont il aimait à se servir, c’est celui de chicane. Si l’on faisait une critique qui ne portait pas sur le fond, si on exagérait, si on chicanait sur les détails, il disait : « Ça, c’est de la chicane ».

Lénine était encore plus violent contre les polémiques qui avaient pour but non pas de mettre au clair la question, mais de régler les petites querelles de fraction. C’était le procédé préféré des mencheviks. Se servant de passages de Marx et d’Engels, isolés du contexte et des circonstances dans lesquelles ils avaient été conçus, ils poursuivaient exclusivement des buts de fraction. Dans la préface à la correspondance de F.-A. Sorge, Lénine écrivait. « Croire : que les conseils de Marx et d’Engels au sujet du mouvement ouvrier anglo-américain peuvent être purement et simplement appliqués aux conditions de la Russie, serait se servir du marxisme non pas pour connaître sa méthode, non pas pour étudier les particularités historiques et concrètes du mouvement ouvrier dans des pays déterminés, mais pour de mesquines querelles d’intellectuels ». (Tome XI, page 174).

(À suivre.)