Comment il fault nourrir les enfans

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Les Œuvres morales et mêlées de Plutarque
Traduction par Jacques Amyot.
Imprimerie de Michel Vascosan (p. 13-28).

POUR bien traitter de la nourriture des enfans de bonne maison, et de libre condition, comment, et par quelle discipline on les pourroit rendre honnestes et bien conditionnez, à l'adventure vaudra-il mieulx commancer un peu plus hault, à la generation d'iceux. En premier lieu doncques, je conseillerois à ceux qui desirent estre peres d'enfans qui puissent un jour vivre parmy les hommes en honneur, de ne se mesler pas avec femmes les premieres venuës, j'entens comme avec courtisanes publiques, ou concubines privees : pour ce que c'est un reproche qui accompagne l'homme tout le long de sa vie, sans que jamais il le puisse effacer, quand on luy peut mettre devant le nez, qu'il n'est pas issu de bon pere et de bonne mere, et est la marque qui plustost se presente à la langue et à la main de ceux qui le veulent accuser ou injurier : au moyen dequoy a bien dit sagement le poëte Euripide,

  Quand une fois mal assis a esté
  Le fondement de la nativité,
  Force est que ceux qui de tels parents sortent,
  D'autruy peché la penitence portent.

Parquoy c'est un beau thresor pour pouvoir aller par tout la teste levee, et parler franchement, que d'estre né de gens de bien : et en doivent bien faire grand compte ceux qui souhaittent avoir lignee entierement legitime, où il n'y ait que redire. Car c'est chose qui ordinairement ravalle et abaisse le cœur aux hommes, quand ils sentent quelque defectuosité, ou quelque tare en ceux dont ils ont prins naissance : et dit fort bien le poëte,

  Qui sent son pere ou sa mere coulpable
  D'aucune chose à l'homme reprochable,
  Cela de cœur bas et petit le rend,
  Combien qu'il l'eust de sa nature grand.

Comme au contraire, ceux qui se sentent nez de pere et de mere qui sont gens de bien, et à qui lon ne peult rien reprocher, en ont le cœur plus elevé, et en conçoivent plus de generosité. Auquel propos on dit que Diophantus le fils de Themistocles disoit souventefois et à plusieurs, que ce qui luy plaisoit, plaisoit aussi au peuple

d'Athenes : « Car ce que je veux (disoit-il) ma mere le veut : et ce que ma mere veut, aussi fait Themistocles : et ce qui plaist à Themistocles, plaist aussi aux Atheniens. » Et en cela fait aussi grandement à louër la magnanimité des Lacedemoniens, lesquels condamnerent leur Roy Archidamus en une somme d'argent, pour l'amende de ce qu'il avoit eu le cœur d'espouser une femme de petite stature, en y adjoustant la cause pour laquelle ils le condamneoient : « Pour autant (disoient-ils) qu'il a pensé de nous engendrer non des Roys, mais des Roytelets. » A ce premier advertissement est conjoint un autre, que ceux qui paravant nous ont escrit de semblable matiere n'ont pas oublié : c'est, « Que ceux qui se veulent approcher de femmes pour engendrer, le doivent faire ou du tout à jeun, avant que d'avoir beu vin, ou pour le moins apres en avoir pris bien sobrement. » Pour ce que ceux qui ont esté engendrez de peres saouls et yvres deviennent ordinairement yvrongnes, suyvant ce que Diogenes respondit un jour à un jeune homme desbauché et desordonné : « Jeune fils mon amy, ton pere t'a engendré estant yvre. » Cela suffise quant a la generation des enfans. Au reste, quant à la nourriture, ce que nous avons accoustumé de dire generalement en tous arts et toutes sciences, cela se peut encore dire et asseurer de la vertu : c'est, « Que pour faire un homme parfaittement vertueux, il faut que trois choses y soient concurrentes, la nature, la raison, et l'usage. » J'appelle raison la doctrine des preceptes : et usage, l'exercitation. Le commancement nous vient de la nature, le progres et accroissement, des preceptes de la raison : et l'accomplissement, de l'usage et exercitation : et puis la cime de perfection, de tous les trois ensemble. S'il y a defectuosité en aucune de ces trois parties, il est force que la vertu soit aussi en cela defectueuse et diminuee : car la nature sans doctrine et nourriture est une chose aveugle, la doctrine sans nature est defectueuse, et l'usage sans les deux premieres est chose imparfaitte. Ne plus ne moins qu'au labourage, il faut premierement que la terre soit bonne : secondement, que le laboureur soit homme entendu : et tiercement, que la semaece soit choisie et elevë : aussi la nature represente la terre, le maistre qui enseigne resemble au laboureur, et les enseignements et exemples reviennent à la semence. Toutes lesquelles parties j'oserois bien pour certain asseurer avoir esté conjointes ensemble és ames de ces grands personnages qui sont tant celebrez et renommez par tout le monde, comme Pythagoras, Socrates, Platon, et autres semblables qui ont acquis gloire immortelle. Or est bienheureux celuy-là, et singulierement aimé des Dieux, à qui le tout est ottroyé ensemble : mais pourtant s'il y a quelqu'un qui pense, que ceux qui ne sont pas totalement bien nez, estans secourus par bonne nourriture et exercitation à la vertu, ne puissent aucunement reparer et recouvrer le defaut de leur nature : sçache qu'il se trompe et se mesconte de beaucoup, ou pour mieux dire, de tout en tout : car paresse aneantit et corrompt la bonté de nature, et diligence de bonne nourriture en corrige la mauvaistié. Ceux qui sont nonchalans ne peuvent pas trouver les choses mesmes qui sont faciles : et au contraire, par soing et vigilance lon vient à bout de trouver les plus difficiles. Et peut-on comprendre combien le labeur et la diligence on d'efficace et d'execution, en considerant plusieurs effects qui se sont en nature : car nous voyons que les gouttes d'eau qui tombent dessus une roche dure, la creusent : le fer et le cuyvre se sont usant et consumant par le seul attouchement des mains de l'homme, et les rouës des charriots et charrettes que lon a courbees à grand' peine, ne sçauroient plus retourner à leur premiere droiture, quelque chose que lon y sçeust faire : comme aussi seroit-il impossible de redresser les bastons tortus que les joueurs portent en leurs mains dessus les eschaffaux : tellement que ce qui est contre nature changé par force et labeur, devient plus fort que ce qui estoit selon nature. Mais ne voit-on qu'en cela seulement, combien peut le soing et la diligence ? Certainement il y a un nombre

infiny d'autres choses, esquelles on le peut clairement appercevoir. Une bonne terre, à faute d'estre bien cultivee, devient en friche : et de tant plus qu'elle est grasse et forte de soy-mesme, de tant plus se gaste-elle par negligence d'estre bien labouree : au contraire vous en verrez une autre dure, aspre, et pierreuse plus qu'il ne seroit de besoing, qui neantmoins, pour estre bien cultivee, porte incontinent de beau at bon fruict. Qui sont les arbres qui ne naissent tortus, ou qui ne deviennent steriles et sauvages, si l'on n'y prend bien garde ? à l'opposite aussi, pourveu que lon y ait l'oeil, et que lon y employe telle sollicitude comme il appartient, ils deviennent beaux et fertiles. Qui est le corps si robuste et si fort, qui par oysiveté et delicatesse n'aille perdant sa force, et ne tombe en mauvaise habitude ? et qui est la complexion si debile et si foible qui par continuation d'exercice et de travail ne se fortifie à la fin grandement ? Y a-il chevaux au monde, s'ils sont bien domtez et dressez de jeunesse, qui ne deviennent en fin obeïssans à l'homme pour monter dessus ? au contraire, si lon les laisse sans domter en leurs premiers ans, ne deviennent-ils pas farouches et revesches pour toute leur vie, sans que jamais on en puisse tirer service ? et de cela ne se faut-il pas esmerveiller, veu qu'avec soing et diligence lon apprivoise, et rend-on domestiques les plus sauvages et les plus cruelles bestes du monde. Pourtant respondit bien le Thessalien, à qui lon demandoit qui estoient les plus sots et les plus lourdauts entre les Thessaliens : « Ceux, dit-il, qui ne vont plus à la guerre. » Quel besoing doncques est-il de discourir plus longuement sur ce propos ? car il est certain, que les mœurs et conditions sont qualitez qui s'impriment par long traict de temps : et qui dira que les vertus morales s'acquierent aussi par accoustumance, à mon advis il ne se fourvoyera point. Parquoy je feray fin au discours de cest article, en y adjoustant encore un exemple seulement. Lycurgus, celuy qui establit les loix des Lacedemoniens, prit un jour deux jeunes chiens nez de mesme pere et de mesme mere, et les nourrit si diversement qu'il en rendit l'un gourmand et goulu, ne sçachant faire autre chose que mal : et l'autre bon à la chasse, et à la queste : puis un jour que les Lacedemoniens estoient tous assemblez sur la place, en conseil de ville, il leur parla en ceste maniere : « C'est chose de tresgrande importance, Seigneurs Lacedemoniens, pour engendrer la vertu au cœur des hommes, que la nourriture, l'accoustumance, et la discipline, ainsi comme je vous feray voir et toucher au doigt tout à ceste heure. » En disant cela, il amena devant toute l'assistance les deux chiens, leur mettant au devant un plat de soupe, et un liévre vif : l'un des chiens s'en courut incontinent apres le liévre, et l'autre se jetta aussi tost sur le plat de soupe. Les Lacedemoniens n'entendoient point encore où il vouloit venir, ne que cela vouloit dire, jusques à ce qu'il leur dit : Ces deux chiens sont nez de mesme pere et de mesme mere, mais ayans esté nourris diversement, l'un est devenu gourmand, et l'autre chasseur. Cela doncques suffise quant à ce poinct de l'accoustumance, et de la diversité de nourriture. Il ensuit apres de parler touchant la maniere de les alimenter et nourrir apres qu'ils sont nez. Je dis doncques, qu'il est besoing que les meres nourrissent de laict leurs enfans, et qu'elles mesmes leur donnent la mammelle : car elles les nourriront avec plus d'affection, plus de soing et de diligence, comme celles qui les aimeront plus du dedans, et comme lon dit en commun proverbe, dés les tendres ongles : Là où les nourrisses et gouvernantes n'ont qu'une amour supposee et non naturelle, comme celles qui aiment pour un loyer mercenaire. La nature mesme nous monstre que les meres sont tenues d'allaicter et nourrir elles mesmes ce qu'elles ont enfanté : car à ceste fin a elle donné à toute sorte de beste qui fait des petits, la nourriture du laict : et la sage Providence divine a donné deux tetins à la femme, à fin que si d'adventure elle vient à faire deux enfans jumeaux, elle ait deux fontaines de laict

pour pouvoir fournir à les nourrir tous deux. Il y a d'avantage, qu'elles mesmes en auront plus de charité et plus d'amour envers leurs propres enfans, et non sans grande raison certes : car le avoir esté nourris ensemble est comme un lien qui estrainct, ou un tour qui roidit la bienveuillance : tellement que nous voyons jusques aux bestes brutes, qu'elles ont regret quand on les separe de celles avec qui elles ont esté nourries. Ainsi doncques faut-il que les meres propres, s'il est possible, essayent de nourrir leurs enfans elles mesmes : ou s'il ne leur est possible, pour aucune imbecillité ou indisposition de leurs personnes, comme il peut bien advenir : ou pour ce qu'elles ayent envie d'en porter d'autres : à tout le moins faut-il avoir l'oeil à choisir les nourrisses et gouvernantes, non pas prendre les premieres qui se presenteront, ains les meilleures que faire se pourra, qui soient premierement Grecques, quant aux mœurs. Car ne plus ne moins qu'il faut dés la naissance dresser et former les membres des petits enfans, à fin qu'ils croissent tout droits, et non tortus ne contrefaicts : aussi faut-il dés le premier commancement accoustrer et former leurs mœurs, pour ce que ce premier aage est tendre et apte à recevoir toute sorte d'impression que lon luy veut bailler, et s'imprime facilement ce que lon veut en leurs ames pendant qu'elles sont tendres, là où toute chose dure malaiseement se peut amollir : car tout ainsi que les seaux et cachets s'impriment aiseement en de la cire molle, aussi se moulent facilement és esprits des petits enfans toutes choses que lon leur veut faire apprendre. A raison dequoy, il me semble que Platon admoneste prudemment les nourrisses, de ne conter pas indifferemment toutes sortes de fables aux petits enfans, de peur que leurs ames dés ce commancement ne s'abbreuvent de follie et de mauvaise opinion : et aussi conseille sagement le poëte Phocyllides, quand il dit,

  Dés que l'homme est en sa premiere enfance,
  Monstrer luy faut du bien la cognoissance.

Et si ne faut pas oublier, que les autres jeunes enfans, que lon met avec eux pour les servir, ou pour estre nourris quand et eux, soient aussi devant toutes choses bien conditionnez, et puis Grecs de nation, et qui ayent la langue bien deliee pour bien prononcer : de peur que s'ils frequentent avec des enfans barbares de langues, ou vicieux de mœurs, ils ne retiennent quelque tache de leurs vices : car les vieux proverbes ne parlent pas sans raison quand ils disent, « Si tu converses avec un boitteux, tu apprendras à clocher. » Mais quand ils seront arrivez à l'aage de devoir estre mis soubs la charge de pedagogues et de gouverneurs, c'est lors que peres et meres doivent plus avoir l'oeil à bien regarder, quels seront ceux à la conduitte desquels ils les commettront, de peur qu'à faute d'y avoir bien prins garde, ils ne mettent leurs enfans en mains de quelques esclaves barbares, ou escervellez et volages. Car c'est chose trop hors de tout propos ce que plusieurs font maintenant en cest endroit, car s'ils ont quelques bons esclaves, ils en font les uns laboureurs de leurs terres, les autres patrons de leurs navires, les autres facteurs, les autres receveurs, les autres banquiers pour manier et traffiquer leurs deniers : et s'ils en trouvent quelqu'un qui soit yvrongne, gourmand et inutile à tout bon service, ce sera celuy auquel ils commettront leurs enfans : là où il faut qu'un gouverneur soit de nature tel, comme estoit Phenix le gouverneur d'Achilles. Encore y a-il un autre poinct plus grand, et plus important que tous ceux que nous avons alleguez, c'est qu'il leur faut cercher et choisir des maistres et des precepteurs qui soient de bonne vie, où il n'y ait que reprendre, quant à leurs mœurs, et les plus sçavans et plus experimentez que lon pourra recouvrer : Car la source et la racine de toute bonté et toute preudhommie est, avoir esté de jeunesse bien instruict. Et ne plus ne moins que les bons jardiniers fichent des paux aupres des jeunes plantes, pour les tenir droittes : aussi les

sages maistres plantent de bons advertissements et de bons preceptes à l'entour des jeunes gents, à fin que leurs meurs se dressent à la vertu. Et au contraire, il y a maintenant des peres qui meriteroient qu'on leur crachast, par maniere de dire, au visage, lesquels par ignorance, ou à faute d'experience, commettent leurs enfans à maistres dignes d'estre reprouvez, et qui à faulses enseignes font profession de ce qu'ils ne sont pas : et encore la faute et la mocquerie plus grande qu'il y a en cela, n'est pas quand ils le font à faute de cognoissance : mais le comble d'erreur gist en cela, que quelquefois ils cognoissent l'insuffisance, voire la meschanceté de tels maistres, mieux que ne font ceux qui les en advertissent, et neantmoins se fient en eux de la nourriture de leurs enfans : faisans tout ainsi comme si quelqu'un estant malade, pour gratifier à un sien amy, laissoit le medecin sçavant qui le pourroit guarir, pour en prendre un qui par son ignorance le feroit mourir : ou si à l'appetit d'un sien amy il rejettoit un pilote qu'il sçauroit tresexpert, pour en choisir un tres-insuffisant. O Jupiter et tous les Dieux, est-il bien possible qu'un homme aiant le nom de pere aime mieux gratifier aux prieres de ses amis, que bien faire instituer ses enfans ? N'avoit donques pas l'ancien Crates occasion de dire souvent, que s'il luy eust esté possible, il eust volontiers monté au plus haut de la ville, pour crier à pleine teste : « O hommes, où vous precipitez vous, qui prenez toute la peine que vous pouvez pour amasser des biens, et ce pendant ne faittes compte de vos enfans, à qui vous les devez laisser ? » A quoy j'adjousterois volontiers, que ces peres-là font tout ainsi, que si quelqu'un avoit grand soing de son soulier, et ne se soucioit point de son pied. Encore y en a il qui sont si avaricieux, et si peu aimants le bien de leurs enfans, que pour payer moins de salaire ils leur choisissent des maistres qui ne sont d'aucune valeur, cerchans ignorance à bon marché : auquel propos Aristippus se mocqua un jour plaisamment et de bonne grace d'un semblable pere, qui n'avoit ne sens ny entendement : car comme ce pere luy demandast, combien il vouloit avoir pour luy instruire et enseigner son fils, il luy respondit, Cent escus. Cent escus, dit le pere, ô Hercules, c'est beaucoup : comment ? j'en pourrois achetter un bon esclave de ces cent escus. Il est vray, respondit Aristippus, et en ce faisant tu auras deux esclaves, ton fils le premier, et puis celuy que tu auras achetté. Et quel propos y a-il, que les nourrisses accoustument les enfans à prendre la viande qu'on leur baille, avec la main droitte : et s'ils la prennent de la main gauche, qu'elles les en reprennent : et ne donner point d'ordre qu'ils oyent de bonnes et sages instructions ? Mais aussi qu'en advient-il puis apres à ces bons peres-là, quand ils ont mal nourry, et pis enseigné leurs enfans ? Je le vous diray. Quand ils sont parvenus à l'aage d'homme, ils ne veulent point ouïr parler de vivre regleement ny en gens de bien, ains se ruent en sales, vilaines et serviles voluptez : et lors tels peres se repentent trop tard à leur grand regret, d'avoir ainsi passé en nonchaloir la nourriture et instruction de leurs enfans : mais c'est pour neant, quand il ne sert plus de rien, et que les fautes que journellement commettent leurs enfans, les font languir de regret. Car les uns s'accompagnent de flatteurs et de plaisans poursuyvans de repeuës franches, hommes maudits et meschans, qui ne servent que de perdre, corrompre et gaster la jeunesse : les autres achettent à gros deniers des garçes folles, fieres, sumptueuses et superflues en despense, qui leur coustent puis apres infiniement à entretenir : les autres consument tout en despense de bouche : les autres à jouër aux dez, et à faire masques et mommeries : aucuns y en a qui se jettent en d'autres vices plus hardis, faisans l'amour à des femmes mariees, et allans la nuict pour commettre adulteres, achettans un seul plaisir bien souvent avec leur mort : là où s'ils eussent esté nourris par quelque philosophe, ils ne se fussent pas laissez aller à semblables choses, ains eussent à tout le moins entendu l'advertissement de Diogenes, lequel disoit en paroles peu

honnestes, mais veritables toutefois : Entre en un bordeau, à fin que tu cognoisses, que le plaisir qui ne couste gueres ne differe rien de celuy que lon achette bien cherement. Je conclurray doncques en somme, et me semble que ma conclusion à bon droit devra estre plustost estimee un oracle, que non pas un advertissement, Que le commancement, le milieu, et la fin, en ceste matiere, gist en la bonne nourriture et bonne institution : et qu'il n'est rien qui tant serve à la vertu et à rendre l'homme bien-heureux, comme fait cela. Car tous autres biens aupres de celuy-là sont petits, et non dignes d'estre si soigneusement recerchez ny requis. La Noblesse est belle chose, mais c'est un bien de nos ancestres. Richesse est chose precieuse, mais qui gist en la puissance de Fortune, qui l'oste bien souvent à ceux qui la possedoient, et la donne à ceux qui point ne l'esperoient. C'est un but où tirent les coupe- bourses, les larrons domestiques, et les calomniateurs : et si y a des plus meschans hommes du monde qui bien souvent y ont part. Gloire est bien chose venerable, mais incertaine et muable. Beauté est bien desirable, mais de peu de duree : Santé, chose precieuse, mais se change facilement. Force de corps est bien souhaittable, mais aisee à perdre, ou par maladie, ou par vieillesse : de maniere que s'il y a quelqu'un qui se glorifie en la force de son corps, il se deçoit grandement : car qu'est-ce de la force corporelle de l'homme aupres de celle des autres animaux, j'entens comme des Elephans, des Taureaux, et des Lions ? Et au contraire, le sçavoir est la seule qualité divine et immortelle en nous. Car il y a en toute la nature de l'homme deux parties principales, l'entendement, et la parole : dont l'entendement est comme le maistre qui commande, et la parole comme le serviteur qui obeit : mais cest entendement n'est point esposé à la fortune : il ne se peut oster, à qui l'a, par calomnie : il ne se peut corrompre par maladie, ny gaster par vieillesse, pour ce qu'il n'y a que l'entendement seul qui rajeunisse en vieillissant : et la longueur du temps, qui diminue toutes choses adjouste tousjours sçavoir à l'entendement. La guerre, qui comme un torrent entraine et dissipe toutes choses, ne sçauroit emporter le sçavoir. Et me semble que Stilpon le Megarien feit une response digne de memoir, quand Demetrius aiant pris et saccagé la ville de Megare luy demanda, s'il avoit rien perdu du sien : « Non, dit-il, car la guerre ne sçauroit piller la vertu. » A laquelle response s'accorde et se rapporte aussi celle de Socrates, lequel estant interrogé par Gorgias, ce me semble, quelle opinion il avoir du grand Roy, s'il l'estimoit pas bien-heureux : « Je ne sçay, respondit-il, comment il est prouveu de sçavoir et de vertu. » comme estimant que la vraye felicité consiste en ces deux choses, non pas és biens caduques de la fortune. Mais comme je conseille et admoneste les peres, qu'ils n'ayent rien plus cher, que de bien faire nourrir et instituer en bonnes meurs et bonnes lettres leurs enfans : aussi di-je, qu'il faut bien qu'ils ayent l'oeil à ce que ce soit une vraye, pure et sincere litterature : et au demourant, les esloigner le plus qu'ils pourront de ceste vanité, de vouloir apparoit devant une commune, pour ce que plaire à une populace est ordinairement desplaire aux sages : dequoy Euripide mesmes porte tesmoignage de verité en ces vers,

  Langue je n'ay diserte et affilee
  Pour haranguer devant une assemblee :
  Mais en petit nombre de mes egaux,
  C'est là où plus à deviser je vaux :
  Car qui sçait mieux au gré d'un peuple dire,
  Est bien souvent entre sages le pire.

Quant à moy, je voy que ceux qui s'estudient de parler à l'appetit d'une commune ramassee, sont ou deviennent ordinairement hommes dissolus, et abandonnez à toutes sensuelles voluptez : ce qui n'est pas certainement sans apparence de raison :

car si pour plaire aux autres ils mettent à nonchaloir l'honnesteté, par plus forte raison oublieront ils tout honneur et tout devoir, pour se donner plaisir et deduit à eux mesmes, et suivront plus tost les attraits de leur concupiscence, que l'honnesteté de la temperance. Mais au reste, qu'enseignerons nous de bon encore aux jeunes enfans, et à quoy leur conseillerons nous de s'addonner ? C'est belle chose, que ne faire ne dire rien temerairement : et, Comme dit le Proverbe ancien, Ce qui est beau est difficile aussi. Les oraisons faittes à l'improuveu sont pleines de grande nonchalance, et y a beaucoup de legereté : car ceux qui parlent ainsi à l'estourdie ne sçavent là où il fault commancer, ny là où ils doivent achever : et ceux qui s'accoustument à parler ainsi de toutes choses promptement à la volee, outre les autres fautes qu'ils commettent, ils ne sçavent garder mesure ny moyen en leur propos, et tombent en une merveilleuse superfluité de langage : là où quand on a bien pensé à ce que lon doit dire, on ne sort jamais hors des bornes de ce qu'il appartient de deduire. Pericles, ainsi comme nous avons entendu, bien souvent qu'il estoit expressément appellé par son nom, pour dire son advis de la matiere qui se presentoit, ne se vouloit pas lever, disant pour son excuse, « Je n'y ay pas pensé. » Demosthenes semblablement grand imitateur de ses façons de faire au gouvernement, plusieurs fois, que le peuple d'Athenes l'appelloit nommeement pour ouïr son conseil sur quelque affaire, leur respondoit tout de mesme, « Je ne suis pas preparé. » Mais on pourroit dire à l'adventure, que cela seroit un conte fait à plaisir, que lon auroit receu de main en main, sans aucun tesmoignage certain : luy mesme en l'oraison qu'il feit alencontre de Midias, nous met devant les yeux l'utilité de la premeditation : car il y dit en un passage, Je confesse, Seigneurs Atheniens, et ne veux point dissimuler que je n'aye pris peine et travaillé à composer ceste harangue, le plus qu'il m'a esté possible : car je serois bien lasche, si aiant souffert et souffrant tel outrage, je ne pensois bien soigneusement à ce que j'en devrois dire pour en avoir la raison. Non que je veuille de tout poinct condamner la promptitude de parler à l'improuveu, mais bien l'accoustumance de l'exerciter à tout propos, et en matiere qui ne le merite pas : car il le fault faire quelquefois, pourveu que ce soit comme lon use d'une medecine : bien diray-je cela, que je ne voudrois point que les enfans, avant l'aage d'homme fait, s'accoustumassent à rien dire sans y avoir premierement bien pensé : mais apres que lon a bien fondé la suffisance de parler, alors est-il bien raisonnable, quand l'occasion se presente, de lascher la bride à la parole. Car tout ainsi comme ceux qui ont esté longuement enferrez par les pieds, quand on vient à les deslier, pour l'accoustumance d'avoir eu si longuement les fers aux pieds, ne peuvent marcher, ains choppent à tous coups : aussi ceux qui par long temps ont tenu leur langue serree, si quelquefois il s'offre matiere de la deslier à l'improuveu, retiennent une mesme forme et un mesme style de parler : mais de souffrir les enfans haranguer promptement à l'improuveu, cela les accoustume à dire un infinité de choses impertinentes et vaines. Lon dit que quelquefois un mauvais peintre monstra à Apelles un image qu'il venoit de peindre, en luy disant : « Je la viens de peindre tout maintenant. » « Encore que tu ne me l'eusses point dit, respondit Apelles, j'eusse bien cogneu qu'elle a voirement esté bien tost peinte : et m'esbahy comment tu n'en as peint beaucoup de telles. » Tout ainsi doncques (pour retourner à mon propos) comme je conseille d'eviter la façon de dire theatrale et pompeuse, tenant de la hautesse tragique : aussi admoneste-je de fuir la trop basse et trop vile façon de langage, pour ce que celle qui est si fort enflee surpasse le commun usage de parler : et celle qui est si mince et si seiche, est par trop craintifve. Et comme il fault que le corps soit non seulement sain, mais d'avantage en bon point : aussi faut il que le langage soit non seulement sans vice ne maladie, mais aussi fort et robuste : pource que lon louë seulement ce qui est seur, mais on admire

ce qui est hardy et adventureux. Et ce que je dis du parler, autant en pense-je de la disposition du courage : car je ne voudrois que l'enfant fust presumptueux, ny aussi estonné, ne par trop craintif : pour ce que l'un se tourne à la fin en impudence, et l'autre en couardise servile : mais la maistrise en cela, comme en toutes choses, est de bien sçavoir tenir le milieu. Et ce pendant que je suis encore sur le propos de l'institution des enfans aux lettres, avant que passer outre, je veux dire absoluëment ce qui m'en semble : c'est, que de ne sçavoir parler que d'une seule chose, à mon advis, est un grand signe d'ignorance, outre ce qu'à l'exercer on s'en ennuye facilement, et si pense qu'il est impossible de tousjours y perseverer : ne plus ne moins que de chanter tousjours une mesme chanson, on s'en saoule et s'en fasche bien tost : mais la diversité resjouit et delecte en cela, comme en toutes autres choses que lon voit, ou que lon oit. Et pourtant faut-il que l'enfant de bonne maison voye et apprenne de tous les arts liberaux et sciences humaines, en passant par dessus, pour en avoir quelque goust seulement : car d'acquerir la perfection de toutes, il seroit impossible : au demourant qu'il employe son principal estude en la philosophie : et ceste mienne opinion se peut mettre bien clairement devant les yeux par une similitude fort propre : car c'est tout autant comme qui diroit, « Il est bien honneste d'aller visitant plusieurs villes, mais expedient de s'arrester et habituer en la meilleure. » Or tout ainsi, disoit plaisamment le philosophe Bion, que les amoureux de Penelopé, qui poursuyvoient de l'avoir en mariage, ne pouvans jouir de la maistresse, se meslerent avec les chambrieres : aussi ceux qui ne peuvent advenir à la Philosophie, se consument de travail apres les autres sciences, Qui ne sont d'aucune valeur à comparaison d'elle. Et pourtant faut-il faire en sorte que la Philosophie soit comme le sort principal de toute autre estude, et de tout autre sçavoir. Il y a deux arts que les hommes ont inventez pour l'entretenement de la santé du corps, c'est à sçavoir, la medecine, et les exercices de la personne, dont l'une procure la santé, et l'autre la force, et la gaillarde disposition : mais la Philosophie est la seule medecine des infirmitez et maladies de l'ame : car par elle et avec elle nous cognoissons ce qui est honneste ou deshonneste, ce qui est juste ou injuste, et generalement ce qui est à fuir ou à eslire : comme il se faut deporter envers les Dieux, envers ses pere et mere, envers les vieilles gens, envers les loix, envers les estrangers, envers ses superieurs, envers ses enfans, envers ses femmes, et envers ses serviteurs : pour ce qu'il faut adorer les Dieux, honorer ses parents, reverer les vieilles gens, obeïr aux loix, ceder aux superieurs, aimer ses amis, estre moderé avec les femmes, aimer ses enfans, n'outrager point ses serviteurs : et, ce qui est le principal, ne se monstrer point ny trop esjouy en prosperité, ny trop triste en adversité : ny dissolu en voluptez, ny furieux et transporté en cholere. Ce que j'estime estre les principaux fruicts que lon peut recueillir de la Philosophie : car se porter genereusement en une prosperité, c'est acte d'homme : s'y maintenir sans envie, signe de nature douce et traittable : surmonter les voluptez par raison, de sagesse : et tenir en bride la cholere, n'est pas œuvre que toute personne sçache faire : mais la perfection, à mon jugement, est en ceux qui peuvent joindre cest estude de la Philosophie avec le gouvernement de la chose publique : et par ce moyen estre jouyssans des deux plus grands biens qui puissent estre au monde, de profiter au public, en s'entremettant des affaires : et à soymesme, se mettant en toute tranquillité et repos d'esprit par le moyen de l'estude de Philosophie. Car il y a communément entre les hommes trois sortes de vie, l'une active, l'autre contemplative, et la tierce voluptueuse : desquelles ceste derniere estant dissoluë, serve et esclave des voluptez, est brutale, trop vile, et trop basse : la contemplative destituee de l'active, est inutile : et l'active ne communiquent point avec la contemplative, commet beaucoup de fautes, et n'a point d'ornement : au moyen dequoy,

il faut essayer tant que lon peut de s'entremettre du gouvernement de la chose publique, et quant et quant vacquer à l'estude de Philosophie, autant que le temps et les affaires les pourront permettre. Ainso gouverna jadis Pericles, ainsi Archytas le Tarentin, ainsi Dion le Syracusain, ainsi Epaminondas le Thebain, dont l'un et l'autre fut familier et disciple de Platon. Quant à l'institution doncques des enfans és lettres, il n'est, à mon advis, ja besoing de s'estendre à en dire d'advantage : seulement y adjousteray-je, que c'est chose utile, ou plus tost necessaire, faire diligence de recueillir les œuvres et les livres des Sages anciens, prouveu que ce soit à la façon des laboureurs : car comme les bons laboureurs font provision des instruments du labourage, non pour seulement les avoir en leur possession, mais pour en user : aussi faut-il estimer que les vrais outils de la science sont les livres, quand on les met en usage, qui est le moyen par lequel on la peut conserver. Mais aussi ne doit-on pas oublier la diligence de bien exerciter les corps des enfans, ains en les envoyant aux escholes des maistres qui font profession de telles dexteritez, les faut quant et quant addresser aux exercices de la personne : tant pour les rendre adroits que pour les faire forts, robustes, et dispos : pour ce que c'est un bon fondement de belle vieillesse, que la bonne disposition et robuste complexion des corps en jeunesse. Et comme en temps calme, quand on est sur la mer, on doit faire provision des choses necessaires à l'encontre de la tourmente : aussi faut- il en jeunesse se garnir de temperance, sobrieté et continence, et en faire reserve et munition de bonne heure, pour en mieux soustenir la vieillesse : vray est qu'il faut tellement dispenser le travail du corps, que les enfans ne s'en dessechent point, et ne s'en treuvent puis apres las et recreuz quand on les voudroit faire vacquer à l'estude des lettres : car comme dit Platon, le sommeil et la lassitude sont contraires à apprendre les sciences. Mais cela est peu de chose, je veux venir à ce qui est de plus grande importance que tout ce que j'ay dit au paravant : car je dis qu'il faut que l'on exerce les jeunes enfans aux exercices militaires, comme à lancer le dart, à tirer de l'arc, et à chasser : pour ce que tous les biens de ceulx qui sont vaincus en guerre sont exposez en proye aux vaincueurs, et ne sont propres aux armes et à la guerre les corps nourris delicatement à l'ombre :

  Mais le soudart de seiche corpulence
  Aiant acquis d'armes experience,
  C'est luy qui rompt des ennemis les rengs,
  Et en tous lieux force ses concurrents.

Mais quelqu'un me pourra dire à l'adventure, Tu nous avois promis de nous donner exemples et preceptes, comment il faut nourrir les enfans de libre condition, et puis on voit que tu delaisses l'institution des pauvres et populaires, et ne donnes enseignements que pour les nobles, et pour les riches seulement. A cela il m'est bien aisé de respondre : car quant à moy je desirerois, que ceste mienne instruction peust servir et estre utile à tous : mais s'il y en a aucuns, à qui par faute de moyens mes preceptes ne puissent estre profitables, qu'ils en accusent la fortune, non pas celuy qui leur donne ces advertissements. Au reste il faut, que les pauvres s'esvertuent, et taschent de faire nourrir leurs enfans en la meilleur discipline qui soit : et si d'adventure ils n'y peuvent ateindre, au moins en la meilleure qu'ils pourront. J'ay bien voulu en passant adjouster ce mot à mon discours, pour au demourant poursuivre les autres preceptes qui appartiennent à la droitte instruction des jeunes gens. Je dis doncques notamment, que lon doit attraire et amener les enfans à faire leur devoir par bonnes paroles et douces remonstrances, non pas par coups de verges ny par les battre : pour ce qu'il semble que ceste voye-là convient plus tost à des esclaves, que non pas à des personnes libres, pour ce qu'ils s'endurcissent aux coups, et deviennent comme hebetez, et ont le travail de l'estude puis apres en horreur, partie

pour la douleur des coups, et partie pour la honte. Les louanges et les blasmes sont plus utiles aux enfans nez en liberté, que toutes verges ne tous coups de fouët : l'un pour les tirer à bien faire, et l'autre pour les retirer de mal : et faut alternativement user tantost de l'un, tantost de l'autre : et maintenant leur user de reprehension, maintenant de louange. Car s'ils sont quelque-fois trop guays, il faut en les tensant leur faire un peu de honte, et puis tout soudain les remettre en les louant : comme font les bonnes nourrisses, qui donnent le tetin à leurs petits enfans apres les avoir fait un peu crier : toutefois il y faut tenir mesure, et se garder bien de les trop haut-louër, autrement ils presument d'eux-mesmes, et ne veulent plus travailler depuis que lon les a louez un peu trop. Au demourant j'ay cogneu des peres, qui pour avoir trop aimé leurs enfans, les ont en fin haïs. Qu'est-ce à dire cela ? Je l'esclarciray par cest exemple. Je veux dire, que pour le grand desir qu'ils avoient que leurs enfans fussent les premiers en toutes choses, ils les contraignoient de travailler excessivement : de maniere que plians soubs le faix, ils en tomboient en maladies, ou se faschans d'estre ainsi surchargez, ne recevoient pas volontiers ce qu'on leur donnoit à apprendre. Ne plus ne moins que les herbes et les plantes se nourrissent mieux quand on les arrouse modereement, mais quand on leur donne trop d'eau, on les noye et suffoque : aussi faut-il donner aux enfans moyen de reprendre haleine en leurs continuez travaux, faisant compte, que toute la vie de l'homme est divisee en labeur et en repos : à raison dequoy nature nous a donné non seulement le veiller, mais aussi le dormir : et non seulement la guerre, mais aussi la paix : non seulement la tourmente, mais aussi le beau temps : et ont esté instituez non seulement les jours ouvrables, mais aussi les jours de feste. En somme, le repos est comme la saulse du travail : ce qui se voit non seulement és choses qui ont sentiment et ame, mais encore en celles qui n'en ont point : car nous relaschons les cordes des arcs, des lyres, et des violes, à fin que nous les puissions retendre puis apres : et brief, le corps s'entretient par repletion et par evacuation, aussi fait l'esprit par repos et travail. Il y a d'autres peres qui semblablement sont dignes de grande reprehension, lesquels depuis qu'une fois ils ont commis leurs enfans à des maistres et precepteurs, ne daignent pas assister à les voir et ouyr eux mesmes apprendre quelquefois : en quoy ils faillent bien lourdement, car au contraire ils deussent eux mesmes esprouver souvent, et de peu en peu de jours, comment ils profitent, et non pas s'en reposer et rapporter du tout à la discretion de quelques maistres mercenaires : car par ceste solicitude les maistres mesmes auront tant plus grand soing de faire bien apprendre leurs escholiers, quand ils verront que souvent il leur en faudra rendre compte : à quoy se peut appliquer le bon mot que dit anciennement un sage escuyer, « Il n'y a rien qui engraisse tant le cheval, que l'oeil de son maistre. » Mais sur toutes choses, il faut exercer et accoustumer la memoire des enfans, pour ce que c'est, par maniere de dire, le tresor de science : c'est pourquoy les anciens poëtes ont faint, que Mnemosyné, c'est à dire Memoire, estoit la mere des Muses, nous voulans donner à entendre, qu'il n'y a rien qui tant serve à engendrer et conserver les lettres, et le sçavoir, que fait la memoire : pourtant la fault-il diligemment et soigneusement exerciter en toutes sortes, soit que les enfans l'ayent ferme de nature, ou qu'ils l'ayent foible : car aux uns on corrigera par diligence le defaux, aux autres on augmentera le bien d'icelle : tellement que ceux-là en deviendront meilleurs que les autres, et ceux-cy meilleurs que eux mesmes : car le poëte Hesiode a sagement dit,

  Si tu vas peu avecques peu mettant,
  Et plusieurs fois ce peu la repetant :
  En peu de jours tu verras cela croistre,
  Qui par avant bien petit souloit estre.

D'avantage les peres doivent sçavoir, que ceste partie memorative de l'ame ne sert pas seulement aux hommes à apprendre les lettres, mais aussi qu'elle vaut beaucoup aux affaires du monde : pour ce que la souvenance des choses passees fournit d'exemples pour prendre conseil à l'advenir. Au surplus il faut bien prendre garde à destourner les enfans de paroles sales et deshonnestes : Car la parole, comme disoit Democtitus, est l'ombre du faict : et les faut duire et accoustumer à estre gracieux, affables à parler à tout le monde, et saluër volontiers un chascun : car il n'est rien si digne d'estre hay, que celuy qui ne veut pas que lon l'abborde, et qui dedaigne de parler aux gens. Aussi se rendront les enfans plus amiables à ceux qui converseront autour d'eux, quand ils ne tiendront pas si roide, qu'ils ne veuillent du tout rien conceder és disputes et questions qui se pourront esmouvoir entre eux : car c'est belle chose de sçavoir non seulement vaincre, mais aussi se laisser vaincre quelquefois, mesmement és choses où le vaincre est dommageable : car alors la victoire est veritablement Cadmiene, comme lon dit en commun proverbe, c'est à dire, elle tourne à perte et dommage au vaincueur : de quoy j'ay le sage poëte Euripide pour tesmoing en un passage où il dit,

  Quand l'un des deux qui disputent ensemble
  Entre en courroux, plus advisé me semble
  Celuy qui mieux aime coy s'arrester,
  Que de parole ireuse contester.

Au reste ce dequoy plus on doit instruire les jeunes gens, et qui leur est de non moindre, voire j'ose bien dire de plus grande consequence, que tout ce que nous avons dit jusques icy : c'est, qu'ils ne soient delicats ne superflus en chose quelconque, qu'ils tiennent leur langue, qu'ils maistrisent leur cholere, et qu'ils ayent leurs mains nettes. Mais voyons particulierement combien emporte un chacun de ces quatre preceptes, car ils seront plus faciles à entendre en les mettant devant les yeux par exemples : comme, pour commancer au dernier, Il y a eu de grands personnages qui pour s'estre laissez aller à prendre argent injustement, ont respandu tout l'honneur qu'ils avoient amassé au demourant de leur vie : comme Gylippus Laced@emonien, qui pour avoir descousu par dessoubs les sacs pleins d'argent qu'on luy avoit baillez à porter, fut honteusement banny de Sparte. Et quant à ne se courroucer du tout point, c'est bien une vertu singuliere : mais il n'y a que ceux qui sont parfaittement sages qui le puissent du tout faire, comme estoit Socrates, lequel aiant esté fort outragé par un jeune homme insolent et temeraire, jusques à luy donner des coups de pied, et voyent que ceux qui se trouvoient lors autour de luy s'en courrouçoient amerement, et en perdoient patience, et vouloient courir apres : « Comment, leur dit-il, si un asne m'avoit donné un coup de pied, voudriez vous que je luy en redonnasse un autre ? » toutefois il n'en demoura pas impuny : car tout le monde luy reprocha tant ceste insolence, et l'appella lon si souvent et tant, le regibbeur et donneur de coups de pied, que finablement il s'en pendit et estrangla luy mesme de regret. Et quand Aristophanes feit jouër la Comedie qui s'appelle les Nuës, en laquelle il respand sur Socrates toutes les sortes et manieres d'injures qu'il est possible, comme quelqu'un des assistans à l'heure qu'on le farçoit et gaudissoit ainsi, luy demandast : « Ne te courrouces-tu point Socrates, de te voir ainsi publiquement blasonner ? » « Non certainement, respondit-il, car il m'est advis, que je suis en ce Theatre, ne plus ne moins qu'en un grand festin, où lon se gaudit joyeusement de moy. » Archytas le Tarentin et Platon en feirent tout de mesme : car l'un estant de retour d'une guerre, où il avoit esté Capitaine general, trouva ses terres toutes en friche : et feit appeller son receveur, auquel il dit, « Se je n'estois en cholere, je te battrois bien. » Et Platon aussi s'estant un jour courroucé à l'encontre d'un sien esclave meschant et

gourmand, appella le fils de sa sœur Speusippus, et luy dit, Pren moy ce meschant icy, et me le va fouëtter, car quant à moy je suis courroucé. Mais quelqu'un me dira que ce sont choses bien malaisees à faire et à imiter. Je le sçay bien : toutefois il se faut estudier, à l'exemple de ces grands personnages-là, d'aller tousjours retrenchant quelque chose de la trop impatiente et furieuse cholere : car nous ne sommes pas pour nous egaler ny accomparer à eulx aux autres sciences et vertus non plus, et neantmoins comme estans leurs sacristains et leurs porte-torches, en maniere de parler, ordonnez pour monstrer aux homms les reliques de leur sapience, ne plus ne moins que si c'estoient des Dieux, nous essayons de les imiter, et suyvre leurs pas, en tirant de leurs faicts toute l'instruction qu'il nous est possible. Quant à refrener sa langue, pour ce que c'est le seul precepte des quatre que j'ay proposez qui nous reste à discourir, s'il y a aucun qui estime que ce soit chose petite et legere, il se fourvoye de grande torse du droict chemin : car c'est une grande sagesse, que se sçavoir taire en temps et lieu, et qui fait plus à estimer que parole quelconque : et me semble que pour ceste cause les anciens ont institué les sainctes cerimonies des mysteres, à fin qu'estans accoustumez au silence par le moien d'icelles, nous transportions la crainte apprise au service des Dieux à la fidelité de taire les secrets des hommes. Car on ne se repent jamais de s'estre teu, mais bien se repent on souvent d'avoir parlé : et ce que lon a teu pour un temps, on le peut bien dire puis apres : mais ce que lon a une fois dit, il est impossible de jamais plus le reprendre. J'ay souvenance d'avoir ouy raconter innumerables exemples d'hommes qui par l'intemperance de leur langue se sont precipitez en infinies calamitez entre lesquels j'en choisiray un ou deux, pour esclarcir la matiere seulement. Ptolomeus roy d'Egypte, surnommé Philadelphus, espousa sa propre sœur Arsinoé, and lors y eut un nommé Sotades qui luy dit, Tu fiches l'aiguillon en un pertuis qui n'est pas licite. Pour ceste parole il fut mis en prison, là où il pourrit de misere par un long temps, et paya la peine deuë à son importun caquet : et pour avoir pensé faire rire les autres, il plora luy mesme bien longuement. Autant en feit, et souffrit aussi presque tout de mesme, un autre nommé Theocritus, excepté que ce fut beaucoup plus aigrement. Car comme Alexandre eust escript et commandé aux Grecs, qu'ils preparassent des robbes de pourpre, pour ce qu'il vouloit à son retour faire un solennel sacrifice aux Dieux, pour leur rendre graces de ce qu'ils luy avoient ottroyé la victoire sur les Barbares. Pour ce commandement les villes de la Grece furent contraintes de contribuer quelque somme de deniers par teste : et lors ce Theocritus, « J'ay, dit-il, tousjours esté en doubte de ce qu'Homere appelloit la mort purpuree, mais à ceste heure je l'entens bien. » ceste parole luy acquit la haine et la malveuillance d'Alexandre le grand. Une autre fois pour avoir par un traict de mocquerie reproché au Roy Antigonus, qu'il estoit borgne, il le meit en un courroux mortel, qui luy cousta la vie : car aiant Eutropion maistre cueux du Roy esté elevé en quelque degré, et en quelque charge à la guerre, le Roy luy ordonna qu'il allast devers Theocritus pour luy rendre compte, et le recevoir aussi reciproquement de luy. Eutropion le luy feit entendre, et alla et vint par plusieurs fois vers luy pour cest effect, tant qu'à la fin Theocritus luy dit : « Je voy bien que tu me veulx mettre tout crud sur table, pour me faire manger à ce Cyclops. » reprochant à l'un qu'il estoit borgne, et à l'autre qu'il estoit cuisinier. Et lors Eutropion luy repliqua sur le champ, Ce sera doncques sans teste : car je te feray payer la peine que merite ceste tienne langue effrenee, et ce tien langage forcené. comme il feit, car il alla incontinent rapporter le tout au Roy, qui envoya aussi tost trencher la teste à Theocritus. Outre les susdits preceptes, il fauit encore de jeunesse accoustumer les enfans à une chose qui est tressaincte, c'est, qu'ils dient tousjours verité, pour ce que le mentir est un vice servil, digne d'estre de tous hay, et non

pardonnable aux esclaves mesmes, qui ont un peu d'honnesteté. Or quant à tout ce que j'ay discouru et conseillé par cy devant, touchant l'honesteté, modestie, et temperance des jeunes enfans, je l'ay dit franchement et resoluëment, sans en rien craindre ne douter : mais quant au poinct que je veux toucher maintenant, je n'en suis pas bien certain, ne bien resolu, ains en suis comme la balance qui est entre deux fers, et ne panche point plus d'un costé que d'autre : tellement que je fais grande doute, si je le doy mettre en avant, ou bien le destourner : mais pour le moins faut-il prendre la hardiesse de declarer que c'est. La question est, Si lon doit permettre à ceux qui aiment les enfans, de converser et hanter avec eux, ou bien les en reculer et chasser arriere, de sorte qu'ils n'en approchent, ny ne parlent aucunement à eux. Car quand je considere certains peres severes et austeres de nature, qui pour la crainte qu'ils ont que leurs enfans ne soient violez, ne veulent aucunement souffrir, que ceux qui les aiment parlent en sorte quelconque à eux : je crains fort d'en establir et introduire la coustume : mais aussi quand de l'autre costé je viens à me proposer Socrates, Platon, Xenophon, Aeschines, Cebes, et toute la suitte de ces grands personnages, qui jadis ont approuvé la façon d'aimer les enfans, et qui par ce chemin ont poulsé de jeunes gens à apprendre les sciences, et à s'entremettre du gouvernement de la chose publique, et se former au moule de la vertu, je deviens alors tout autre, et encline à vouloir imiter et ensuivre ces grands hommes-là, lesquels ont Euripide pour tesmoing en un passage où il dit,

  Amour n'est pas tousjours celuy du corps,
  Un autre y a qui n'appéte rien, fors
  L'ame qui soit vestue d'innocence,
  De chasteté, justice, et continence.

Aussi ne faut-il pas laisser derriere un passage de Platon, là où il dit moitie en riant, moitié à bon esciant, qu'il faut que ceux qui ont fait quelques grandes prouësses en un jour de battaille, au retour ayent privilege de baiser tel qu'il leur plaira entre les beaux. Je diray donc, qu'il faut chasser ceux qui ne desirent que la beauté du corps, et admettre ceux qui ne cerchent que la beauté des ames : ainsi faut-il fuïr et defendre les sortes d'amour, qui se prattiquent à Thebes et en Elide, et ce que lon appelle le ravissement en Candie, mais bien le faut-il recevoir tel comme il se prattique à Athenes, et en Laced@emone : toutefois quant à cela, chacun suyve en ce propos l'opinion qu'il en aura, et ce que bon luy semblera. Au reste aiant desormais assez discouru touchant l'honnesteté et bonne nourriture des enfans, je passeray maintenant à l'aage de l'adolescence, apres que j'auray seulement dit ce mot, Que j'ay souvent repris et blasmé ceux qui ont introduit une tresmauvaise coustume de bailler bien des maistres et gouverneurs aux petits enfans, et puis lascher tout à un coup la bride à l'impetuosité de l'adolescence : là où, au contraire, il falloit avoir plus diligemment l'oeil, et faire plus soigneuse garde d'eux qu'il ne falloit pas des jeunes enfans : car qui ne sçait que les fautes de l'enfance sont petites, legeres, et faciles à rhabiller, comme de n'avoir pas bien obey à leurs maistres, ou avoir failly à faire ce qu'on leur avoit ordonné : mais au contraire, les pechez des jeunes gens en leur adolescence, bien souvent sont enormes et infames, comme une yvrongnerie, une gourmandise, larcins de l'argent de leurs peres, jeux de dez, masques et mommeries, amours de filles, adulteres de femmes mariees. Pourtant estoit-il convenable de contenir et refrener leurs impetueuses cupiditez par grand soing et grande vigilance : car ceste fleur d'aage-là ordinairement s'espargne bien peu, et est fort chatouilleuse et endemenee à prendre tous ses plaisirs, tellement qu'elle a grand besoing d'une grande et forte bride : et ceux qui ne tirent à toute force à l'encontre pour la retenir, ne se donnent de garde, qu'ils laissent à leur esprit la bride lasche à toute licence de mal faire. C'est pourquoy il faut que les bons et sages peres, principalement

en cest aage là, facent le guet, et tiennent en bride leurs jeunes jouvenceaux, en les preschant, en les menassant, en les priant, en leur remonstrant, en leur conseillant, en leur promettant, en leur mettant devant les yeux des exemples d'autres, qui pour avoir ainsi esté debordez et abandonnez à toutes voluptez se sont abysmez en grandes miseres et griefves calamitez : et au contraire, d'autres qui pour avoir refrené leurs concupiscences ont acquis honneur et glorieuse renommee : « car ce sont comme les deux elements et fondements de la vertu, l'Espoir de pris, et la Crainte de peine : » pource que l'esperance les rend plus prompts à entreprendre toutes choses belles et louables, et la crainte les rend tardifs à en oser commettre de vilaines et reprochables. Brief il les faut bien soigneusement divertir de hanter toutes mauvaises compaignies : autremenmt ils rapporteront tousjours quelque tache de la contagion de leur meschanceté. C'est ce que Pythagoras commandoit expressément en ces preceptes enigmatiques sous paroles couvertes, lesquels je veux en passant exposer, pour ce qu'ils ne sont pas de petite efficace pour acquerir vertu : comme quand il disoit, « Ne gouste point de ceux qui ont la queuë noire : » c'est autant à dire comme, ne frequente point avec hommes diffamez et denigrez pour leur meschante vie. « Ne passe point la balance : » c'est à dire, qu'il faut faire grand compte de la Justice, et se donner bien garde de la transgresser. « Ne te sied point sur le boisseau : » c'est à dire, qu'il faut fuir oisiveté pour se prouvoir des choses necessaires à la vie de l'homme. « Ne touche pas à tous en la main : » c'est à dire, ne contracte pas legerement avec toute personne. « Ne porter pas un anneau estroit : c'est à dire, qu'il faut vivre une vie libre, et ne se mettre pas soy-mesme aux ceps. « N'attizer pas le feu avec l'espee : » c'est à dire n'irriter pas un homme courroucé : car il n'est pas bon de le faire, ains faut ceder à ceux qui sont en cholere. « Ne manger pas son cœur : » c'est à dire, n'offenser pas son ame et son esprit en le consumant de cures et d'ennuis. « S'abstenir de febves : » c'est à dire, ne s'entremettre point du gouvernement de la chose publique, pour ce qu'anciennement on donnoit les voix avec des febves, et ainsi procedoit-on aux elections des Magistrats. « Ne jetter pas la viande en un pot à pisser : » c'est, qu'il ne faut pas mettre un bon propos en une meschante ame : car la parole est comme la nourriture de l'ame, laquelle devient pollue par la meschanceté des hommes. « Ne s'en retourner pas des confins : » c'est à dire quand on se sent pres de la mort, et que lon est arrivé aux extremes confins de ceste vie, le porter patiemment, et ne s'en descourager point. Mais à tant je retourneray à mon propos. Il faut, comme j'ay dit au paravant, eslongner les enfans de la compaignie et frequentation des meschans, specialement des flatteurs. Car je repeteray en cest endroit ce que j'ay dit souvent ailleurs, et à plusieurs peres : c'est qu'il n'est point de plus pestilent genre d'hommes, et qui gaste d'avantage ne plus promptement la jeunesse, que font les flatteurs, lesquels perdent et les peres et les enfans, rendans la vieillesse des uns, et la jeunesse des autres miserable, leurs presentans en leurs mauvais conseils un appast qui est inevitable, c'est la volupté, dont ils les emorchent. Les peres riches preschent leurs enfans de vivre sobrement ceux-cy les incitent à yvrongner : ceux-là les convient à estre chastes, ceux-cy à estre dissolus : ceux-là à espargner, ceux-cy à despendre : ceux là, à travailler, ceux cy à jouër et ne rien faire : disans, qu'est-ce que de nostre vie ? ce n'est qu'un poinct de temps : il faut vivre pendant que lon a le moyen, et non pas languir. Qu'est-il besoing se soucier des menaces d'un pere qui n'est qu'un vieil resueur, qui radotte, et a la mort entre les dents ? un de ces matins nous le porterons en terre. Un autre viendra qui luy amenera quelque garce prise en plein bordeau, et luy donnera à entendre qu'elle sera sa femme : Les autres lisent et luy produira sa femme. pour à quoy fournir, le jeune homme desrobbera son pere, et ravira en un coup ce que le bon homme aura espargné de longue main, pour l'entretenement de sa vieillesse. Brief, c'est une malheureuse generation. Ils font semblant

d'estre amis, et jamais ne disent une parole franche : ils caressent les riches, et mesprisent les pauvres. Il semble qu'ils ayent appris l'art de chanter sur la lyre pour seduire les jeunes gens : ils esclattent quand ceux qui les nourrissent font semblant de rire : hommes faulx et supposez, et la bastardise de la vie humaine, qui vivent au gré des riches, estans nez libres de condition, et se rendans serfs de volonté : qui pensent qu'on leur fait outrage, s'ils ne vivent en toute superfluité, et si on ne les nourrit plantureusement sans rien faire : tellement que les peres qui voudront faire bien nourrir leurs enfans, doivent necessairement chasser d'aupres d'eux ces mauvaises bestes-là : et aussi en faut-il esloigner leurs compaignons d'eschole, s'il y en a aucuns vicieux, car ceux-là seroient suffisans pour corrompre et gaster les meilleures natures du monde. Or sont bien les regles que j'ay jusques icy baillees, toutes bonnes, honestes et utiles : mais celle que je veux à ceste heure declarer est equitable et humaine : c'est, que je ne voudrois point que les peres fussent trop aspres et trop durs à leurs enfans, ains desirerois qu'ils laissassent aucunefois passer quelque faute à un jeune homme, se souvenans qu'ils ont autrefois esté jeunes eux-mesmes. Et tout ainsi que les medecins meslans et destrempans leurs drogues qui sont ameres avec quelque jus doux, ont trouvé le moyen de faire passer l'utilité parmy le plaisir : aussi faut-il que les peres meslent l'aigreur de leurs reprehensions avec la facilité de clemence : et que tantost ils laschent un petit la bride aux appetis de leurs enfans, et tantost aussi ils leur serrent le bouton, et leur tiennent la bride roide, en supportant doucement et patiemment leurs fautes : ou bien s'ils ne peuvent faire qu'ils ne s'en courroucent, à tout le moins que leur courroux s'appaise incontinent. Car il vaut mieux qu'un pere soit prompt à se courroucer à ses enfans, pourveu qu'il s'appaise aussi facilement, que tardif à se courroucer, et difficile aussi à pardonner : car quand un pere est si severe qu'il ne veut rien oublier, ne jamais se reconcilier, c'est un grand signe qu'il hait ses enfans : pourtant fait-il bon quelquefois, ne faire pas semblant de veoir aucunes de leurs fautes, et se servir en cest endroit de l'ouyë un peu dure et de la veuë trouble qu'apporte la vieillesse ordinairement : de sorte qu'ils ne facent pas semblant de voir ce qu'ils voient, ne d'ouïr ce qu'ils oyent. Nous supportons bien quelques imperfections de nos amis, trouverons-nous estrange de supporter celles de nos enfans ? bien souvent que nos serviteurs yvrongnent, nous ne voulons pas trop asprement recercher leur yvrongnerie. Tu as esté quelquesfois estroit envers ton fils, sois luy aussi quelquefois large à luy donner. Tu t'es aucunefois courroucé à luy, une autrefois pardonne luy. Il t'a trompé par l'entremise de quelqu'un de tes domestiques mesmes, dissimule-le, et maistrise ton ire. Il aura esté en l'une de tes mestairies, ou il aura pris et vendu, peut estre, une paire de bœufs : il viendra le matin te donner le bon jour sentant encore le vin, qu'il aura trop beu avec ses compaignons le jour de devant, fais semblant de l'ignorer : ou bien il sentira le perfum, ne luy en dis mot. ce sont les moyens de domter doucement une jeunesse petillante. Vray est que ceux qui sont de leur nature sujects aux voluptez charnelles, et ne veulent pas prester l'oreille quand on les reprend, il les faut marier, pource que c'est le plus certain arrest, et le meilleur lien que lon sçauroit bailler à la jeunesse : et quand on est venu à ce poinct-là, il leur faut cercher femmes qui ne soient ne trop plus nobles, ne trop plus riches qu'eux : car c'est un precepte ancien fort sage, Pren la selon toy : pour ce que ceux qui les prennent beaucoup plus grandes qu'eux, ne se donnent garde qu'ils se trouvent non marys de leurs femmes, mais esclaves de leurs biens. J'adjousteray encore quelques petits advertissements, et puis mettray fin à mes preceptes. Car devant toutes choses il faut que les peres se gardent bien de commettre aucune faute, ny d'omettre aucune chose qui appartienne à leur droit, à fin qu'ils servent de vif exemple à leurs enfans, et qu'eux regardans à leur vie, comme dedans un clair miroir, s'abstiennent à leur exemple de

faire et de dire chose qui soit honteuse : car ceux qui reprennent leurs enfans des fautes qu'ils commettent eux-mesmes, ne s'advisent pas, que soubs le nom de leurs enfans il se condamnent eux-mesmes : et generalement tous ceux qui vivent mal ne se laissent pas la hardiesse d'oser seulement reprendre leurs esclaves, tant s'en faut qu'ils peussent franchement tanser leurs enfans. Mais, qui pis est, en vivant mal ils leur servent de maistres et de conseillers de mal faire : car là où les vieillards sont deshontez, il est bien force que les jeunes gens soient de tout poinct effrontez : pourtant faut-il tascher de faire tout ce que le devoir requiert, pour rendre les enfans sages, à l'imitation de celle nobles Dame Eurydicé, laquelle estant de nation Esclavonne, et par maniere de dire triplement barbare, neantmoins pour avoir moyen de pouvoir instruire elle-mesme ses enfans, prit la peine d'apprendre les lettres, estant desja bien avant en son aage. L'Epigramme qu'elle en feit, et qu'elle dedia aux Muses, tesmoigne assez comment elle estoit bonne mere, et combien elle aimoit cherement ses enfans :

  Eurydicé Hierapolitaine
  A de ces vers aux Muses fait estraine
  Qui en son cœur luy feirent concevoir
  L'honneste amour d'apprendre et de sçavoir :
  Si que ja mere, et ses fils hors d'enfance,
  Pour acquerir des lettres cognoissance,
  Où sont compris des Sages les discours,
  Elle donna travail à ses vieux jours.

Or de pouvoir observer toutes les regles et preceptes ensemble, que nous avons cy dessus declarez, à l'adventure est-ce chose qui se peult plustost souhaitter, que conseiller : mais d'en imiter et ensuivre la plus grande partie, encor qu'il y faille de l'heur et de la prosperité, si est-ce chose dont l'homme par nature peult bien estre capable, et dequoy il peult bien venir à bout.