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Comment je cours sur la route/III

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Librairie de l'auto (p. 17-22).

L’ENTRAINEMENT

Comment je m’entraîne.

J’ai expliqué tout à l’heure le régime auquel je me soumettais en temps ordinaire, et l’on a pu remarquer qu’il était déjà très rigoureux ; en temps de course, ou plutôt en temps de préparation, il est plus rigoureux encore, car, alors, je m’abstiens de toute sortie qui pourrait me faire rentrer tard à la maison.

Je me lève vers six heures du matin et procède à une toilette assez prolongée.

Ensuite je déjeune légèrement d’une petite tasse de chocolat. Puis je règle mon vélo, ce que je tiens à faire moi même, et je pars, enfin, vers les sept heures et demie, pour accomplir ma besogne quotidienne.

Les premiers temps, j’accomplis une cinquantaine de kilomètres à toute allure, accélérant progressivement. Lorsque je me sens bien, j’augmente la distance. Je fais soixante kilomètres, puis soixante-dix, puis quatre-vingts kilomètres. Il est bien rare que je dépasse cette distance ; cependant, de temps à autre, je m’offre le luxe d’une promenade prolongée de cent vingt à cent cinquante kilomètres, voire même deux cents. Mais alors je ne pousse jamais à fond, et je rentre à la maison, sans ressentir la moindre fatigue ni la moindre courbature.

Le travail sur route est beaucoup moins compliqué que le travail sur piste. Il s’agit, avant toute autre chose, d’acquérir l’assiette qui permet les grandes randonnées.

Quand on fait facilement ses cent kilomètres en trois heures un quart, trois heures et demie on peut aisément aller jusqu’à deux cents et même trois cents kilomètres, à la condition expresse que l’assiette se prête à ce genre d’exercice, qui n’a rien de très agréable au fond. Le tout est affaire d’habitude, Après, le travail n’est pas plus compliqué. Il s’agit, tout en acquérant une certaine endurance, de ne pas perdre ses qualités de vitesse.

Pour un ancien sprinter ou plutôt un ancien pistard comme moi, le secret est excessivement simple. On se rabat sur la petite multiplication et si j’ai un bon conseil à donner en passant à ceux de mes lecteurs qui voudront faire de la route, je leur conseillerai de ne jamais employer un développement supérieur à 5 mètres.

Je crois sincèrement qu’avec cette multiplication, tout le monde peut arriver à couvrir en son entier le Tour de France. C’est celle dont je me suis servi. À l’emballage on s’en trouve quelque peu désavantagé, mais au train il n’en est plus de même, et j’estime que c’est grâce à elle que j’ai évité les maux de genoux dont ont souffert la plupart de mes camarades, exception faite toutefois de François Faber qui, entre nous, n’est pas un gaillard ordinaire.

Il n’est pas mauvais non plus de faire de temps à autre de la piste, mais alors il faut en faire en solitaire et se connaître suffisamment pour ne pas tomber dans l’exagération. On se fixe un tableau de marche. On le suit aveuglément. Point n’est besoin, quand on a un peu de force de caractère, d’un manager ou d’un directeur sportif pour s’arrêter juste quand il le faut.

Je viens de vous dire que je faisais en moyenne quatre vingts kilomètres par jour quand j’avais acquis une certaine souplesse ; sur piste je complète ordinairement les cent kilomètres.

La piste me convient admirablement. Elle est plus dure que la route. C’est à elle-même que je dois mes facultés d’homme de train, qualités qui m’ont toujours permis, dans le dernier Tour de France, de rejoindre mes camarades lorsqu’une avarie quelconque m’avait obligé à les abandonner momentanément.

Je me soigne en temps d′entraînement comme pendant une course, à cette différence près, que mon déjeuner est, sans être extrêmement abondant, très substantiel. En course, je ne mange presque pas. En tout cas, rien que des choses légères et faciles à digérer. Je raffole tout particulièrement de la crème de riz qui me réussit admirablement et qui me permet d’éviter toute défaillance provenant de la vulgaire « fringale ».

On a dit que je me droguais. C’est un pur mensonge. Et d’ailleurs c’est une affirmation qui ne tient pas debout. Comment voulez–vous, en effet, que la drogue agisse pendant plusieurs heures. Passe pour un sprint qui nécessite un violent effort. Mais sur la route la chose n’est pas admissible et, en tout cas, je mets au défi n’importe quel coureur de se droguer pendant les vingt–huit jours que dure le Tour de France. Il n’y a pas un estomac pour résister à semblable régime.

Le plus clair de l’histoire c’est que quand on est en forme, qu’on le veuille ou pas, on s’y trouve. Reste la question de confiance. Je ne l’avais pas les précédentes années, ou plutôt je ne l’avais que quand je me sentais en état d’infériorité avec mes camarades. Je me tenais alors le raisonnement suivant : « Ah ! tu ne peux lutter à armes égales avec les autres ! Ah ! ils doivent nécessairement te décoller. Eh bien ! nous allons voir ! ».

Et, fort de ce raisonnement, mes rivaux ne me décollaient pas, sauf pourtant quand je me sentais une chance de premier ordre dans une course quelconque.

J’étais, dans ce cas, victime d’une bizarre condition. D’abord je ne dormais pas la veille de l’épreuve. Ensuite, j’étais incapable de fournir un effort. Il me semblait que j’avais le cœur d’un volume extraordinaire et que je ne pouvais plus respirer. Enfin, je n’étais plus le même homme que la veille et ce que je faisais vingt-quatre heures auparavant, et qui semblait extraordinaire, il m’était impossible de l’exécuter le jour de la course.

C’est à force de volonté et de travail que je suis arrivé a me débarrasser de ce vilain défaut. Ainsi, quelques jours avant le Tour de France 1908, tout ragaillardi par mes victoires du Tour de Belgique et de Paris-Bruxelles, j’étais convaincu que personne ne pourrait me battre.

Et personne ne me battit. Et quand même je serais arrivé vingt cinquième dans la première étape, contrairement à ce qui passait les années précédentes, je n’en aurais ressenti aucun découragement.

J’étais sûr de moi ; j′avais fait tout ce qu’il fallait pour parvenir a ma meilleure forme ; j’avais travaillé consciencieusement sans jamais me forcer ; j’étais en excellente santé parce que, depuis Bordeaux-Paris, je n’avais fait aucun excès, ni de nourriture, ni de boisson, ni de… quoi que ce soit. C’est d’ailleurs ainsi qu’il faut se présenter dans une course ; autrement, il n′y a point de victoire acquise d’avance.

Voulez-vous que je vous résume ma période d’entraînement ?

J′ai commencé à faire du vélo en février dernier ; de cinquante à soixante kilomètres par jour, à bonne allure, sur les côtes méditerranéennes, lesquelles, hélas ! ne sont pas à la portée de tout le monde, mais où la forme s′acquiert assez rapidement, le soleil étant toujours de la partie.

Je suis rentré à Paris ensuite et j′ai travaillé ferme jusqu’à Paris-Roubaix.

Première course, première défaite : il tombait de la neige ce jour-la, et, à Doullens, il se produisit un incident qui ne me permit pas de défendre mes chances.

Deuxième course : Bordeaux-Paris, seconde défaite ; je n’étais pas encore au point et, de plus, à Tours, je dus emprunter un vélo qui n’était pas à ma taille.

Troisième course : Tour de Belgique ! Cette fois j′étais en merveilleuse condition. Je me sentais m’en aller tout seul sur la route. Je me sentais imbattable. De fait, je le fus, puisque seul Garrigou parvint à me montrer sa roue d′arrière dans deux étapes si j’ai bonne mémoire. C’est à partir de cette dernière épreuve qui nécessita de ma part un travail prolongé et sérieux, que je devins quasiment imbattable. Le Tour de Belgique, je ne le nie pas, m’a préparé au Tour de France. N’avais-je pas acquis, en le disputant, l’habitude de la lutte à outrance. Et j’avais si bien acquis cette habitude que, dans Paris-Bruxelles, encore que la distance fut supérieure à toutes celles, exception faite pour Bordeaux-Paris, que j’avais couvertes jusque-là, je ne me trouvai jamais en difficulté.

On a écrit que c’était Vanhouwaert qui avait mené la danse toute la fin de la course, c’est inexact. C’est moi qui fis décoller Trousselier et Garrigou, c’est moi qui tentai tous les démarrages, et j’estime qu’il était de toute justice que la victoire me sourit dans cette épreuve au cours de laquelle je m’étais follement dépensé.

Quoi qu’il en soit, la besogne raisonnée que j’avais accomplie en solitaire, le soin avec lequel j’observai le régime auquel je m’étais abstreint, l’habitude de la lutte et aussi celle de la victoire, m’avaient superbement préparé au Tour de France.

Et c’est ainsi que je m’alignai le 13 juillet dernier.

Je me sentais fort et bien portant. Contrairement à ce qui se passait en moi les années précédentes, je n’éprouvai aucune appréhension et c’est avec la certitude de vaincre que je me laissai aller dès le signal d’Abran.

J’avais trois mois de préparation sévère devant moi ; durant quatre-vingt-dix jours je n’avais fait que ce que je devais faire. J’avais étudié sérieusement mon excellente machine Peugeot que je connaissais en ses moindres détails, que j’aimais, si j’ose m’exprimer ainsi, pour toutes les satisfactions qu’elle m’avait procurées : j’étais convaincu de l’excellence de mes pneus Lion ; c’était suffisamment pour que je ne redoutasse personne dans la grande épreuve de l’Auto.

Un dernier mot concernant mon régime.

Il ne suffit pas de se lever tôt et de se coucher de bonne heure, il faut aussi connaître son estomac. Le mien s’est merveilleusement accommode de viande hachée, d’un peu d’eau d’Évian, de sucre et de thé.

C’est un régime que je ne conseillerai à personne. Il me convient, cela ne veut pas dire qu’il pourrait convenir à quelqu’un d’autre.