Comment je cours sur la route/Préface

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Librairie de l'auto (p. 5-7).

PRÉFACE


Mon cher Petit-Breton,

Vous m’avez demandé quelques lignes pour présenter au public votre petit traité. Je ne croyais pas que ce fût nécessaire. Quand on a fait ce que vous avez fait, on n’a plus besoin de Mentor. Et je vous fis observer qu’ayant affronté tout seul tant et tant de milliers de kilomètres, vous deviez sans assistance pouvoir affronter bien des milliers de lecteurs.

Mais puisqu’avec une insistance très aimable vous m’avez réitéré l’expression de votre désir, je vous écris. Tant pis pour vous ! Il faudra imprimer ma lettre.

Je disais au cours du dernier Tour de France (13 juillet-9 août), je disais le 22 juillet :

« Je ne vais pas faire ici la monographie de Petit-Breton. Depuis le temps que ce coureur promène sur les pistes et sur les routes son maillot bleu bordé rouge tout a été dit sur lui et je ne veux rien répéter.

« Dirais-je seulement que l’esprit à peine à s’accoutumer à voir en lui l’homme du Tour de France. Il ne me plaît pas de nier l’évidence : Petit-Breton tient la tête du classement avec une avance telle qu’il lui faudrait d’invraisemblables catastrophes pour le lui faire perdre. Et pourtant, quand je le vois sur la route, je ne puis m’empêcher de songer au bon sprinter qu’il fut jadis, à la silhouette indéniable qu’il possède du beau coureur de vitesse. Pas davantage je ne puis oublier qu’il est un nerveux avant d’être un musculaire et qu’il parait anormal qu’il puisse calmer ses nerfs des centaines de kilomètres durant. Je n’oublie pas, non plus, que ses abandons furent nombreux dans les courses sur route et qu’il abandonna certains Bol d’Or.

« Mais l’évidence est là, je le répète. Le Tour de France transforme notre homme, en fait un calme, un pondéré, un prudent. L’autre jour, au contrôle de Nancy, la neutralisation n’était pas achevée et Petit-Breton, sur sa machine, soutenu par un soigneur, attendait le signal du départ, les yeux obstinément fixés au sol, l’esprit absorbé.

« — À quoi pensez-vous, lui demandai-je ?

« — À la fin de l’étape, me répondait Petit–Breton.

« Il songeait à l’utile, au Ballon d’Alsace, et toute l’étape durant, il ne songea qu’à cela et jamais, 200 kilomètres durant, il ne commit la moindre faute qui pût compromettre la lutte finale.

« Ce nerveux devient un calme chaque année pendant 28 jours.

« H. D. » 


Aujourd’hui que l’épreuve est terminée et que vous l’avez gagnée, naturellement, je n’ajouterai que des choses dont souffrira votre modestie, mais qu’il faudra tout de même placer en tête de votre ouvrage.

Vous êtes surprenant, Petit-Breton. Que de fois avons-nous pu assister à cette scène. Vous vous trouvez dans le groupe de tête. Une crevaison survient, vous arrête. Vous descendez de machine vite, mais sans précipitation, et sans précipitation, mais vite, vous voici reparant. Nous, nous partons avec le peloton, vous laissant à votre ennuyeux ouvrage. Et au contrôle suivant, quelle n’est pas notre stupéfaction de reconnaître, parmi les ombres errantes du peloton dirigeant, le calme et placide Petit-Breton, qui, travail termine, a voulu rattraper, et a pu, en effet, rattraper.

Comment avez-vous fait ? Comment faites-vous pour surveiller votre machine, ainsi que j’ai constamment pu voir que vous la surveilliez, en amie sûre, qui doit être soignée avant son cavalier, en camarade fidèle, en associée ?

Voila ce qu’il sera bon que vous divulguiez à tous nos jeunes. Les cyclistes, quand ils vous admirent et vous applaudissent, rendent hommage à un « maître ». Que le maître donne un jour publiquement ses utiles leçons à tous ceux qui en veulent profiter, c’est nécessaire, c’est indispensable. Faire de la route est à la portée de tout le monde : savoir en faire est le secret de bien peu de gens.

Vous, votre secret, vous le livrez à votre lecteur. Il doit vous en être reconnaissant. Et c’est un vieux routier, Petit-Breton, qui, en ce moment, vous applaudit comme écrivain vulgarisateur, comme il vous a, ces jours-ci, applaudi comme routier.

H. DESGRANGE. 


10 Août 1908.