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Comment je cours sur la route/X

La bibliothèque libre.
Librairie de l'auto (p. 28-31).

COMMENT JE COURS

Comment je cours ? Ma foi ! comme tous mes camarades, avec cette différence que, parfois, je vais plus vite et, fréquemment, moins vite qu’eux ; c’est au petit bonheur et tout cela dépend des dispositions dans lesquelles on se trouve.

Dans la dernière grande épreuve de l’Auto, j’ai toujours été en excellent état.

Je n’ai jamais ressenti la moindre défaillance. Je connaissais à fond le parcours ; j’avais juré de ne fournir aucun effort inutile ; j’ai tenu ma promesse et je suis enchanté du résultat, naturellement.

Comment j’ai couru maintenant, je vais vous le dire, encore que plusieurs journaux m’aient déjà demandé des articles à ce sujet.

Au cours de la première étape, je m’attachai à ne pas me laisser distancer et j’eus la satisfaction de me trouver seul avec Passerieu, après Lille, sans avoir encore eu à fournir un effort quelconque. Je me trouvais là tout naturellement, parce que je devais m’y trouver et aussi parce que je n’avais commis aucune imprudence en cours de route.

Je crois bien que j’ai compté tous les pavés. J’avais crainte de tomber et de briser ma machine. Je ne pense pas qu’aucun coureur ait pris dans Paris-Roubaix et dans Roubaix-Metz plus de précautions que moi.

Je suis arrive second à Roubaix, malgré une crevaison et premier à Metz, après avoir été handicapé dans la nuit par une seconde crevaison.

Quand on a crevé, il ne faut pas se faire de mauvais sang. On répare ou l’on change de boyau convenablement et l’on colle soigneusement son tube au chatterton. Alors on ne craint plus rien… qu’une autre crevaison. Et l’on a espoir de rejoindre le peloton.

Il ne faut pas se lancer comme un fou à la poursuite des leaders. Il faut marcher régulièrement, toujours.

Parfois j’ai couru plus de vingt minutes, une demi heure après les disparus. Imaginez-vous que j’aie exécuté un sprint formidable, que serait-il advenu ? Au bout de quelques kilomètres j’étais irrémédiablement battu, et au lieu de rejoindre mes hommes, d’autres, très certainement, profitant de mon moment de faiblesse, m’eussent rejoint.

Ce n’est pas cela que je faisais.

Aussitôt la réparation effectuée, sans m’occuper de ceux que je rencontrais en cours de route, je marchais au train, à un train dur, mais excessivement régulier. J’avais eu le soin d’observer, tandis que je réparais, tous ceux qui me passaient. Je connaissais donc à peu près leur position vis-à-vis de la mienne, aussi la distance qui les séparait les uns des autres, et je ne donnais le dernier coup de collier, le coup de collier décisif, que lorsque j’avais acquis la certitude que les derniers de ceux que je poursuivais ne pouvaient être loin.

J’ai crevé quatorze fois dans le Tour de France. J’ai rattrapé les quatorze fois, parfois un peu tardivement comme à Bordeaux ou a Roubaix, mais, somme toute, jamais je n’ai manqué à une arrivée.

Je ne suis pas partisan des longues côtes, mais j’ai la consolation de penser que nombre de cyclistes sont comme moi ; je préfère de beaucoup les côtes très rapides mais courtes.

Je ne suis pas l’homme du Ballon d’Alsace que Garrigou peut aisément monter plus vite que moi. Je ne suis pas non plus celui du Col de Porte que Passerieu a grimpé splendidement cette année, encore que nous eûmes à rouler dans plus de dix centimètres de boue ; j’aime mieux l’Estérel qui convient mieux à mon genre de beauté. C’est plus vite fait, ça grimpe moins, c’est plus convenable !

J’ai rencontre dans ce tour de France des grimpeurs, je viens de le dire, et aussi des sprinters terribles.

François Faber est le Zimmerman des routiers. Dortignacq vient ensuite. À l’emballage ces deux hommes-là nous valent largement, Garrigou, Passerieu et moi.

Je dois ajouter que je n’ai jamais tenu à lutter à l’enlevage final avec mes collègues, surtout a Bordeaux et à Nice, nous étions réellement trop nombreux et je redoutais la fatale chute.

Dans les descentes des Alpes, j’ai ouvert l’œil, je vous prie de le croire. Au Sappey, j’ai laissé filer Faber, qui m’a littéralement stupéfié par son audace. Quand je pense qu’il aurait pu tomber et casser son vélo, j’en frémis encore !

J’ai préféré perdre quelques points plutôt que de me casser les reins et surtout d’endommager ma chère Peugeot, la bicyclette qui m’a permis de gagner trois Tours de France.

Je n’ai eu qu’un seul moment de désespoir au cours de la grande randonnée. C’est quand un cycliste, aux environs de Morlaix, m’a flanqué par terre en pleine nuit. Je me suis relevé fortement touché. J’ai tremblé pour mon vélo. Heureusement il avait résisté au choc. Je n’eus plus, par la suite, qu’à surveiller de près les innombrables cyclistes parisiens venus à notre rencontre le jour de l’apothéose au Parc des Princes.

Pour me résumer et pour en finir, je dirai ceci : j’ai couru avec confiance, et, disposant de tous mes moyens, j’ai couru avec prudence et décision : mon étude approfondie du parcours et l’habitude que je possède de la course ont fait le reste. Tout cycliste ayant quelque qualité, beaucoup de courage, énormément de tête, peut à son tour se distinguer dans les épreuves sur route, qui sont celles que je préfère, probablement parce que ce sont elles qui m’ont procuré le plus de gloire.

En tout cas, je souhaite à tous les aspirants champions de comprendre le rôle qu’ils veulent jouer ; je les invite fermement à mener une vie sobre et régulière, à ne jamais faire d’excès, à travailler en silence et sans s’occuper ni de Pierre ni de Paul ; le jouir où ils se connaîtront eux-mêmes, où ils sauront se soigner, fournir leur effort opportun, ils deviendront à leur tour des « géants » de la route, des futurs vainqueurs de la pus belle manifestation qui soit : le Tour de France.

Août 1908.

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