Comment je suis devenu socialiste

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Twentieth Century Press, Limited (p. 9-13).

Comment je suis devenu socialiste

par William Morris.

Le Directeur de la revue me demande d’esquisser un historique de cette conversion ; si je devine que l’exercice peut n’être point entièrement futile, dès lors que mes lecteurs voient en moi le représentant d’un certain type de personnes, j’aurai du mal à être tout à fait clair, bref et véridique. Essayons malgré tout. Mais au préalable je dirai ce que j’entends par « Socialiste », puisqu’aussi bien le mot n’a plus, à ce qu’on me dit, la même signification claire et nette qu’il y a dix ans. Eh bien ! par Socialisme j’entends un état de société où il n’y aurait ni riches ni pauvres, ni patrons ni esclaves, ni oisiveté ni surmenage, ni travailleurs intellectuels malades de l’intellect, ni travailleurs manuels atteints d’écœurement, bref une société dont tous les membres jouiraient d’une égalité de condition et éviteraient tout gaspillage dans la conduite de leurs affaires, pleinement conscients qu’en lésant l’un d’entre eux on les léserait tous – la matérialisation enfin du sens contenu dans le mot COMMUNAUTE.

Or cette conception du Socialisme qui est la mienne aujourd’hui et que j’espère conserver jusqu’à mon dernier souffle, est la mienne depuis le début. Je n’ai pas connu de période transitoire, sauf à considérer comme telle une brève période de radicalisme politique au cours de laquelle, si pourtant je voyais clairement mon idéal, je n’avais pas le moindre espoir de le voir se réaliser. Cette phase prit fin plusieurs mois avant que je n’entre à la Fédération Démocrate (à l’époque), et mon adhésion à cette organisation signifiait que j’avais désormais acquis l’espoir de voir mon idéal se réaliser. Si l’on m’interroge sur l’étendue d’un tel espoir, ou que l’on me demande de préciser jusqu’où je croyais que nous autres Socialistes contemporains pourrions parvenir dans cette direction, ou bien encore à partir de quel moment la société changerait de visage, j’avoue que je n’en sais rien. Tout ce que je puis dire, c’est que je laissai libre carrière à mon espoir et à la joie que j’en conçus à l’époque. Pour le reste, quand je décidai d’adhérer, j’ignorais tout de l’économie ; je n’avais même pas mis le nez dans Adam Smith, ni entendu parler de Ricardo ou de Karl Marx. Chose assez curieuse : j’avais effectivement lu quelque chose de Mill, à savoir ses articles posthumes (publiés dans la Westminster Review, ou bien était-ce dans la revue Fortnightly  ?) dans lesquels il attaque le Socialisme dans sa version fouriériste. Dans ces écrits, il expose les thèses en présence, qui valent ce qu’elles valent, de façon claire et honnête ; ce qui eut pour effet dans mon cas de me convaincre que le Socialisme était un changement nécessaire et qu’il nous était possible de l’instaurer à notre époque. Ces articles achevèrent de me convertir au Socialisme. Et maintenant que j’appartenais à une organisation Socialiste (car la Fédération ne tarda pas à devenir clairement Socialiste), j’eus à cœur d’essayer de pénétrer les aspects économiques du Socialisme : j’en vins même à me lancer dans Marx, mais là je dois avouer que, si j’ai pris le plus grand plaisir au côté historique du Capital, la lecture des aspects purement économiques de cette grande œuvre me valut les pires souffrances quand tout se mélangeait dans ma cervelle. Quoi qu’il en soit, je lus tout ce dont je fus capable ; et je voudrais sincèrement espérer qu’il m’est resté quelque chose de mes lectures, sans pouvoir m’empêcher de penser qu’il m’est resté davantage de mes entretiens incessants avec mes amis Bax, Hyndman et Scheu par exemple, et des réunions militantes qui se tenaient à l’époque à un rythme soutenu et dont j'eus ma part. Je dois à certains de mes amis Anarchistes d’avoir par la suite parachevé l’apprentissage du Socialisme pratique dont je suis capable ; il m’enseignèrent, bien malgré eux, que l’Anarchisme était impossible, tout comme j’appris de Mill, bien malgré lui, que le Socialisme était nécessaire.

Je viens de raconter comment je me suis plongé dans le Socialisme pratique, et je m’aperçois que j’ai commencé mon récit par le milieu ; j’ai en effet le sentiment que ma condition d’homme aisé, n’ayant point à subir les handicaps qui accablent à chaque pas le travailleur, m’aurait tenu éloigné de l’aspect pratique de la question, n’eût été qu’un idéal me forçait de chercher dans cette voie. En tout cas, la politique en tant que telle, où l’on voit autre chose qu’un moyen obligé, fût-il aussi peu commode que détestable, en vue d’une fin donnée, ne m’aurait jamais attiré et je n’aurais pas davantage pu imaginer, une fois conscient des injustices propres à la société dans son état présent, que pareilles injustices pussent être partiellement corrigées. En d’autres termes, jamais je n’aurais pu avoir la sottise de croire à des pauvres heureux et « respectables ».

Si c’est donc mon idéal qui m’obligea à embrasser le Socialisme pratique, d’où tirai-je la nécessité de concevoir un idéal ? C’est là qu’intervient ce que j’ai dit au début, à savoir que je représente, à travers ces lignes, une certaine façon de voir les choses.

Avant l’essor du Socialisme moderne, la quasi-totalité des gens intelligents étaient, ou se disaient, très largement satisfaits de la civilisation de notre siècle. Ils étaient satisfaits, je dis bien, dans leur quasi-totalité, et ne voyaient rien d’autre à faire que de perfectionner ladite civilisation en la débarrassant de quelques ridicules survivances des époques barbares. En un mot, c’était l’état d’esprit Libéral, état naturel à nos bourgeois modernes et prospères, qui n’ont de fait plus rien à désirer sur le plan du progrès mécanique, et qui ne souhaitent qu’une chose : que le Socialisme les laisse libres de jouir en paix de leur vie d’abondance.

Mais à côté de ces personnes satisfaits, il s’en trouvait d’autres qui ne l’étaient pas vraiment : des gens à qui le triomphe de la civilisation inspirait un vague sentiment de répugnance, mais que le pouvoir illimité du Libéralisme réduisait au silence. Enfin, on trouvait une poignée d’hommes en état de révolte ouverte contre ledit Libéralisme – une poignée… disons deux, Carlyle et Ruskin. C’est Ruskin, avant que je n’en vienne au Socialisme pratique, qui fut mon maître et me mit sur le chemin de l’idéal dont j’ai parlé précédemment. Et je ne puis, rétrospectivement, m’empêcher de dire au passage à quel point le monde d’il y a vingt ans eût été mortellement ennuyeux, sans Ruskin ! C’est grâce à lui que j’ai appris à donner forme à mon mécontentement, qui, je dois le dire, n’était rien moins que vague. Sans parler du désir de produire de belles choses, la passion dominante de ma vie a toujours été la haine de la civilisation moderne. A présent que l’espoir de la voir anéantie me dicte ma pensée, que dirai-je de son effondrement au profit du Socialisme ?

Que dirai-je de sa maîtrise du pouvoir mécanique et du gaspillage qu’elle en fait ? Que dirai-je du dénuement où vit la communauté de son peuple et de la richesse où vivent en son sein les ennemis de cette communauté ? Que dire de la stupéfiante organisation qu’elle a mise sur pied… pour une vie de pure misère ! Que dire de son mépris des plaisirs simples que, n’était son absurde folie, tout le monde pourrait goûter ? Et de sa vulgarité qui, n’ayant pas d’yeux pour voir, a causé la ruine de l’art, seul réconfort assuré du travail humain ? Autant de vérités auxquelles je n’étais pas à l’époque moins sensible qu’aujourd’hui, mais dont j’ignorais les causes. L’espoir qui habitait les temps passés s’était évanoui : les combats millénaires de l’humanité n’avaient abouti qu’à ce chaos sordide, absurde et laid ; il me paraissait que dans l’immédiat le futur dût aggraver l’ensemble des maux présents en balayant les derniers vestiges du temps où l’immonde grisaille de la civilisation n’avait pas encore placé l’univers sous sa coupe. Tristes perspectives, assurément ! Et si je puis parler un instant de moi en tant que personne, et non plus comme le représentant d’un groupe donné, combien ne devaient-elles pas particulièrement assombrir un homme de mon tempérament, indifférent à la métaphysique et à la religion autant qu’à l’analyse scientifique, mais dont l’amour pour la terre et la vie qu’elle héberge est aussi vif que sa passion pour l’histoire de l’humanité ! Quoi ! fallait-il que tout finît par un comptoir juché sur un crassier, avec le salon de Podsnap se profilant à l’horizon et un comité libéral distribuant aux riches du champagne et de la margarine aux pauvres en quantités propres à satisfaire tout le monde, même si le plaisir des yeux a disparu de l’univers et que Huxley dût prendre la place d’Homère ? Et pourtant, croyez-moi : quant au plus profond de moi-même je m’évertuais de toutes mes forces à scruter l’avenir, c’était bien là le spectacle qui s’offrait à mes yeux, et, pour autant que je pouvais en juger, l’on ne se bousculait point pour juger bon de se battre et éviter que la civilisation ne connût pareille conclusion. Ainsi donc étais-je promis à une fin de vie joliment pessimiste, si l’idée ne m’était soudain venue qu’au sein de toute cette infection de la civilisation commençaient à germer les graines d’un grand changement, ce que nous autres appelons la Révolution Sociale. Pareille découverte changea pour moi la face du monde : et je n’eus, pour devenir Socialiste, qu’à prendre en marche le train du mouvement pratique, ce que j’ai essayé de faire, comme je l’ai dit précédemment, du mieux que j’ai pu.

Je résume : l’étude de l’histoire, l’amour et la pratique des arts m’ont imposé de prendre en haine une civilisation qui ne manquerait pas, si les choses devaient rester en l’état, de faire de notre histoire un tissu d’absurdités et des arts une collection de curiosités anciennes, sans véritable rapport avec la vie du temps présent.

Mais, plus chanceux que bien d’autres dont la sensibilité n’était pas moins artistique, je dus à la conscience de la révolution en gestation au sein de notre odieuse société moderne, à la fois de ne m’être pas figé en un simple détracteur du « progrès » et de n’avoir englouti ni mon temps ni mon énergie dans l’une de ces innombrables entreprises où les demi-artistes de la bourgeoisie placent leur espoir de voir croître l’art, alors même qu’il n’a plus de racines : et je devins Socialiste pratique.

Un mot ou deux en guise de conclusion. Certains de nos amis diront peut-être : qu’avons nous affaire de ces questions d’histoire et d’art. A travers la Social-Démocratie, ce que nous voulons c’est gagner décemment notre vie ; c’est vivre, en quelque sorte, et tout de suite. Assurément, quiconque professe que la question de l’art et de la culture doit primer celle du couteau et de la fourchette (et il en est dont c’est l’opinion avouée) ne comprend rien à l’art, ni qu’il lui faut plonger ses racines dans le sol d’une vie florissante et sereine. Il faut se souvenir en même temps que la civilisation a réduit le travailleur à une portion de vie si congrue qu’il n’est guère en état de donner corps au désir d’une existence qui soit nettement supérieure à celle qu’il doit actuellement subir. L’art a pour mission de lui rendre présent l’idéal authentique d’une vie pleine et raisonnable, une vie dont l’on sentira que ceux qui la mènent ne peuvent se passer davantage du spectacle de la beauté et de sa création – c’est-à-dire de la jouissance du vrai plaisir – que de leur pain quotidien ; ni que personne, ni qu’aucun groupe d’hommes, ne puisse s’en voir interdire l’accès si ce n’est sous l’effet d’une obstruction patente, à laquelle ne doit répondre qu’une résistance farouche.


Justice du 16 juin 1894